Voici la traduction du Roman de Tristan et Iseult de 1900 par Joseph Bédier. Voici la dixième partie : Ermite Ogrin.
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ToggleErmite Ogrin
À trois jours de là, comme Tristan avait longuement suivi les erres d’un cerf blessé, la nuit tomba, et sous le bois obscur il se prit à songer :
« Non, ce n’est point par crainte que le roi nous a épargnés. Il avait pris mon épée, je dormais, j’étais en sa merci, il pouvait frapper ; à quoi bon du renfort ? Et, s’il voulait me prendre vif, pourquoi, m’ayant désarmé, m’aurait-il laissé sa propre épée ? Ah ! je t’ai reconnu, père : non par peur, mais par tendresse et par pitié, tu as voulu nous pardonner. Nous pardonner ? Qui donc pourrait, sans s’avilir, remettre un tel forfait ? Non, il n’a point pardonné, mais il a compris. Il a connu qu’au bûcher, au saut de la chapelle, à l’embuscade contre les lépreux, Dieu nous avait pris en sa sauvegarde. Il s’est alors rappelé l’enfant qui, jadis, harpait à ses pieds, et ma terre de Loonnois, abandonnée pour lui, et l’épieu du Morholt, et le sang versé pour son honneur. Il s’est rappelé que je n’avais pas reconnu mon tort, mais vainement réclamé jugement, droit et bataille, et la noblesse de son cœur l’a incliné à comprendre les choses qu’autour de lui ses hommes ne comprennent pas : non qu’il sache ni jamais puisse savoir la vérité de notre amour ; mais il doute, il espère, il sent que je n’ai pas dit mensonge, il désire que par jugement je trouve mon droit. Ah ! bel oncle, vaincre en bataille par l’aide de Dieu, gagner votre paix, et, pour vous, revêtir encore le haubert et le heaume !… Qu’ai-je pensé ? Il reprendrait Iseut : je la lui livrerais ? Que ne m’a-t-il égorgé, plutôt, dans mon sommeil ! Naguère, traqué par lui, je pouvais le haïr et l’oublier ; il avait abandonné Iseut aux malades : elle n’était plus à lui, elle était mienne. Voici que par sa compassion il a réveillé ma tendresse et reconquis la reine. La reine ? Elle était reine près de lui, et dans ce bois elle vit comme une serve. Qu’ai-je fait de sa jeunesse ? Au lieu de ses chambres tendues de draps de soie, je lui donne cette forêt sauvage ; une hutte, au lieu de ses belles courtines ; et c’est pour moi qu’elle suit cette route mauvaise. Au seigneur Dieu, roi du monde, je crie merci et je le supplie qu’il me donne la force de rendre Iseut au roi Marc. N’est-elle pas sa femme, épousée selon la loi de Rome, devant tous les riches hommes de sa terre ? »
Tristan s’appuie sur son arc, et longuement se lamente dans la nuit.
Dans le fourré clos de ronces qui leur servait de gîte, Iseut la Blonde attendait le retour de Tristan. À la clarté d’un rayon de lune, elle vit luire à son doigt l’anneau d’or que Marc y avait glissé. Elle songea :
« Celui qui par belle courtoisie m’a donné cet anneau d’or n’est pas l’homme irrité qui me livrait aux lépreux ; non, c’est le seigneur compatissant qui, du jour où j’ai abordé sur sa terre, m’accueillit et me protégea. Comme il aimait Tristan ! Mais je suis venue, et qu’ai-je fait ? Tristan ne devrait-il pas vivre au palais du roi, avec cent damoiseaux autour de lui, qui seraient de sa mesnie et le serviraient pour être armés chevaliers ? Ne devrait-il pas, chevauchant par les cours et les baronnies, chercher soudées et aventures ? Mais pour moi, il oublie toute chevalerie, exilé de la cour, pourchassé dans ce bois, menant cette vie sauvage !… »
Elle entendit alors sur les feuilles et les branches mortes s’approcher le pas de Tristan. Elle vint à sa rencontre comme à son ordinaire, pour lui prendre ses armes. Elle lui enleva des mains l’arc Qui-ne-faut et ses flèches, et dénoua les attaches de son épée.
« Amie, dit Tristan, c’est l’épée du roi Marc. Elle devait nous égorger, elle nous a épargnés. »
Iseut prit l’épée, en baisa la garde d’or ; et Tristan vit qu’elle pleurait.
« Amie, dit-il, si je pouvais faire accord avec le roi Marc ! S’il m’admettait à soutenir par bataille que jamais, ni en fait, ni en paroles, je ne vous ai aimée d’amour coupable, tout chevalier de son royaume depuis Lidan jusqu’à Durham qui m’oserait contredire me trouverait armé en champ clos. Puis, si le roi voulait souffrir de me garder en sa mesnie, je le servirais à grand honneur, comme mon seigneur et mon père ; et, s’il préférait m’éloigner et vous garder, je passerais en Frise ou en Bretagne, avec Gorvenal comme seul compagnon. Mais partout où j’irais, reine, et toujours, je resterais vôtre. Iseut, je ne songerais pas à cette séparation, n’était la dure misère que vous supportez pour moi depuis si longtemps, belle, en cette terre déserte.
— Tristan, qu’il vous souvienne de l’ermite Ogrin dans son bocage. Retournons vers lui, et puissions-nous crier merci au puissant roi céleste, Tristan, ami ! »
Ils éveillèrent Gorvenal ; Iseut monta sur le cheval, que Tristan conduisit par le frein, et, toute la nuit, traversant pour la dernière fois les bois aimés, ils cheminèrent sans une parole.
Au matin, ils prirent du repos, puis marchèrent encore, tant qu’ils parvinrent à l’ermitage. Au seuil de sa chapelle, Ogrin lisait en un livre. Il les vit, et, de loin, les appela tendrement :
« Amis ! comme amour vous traque de misère en misère ! Combien durera votre folie ? Courage ! repentez-vous enfin ! »
Tristan lui dit :
« Écoutez, sire Ogrin. Aidez-nous pour offrir un accord au roi. Je lui rendrais la reine. Puis, je m’en irais au loin, en Bretagne ou en Frise ; un jour, si le roi voulait me souffrir près de lui, je reviendrais et le servirais comme je dois. »
Inclinée aux pieds de l’ermite, Iseut dit à son tour, dolente :
« Je ne vivrai plus ainsi. Je ne dis pas que je me repente d’avoir aimé et d’aimer Tristan, encore et toujours ; mais nos corps du moins seront désormais séparés. »
L’ermite pleura et adora Dieu : « Dieu, beau roi tout-puissant ! Je vous rends grâces de m’avoir laissé vivre assez longtemps pour venir en aide à ceux-ci ! » Il les conseilla sagement, puis il prit de l’encre et du parchemin et écrivit un bref où Tristan offrait un accord au roi. Quand il y eut écrit toutes les paroles que Tristan lui dit, celui-ci les scella de son anneau.
« Qui portera ce bref ? demanda l’ermite.
— Je le porterai moi-même.
— Non, sire Tristan, vous ne tenterez point cette chevauchée hasardeuse ; j’irai pour vous, je connais bien les êtres du château.
— Laissez, beau sire Ogrin ; la reine restera en votre ermitage ; à la tombée de la nuit, j’irai avec mon écuyer, qui gardera mon cheval. »
Quand l’obscurité descendit sur la forêt, Tristan se mit en route avec Gorvenal. Aux portes de Tintagel, il le quitta. Sur les murs, les guetteurs sonnaient leurs trompes. Il se coula dans le fossé et traversa la ville au péril de son corps. Il franchit comme autrefois les palissades aiguës du verger, revit le perron de marbre, la fontaine et le grand pin, et s’approcha de la fenêtre derrière laquelle le roi dormait. Il l’appela doucement. Marc s’éveilla :
« Qui es-tu, toi qui m’appelles dans la nuit à pareille heure ?
— Sire, je suis Tristan, je vous apporte un bref ; je le laisse là, sur le grillage de cette fenêtre. Faites attacher votre réponse à la branche de la Croix-Rouge.
— Pour l’amour de Dieu, beau neveu, attends-moi ! »
Il s’élança sur le seuil, et, par trois fois, cria dans la nuit :
« Tristan ! Tristan ! Tristan, mon fils ! »
Mais Tristan avait fui. Il rejoignit son écuyer, et, d’un bond léger, se mit en selle :
« Fou ! dit Gorvenal, hâte-toi, fuyons par ce chemin. »
Ils parvinrent enfin à l’ermitage où ils trouvèrent, les attendant, l’ermite qui priait, Iseut qui pleurait.