Roman en vers (1177-1181), par Chrétien de Troyes, traduction en français moderne.
Du moment que ma dame de Champagne
Désire que j’entreprenne un récit en français,
Je l’entreprendrai très volontiers,
Comme quelqu’un qui lui appartient entièrement,
Prêt à lui obéir en toute chose,
Sans recourir à la moindre flatterie.
Mais tel ou tel pourrait à ma place
Avoir recours à la flatterie :
Il dirait – et j’en porterais témoignage –
Que c’est la dame qui surpasse
Toutes les autres en ce monde,
Tout comme sur les effluves du sol l’emporte la brise,
Qui souffle en mai ou en avril.
Certes, je ne suis pas homme
A vouloir flatter sa dame ;
Dirai-je : « Telle une gemme
Dont la valeur surpasse perles et sardoines,
La Comtesse surpasse les reines » ?
Bien sûr, je ne dirai rien de pareil,
Et pourtant c’est un fait que je ne saurais nier.
Je dirai cependant qu’est plus efficace
En mon entreprise son commandement
Que mon intelligence et la peine que je me donne.
Du CHEVALIER DE LA CHARRETTE
Chrétien commence son livre ;
Matière et orientation lui sont fournies
Par la Comtesse, et lui se met
A l’oeuvre, en n’y apportant rien
Que son application et son effort intellectuel.
Et voici qu’il commence sa narration.
Un jour de fête de l’Ascension
Etait venu en provenance de Carlion
Le roi Artur afin de rassembler
Une cour plénière à Camaalot –
Une cour digne d’un jour de grande fête.
Après le repas le roi
Ne délaissa point ses compagnons.
La salle était remplie de barons,
Et la reine était aussi de l’assemblée,
Entourée, comme je crois,
De mainte et mainte belle et courtoise dame
Parlant fort bien le français.
Et Keu qui avait servi les gens à table
Mangeait avec les chambellans.
Là précisément où il était attablé
Parut un chevalier
Très soigné dans sa mise, qui venait à la cour
Armé de pied en cap.
Le chevalier ainsi équipé
S’en vint jusque devant le roi,
Assis au milieu de ses barons.
Sans le moindre salut il lui dit :
« Roi Artur, je retiens prisonniers,
De tes terres et de ta maisonnée
Chevaliers, dames et demoiselles.
Mais je ne t’apporte pas de leurs nouvelles
Dans l’intention de te les rendre.
Au contraire, je veux te dire et t’apprendre
Que tu n’as ni la force ni les moyens
Pour les ravoir.
Sache bien que tu mourras
Avant de pouvoir jamais leur apporter de l’aide. »
Le roi répond que force lui est
De s’incliner s’il ne peut pas remédier à la situation,
Mais son chagrin lui pèse bien fort.
Alors le chevalier agit comme s’il voulait
S’en aller : il fait demi-tour ;
En s’éloignant du roi,
Il gagne la porte de la salle,
Mais il ne descend point les marches ;
Il s’arrête d’abord et, de là, il proclame :
« Roi, si à ta cour il se trouve un chevalier
A qui tu accordes la confiance nécessaire
Afin de lui assigner la mission
De conduire la reine, en me suivant, dans ce bois
Où je me dirige,
J’accepterai de l’y attendre.
Je te rendrai tous les prisonniers
Qui sont exilés dans mes terres
Si ce chevalier parvient à me vaincre
Et à ramener la reine ici. »
Un grand nombre des gens du palais entendirent ces paroles,
Et la cour s’en trouva toute ébranlée.
Keu a eu vent de la nouvelle
Alors qu’il mangeait avec les serveurs ;
Il cesse de manger et s’en vient tout droit
Au roi, et il commence à lui parler
En homme tout à fait indigné :
« Roi, je t’ai longuement servi
De bonne foi et avec loyauté ;
A présent je prends congé de toi et m’en irai
De sorte que jamais plus je ne te servirai.
Je n’ai ni volonté ni désir
De te servir désormais. »
Le roi s’afflige de ce qu’il entend,
Mais dès qu’il se trouve en mesure de répondre dignement,
Il lui demanda sans la moindre hésitation :
« Parlez-vous sérieusement ou plaisantez-vous ? »
Et Keu d’enchaîner : « Beau sire roi,
La plaisanterie ne m’intéresse guère en ce moment ;
J’ai bien la ferme intention de vous quitter.
Je ne cherche à recevoir de vous aucune récompense
Ni pour mes années de service, nulle indemnité ;
Ma décision est sans appel :
Je pars sans plus tarder.
– Est-ce colère ou dépit, fait le roi.
Qui vous pousse à partir ?
Sénéchal, c’est ici votre place,
Restez donc à la cour, et sachez bien
Qu’en ce monde, je n’ai rien
Qu’afin de vous garder ici,
Je ne vous donne aussitôt.
– Sire, fait Keu, c’est inutile ;
Je n’accepterais point même de me voir offrir chaque jour
Le cadeau d’un setier rempli d’or fin : »
Plein de désespoir,
Le roi s’est approché de la reine.
« Dame, fait-il, vous ne savez pas
Ce que le sénéchal exige de moi ?
Il réclame son congé, et il dit qu’il ne fera plus partie
De ma cour – j’ignore pourquoi :
Ce qu’il se refuse à faire pour moi,
Il s’empressera de le faire pour vous si vous l’en priez.
Allez à lui, ma dame chère !
Puisqu’il ne daigne rester pour moi,
Suppliez-le de rester pour vous :
Et, au besoin, jetez-vous à ses pieds,
Car je n’éprouverais plus aucune joie
S’il m’arrivait de perdre sa compagnie. »
Sur ce, le roi envoie la reine
Auprès du sénéchal, et elle accepte de s’y rendre.
Elle le retrouva au milieu des autres,
Et lorsqu’elle parvient à le joindre,
Elle lui dit : « Un grand trouble
Me vient – n’en doutez point –
De ce que j’ai entendu dire de vous.
L’on m’a conté – c’est ce qui me désole –
Que vous voulez quitter le roi.
D’où vous vient cette intention ; quel sentiment vous meut ?
Je ne vois plus en vous l’homme sage
Et courtois que j’y voyais autrefois ;
Je veux vous prier de rester :
Keu, restez ici, je vous en prie.
– Dame, fait-il, de grâce !
Je ne demeurerai point. »
Et la reine continue de le supplier,
Ainsi que tous les chevaliers ensemble,
Et Keu lui dit qu’elle se fatigue inutilement
A vouloir faire l’impossible.
Et de toute sa hauteur de reine,
Elle se laisse choir à ses pieds.
Keu la prie de se relever,
Mais elle refuse de le faire :
Plus jamais elle ne se relèvera
A moins qu’il ne lui octroie ce qu’elle veut.
Alors Keu lui a promis
De rester, à la condition que le roi
Lui accorde par avance ce qu’il lui demandera,
Et qu’elle-même en fasse autant.
« Keu, fait-elle, n’importe quoi !
Moi et lui nous vous l’accorderons.
Venez donc, et nous lui dirons
Qu’ainsi vous acceptez de rester. »
Keu accompagne la reine
Jusque devant le roi.
« Sire, j’ai obtenu que Keu demeure auprès de nous,
Fait la reine, en me donnant bien du mal.
Je le remets entre vos mains, en stipulant toutefois
Que vous ferez ce qu’il dira. »
Le roi pousse un soupir d’aise,
Et dit qu’il obéira à son commandement,
Quelle que soit la nature de celui-ci.
« Sire, fait-il, apprenez donc.
Ce que je désire, et quel don
Vous m’avez promis.
Je me tiendrai pour l’homme le plus fortuné
Quand je le recevrai par votre grâce :
Sire, ma dame, la reine, ici présente,
Vous l’avez confiée à ma protection ;
Nous irons à la rencontre
Du chevalier qui nous attend dans la forêt. »
Ces mots désolent le roi, néanmoins il le revêt
De la mission, car jamais il ne manqua à sa parole,
Mais il le fit dans la tristesse et à contrecoeur,
Si bien qu’il y parut à sa mine.
Le deuil de la reine fut grand lui aussi,
Et la cour toute entière affirmait
Qu’orgueil, outrecuidance et déraison
Avaient inspiré la requête de Keu.
Le roi a pris la reine
Par la main, et lui a dit :
« Dame, fait-il, il faut absolument
Que vous partiez avec Keu. »
Et ce dernier de dire : « Vite ! confiez-la-moi,
Et n’ayez aucune crainte,
Car je la ramènerai en parfait état,
Toute saine et sauve. »
Le roi la lui confie, et il l’emmène.
Derrière le couple, tous quittent le palais,
Chacun, sans exception, ressentant la plus vive inquiétude.
Et sachez que l’on arma le sénéchal
Et que son cheval
Fut amené au milieu de la cour ;
Un palefroi se tenait à ses côtés –
Digne monture de reine !
La reine s’approche du palefroi
Qui n’était ni ombrageux ni tirant sur la bride.
Abattue, triste et en poussant bien des soupirs,
La reine monte en selle et dit
Tout bas afin que personne ne l’entendît :
« Ha ! ha ! si vous saviez ce qui se passe ici,
Je ne crois pas que vous me laisseriez,
Sans vous y opposer, emmener d’un seul pas ! »
Elle crut avoir parlé tout doucement
Mais le conte Guinable l’entendit,
Qui se trouvait à ses côtés lorsqu’elle montait en selle.
A son départ, les plaintes
De ceux et de celles qui la voyaient partir furent
Comme si elle était morte et mise en bière.
Ils ne pensent pas qu’elle revienne parmi eux
Jamais, de toute sa vie.
Ce fut par son outrance habituelle que le sénéchal
L’emmène là où l’autre l’attend.
Mais nul ne s’en afflige au point
Qu’il accepte de suivre le couple ;
Enfin, messire Gauvain dit
Au roi son oncle, en confidence :
« Sire, fait-il, ce que vous avez fait
Est bien puéril, et j’en demeure stupéfait ;
Mais si vous admettiez le bien-fondé de mon conseil,
Pendant qu’ils sont encore tout près,
Vous et moi pourrions nous mettre à leur poursuite,
Avec ceux qui voudront bien nous accompagner.
Quant à moi, rien ne saurait me retenir
De me mettre en chemin dès maintenant.
Il ne serait point convenable
De refuser de courir après eux,
Au moins jusqu’à ce que nous sachions
Ce qu’il adviendra de la reine.
Et comment Keu se conduira.
– Allons-y, beau neveu, fait le roi,
Vous venez de parler en homme bien courtois.
Et puisque vous avez saisi l’initiative,
Commandez donc qu’on fasse sortir les chevaux,
Et qu’on leur mette freins et selles,
De sorte qu’il ne nous reste qu’à monter. »
Les chevaux sont vite amenés,
Harnachés et sellés ;
Le roi monte tout premier,
Alors monta messire Gauvain,
Ensuite tous les autres à qui mieux mieux ;
Chacun voulut être de la partie,
Mais en y allant à sa guise :
Certains portaient leur armure,
Beaucoup d’autres n’en portaient point.
Messire Gauvain portait la sienne,
Et il fait par deux écuyers
Mener à sa droite deux destriers.
Et comme ils approchaient
De la forêt, ils en voient sortir
Le cheval de Keu, qu’ils reconnurent
Et dont ils virent que les rênes
Avaient été toutes deux rompues de la bride.
Le cheval venait tout seul ;
L’étrivière tachée de sang,
Et de la selle l’arçon de derrière
Etait brisé et mis en pièces.
Nul spectateur n’échappe à la tristesse,
Et l’on échange des clins d’oeil, des coups de coude.
Bien loin, devant toute la compagnie,
Messire Gauvain chevauchait ;
Il ne tarda guère à voir
Venir un Chevalier au pas
Sur un cheval souffrant et fatigué,
Pantelant et baigné de sueur.
Le Chevalier a salué
Messire Gauvain le premier,
Et ensuite messire Gauvain lui a rendu son salut.
Et le Chevalier s’arrêta –
Il reconnut messire Gauvain,
Et lui dit : « Sire, ne voyez-vous donc pas
Que mon cheval est tout trempé de sueur,
De sorte qu’il ne vaut plus rien ?
Et je crois que ces deux destriers
Sont à vous ; pourrais-je alors vous prier,
En promettant toutefois que je vous rendrais
Le service et une juste récompense,
De me prêter ou de m’offrir en cadeau
L’un d’eux, n’importe lequel ? »
Et messire Gauvain lui répondit : « Choisissez donc
Celui des deux qui vous plaît le plus. »
Mais celui dont le besoin est grand
Ne s’attarda pas afin d’en sélectionner le meilleur,
Ni le plus beau ni le plus grand ;
Il préféra bondir sur celui
Qu’il trouva le plus près de lui,
Et l’a vite lancé en avant, à bride abattue ;
Et l’autre, qu’il a laissé derrière lui, tombe raide mort,
Car il l’avait beaucoup fait souffrir ce jour-là,
Et se fatiguer et se surmener.
Sans jamais s’arrêter, le Chevalier
Eperonne sa monture à travers la forêt,
Et messire Gauvain, derrière lui,
Le suit, en lui donnant farouchement la chasse,
Jusqu’à ce qu’il eût descendu la pente d’une colline.
Lorsqu’il eut traversé beaucoup de terrain,
Il retrouva mort le destrier
Qu’il avait offert au Chevalier,
Et, autour, il vit le sol tout piétiné
Par des chevaux et couvert d’impressionnants débris
De boucliers et de lances ;
En toute apparence, de féroces combats
Menés par de nombreux chevaliers s’y étaient déroulés ;
Il était mécontent, et regretta
De ne pas y avoir participé lui-même.
Le lieu ne l’a guère longtemps retenu,
Il préfère pousser en avant, à vive allure.
Alors, par hasard, il revit
Le Chevalier, à pied, tout seul,
Tout vêtu de son armure, le heaume lacé,
L’écu pendu au col, l’épée ceinte,
Qui était arrivé devant une charrette…
(A l’époque, on utilisait les charrettes
Comme l’on use du pilori de nos jours,
Et dans chaque bonne ville
Où, à l’heure actuelle, l’on en trouve plus de trois mille,
Il n’y avait alors qu’une seule,
Et celle-ci était commune,
Comme le sont aujourd’hui les piloris,
Aux traîtres et aux assassins,
Aux vaincus des combats judiciaires
Et aux voleurs qui se sont emparés
Des biens d’autrui en volant furtivement
Ou par la force sur les grands chemins :
Tout repris de justice était mis
Dans la charrette
Et mené par toutes les rues ;
Ainsi se trouvait-il désormais hors toute loi,
Et n’était plus écouté à la cour,
Ni honoré ni reçu avec dignité.
C’est parce qu’à cette époque-là on jugeait
De la sorte les charrettes, comme des choses cruelles,
Que l’on entendit dire alors pour la première fois :
« Quant charrette verras et rencontreras,
Fais sur toi le signe de la croix et souviens-toi
De Dieu, pour que malheur ne t’arrive point. »)
Le Chevalier, à pied et sans lance,
S’avance vers la charrette
Et voit sur les limons un nain
Qui, en bon charretier, tenait
Dans sa main une longue baguette.
Et le Chevalier dit au nain :
« Nain, fait-il, pour Dieu, dis-moi tout de suite
Si tu as vu par ici
Passer ma dame la reine. »
Le nain perfide et de vile extraction
Ne voulut point lui en donner des nouvelles,
Mais se contenta de dire : « Si tu veux monter
Sur la charrette que je conduis,
D’ici demain tu pourras savoir
Ce qu’est devenue la reine. »
Sur ce, il a maintenu sa marche en avant
Sans attendre l’autre l’espace d’un instant.
Le temps seulement de deux pas
Le Chevalier hésite à y monter.
Quel malheur qu’il ait hésité ; qu’il eût honte de monter,
Au lieu de sauter sans tarder dans la charrette !
Cela lui causera des souffrances bien pénibles !
Mais Raison, qui s’oppose à Amour,
Lui dit de bien se garder de monter ;
Elle l’exhorte et lui enjoint
De ne rien faire ni entreprendre
Qui puisse lui attirer honte ou reproche.
Ce n’est point dans le coeur mais plutôt sur les lèvres
Que réside Raison en osant lui dire pareille chose ;
Mais Amour est dans le coeur enclos
Lorsqu’il lui ordonne et semonce
De monter sans délai dans la charrette.
Amour le veut, et le Chevalier y bondit,
Car la honte le laisse indifférent
Puisqu’Amour le commande et veut.
Et messire Gauvain se met à la poursuite
De la charrette en galopant,
Et lorsqu’il y trouve assis
Le Chevalier, il s’en étonne beaucoup ;
Alors il dit au nain : « Instruis-moi
Au sujet de la reine, si tu sais le faire. »
Le nain dit : « Si tu te détestes autant
Que ce Chevalier assis ici,
Monte avec lui, si cela te convient,
Et je t’emmènerai avec lui. »
Quand messire Gauvain l’eut entendu,
Il jugea qu’accepter la proposition serait insensé
Et il dit qu’il n’y monterait point,
Qu’échanger son cheval contre la charrette
Serait un échange par trop infâme.
« Mais où que tu veuilles aller
J’irai là où tu iras. »
Si bien qu’ils se mettent tous les trois en route,
L’un d’eux à cheval, les deux autres sur la charrette,
Et ensemble ils gardèrent le même chemin.
A l’heure des vêpres, ils atteignirent un château,
Et sachez que ce château
Etait fort puissant et beau.
Ils entrent tous les trois par une porte.
La vue du Chevalier que le nain transporte
Dans la charrette frappe les habitants d’étonnement,
Mais ils ne cherchent nullement à se renseigner davantage ;
Tous se mettent à le conspuer,
Grands et petits, vieillards et enfants,
Par les rues, en poussant des huées ;
Le Chevalier entendit ainsi dire
A son sujet de viles injures et des paroles de mépris.
Tous demandent : « A quel martyre
Ce Chevalier sera-t-il condamné ?
Sera-t-il écorché vif ou pendu,
Noyé ou brûlé vif sur un bûcher d’épines ?
Dis-le-nous, nain, dis, toi qui le traînes ainsi,
De quel forfait fut-il trouvé coupable ?
L’a-t-on jugé pour vol ? Serait-ce un assassin
Ou est-il le vaincu d’un combat judiciaire ? »
Et le nain garde un silence absolu,
En ne répondant ni une chose ni l’autre.
Il conduit le Chevalier là où il sera hébergé,
Et Gauvain suit de près le nain
Qui se dirige vers une tour, laquelle, de plain-pied
Avec la ville, se trouvait à la limite de celle-ci.
Au-delà il y avait des prés,
Tandis qu’en face la tour s’élevait
Sur la cime d’un rocher gris,
Haut et taillé à pic.
Derrière la charrette, toujours à cheval,
Gauvain pénètre dans la tour.
Dans la salle, ils ont rencontré, élégamment mise,
Une demoiselle
Dont la beauté n’avait pas de rivale au pays ;
Et ils voient s’approcher deux pucelles
Avec elle, gentes et belles.
Dès qu’elles virent
Messire Gauvain, elles lui firent
Un accueil joyeux et le saluèrent ;
Et elles voulurent s’informer du Chevalier :
« Nain, quel crime ce Chevalier a-t-il commis
Que tu conduis là comme s’il était impotent ? »
Il ne veut leur offrir aucune explication,
Mais se contente de faire descendre le Chevalier
De la charrette, et puis s’en va ;
On ne sut point où il alla.
Et messire Gauvain descend de son cheval ;
Alors des valets se présentent
Afin d’ôter leur armure aux deux chevaliers
Deux manteaux fourrés de petit-gris, qu’ils revêtirent,
Furent apportés sur ordre de la demoiselle
Quant ce fut l’heure du souper,
Les mets furent joliment présentés.
La demoiselle prit place à côté
De messire Gauvain pendant le repas.
Pour rien au monde ils n’eussent voulu renoncer
A cette hospitalité pour en chercher une meilleure,
Car de grands honneurs,
Ainsi que compagnie bonne et belle, leur furent rendus
Au cours de toute la soirée par la demoiselle.
Quand enfin leur veille eut suffisamment duré,
On leur prépara deux lits
Hauts et longs, au milieu de la salle ;
Un troisième se trouvait tout près
Plus beau que les autres, et plus riche,
Car, comme le déclare le conte,
Il possédait tout le charme
Que l’on pût imaginer dans un lit.
Quand l’heure du coucher arriva,
La demoiselle prit par la main
Les deux hôtes qu’elle avait accepté d’héberger ;
Elle leur montre les deux beaux lits longs et larges
Et dit : « C’est pour votre confort et repos
Que sont dressés ces deux lits que voilà, là-bas,
Mais dans celui qui se trouve de ce côté-ci,
Seul se couche celui qui l’a mérité ;
Il ne fut pas fait pour votre agrément. »
Le Chevalier lui répond immédiatement –
Celui qui était arrivé sur la charrette –
Qu’il n’éprouvait que dédain et mépris
Pour l’interdiction prononcée par la demoiselle :
« Dites-moi, fait-il, pour quelle raison
Ce lit nous est-il défendu ? »
Elle répondit sans avoir à réfléchir,
Car elle avait déjà réfléchi à sa réponse :
« Ce n’est point vous, fait-elle, qui êtes désigné pour poser
Des questions ou pour vous enquérir de ces choses !
Honni est le Chevalier sur toute la terre,
Dès qu’il a monté dans une charrette,
Et il n’est pas juste qu’il se mêle
De ce que vous venez de me réclamer,
Et, en particulier, qu’il revendique de coucher dans ce lit :
Il pourrait bien vite avoir à s’en repentir.
On ne l’a point fait orner
Aussi richement afin que vous y dormiez.
Votre témérité risque de vous coûter bien cher,
S’il vous arrivait seulement de nourrir pareille idée.
– Vous verrez cela, fait-il, en temps voulu.
– Je le verrai ? – A coup sûr. – Qu’on me le fasse voir !
– Je ne sais pas qui aura à payer l’écot,
Fait le Chevalier, par mon chef !
Qu’on s’en fâche ou qu’on s’en attriste,
Je compte me coucher dans ce lit-là
Et y prendre à loisir mon repos. »
Dès qu’il eut enlevé ses chausses,
Dans le lit qui fut plus long et plus élevé
Que les deux autres d’une demi-aune,
Il s’étend sous une couverture
De brocart jaune étoilé d’or.
De petit-gris tout pelé n’était point faite
Sa doublure ; elle était faite de zibeline.
Elle eût été parfaitement digne d’un roi,
La couverture sous laquelle il se mit ;
Le lit ne fut point fait de chaume,
Ni de paille ni de vieilles nattes.
A minuit, des lattes du toit,
Fondit, comme la foudre, une lance,
Le fer en avant, qui menaça de coudre
Les flancs du Chevalier
A travers la couverture et les draps blancs,
Au lit, là où il était couché.
A la lance un pennon était fixé ;
Il était tout enveloppé de flammes.
Le feu prit à la couverture,
Et aux draps et à l’ensemble du lit.
Et le fer de la lance effleure
Le Chevalier au côté
Si bien qu’il lui a un peu éraflé
La peau, mais sans le blesser vraiment.
Et le Chevalier s’est dressé,
Eteint le feu, saisit la lance
Et la jette au milieu de la salle.
Cela ne le fit pas quitter son lit ;
Au contraire, il se recoucha et dormit
Avec le même sang-froid exactement
Qu’il avait montré la première fois.
Le lendemain, au lever du jour,
La demoiselle de la tour
Avait fait préparer pour eux la célébration de la messe,
Et elle les envoya réveiller et appeler.
Lorsqu’on leur eut chanté la messe,
Aux fenêtres qui donnaient sur la prairie
S’en vint le Chevalier pensif –
Celui qui s’était assis sur la charrette –
Et il regardait l’étendue des prés.
A la fenêtre voisine
Etait venue la demoiselle,
Et là a pu avec elle s’entretenir
Messire Gauvain, dans un coin,
Pendant un certain temps, mais j’ignore de quoi ;
Je ne sais pas ce dont ils parlèrent.
Mais ils y restèrent, penchés à la fenêtre,
Assez pour voir, à travers les prés, le long de la rivière,
Une civière que l’on emportait ;
Un chevalier y gisait, et, à côté,
Il y eut des cris de deuil perçants et désespérés
Que poussaient trois demoiselles.
Derrière la civière ils voient venir
Une escorte à la tête de laquelle se tenait
Un chevalier de grande taille qui emmenait
A sa gauche une belle dame.
Le Chevalier à la fenêtre
Reconnut que c’était la reine ;
Il ne cesse un instant de la suivre du regard,
Plongé dans la contemplation et dans le ravissement,
Aussi longtemps qu’il le put.
Et lorsqu’il ne put plus la voir,
Il voulut se laisser tomber
Et précipiter son corps dans l’abîme ;
Déjà il était à mi-corps hors de la fenêtre
Quant messire Gauvain le vit ;
Il le tire en arrière et il lui dit :
« De grâce, sire, calmez-vous ! Pour l’amour de Dieu,
Que plus jamais il ne vous revienne à l’esprit
De commettre pareille folie !
C’est bien à tort que vous haïssez votre vie.
– Non, fait la demoiselle, c’est au contraire à bon droit ;
La nouvelle ne se serait-elle donc pas répandue
Partout de son forfait malheureux ?
Puisqu’il s’est mis dans une charrette,
Il doit forcément souhaiter de mourir ;
Mort il vaudrait davantage que vivant :
Sa vie est vouée désormais à la honte,
Au mépris et au malheur. »
Là-dessus les chevaliers demandèrent leurs armures,
Et ils s’en revêtirent.
Et alors fit un geste de courtoisie et de prouesse
La demoiselle, et de largesse,
Quand, au Chevalier qu’elle avait tant
Raillé et harcelé,
Elle offrit un cheval et une lance,
En témoignage de charité et de sympathie.
Les chevaliers ont pris congé
En hommes courtois et bien élevés
De la demoiselle, et l’ont
Saluée avant de s’engager
Dans la direction où ils virent passer le cortège ;
Mais ils quittèrent le château de telle sorte
Que personne n’eut l’occasion de leur adresser la parole.
Bien vite ils s’en vont par là
Où ils avaient vu la reine.
Ils n’ont pas rejoint la petite troupe,
Car elle avançait à bride abattue
Des prés, ils entrent dans un plessis
Où ils trouvent un chemin empierré ;
Ils ont tant erré par la forêt
Qu’il pouvait bien être la première heure du jour,
Et alors, à un carrefour, ils ont
Trouvé une demoiselle,
Et l’ont tous les deux saluée ;
Et chacun la supplie et la prie
De leur dire, si elle le sait,
Où l’on a emmené la reine.
Elle répond en personne sensée,
Et dit : « Je saurais bien vous diriger – si toutefois
Vous vous engagez à me faire certaines promesses
Et à les tenir – vers le bon chemin et la bonne voie,
Et vous nommer sa destination
Et le chevalier qui l’emmène ;
Mais un gros effort incomberait :
A celui qui voudrait entrer dans cette terre !
Avant d’y parvenir, il souffrirait de cruelles épreuves. »
Et messire Gauvain lui dit :
« Demoiselle, avec l’aide de Dieu,
Je vous promets, sans réserve aucune,
De mettre à votre service,
Dès qu’il vous plaira, tout mon pouvoir,
Mais dites-moi la vérité sur ce dont il s’agit. »
Et celui qui fut dans la charrette
Ne dit pas qu’il lui promet d’agir
Selon toutes ses capacités ; il annonce plutôt,
Comme celui qu’anoblit Amour
Ou rend puissant et hardi en tout lieu,
Que sans réserve et sans crainte
Il promet de faire tout ce qu’elle pourra désirer,
Et qu’il s’abandonne tout entier à sa volonté.
« Je dirai donc ce que vous cherchez à savoir », fait-elle.
Ainsi la demoiselle leur conte-t-elle :
« Par ma foi, seigneurs, Méléagant,
Un chevalier bien fort et grand,
Fils du roi de Gorre, l’a prise,
Et il l’a conduite au royaume
D’où nul étranger ne revient jamais,
Car il est malgré lui contraint à rester dans ce pays,
Dans la servitude et dans l’exil. »
Ils lui demandent alors :
« Demoiselle, où est cette terre ?
Où pourrons-nous en chercher le chemin ? »
Celle-ci répond : « Vous le saurez bientôt,
Mais, sachez-le, l’accès que vous y aurez
Est bien difficile et terrifiant,
Car l’on n’y entre pas aisément
Si l’on ne possède pas l’autorisation du roi.
Celui-ci a pour nom le roi Bademagu.
On peut y accéder toutefois
Par deux voies également périlleuses
Et par deux passages également terrifiants.
L’un a pour nom le Pont dans l’Eau,
Parce que ce pont est submergé,
De sorte qu’il y a autant d’eau entre le fond
Et lui qu’entre lui et la surface,
Ni moins par ici ni plus par là :
Il est exactement au milieu ;
Et il ne mesure qu’un pied et demi
De large et autant en épaisseur.
Il fait bien, celui qui refuse de goûter à ce mets-là !
Et c’est bien lui le moins dangereux ;
Mais entre ces deux-là il y a beaucoup,
D’aventures que je passe sous silence.
L’autre pont est bien pire
Et, de loin, le plus dangereux ;
Car il ne fut jamais franchi par aucun homme –
Il est tranchant comme une épée ;
Et pour cela tous
L’appellent le Pont de l’Epée :
Je vous ai conté la vérité
Autant qu’il est en mon pouvoir de vous la dire. »
Et ils lui demandent encore :
« Demoiselle, daignez
Nous montrer ces deux chemins. »
Et la demoiselle répond :
« Voici le chemin qui mène droit au Pont
Dans l’Eau, et voilà celui qui va
Droit au Pont de l’Epée. »
Et alors le Chevalier a dit –
Celui qui avait joué les charretiers :
« Sire, je vous accorde sans ambages le choix ;
Prenez un de ces deux chemins,
Et cédez-moi l’autre sans conditions ;
Prenez celui que vous préférez.
– Par ma foi, fait messire Gauvain,
Bien dangereux et pénibles
Sont à égalité les deux passages ;
Un choix correct et sage ne m’est pas possible,
J’ignore lequel il me profitera le plus de prendre ;
Mais il n’est pas juste que je demeure indécis
Quand vous m’avez proposé de choisir :
Je me consacre au Pont dans l’Eau.
– Il est donc juste que j’aille du côté
Du Pont de l’Epée, sans discussion,
Fait l’autre, et j’y consens volontiers. »
Alors les trois prennent congé les uns des autres.
Et ils se sont recommandés mutuellement
Et de très bon coeur à Dieu.
Lorsqu’elle les voit s’en aller,
La demoiselle leur dit : « Chacun de vous doit
M’octroyer une récompense selon mon goût,
Dès l’instant que je voudrai la prendre ;
Attention ! ne l’oubliez point !
– Non, douce amie, nous ne l’oublierons pas, »
Font-ils tous les deux.
Chacun s’en va sur le chemin de son choix ;
Et celui de la charrette reste plongé dans ses pensées
Tout comme une personneprivée de force et de défense
Contre Amour qui le maintient sous sa juridiction ;
Sa méditation est d’une intensité telle
Qu’il perd le sens de lui-même ;
Il ne sait pas s’il existe ou s’il n’existe pas,
Il ne se rappelle pas son nom,
Il ne sait pas s’il est armé ou non,
Il ne sait pas où il va, ni d’où il vient ;
Il ne se souvient de rien,
Hormis d’une seule chose, et, à cause d’elle,
Il a mis les autres choses en oubli ;
Il pense tant à cette seule chose
Qu’il n’entend, ne voit ni ne comprend rien.
Et son cheval l’emporte à vive allure,
En n’empruntant jamais de mauvais chemin,
Mais toujours le meilleur et le plus direct ;
Il s’empresse si habilement que par aventure,
Il l’a conduit dans une lande.
Dans cette lande, il y avait un gué
Sur l’autre rive duquel se trouvait, tout armé,
Un chevalier qui en assurait la garde ;
Et celui-ci avait avec lui une demoiselle
Venue sur un palefroi.
Déjà l’heure de none avait sonné,
Pourtant, sans bouger et sans se lasser,
Le Chevalier reste enfermé dans sa méditation.
Le cheval voit la belle eau claire
Du gué – il avait très soif ;
Il court à l’eau dès qu’il la voit.
Et celui qui fut sur l’autre bord
S’écrie : « Chevalier, je garde
Le gué, et je vous en défends la traversée. »
Ce dernier ne l’entend ni ne l’écoute,
Car son penser ne le lui permet pas ;
Toutefois, avec ardeur,
Le cheval s’élança à toute vitesse vers l’eau.
L’autre lui crie de se détourner.
Du gué, que ce sera prudent de sa part,
Car par là on ne trouve point de passage.
Et il jure sur le coeur qui bat dans sa poitrine
Qu’il le transpercera de sa lance s’il y met le pied.
Mais le Chevalier ne l’écoute point,
Et, pour la troisième fois, l’autre lui crie :
« Chevalier, n’entrez point dans le gué
Contre mon interdiction et contre ma volonté,
Car par mon chef je vous transpercerai de ma lance
Aussitôt que je vous verrai entrer dans le gué… »
Il pense toujours si fort qu’il ne l’entend pas,
Et soudain, le cheval
Saute dans l’eau, abandonnant le champ,
Et, en s’y adonnant à coeur joie, il commence à boire.
Et l’autre lui dit qu’il aura à le regretter :
Désormais aucun bouclier ne le protégera,
Ni le haubert qu’il a sur lui.
Alors il met son cheval au galop
Et, le poussant au galop le plus fort,
Il frappe au point de l’abattre,
Etendu à plat au milieu du gué,
Celui à qui il l’avait défendu,
Si bien que, d’un seul mouvement, s’envolèrent
Sa lance et le bouclier qu’il avait au cou.
Quand ce dernier se sent tout trempé, il sursaute ;
Tout effaré, il se remet debout,
Exactement comme quelqu’un qui se réveille,
Et il entend, voit et, étonné, se demande
Qui pourrait bien être celui qui l’a frappé.
C’est alors qu’il a vu le chevalier ;
Et il lui cria : « Vassal, pourquoi
M’avez-vous frappé, dites-le-moi,
Alors que je ne vous savais pas devant moi,
Et que je ne vous avais fait rien de mal ?
– Par ma foi, si, fait l’autre, vous l’aviez bien fait ;
Ne m’aviez-vous donc pas pris pour quelqu’un de méprisable
Lorsque je vous interdis la traversée du gué
A trois reprises, et vous l’annonçai
A grands cris, au plus fort que je pus ?
Vous m’avez entendu vous défier
Au moins, fait-il, deux fois ou trois,
Et pourtant vous y êtes entré contre mon gré ;
Je vous dis bien que je vous frapperais
Aussitôt que je vous verrais dans l’eau. »
Le Chevalier répond alors :
« Maudit soit celui qui jamais vous entendit
Ou qui vous vit jamais, et que je le sois moi-même !
Il se peut bien que vous m’ayez interdit le gué,
Mais j’étais plongé dans mes pensées ;
Vous sauriez bien à quel point vous fîtes mal
Si seulement par le frein, d’une main,
Je pouvais vous tenir. »
Et l’autre répond : « Que se passerait-il donc ?
Tu pourras me tenir tout de suite
Par le frein si tu oses m’y prendre.
Je n’accorde pas la valeur d’une bonne poignée de cendre
A ta menace ou à ton orgueil. »
Et il répond : « Je ne cherche pas mieux :
Quoi qu’il en advienne,
Je voudrais déjà te tenir là où j’ai dit. »
Le chevalier s’avance alors
Jusqu’au milieu du gué, et l’autre le saisit
Par la rêne de la main gauche,
Et de la main droite par la cuisse ;
Il le tient, le tire et le serre
Tellement fort que l’autre se plaint
Qu’il lui semble effectivement
Qu’on lui arrache du corps la cuisse ;
Et il le supplie de le laisser,
En disant : « Chevalier, s’il te plaît
Que nous nous combattions d’égal à égal,
Prends ton bouclier et ton cheval
Et ta lance, et joute avec moi. »
L’autre répond : « Je ne le ferai point ; par ma foi,
Car je pense que tu t’enfuiras
Aussitôt que je t’aurai relâché. »
Quand il l’entendit, il en éprouva une grande honte,
Et il lui dit de nouveau : « Chevalier, monte
Sur ton cheval sans inquiétude,
Et je te garantis fidèlement
Que je ne me sauverai ni ne m’enfuirai.
Tu m’as dit une chose honteuse, cela me contrarie. »
Et celui-là lui répond une fois de plus :
« Donne-moi d’abord l’assurance de ta bonne foi :
Je veux que tu me jures
Que tu ne t’enfuiras ni ne te sauveras,
Et que tu ne me toucheras pas
Ni que tu ne t’approcheras de moi
Avant de me voir à cheval ;
J’aurai à ton égard fait preuve de grande bonté,
Vu que je te tiens en mon pouvoir, si je te relâche. »
L’autre le lui jura, car il ne peut plus rien faire d’autre ;
Et lorsqu’il reçut la garantie nécessaire,
Il prend son bouclier et sa lance
Qui flottaient au milieu du gué
En aval, au fil de l’eau,
Et se trouvaient déjà bien loin ;
Puis il revient chercher son cheval.
Quant il l’eut pris et fut remonté en selle,
Il saisit le bouclier par les sangles
Et fixe la lance sur la matelassure de l’arçon,
Puis tous deux galopent l’un vers l’autre
Au plus fort qu’ils peuvent faire courir leurs chevaux.
Et celui qui dut défendre le gué
Attaque le premier son adversaire
Et le frappe si fort
Que sa lance d’un coup se met en pièces.
Et l’autre l’assène avec une telle violence qu’il l’envoie
Etendu au fond du gué
Si bien que l’eau se referme sur lui.
Ensuite il recule et descend de cheval,
Car il se jugeait fort capable
De confronter et de chasser devant lui cent hommes de cette espèce.
Du fourreau il tire son épée d’acier,
Et l’autre, en bondissant sur ses pieds, tire la sienne
Qui resplendissait, qui était bonne ;
Et ils en viennent au corps à corps ;
Les écus qui reluisent d’or,
Ils les tendent devant eux, et ils s’en couvrent ;
Ils font si bien travailler leurs épées
Que celles-ci ne s’arrêtent ni ne reposent jamais ;
Ils osent se donner des coups terribles,
Au point même que la bataille, en durant aussi longtemps,
Fait naître un sentiment de honte très grande dans le coeur
Du Chevalier de la Charrette,
Et il dit qu’il risque de rembourser bien mal
La dette contractée lorsqu’il s’est engagé sur ce chemin,
Vu qu’il a mis si longtemps
Pour venir à bout d’un seul chevalier.
S’il eût trouvé encore hier, en quelque vallon,
Une centaine d’hommes pareils, il ne croit ni ne pense
Qu’ils eussent pu se défendre contre lui,
Et il se sent bien triste et irrité
En voyant sa valeur tellement diminuée
Qu’il perd ses coups et gaspille sa journée.
Alors, il fonce sur l’autre et le presse
Si fort que celui-ci lui abandonne la partie et s’enfuit ;
Le gué – chose qui le contrarie beaucoup –
Et le passage, il les lui octroie.
Et ce dernier le pourchasse sans relâche
Jusqu’à ce qu’il tombe sur ses mains ;
Alors, celui de la charrette le rattrape
Et jure par toutes les choses visibles
Qu’il avait très mal agi en le faisant tomber dans le gué,
Et en coupant court de la sorte à sa méditation.
La demoiselle qu’avec lui
Le chevalier avait amenée
Entend et écoute ces menaces ;
Elle a très peur, et elle le supplie,
Par égard pour elle, de le libérer, de ne pas le tuer ;
Et il dit que sans faute il le tuera,
Que, pour elle, il ne lui est pas possible d’avoir pitié
De quelqu’un qui lui a fait subir un affront aussi honteux.
Il avance donc jusqu’à lui, l’épée toute prête ;
Et, épouvanté, l’autre dit :
« Pour Dieu et pour moi, accordez-lui
La grâce qu’elle implore et que je vous demande moi aussi. »
Et il répond : « Que Dieu en soit témoin,
Jamais nul ne se comporta à mon égard si méchamment
Que, s’il invoquait Dieu en me demandant grâce,
Pour Dieu, et comme il est juste,
Je refusasse de la lui accorder une seule et unique fois.
J’aurais donc pitié aussi de toi,
Car je ne dois pas te la dénier,
Puisque tu me l’as demandée ;
Mais c’est à la condition que tu t’engages,
Là où je voudrai, à te constituer
Prisonnier, quand je t’en donnerai l’ordre. »
L’autre donna sa parole, son chagrin reste bien fort.
De nouveau la demoiselle
Dit : « Chevalier noble et généreux,
Puisqu’il t’a demandé grâce
Et tu la lui as octroyée,
Si tu dois jamais libérer un prisonnier,
Libère ce prisonnier-ci ;
Laisse-le-moi franc de toute servitude de prison,
Et je te promets, en temps opportun,
Une récompense toute faite pour te plaire
Que je t’offrirai, dans la mesure de mes moyens. »
Alors il la reconnut
Par les paroles qu’elle avait dites ;
Et il lui remet, libéré, le prisonnier,
Et elle en éprouve honte et détresse,
Car elle pensa qu’il l’avait reconnue –
Chose qu’elle ne souhaitait point.
Et il les quitte sur-le-champ,
Et tous deux, ils le recommandent
A Dieu en lui demandant congé.
Il le leur donne, puis il s’en va
Jusqu’à l’heure des vêpres quand il rencontra
Une demoiselle qui venait vers lui,
Très belle et très charmante,
Fort élégante et bien mise.
La demoiselle le salue
Comme une personne bien rangée et bien élevée,
Et il répond : « Que Dieu vous donne,
Demoiselle, santé et bonheur ! »
Puis elle lui dit : « Sire, ma demeure,
Près d’ici, est prête pour vous recevoir,
Si vous voulez bien en profiter ;
Mais vous vous y hébergerez à condition
Seulement que vous vous couchiez avec moi ;
Je vous l’offre et présente sous cette réserve. »
Nombreux sont ceux qui, pour ce cadeau-là,
Lui eussent rendu cinq cents mercis,
Mais lui s’en affligea,
Et a vite fait de lui répondre :
« Demoiselle, de votre hospitalité
Je vous remercie, car elle m’est précieuse,
Mais, s’il vous plaisait, quant au coucher,
Je m’en passerais fort bien.
– Dans ce cas, je ne ferai rien pour vous,
Fait la demoiselle, par mes yeux. »
Et lui, voyant qu’il ne saurait obtenir mieux,
Lui octroie tout ce qu’elle veut ;
De cet octroi il a le coeur désolé,
Mais alors qu’à présent cela le blesse seulement,
Au moment du coucher il éprouvera une accablante détresse ;
Tourment et peine attendront
La demoiselle qui l’emmène :
Peut-être l’aime-t-elle tant
Qu’elle ne voudra point lui rendre sa liberté.
Comme il lui avait accordé
Son plaisir et sa volonté,
Elle le conduit dans une enceinte fortifiée
Dont la beauté n’avait de rivale d’ici en Thessalie,
Car elle était complètement entourée
De murs élevés et d’eau bien profonde ;
A l’intérieur, il n’y avait aucun homme
Hormis celui qu’elle y conduisait.
Elle y avait fait faire pour loger
Bon nombre de belles chambres
Et une vaste et riche salle.
En chevauchant le long d’une rivière,
Ils parviennent à cette demeure,
Et afin de leur livrer passage, on avait
Abaissé un pont-levis :
Ayant franchi le pont, ils sont entrés à l’intérieur.
Ils ont bien trouvé la salle ouverte,
Avec sa toiture couverte de tuiles :
Par la porte qu’ils ont trouvée ouverte
Ils y pénètrent, et voient
Une table couverte d’une nappe longue et large ;
Et l’on y avait apporté
Les mets, et disposé les chandelles
Toutes allumées dans leurs chandeliers,
Et des hanaps en argent doré,
Et deux pots, l’un rempli de vin de mûre
Et l’autre d’un vin blanc bien généreux.
Tout près de la table, au bout d’un banc,
Ils trouvèrent deux bassins tout pleins
D’eau chaude pour se laver les mains ;
Et de l’autre côté ils ont trouvé
Une serviette belle et blanche,
De tissu de qualité, pour s’essuyer les mains.
Là ils n’aperçurent
Ni valet, ni serveur, ni écuyer.
Le Chevalier ôte son écu
De son cou et le pend
A un croc ; il prend sa lance
Et la place en haut d’un porte-lance.
Il saute vite de son cheval
Et la demoiselle du sien.
Le Chevalier fut fort content
Qu’elle ne voulût pas attendre
Qu’il l’aidât à descendre.
Sitôt descendue,
Sans attendre ni demeurer,
Elle court à une chambre ;
Elle apporte un manteau court d’écarlate
Afin d’en vêtir le Chevalier.
La salle n’était point obscure,
Pourtant déjà les étoiles luisaient,
Mais il y avait là, allumées,
Tant de grosses chandelles torses
Que la clarté était grande.
Quand elle eut attaché à son cou
Le manteau, elle lui dit : « Ami,
Voici l’eau et la serviette :
Personne ne vous l’offre et présente,
Car ici vous ne voyez que moi.
Lavez vos mains et asseyez-vous
Dès qu’il vous plaira :
Comme vous pouvez le voir,
L’heure du repas est venue. »
Le Chevalier lave ses mains et va s’asseoir
Fort volontiers,
Et la demoiselle s’assied près de lui.
Ils mangent et boivent tous deux,
Tant que leur repas fut terminé.
Quant ils se furent levés de table,
La demoiselle dit au Chevalier :
« Messire, allez là-dehors passer le temps,
Mais que cela ne vous ennuie,
Car vous n’avez qu’à attendre
Le moment que vous penserez
Que je pourrai être couchée.
Que rien donc ne vous déplaise d’ici là,
Car le moment voulu vous me rejoindrez
Afin de tenir votre promesse. »
Et celui-ci lui répond : « Je la tiendrai,
Et retournerai
Lorsque je croirai le moment venu. »
Il sort alors et reste dehors
Longtemps dans la cour,
Tant qu’il se sent obligé de rentrer ;
Soucieux de tenir sa promesse
Il retourne dans la salle,
Mais celle qui se dit son amie
Ne s’y trouve point.
Quand il ne la voit pas,
Il dit : « Où qu’elle soit,
Je vais la chercher et la retrouver. »
Sans tarder davantage, le Chevalier,
Lié par sa promesse, cherche la demoiselle.
Il pénètre dans une chambre d’où il entend
Une jeune femme qui poussait des cris déchirants,
Et c’était celle même
Avec qui il avait promis de coucher.
Voyant ouverte la porte
D’une chambre voisine, il s’en approche
Et aperçoit dans l’autre pièce
La demoiselle. Un chevalier l’avait renversée
En travers d’un lit,
La robe retroussée très haut.
Croyant fermement
Que son hôte viendrait à son secours,
Elle criait bien fort : « Aide-moi, aide-moi,
Chevalier, toi qui es mon invité !
Si tu ne me débarrasses de cet individu,
Je ne trouverai personne pour le faire ;
Si tu ne me secours au plus tôt,
Il va me violer devant tes yeux.
Tu dois te coucher avec moi,
Selon ta promesse ;
Va-t-il donc faire sa volonté
De moi, en ta présence ?
Noble Chevalier, agis donc,
Secours-moi à l’instant ! »
Lui, il voit que le truand
Maintenait la demoiselle
Retroussée jusqu’au nombril.
Il est indigné d’être témoin
De ce contact de chair contre chair,
Mais il n’en éprouve nulle jalousie
Ni l’émotion d’un mari trompé.
Mais deux chevaliers armés
Gardaient la porte,
L’épée à la main.
Derrière eux se dressaient quatre sergents,
Dont chacun tenait une hache
Capable de trancher en deux
Une vache à travers l’échine
Aussi aisément que la racine
D’un genévrier ou d’un genêt.
Le Chevalier s’arrête devant la porte
Et se dit : « Dieu ! que pourrai-je faire ?
Je suis parti à la recherche de la reine Guenièvre,
Une affaire d’une extrême importance.
Ce n’est pas le moment d’avoir peur,
Quand pour elle j’ai entrepris une telle quête.
Si Lâcheté me prête son coeur
Et si je me laisse dominer par elle,
Je n’atteindrai jamais mon but.
Je suis honni si je m’arrête ;
Mais quand je parle de ne pas avancer,
Je suis plein de mépris pour moi-même.
Une grande tristesse m’envahit,
Et j’éprouve honte et souffrance,
Au point que je voudrais mourir
Quand je me suis tant attardé.
Que Dieu jamais ne me pardonne,
Si l’orgueil me fait parler
Quand je dis préférer périr
Honorablement à vivre honteusement.
Si j’avais la voie libre,
Et si ces six adversaires me permettaient
De passer sans résistance,
Où serait mon mérite ?
Dans ce cas, l’homme le plus lâche du monde
Entrerait par la porte, j’en suis certain ;
Et j’entends cette malheureuse
Qui réclame sans arrêt mon aide
Et me rappelle ma promesse
Et me fait honte par ses reproches. »
Il s’approche alors de la porte,
Avance à l’intérieur sa tête,
Et levant les yeux vers le plafond,
Il aperçoit deux épées qui descendent sur lui.
Il retire vivement sa tête,
Et les deux chevaliers ne purent retenir leurs coups.
Ils ont abattu les épées
Si violemment contre le sol
Qu’elles éclatèrent en morceaux.
Quand le Chevalier voit qu’elles sont brisées,
Il attache moins d’importance aux haches,
Qui lui semblent bien moins redoutables.
Il se lance parmi les sergents,
En en frappant l’un du coude et un autre de même.
Les deux plus proches de lui,
Il les heurte des coudes et des bras,
Si bien qu’il les projette contre terre ;
Le troisième ne l’atteint pas,
Mais le quatrième
Lui tranche son manteau,
Déchire sa chemise et sa chair,
Le blesse à l’épaule,
Assez pour que le sang coule.
Mais il ne ralentit pas ses efforts,
Et ne se plaint pas de sa blessure.
Au contraire, il allonge le pas
Et attrape par les tempes
Celui qui malmenait son hôtesse.
Il entend s’acquitter de sa promesse
Avant de s’en aller.
Qu’il le veuille ou non, il redresse l’agresseur ;
Et le sergent qui avait manqué son coup
Revient à la charge au plus tôt
Et lève sa hache de nouveau :
Il pense lui fendre la tête
De son arme jusqu’aux dents.
Celui qui bien savait se défendre
Se sert du chevalier agresseur comme d’un bouclier,
Et le sergent le frappe de sa hache
Là où l’épaule rejoint le cou,
Les séparant l’un de l’autre,
Et le Chevalier lui arrache
La hache des mains,
Mais relâche le blessé,
Car il lui fallait se défendre
Contre les deux chevaliers de la porte
Et trois porteurs de hache :
Tous les cinq l’attaquent férocement.
Lui saute d’un bond
Entre le lit et la paroi
Et s’écrie : « Allez-y, attaquez-moi !
Vous seriez trente et plus,
Dès que je suis ainsi protégé,
Vous aurez de quoi combattre,
Ne croyez pas me lasser. »
Et la demoiselle, qui le regarde faire,
Annonce : « Par mes yeux ! ne craignez plus rien,
En ma compagnie. »
Sur-le-champ elle renvoie
Chevaliers et sergents.
Eux s’en vont de là
Sans s’arrêter et sans dire mot.
Et la demoiselle reprend :
« Messire, vous m’avez bien défendue
Contre les gens de ma maison.
Venez-vous-en maintenant, je vous emmène. »
Ils s’en vont dans la salle, se tenant par la main.
Mais cela ne plaisait guère au Chevalier,
Qui se serait fort bien passé d’elle.
Un lit était dressé dans la salle,
Dont les draps étaient bien propres,
Blancs, amples et doux au toucher.
Le matelas n’était ni bourré de paille hachée,
Ni d’un contact rugueux.
Comme couverture on avait étendu sur la couche
Deux étoffes de soie à ramages.
La demoiselle se couche,
Mais sans retirer sa chemise.
Le Chevalier comme au ralenti
Se déchausse et met ses jambes à nu.
Il transpire abondamment.
Cependant, la parole donnée
L’emporte sur son anxiété.
Est-ce donc force majeure ? Tout comme.
Il se trouve forcé
De se mettre au lit avec la demoiselle.
Parole donnée l’y pousse et convie.
Il se couche lentement,
Mais il ne retire pas sa chemise,
Pas plus qu’elle n’avait fait.
Il prend bien soin de ne pas la toucher,
Mais il s’écarte d’elle et, couché sur le dos,
Il garde le silence à l’instar
D’un frère convers à qui la parole est défendue,
Lorsqu’il est allongé sur son grabat ;
Il ne tourne pas davantage ses regards
Vers elle ou ailleurs.
Il se trouve incapable de lui faire bon visage.
Pourquoi donc ? Parce que son coeur s’y refuse,
Bien qu’elle fût belle et charmante.
Ce qui enchante tout un chacun,
Il ne le désire aucunement.
Le Chevalier n’a qu’un coeur,
Et même celui-là ne lui appartient plus,
Mais il l’a confié à autrui,
De sorte qu’il n’en dispose plus.
Amour, qui gouverne tous les coeurs,
Immobilise le sien en un seul lieu.
Tous les coeurs ? Non, seulement ceux qu’Amour estime.
Et celui que cette déesse daigne régenter
S’en doit estimer davantage.
Amour prisait le coeur du Chevalier
Au-dessus de tous les autres.
Et lui donnait une telle fermeté de propos
Que je me refuse à le blâmer.
S’il évite de faire ce qu’elle lui défend
Et se dirige dans la direction qu’elle désire.
La demoiselle voit bien et comprend
Que le Chevalier hait sa compagnie
Et s’en passerait volontiers,
Et qu’il ne va rien lui demander,
Puisqu’il ne cherche pas à mettre la main sur elle.
Elle lui dit alors : « Messire,
Ne vous fâchez pas si je vous quitte.
J’irai me coucher dans ma chambre,
Ce qui vous mettra à l’aise.
Je ne crois pas que ma compagnie
Et ma conversation vous plaisent.
Ne m’accusez pas d’impolitesse
Si je vous parle franchement.
Reposez-vous bien le reste de cette nuit,
car vous m’avez si bien tenu parole
Que je ne puis rien
Vous réclamer de plus
Que Dieu vous ait en sa garde !
Je vous quitte. » Alors elle se lève ;
Le Chevalier ne ressent aucune tristesse,
Mais la laisse partir très volontiers,
Comme quelqu’un qui est entièrement attaché
A une autre qu’elle. La demoiselle s’en aperçoit bien
Et le constate ;
Elle pénètre dans sa chambre
Et se couche toute nue,
Tout en se disant :
« Depuis le moment où j’ai eu affaire
A des chevaliers, je n’en connus aucun à part celui-ci
Qui fût digne de mon estime, à part celui-ci,
Et valût le tiers d’un denier angevin.
En effet, je crois deviner
Qu’il se propose un but plus difficile
Et plus périlleux
Qu’aucun autre chevalier n’ait osé envisager,
Et Dieu permette qu’il en vienne à bout ! »
Alors elle ferma les yeux et dormit
Jusqu’au lever du jour.
Dès l’aurore
La demoiselle s’éveille et se lève.
Le Chevalier, lui aussi, ouvre les yeux,
S’occupe de sa toilette
Et s’arme sans attendre l’aide d’un écuyer.
Son hôtesse le rejoint
Et voit qu’il est déjà équipé.
« Je vous souhaite le bonjour, »
Fait-elle, quand elle l’aborde.
« Demoiselle, je vous le souhaite également, »
Répond le Chevalier de son côté.
Il déclare qu’il est bien temps
Que l’on sorte son cheval de l’écurie.
La demoiselle le lui fait amener
Et dit : « Messire, je m’en irais
Avec vous un bon bout de chemin,
Si vous osiez m’emmener
Et m’escorter
Selon les us et coutumes
Qui furent établis bien avant nous
Au royaume de Logres. »
(Les coutumes et franchises
Portaient en ce temps-là
Qu’une demoiselle ou une jeune fille,
Trouvée sans compagnon par un chevalier,
Devait être respectée par lui,
S’il tenait à conserver sa réputation ;
Autrement, il eût mieux fait de se trancher la gorge,
Car s’il lui faisait violence,
Pour toujours il était banni de tout cour.
Mais si la demoiselle était accompagnée, un chevalier
Autre que son compagnon, si l’envie l’en prenait,
Pouvait la lui disputer :
Si à main armée il l’avait conquise,
Il pouvait en faire sa volonté
Sans encourir blâme ni déshonneur.)
Voilà pourquoi la demoiselle dit
Que, si le Chevalier osait et voulait
L’escorter, selon cette coutume,
De sorte que nul ne pût lui nuire,
Elle s’en irait avec lui.
Il répondit : « Nul ne vous fera
De mal, je vous assure,
Avant de me malmener, moi.
– Alors, fait-elle, je pars avec vous. »
Elle fait seller son palefroi :
On obéit sans délai à son ordre ;
Le palefroi fut sorti pour elle,
On sortit également le cheval du Chevalier.
Sans l’aide d’un écuyer, ils montent tous deux
Et s’en vont à vive allure.
Elle s’adresse à lui, mais il n’a cure
De tout ce qu’elle veut lui dire.
Il ne l’écoute pas :
Penser lui plaît, parler l’ennuie.
Amour bien souvent lui rouvre
La plaie que cette déesse lui a infligée.
Il n’applique aucun emplâtre sur sa blessure
Dans le but de la guérir,
Car le Chevalier ne désire ni ne veut
Recourir à remède ni à médecin,
A moins que sa plaie n’empire ;
Mais il y a une dame qu’il consulterait volontiers.
Les deux voyageurs chevauchèrent
Sans dévier de leur route,
Et arrivèrent enfin non loin d’une fontaine.
La fontaine jaillissait au milieu d’un pré,
Un bloc de pierre se trouvait tout près.
Sur celui-ci je ne sais qui
Avait oublié
Un peigne en ivoire doré.
Depuis le temps d’Ysoré,
Nul, sage ni fou, n’en vit de si beau.
Celle qui s’était peignée avec
Avait laissé aux dents du peigne
Bien une demi-poignée de ses cheveux.
Quand la demoiselle aperçoit
La fontaine et voit le bloc de pierre,
Elle ne tient pas à ce que Chevalier les voie,
Et prend un autre chemin.
Celui qui se délecte et repaît
De pensers qui lui plaisent
Ne remarque pas immédiatement
Que la demoiselle le fait sortir de sa route ;
Mais dès qu’il s’en aperçoit,
Il craint d’être victime de quelque ruse de sa part,
Car il croit qu’elle s’écarte
Et sort du bon chemin
Pour éviter quelque péril.
« Holà ! demoiselle, fait-il,
Vous vous trompez de chemin, venez par ici !
Je ne pense pas qu’on prenne la bonne direction
En s’écartant de ce chemin-ci.
– Messire, nous avancerons mieux par là,
Fait la demoiselle, j’en suis sûre. »
Et lui répond : « Je ne suis pas sûr
De ce que vous pouvez penser, demoiselle,
Mais vous voyez bien
Que nous sommes sur le bon chemin, le chemin battu.
Du moment que je m’y suis engagé,
Je ne vais pas prendre une autre direction.
S’il vous plaît, venez par ici,
Car je ne changerai pas de route. »
Alors ils continuent leur chemin
Jusqu’au bloc de pierre, et ils voient le peigne.
« Certes, autant qu’il m’en souvienne,
Fait le Chevalier, jamais je ne vis
De peigne aussi beau que celui que je vois ici.
– Donnez-le-moi, dit-elle.
– Volontiers, demoiselle, » dit-il
Et alors il se penche et le ramasse.
Lorsqu’il l’eut en main ; très longuement
Il le regarde et contemple les cheveux,
Et elle commence à sourire.
Quand il la voit sourire, il lui demande
De lui dire pourquoi elle a souri.
La demoiselle répond : « N’insistez pas,
Je n’ai pas l’intention pour l’instant de vous le dire.
– Pourquoi pas ? fait-il – Je n’y tiens pas. »
Et quand le Chevalier l’entend, il la conjure
En homme certain
Qu’un ami doit répondre aux questions d’une amie,
Et une amie à celles d’un ami.
« S’il existe quelqu’un que vous aimez de tout coeur,
Demoiselle, au nom de cette personne,
Je vous requiers, conjure et prie
De ne plus garder le silence.
– Certes, votre requête est des plus pressantes,
Fait-elle, je me résous donc à vous répondre.
Je ne vous mentirai en rien.
Ce peigne, si jamais je fus bien renseignée,
Appartint à la reine, ça j’en suis sûre.
Croyez-moi quand je vous assure
Que les cheveux que vous voyez
Si beaux, si blonds, si étincelants,
Qui restent accrochés aux dents du peigne,
Viennent de la chevelure de la reine :
Ils ne poussèrent dans nul autre pré. »
Et le Chevalier dit : « Certes,
Il y a bien des reines et bien des rois ;
Mais de quelle reine voulez-vous parler ? »
Et la demoiselle lui dit : « Messire,
Il s’agit de la femme du roi Artur. »
Quand son interlocuteur l’entendit,
Il fut pris de faiblesse
Et dut s’appuyer
Sur l’arçon de sa selle.
Et lorsque la demoiselle le vit,
Elle fut remplie d’étonnement,
Et pensa qu’il allait tomber de cheval.
Si elle eut peur, ne l’en blâmez pas,
Car elle crut qu’il perdait connaissance.
Et quand tout est dit,
Il s’en fallait de bien peu qu’il ne s’évanouît,
Car il ressentait au coeur une douleur
Si grande que parole et couleur
Lui furent dérobées pendant un bon moment.
La demoiselle saute à bas de sa monture
Et court tant qu’elle peut
Pour lui porter secours,
Car elle ne tenait pour rien au monde
A le voir tomber à terre.
Quand le Chevalier la vit venir, il eut honte
Et lui dit : « Pour quelle raison
Venez-vous près de moi ? »
Ne croyez pas que la demoiselle
Lui avoue la vraie raison :
Il en aurait rougi de honte
Et aurait été blessé au vif,
Si elle lui avait dit la vérité ;
Elle s’est donc bien gardée de la révéler,
Et répondit avec beaucoup de tact :
« Messire, je suis venue chercher le peigne,
Pour cela je suis descendue à terre ;
Je suis si désireuse de l’avoir en main,
Que je n’ai pu attendre davantage. »
Le Chevalier, qui veut bien qu’elle ait le peigne,
Le lui donne, mais pas avant d’en avoir retiré les cheveux
Si doucement qu’il n’en rompt aucun.
Jamais yeux ne verront
Honorer un objet
Comme il se met à révérer les cheveux ;
Bien cent mille fois il les applique
Contre ses yeux, contre sa bouche,
Contre son front et son visage :
Leur contact le plonge dans l’extase.
Les cheveux de la reine sont pour lui bonheur et richesse :
Sur sa poitrine, près du coeur, il les place
Entre chemise et chair.
Il ne les aurait pas échangés contre un chariot
Chargé d’émeraudes et d’escarboucles.
Il ne pense pas que les ulcères
Ou tout autre mal puissent désormais l’atteindre ;
Il dédaigne maintenant le diamargareton,
La pleüriche, la thériaque
Et les prières à saint Martin et saint Jacques,
Car en ces cheveux il a tant confiance
Qu’il n’a besoin d’autre aide.
Mais au juste, quel est l’attrait des cheveux ?
On me tiendra pour un menteur ou pour un fou
Si je dis la vérité :
Quand la foire du Lendit bat son plein
Et qu’il y a le plus de marchandises,
Le Chevalier refuserait le tout,
C’est certain, en échange
De la découverte des cheveux.
Et si vous voulez que je vous explique pourquoi,
De l’or cent mille fois raffiné
Et puis autant de fois refondu
Paraîtrait aussi peu brillant que la nuit
Par rapport au plus beau jour
Que nous ayons eu de tout cet été
A qui verrait un tel or
Et voudrait le comparer aux cheveux de la reine.
Mais à quoi bon m’attarder davantage là-dessus ?
La demoiselle remonte prestement en selle
Avec le peigne qu’elle emporte,
Et le Chevalier se réjouit
Des cheveux pressés contre sa poitrine.
Après la plaine ils arrivent à une forêt
Où ils suivent une allée
Qui devient de plus en plus étroite,
Au point qu’ils doivent chevaucher l’un après l’autre,
Car il était impossible d’y mener
Deux chevaux de front.
La demoiselle s’en va tout droit
Devant son invité de la veille.
Là où l’allée s’était le plus rétrécie
Ils voient venir un chevalier.
La demoiselle aussitôt,
De si loin qu’elle le vit,
L’a reconnu et dit à son compagnon :
« Sire Chevalier, voyez-vous,
Celui qui vient vers nous
Tout armé et prêt à combattre ?
Il pense m’emmener d’ici sur l’heure.
Sans résistance de votre part.
Je suis certaine que telle est son idée.
Il est amoureux de moi en fou qu’il est :
Lui-même, ou par ses messagers,
Depuis très longtemps me prie de l’aimer,
Mais je ne lui accorderai pas mon amour,
Car pour rien au monde je ne pourrais l’aimer.
Que Dieu me soit en aide, je préfère me tuer
Plutôt que de répondre à son amour.
Je sais qu’il ressent en ce moment
Une joie qui le comble d’aise,
Comme si déjà il m’avait en sa possession.
Mais je vais voir ce que vous allez faire ;
Maintenant vous allez me montrer si vous êtes brave,
Maintenant je verrai clairement
Si vous saurez me protéger,
Si vous êtes digne d’être mon gardien.
Dans l’affirmative, je dirai sans avoir à mentir.
Que vous êtes un preux, un chevalier de grande valeur. »
Et lui répond : « Allez, allez donc ! »
Ces mots ont le même sens pour lui
Que s’il avait dit : « Peu m’importe,
Vous avez tort de vous inquiéter
Et de dire ce que vous venez de débiter. »
Pendant qu’ils discouraient,
Le chevalier qui venait seul vers eux
S’approchait rapidement.
S’il se hâtait
C’est qu’il croyait
Avoir une excellente raison de se presser,
Car il se tient pour fortuné
Quand il voit l’être qu’il aime le plus.
Dès qu’il s’est suffisamment approché,
Il la salue de tout coeur
Et dit : « Celle que je désire le plus,
Dont j’ai le moins de plaisir et le plus de souffrance,
Soit la bienvenue, d’où qu’elle vienne ! »
Ce serait manquer aux bienséances
Si la demoiselle se montrait si avare de mots
Qu’elle ne rendît son salut au soupirant,
Au moins du bout des lèvres.
Lui est ravi
De ce salut de la demoiselle
Qui n’a pas sali sa bouche
Et qui ne lui a rien coûté.
Et le soupirant, s’il avait fini à l’instant
De triompher de ses adversaires dans un tournoi,
N’aurait pas eu autant d’estime pour lui-même ;
Il ne penserait pas avoir conquis
Autant d’honneur ou de considération.
Sa confiance en lui-même s’étant encore accrue,
Il empoigne le frein du palefroi
Et dit : « Je vais vous emmener avec moi.
Ha ! j’ai bien mené ma barque,
Puisque me voilà arrivé à bon port.
Maintenant me voilà débarrassé de ma guigne.
De péril en mer je suis parvenu au rivage,
De grande souffrance à joie,
De maladie à pleine santé.
Maintenant j’ai tout ce que je désire,
Quand je vous retrouve en une situation telle
Que je puis vous emmener avec moi
Sans encourir de honte. »
La demoiselle répondit : « Vous parlez en pure perte,
Car je suis escortée par le Chevalier que voilà.
– Certes, c’est piètre escorte,
Puisque je vous emmène avec moi.
Je pense que votre Chevalier
Aurait plus tôt fait de manger un muid de sel
Que de vous défendre contre moi ;
Je suis sûr qu’il n’y a pas de chevalier
Qui puisse vous défendre contre moi.
Et quand je vous retrouve si à-propos,
Je vous emmènerai à sa barbe,
Qu’il lui en cuise ou non,
Et même s’il vous défend de son mieux. »
Le Chevalier reste calme
En dépit de ce qu’il s’entend dire,
Et sans sarcasmes et sans rodomontade,
Il prend le parti de la demoiselle.
« Messire, dit-il, pas si vite !
Ne proférez pas de vaines paroles ;
Mais montrez plus de mesure en ce que vous dites.
Vos droits seront respectés
A condition que vous en ayez.
C’est sous ma protection, j’entends que vous le sachiez,
Que la demoiselle est venue en ces lieux.
Laissez-la tranquille, vous l’avez trop retenue.
Pour l’instant elle n’a rien à craindre de vous. »
Et l’autre proclame qu’il se laisserait brûler à petit feu
Plutôt que de ne pas emmener la jeune femme.
Le Chevalier dit alors : « J’aurais bien tort
De vous permettre de l’emmener.
Je suis prêt à vous combattre, sachez-le,
Mais si nous voulons vraiment
Combattre l’un contre l’autre, nous ne pourrions
Le faire dans cet étroit chemin.
Mais poussons jusqu’à quelque route,
Quelque pré ou quelque lande. »
Le soupirant répond qu’il ne demande pas mieux,
Disant : « Certes, je suis d’accord :
Vous n’avez pas tort,
Car ce chemin est trop étroit ;
Mon cheval est si mal à l’aise
Que je crains qu’il ne se brise la cuisse
Quand je tâcherai de lui faire faire demi-tour. »
Il y parvient à grand-peine
Et sans blesser son cheval,
Ni lui infliger de mal.
« Certes, dit-il, je regrette vivement.
Que nous ne nous soyons rencontrés
En un lieu plus dégagé et devant des spectateurs ;
J’aurais aimé que l’on eût vu
Lequel de nous deux aurait frappé les plus beaux coups.
Venez donc, allons chercher un tel lieu :
Nous trouverons près d’ici un terrain
Etendu, libre d’obstacles. »
Ils s’en vont jusqu’à une prairie.
En celle-ci se trouvaient des jeunes filles,
Des chevaliers et des demoiselles
Qui jouaient à plusieurs jeux,
Car le lieu était beau et y conviait.
Les uns jouaient à des jeux sérieux,
Au trictrac, aux échecs,
Aux dés, au double-six,
Egalement à la mine.
A de tels jeux le plus grand nombre jouaient ;
Les autres s’amusaient
Comme font les très jeunes
A danser des rondes,
A chanter, à sauter,
A gambader et à lutter.
Un chevalier d’un certain âge
Se trouvait de l’autre côté du pré,
Assis sur un cheval d’Espagne jaune-brun
Dont le harnais et la selle étaient dorés ;
Lui était grisonnant.
Il avait une main au côté
Pour se donner une apparence désinvolte ;
A cause du beau temps il était en chemise.
Il regardait les joueurs et les danseurs,
Un manteau court sur les épaules,
D’étoffe fine ornée d’authentique petit-gris.
Pas loin de lui, le long d’un sentier,
Plus de vingt hommes armés
Se tenaient sur leurs chevaux irlandais
Aussitôt que parurent les trois survenants,
Joueurs et danseurs cessèrent jeux et ébats,
Criant à haute voix à travers la prairie :
« Regardez, regardez le Chevalier
Qui fut voituré en charrette !
Que nul d’entre nous ne songe
A jouer tant qu’il sera présent.
Maudit soit qui cherche à jouer,
Et maudit qui s’avisera
De jouer tant qu’il sera ici. »
Cependant voilà que vint se camper
Devant le vieux chevalier son fils –
Celui qui aimait la demoiselle
Et qui déjà l’appelait sienne.
« Messire, dit-il, je suis rempli de joie,
Et qui veut savoir pourquoi, qu’il m’écoute :
Dieu vient de m’accorder la personne
Que j’ai toujours désirée le plus ;
S’il m’avait donné une couronne de roi,
Il ne m’aurait pas tant donné,
Ni ne lui aurais-je su si bon gré,
Et je n’aurais pas tant gagné,
Comme je le fais avec le gain que voilà.
– Je ne sais si ce gain t’appartient vraiment, »
Répond le chevalier à son fils.
Immédiatement celui-ci s’exclame :
« Vous ne le savez ? Ne le voyez-vous pas,
Messire ? Je vous jure qu’il n’en faut douter,
Quand vous voyez bien qu’elle est en mon pouvoir ;
Dans la forêt d’où je viens
Je l’ai rencontrée qui cheminait.
Je crois que Dieu me l’a amenée,
Et je m’en suis emparé comme d’une chose mienne.
– Je ne suis pas sûr qu’y consente,
Celui que je vois s’avancer derrière toi ;
Il pourrait bien te la disputer, je crois. »
Tandis qu’ils échangeaient ces paroles,
Les rondes avaient cessé ;
A cause du Chevalier que les jeunes gens virent,
Ils ne voulurent plus jouer ni s’amuser,
Tant il leur déplaisait.
Mais, sans perdre de temps, le Chevalier
Qui suivait de près la jeune femme,
Eleva la voix et dit : « Laissez la demoiselle aller,
Chevalier, car vous n’avez aucun droit sur elle !
Si vous osez toucher à elle,
Sur l’heure je la défendrai contre vous. »
Alors le vieux chevalier dit à son fils :
« J’en étais bien sûr,
Beau fils, ne la retiens pas davantage,
Laisse aller la demoiselle. »
Cette parole fut loin de plaire au jeune homme ;
Il jure qu’il ne rendrait pas la demoiselle,
Disant : « Que jamais Dieu ne m’accorde
De faveur, si je la lui rends !
Je la tiens et continuerai à la tenir
Comme une vassale qui m’est inféodée.
La bretelle et les brides de mon écu
Auront été rompues
Et j’aurai perdu toute confiance
En ma force et mes armes,
Mon épée et ma lance
Avant de lui abandonner mon amie. »
Et le père répondit : « Je ne te permettrai pas
De combattre malgré tout ce que tu pourras dire.
Tu te fies trop en ta prouesse ;
Fais plutôt ce que je te recommande. »
Le fils en proie à son orgueil réplique : « Comment !
Suis-je donc un enfant à qui on peut faire peur ?
J’ai le droit de soutenir
Que par tout ce monde qu’entoure la mer
Il n’y a chevalier parmi tous ceux qui existent
Si preux que je lui abandonne mon amie,
Ni tel que je ne le rendisse
Rapidement recréant. »
Le père dit : « D’accord, beau fils,
Du moins tu en es convaincu,
Tellement tu te fies en ta vaillance ;
Je n’accepterai aucunement
Que tu entreprennes un combat avec ce Chevalier. »
Le jeune homme répond : « Que je sois honni
Si je vous écoute.
Le diable emporte celui qui suivra vos conseils
Et qui se rendra coupable de lâcheté.
Moi, j’entends combattre avec la dernière énergie.
Il est bien vrai qu’on fait mal ses affaires
En famille : mieux vaut marchander ailleurs ;
Aucun doute, vous voulez me duper.
Je sais bien qu’avec des inconnus _Je réussirais bien mieux.
Quelqu’un qui ne me connaîtrait pas
Ne s’opposerait pas à ma décision,
Et vous, vous la combattez et vous vous y opposez.
Je suis d’autant plus désireux d’agir
Que vous m’avez critiqué ;
Car, comme vous le savez, celui qui reprend
Homme ou femme
Ne fait qu’attiser et enflammer son vouloir.
Mais si je renonce le moins du monde à ce que je médite,
Que Dieu ne m’accorde jamais de bonheur
Je vais me battre malgré vous
– Par saint Pierre l’apôtre,
Fait le père, je vois bien maintenant
Que mes prières resteront sans résultat.
C’est en vain que je te fais la leçon ;
Mais j’aurais tôt fait de te créer
Une situation telle que malgré toi
Tu seras obligé de m’obéir,
Car tu vas te trouver sous ma coupe. »
Il appelle à lui maintenant
Les chevaliers postés près du sentier
Et leur commande d’empoigner
Ce fils qu’il sermonne en vain.
« Je le ferai ligoter, leur dit-il,
Plutôt que de lui permettre de combattre.
Vous êtes tous, tant que vous êtes, mes hommes
Et me devez fidélité :
Au nom de tout ce que vous me devez,
Je vous prie et commande tout à la fois.
Il agit follement, à mon avis.
Son grand orgueil en est cause,
Quand il refuse de m’obéir. »
Ils répondent qu’ils s’empareront de lui,
Et qu’après ça ils l’empêcheront
De donner suite à sa décision
De combattre. Il lui faudra,
Qu’il le veuille ou non, abandonner la demoiselle.
Tous à la fois s’emparent de lui,
En le prenant par les bras et la nuque.
« Te voilà obligé de reconnaître ta folie,
Fait le père, tu es en mesure de comprendre les choses :
Maintenant tu n’as ni la force ni le pouvoir
De combattre ou de jouter,
Quel que soit ton déplaisir,
Que ça t’ennuie ou te fasse souffrir.
Accorde-moi ce qui me plaît et m’arrange,
Tu agiras alors en homme sage.
Et sais-tu ce que je propose de faire ?
Pour amoindrir ta déconvenue,
Nous suivrons tous deux, si tu veux bien,
Le Chevalier aujourd’hui et demain,
Par bois et à travers champs,
Chacun sur son cheval qui court l’amble.
Nous le trouverons peut-être
De tel comportement et de telle sorte
Que je te permettrai de te mesurer avec lui
Et de combattre tant que tu voudras. »
Alors le jeune homme a dit oui,
Bien à contre-coeur, puisqu’il y est forcé ;
En personne qui ne peut faire mieux,
Il promet d’être patient,
Mais c’est à condition qu’ils suivent le Chevalier.
Quand ils voient le tour que prennent les choses,
Les spectateurs épars dans le pré.
Se disent tous : « Vous avez vu ?
Celui qui fut dans la charrette
Jouit d’une telle considération
Qu’il emmène avec lui l’amie du fils
De notre seigneur, et celui-ci ne s’y oppose pas.
Reconnaissons
Qu’il doit percevoir dans ce Chevalier un mérite
Suffisant pour lui permettre d’emmener la demoiselle.
Que soit maudit cent fois qui pour lui désormais
S’abstiendra de jouer !
Retournons donc nous amuser. » Alors ils recommencent
Leurs jeux, leurs rondes et leurs danses.
Sans perdre de temps le Chevalier s’en va,
Et s’éloigne de la prairie des joueurs ;
La demoiselle ne reste pas en arrière,
Mais accompagne le Chevalier.
Tous deux se hâtent ;
Père et fils les suivent de loin
A travers un pré récemment fauché ;
Ils chevauchent jusqu’à la neuvième heure
Et découvrent en un très beau site
Un monastère et, à côté du choeur,
Un cimetière entouré d’un mur.
Le Chevalier ne se comporte pas en rustre ni en sot,
Mais, ayant mis pied à terre,
Il entra dans le moutier pour prier Dieu.
La demoiselle tint son cheval par la bride
En attendant son retour.
Quand il eut achevé sa prière
Et comme il revenait en arrière,
Il vit un moine fort vieux
Qui venait à sa rencontre.
Arrivé près de lui, il le prie
Très poliment de lui dire
Ce qui se trouvait derrière le mur.
Et le moine lui répond
Que c’était un cimetière. Le Chevalier lui dit :
« Menez-y moi, et que Dieu vous protège !
– Volontiers, messire. » Et il l’y conduit.
Le Chevalier après le moine
Pénètre dans le cimetière. Il y voit les plus beaux tombeaux
Qu’on pourrait trouver d’ici jusqu’au pays de Dombes,
Et de là jusqu’à Pampelune.
Sur chacun était gravé un nom
Servant à désigner
Celui qui un jour y serait couché.
Et le Chevalier se mit à lire en silence
Les épitaphes une à une.
Il déchiffra : « Ici reposera Gauvain,
Ici Louis, ici Yvain. »
Plus loin il a lu les noms
De bien d’autres chevaliers émérites,
Les meilleurs et les plus connus,
De cette terre et d’ailleurs.
Parmi ces tombes-là il en trouve une
En marbre, qui semble récente,
Surpassant toutes les autres en richesse et en beauté.
Le Chevalier demande au moine :
« Les tombes qui sont ici
A quoi servent-elles ? » Et celui-ci répond :
« Vous avez vu les inscriptions ;
Si vous les avez déchiffrées,
Vous comprenez leur sens
Et la destination des tombeaux.
– Et celui-là, plus somptueux que les autres,
A quoi sert-il ? » L’ermite répond :
« Je vais vous le dire.
C’est un monument qui surpasse
Tous ceux qu’on a construits ;
De si somptueux et de si bien élaboré
Personne n’en a jamais vu, ni moi, ni un autre.
Il est beau au dehors, et au dedans encore plus ;
Mais n’allez pas vous imaginer
Que vous pourrez en voir l’intérieur,
Ce serait perdre votre temps.
Il faudrait bien sept hommes
Grands et forts
Pour ouvrir ce tombeau,
Pour en soulever la dalle.
Sachez, c’est chose certaine,
Qu’on aurait besoin pour y parvenir de sept hommes
Plus forts que vous et moi ne sommes.
Son inscription porte :
« Celui qui soulèvera
Tout seul la lame
Délivrera ceux et celles
Qui sont prisonniers en la terre
Dont nul ne sort, serf ni gentilhomme,
A moins d’y être né ;
Jusqu’à maintenant aucun prisonnier n’est retourné chez lui.
Les gens d’ailleurs se trouvent en prison,
Mais ceux du pays vont et viennent,
Entrent et sortent comme ils veulent. »
Immédiatement le Chevalier
Empoigne la dalle tombale et la soulève
Sans le moindre effort,
Plus aisément que dix hommes ne l’auraient fait,
En faisant appel à toute leur force.
Le moine fut stupéfait ;
Pour un peu il serait tombé à la renverse
A la vue de ce prodige,
Car il ne s’attendait pas
A en voir de semblable au cours de sa vie.
« Messire, dit-il, j’ai grande envie
De connaître votre nom.
Pourriez-vous me le dire ? – Non,
Fit le Chevalier, absolument pas.
– Certes, dit le moine, je le regrette fort.
Mais si vous me l’appreniez,
Ce serait agir courtoisement,
Et vous pourriez en être récompensé.
Qui êtes-vous et de quel pays ?
– Je suis chevalier, comme vous pouvez le voir,
Et je suis né au royaume de Logres.
Que cela vous suffise.
Et vous, s’il vous plaît, dites-moi de nouveau
Qui reposera dans ce tombeau ?
– Messire, ce sera celui qui libérera
Tous ceux qui sont pris comme dans un piège
Au royaume dont nul n’échappe. »
Et quand le moine a fini de parler,
Le Chevalier le recommande
A Dieu et à tous ses saints.
Alors, au plus vite qu’il put,
Il revint à la demoiselle,
Accompagné hors de l’église
Par le moine aux cheveux blancs.
Les voyageurs parviennent à la route.
Tandis que la demoiselle remonte en selle,
Le moine lui raconte
Ce que le Chevalier avait accompli au cimetière.
Il lui demanda de lui dire son nom
Si elle le savait,
Avec une telle insistance qu’elle lui avoua
Ne pas le connaître, mais être quand même
En mesure de lui assurer
Qu’il n’a pas son égal comme chevalier
En toute l’étendue où soufflent les quatre vents.
Puis la demoiselle se sépare du moine
Et se presse de rejoindre le Chevalier.
Maintenant les deux qui les suivent de loin
Arrivent et trouvent
Le moine seul devant son église.
Le vieux chevalier sans armure
Lui dit : « Messire, avez-vous aperçu
Un Chevalier escortant
Une demoiselle ? Dites-le-nous.
– Je n’éprouve aucune difficulté, répond le moine,
A vous conter ce qu’il en est.
A l’instant ils viennent de s’en aller.
Le Chevalier fut ici
Et a accompli un exploit merveilleux
En soulevant tout seul la dalle
Recouvrant la grande tombe en marbre,
Sans le moindre effort.
Il projette de délivrer la reine,
Et il parviendra sans doute à la délivrer,
Elle et les autres captifs.
Vous êtes au courant,
Vous qui avez souvent lu
L’inscription sur la dalle.
Certes, jamais ne naquit,
Ni ne s’assit en selle
Homme qui valût ce Chevalier. »
Le vieux chevalier dit alors à son fils :
« Fils, que t’en semble ? L’auteur d’une telle action,
N’est-il pas un homme d’une force exceptionnelle ?
Maintenant tu sais bien qui a eu tort ;
Tu sais bien si ce fut toi ou moi.
Je ne voudrais pas pour la ville d’Amiens
Que tu te fusses battu contre lui.
Tu as néanmoins beaucoup résisté
Avant que l’on n’ait pu t’en détourner.
A présent nous pouvons rentrer,
Car nous ferions une grande bêtise
Si nous persistions à les suivre plus avant. »
Et l’autre répond : « Je le veux bien :
Les prendre en filature ne nous vaudrait rien.
Puisque vous le voulez, faisons demi-tour ! »
En acceptant de retourner, il a fait acte de grande sagesse.
Et sur ces entrefaites, la demoiselle
Accompagne, à ses côtés, tout près, le Chevalier,
Car elle veut s’entendre avec lui.
Et elle veut, de lui, apprendre son nom ;
Elle insiste pour qu’il le lui dise –
Elle le supplie plus d’une fois –
Jusqu’à ce que, par lassitude, il lui dise :
« Ne vous ai-je pas dit que je suis
Du royaume du roi Artur ?
Par la foi que je dois à Dieu et à Sa toute-puissance,
Vous ne saurez rien de mon nom ! »
Alors elle lui demande de lui accorder
Son congé, et elle retournera sur ses pas ;
Et il le lui accorde bien volontiers.
La demoiselle s’en va aussitôt,
Et lui, jusqu’à très tard,
A chevauché sans compagnie.
Après vêpres, à l’heure de complies,
Pendant qu’il gardait son chemin,
Il vit un chevalier qui revenait
Du bois où il avait chassé.
Il venait, le heaume lacé,
Et la venaison,
Que Dieu lui avait donnée, était chargée
Sur un grand cheval de chasse couleur gris fer.
Bien rapidement le vavasseur
Arrive au-devant du Chevalier,
Et il le prie d’accepter son offre de l’héberger :
« Sire, fait-il, il sera bientôt nuit ;
Il est temps à présent de chercher un gîte,
Et vous devrez, raisonnablement, le faire ;
Et j’ai une maison à moi,
Ici près, où je vous amènerai tout de suite.
Jamais nul ne vous reçut mieux que moi je ne le ferai
Avec ce que j’ai de meilleur à ma disposition,
Et si vous acceptez, j’en serai très heureux.
– Et moi aussi, je serai très heureux, » fait l’autre.
Il envoie son fils en avant,
Le vavasseur, aussitôt,
Afin de rendre l’hôtel accueillant
Et pour hâter les préparatifs du repas.
Et sans s’attarder, le valet
Accomplit son ordre,
Avec bonne volonté et allègrement,
Et il s’en va à vive allure.
Et ceux qui n’ont guère envie de se presser
Ont continué leur chemin
Jusqu’à ce qu’ils soient arrivés au logis.
Le vavasseur avait pour femme
Une dame bien polie,
Et cinq fils qui lui étaient très chers –
Trois valets et deux chevaliers –
Et deux filles gracieuses et belles,
Non mariées encore.
Ils n’étaient pas nés dans ce pays,
Mais ils y étaient enfermés
Et maintenus en état de captivité
Depuis très longtemps, ils étaient
Nés dans le royaume de Logres.
Le vavasseur a amené
Le Chevalier chez lui, dans la cour,
Et la dame accourt à leur rencontre,
Et ses fils et ses filles se précipitent également ;
Tous s’offrent à le servir,
Et ils le saluent et l’aident à descendre.
De leur maître font peu de cas
Les soeurs ou les cinq frères,
Car ils savaient bien que leur père
Voulait qu’ils fissent ainsi.
Ils lui font tous les honneurs et un accueil chaleureux ;
Et quand ils l’eurent désarmé,
Une des filles de son hôte,
Le revêt de son manteau
Qu’elle lui met au col après l’avoir ôté du sien.
S’il fut bien servi pendant le souper,
De cela je ne veux point parler à présent ;
Après que le repas eut touché à sa fin,
Aucune résistance ne fut opposée
A ce qu’on parlât de nombreux sujets.
En premier lieu, le vavasseur
Commença à s’enquérir de son invité afin de savoir
Qui il était, et de quelle terre,
Mais il ne lui demanda pas son nom.
Et celui-ci répond sans se faire attendre :
« Je suis du royaume de Logres,
Jusqu’à présent je n’ai jamais été dans ce pays. »
Et quand le vavasseur l’entend,
Il s’émeut et s’inquiète,
Ainsi que sa femme et tous ses enfants –
Pas un seul qui ne ressente une vive douleur :
Ils se mettent alors à lui dire :
« Que votre malheur est grand, beau doux sire,
Et combien votre sort est peu enviable !
Vous serez donc tout à fait comme nous
Réduit au servage et à l’exil.
– Et d’où êtes-vous donc ?, fait-il.
– Sire, nous sommes de votre terre.
Dans ce pays, il y a maint prud’homme
De votre terre en esclavage.
Maudite soit pareille coutume
Et maudits soient ceux qui la maintiennent !
Car nul étranger ne vient ici
Sans se voir contraint de rester
Retenu dans cette terre ;
Quiconque le désire peut entrer ici,
Mais il faut qu’il y reste.
Il en va désormais de même pour vous :
Vous ne sortirez plus d’ici, je pense.
– Si, je le ferai, fait-il, s’il est en mon pouvoir. »
Alors le vavasseur lui dit :
« Comment ? Vous croyez-vous vraiment capable de partir ?
– Oui, s’il plaît à Dieu ;
Je ferai tout mon possible pour réussir.
– Alors les autres partiraient sans crainte
Tous, indemnes et libres,
Car dès qu’un seul, de plein droit,
Sortira de cette prison,
Tous les autres, sans faute,
Pourront en sortir sans qu’on tente de les en empêcher. »
Alors le vavasseur se rappelle
Qu’on lui avait dit et conté
Qu’un chevalier de grande valeur
Pénétrait à toute force dans le pays
A cause de la reine que tenait
Captive Méléagant, le fils du roi ;
Et il dit : « Très certainement, je pense et je crois
Que c’est bien lui ; je lui dirai donc. »
Il lui dit alors : « Ne me cachez jamais rien,
Sire, de la tâche que vous vous êtes fixée,
Et, en échange, je vous conseillerai
Le mieux que je le pourrai.
Moi-même j’aurai avantage
A ce que vous puissiez la mener à bien.
Révélez-m’en la vérité
Pour votre bien et pour le mien.
Dans ce pays, je le crois bien,
Vous êtes venu à cause de la reine,
Au milieu de ce peuple de mécréants
Qui sont pires que les Sarrasins. »
Et le Chevalier lui répond :
« Je ne suis venu ici pour rien d’autre au monde.
Je ne sais point où l’on tient enfermée ma dame,
Mais j’entends la délivrer,
Et j’ai grand besoin de conseils.
Conseillez-moi, si vous en êtes capable. »
Et l’autre dit : « Sire, vous avez emprunté
Un chemin des plus ardus.
La voie où vous vous êtes engagé vous mène
Tout droit au Pont de l’Epée.
Il vous serait utile de prendre les conseils au sérieux :
Si vous vouliez m’en croire, vous iriez
Au Pont de l’Epée
Par une voie plus sûre,
Et je vous y ferai guider. »
Et celui qui désire le chemin le plus court
Lui demande : « Cette route est-elle
Aussi droite que celle-ci ?
– Non, fait-il, elle est au contraire
Plus longue, mais elle est plus sûre. »
Et l’autre dit : « Je me moque de cela ;
Mais renseignez-moi sur celle-ci,
Car je suis tout prêt à la suivre.
– Sire, vraiment vous n’y gagnerez pas :
Si vous allez par là,
Demain vous arriverez à un passage
Où bientôt vous pourrez subir un dommage
Et qui a pour nom le Passage des Pierres.
Voulez-vous donc que je vous dise
Combien ce passage est mauvais ?
Ne peut y passer qu’un seul cheval ;
Côte à côte ne le franchiraient pas
Deux hommes, et la traversée est fort
Bien gardée et bien défendue.
L’accès ne vous en sera point accordé
Dès que vous y arriverez ;
Vous y recevrez maint coup d’épée et de lance
Et vous en donnerez aussi beaucoup
Avant de pouvoir passer de l’autre côté. »
Et quand il lui eut tout raconté,
Un chevalier s’avance
– C’était un des fils du vavasseur –
Et dit : « Sire, avec ce seigneur
Je m’en irai, si cela ne vous déplaît pas. »
Ensuite, un des valets se lève,
Et dit : « J’irai moi aussi. »
Et le père donne très volontiers
Son accord à tous les deux.
Ainsi le Chevalier ne s’en ira-t-il
Point seul, et il les en remercie,
Car il apprécie beaucoup leur compagnie.
Les paroles touchent alors à leur fin,
Ils emmènent le Chevalier se coucher ;
Il dormit, car il avait envie de le faire.
Aussitôt qu’il put voir le jour,
Il se lève d’un bond, et ceux-mêmes le voient
Qui devaient aller avec lui ;
A leur tour ils se sont levés.
Les chevaliers ont revêtu leur armure
Et, ayant pris congé, ils s’en vont ;
Et le valet s’est mis à leur tête,
Et ensemble ils suivent si bien leur chemin
Qu’ils arrivent au Passage des Pierres
Tout droit, à l’heure de prime.
Il y avait au milieu une bretèche
Où en tout temps se tenait un homme.
Avant qu’ils ne puissent s’approcher de près,
Celui qui fut sur la bretèche
Les voit et crie très fort :
« C’est un ennemi qui vient ! C’est un ennemi qui vient ! »
Voici alors qu’apparaît, monté à cheval,
Un chevalier sur la bretèche,
Vêtu d’une armure toute neuve,
Et de chaque côté, des sergents
Qui portaient des haches affilées.
Et lorsqu’il arrive au passage,
Celui qui le garde lui reproche
Très injurieusement la charrette,
Et dit : « Vassal, c’est un acte bien hardi
Que tu as commis, et tu agis en parfait simple d’esprit
En entrant de la sorte dans ce pays.
L’homme n’a point à se présenter ici
Qui a fait l’expérience de la charrette –
Que Dieu ne t’accorde jamais d’en profiter ! »
L’un fonce sur l’autre avec tout l’élan
Dont leurs chevaux furent capables ;
Et celui qui doit garder le passage
Brise hardiment sa lance
Et en laisse tomber les tronçons ;
Et l’autre lui assène un coup à la gorge
Juste au-dessus de la panne
De l’écu, si bien qu’il le renverse
Et l’abat, les pieds en l’air, sur les pierres ;
Armés de leurs haches, les sergents se lancent
Dans la mêlée, mais c’est exprès qu’ils le manquent,
Car ils n’ont aucun désir de lui faire du mal,
Ni à lui ni à son cheval.
Et le Chevalier s’aperçoit bien
Qu’ils ne veulent lui nuire en rien
Et n’ont aucun désir de lui faire du mal.
Aussi ne songe-t-il pas à tirer son épée,
Choisissant plutôt de traverser sans discussion le passage
Avec, derrière lui, ses compagnons.
Et l’un d’eux dit à l’autre
Qu’il n’avait jamais vu pareil chevalier,
Que nul autre n’était comparable à lui.
« N’a-t-il donc pas fait preuve d’une merveilleuse prouesse
En réussissant à forcer ce passage ?
– Beau frère, pour l’amour de Dieu, rassemble toutes tes forces,
Dit le chevalier à son frère cadet,
Et va rejoindre notre père ;
Raconte-lui cette aventure. »
Mais le valet proclame et jure
Qu’il n’ira point dire quoi que ce soit,
Qu’il ne quittera jamais
Ce Chevalier avant d’être adoubé
Et fait chevalier par lui ;
Que l’autre s’en aille porter la nouvelle
S’il y tient à ce point.
Ensemble ils reprennent tous les trois leur chemin
Jusqu’après l’heure de none ;
Vers cette heure-là ils ont trouvé un homme
Qui leur demande qui ils sont,
Et ils lui répondent : « Nous sommes chevaliers,
Et nous allons là où nos affaires l’exigent. »
Et l’homme dit au Chevalier :
« Sire, je voudrais vous héberger dès maintenant,
Vous et vos compagnons. »
Il dit cela à celui qui lui paraît
Le seigneur et maître des deux autres,
Et ce dernier lui répond : « Il ne saurait être question
Pour moi de chercher à m’héberger à cette heure-ci,
Car lâche est celui qui s’attarde en sa route
Ou qui ne cherche qu’à prendre ses aises
Après s’être engagé dans une grande entreprise.
Et celle dont je me suis chargé est d’une envergure telle
Qu’il s’écoulera un bon moment avant que je ne prenne de repos. »
Mais l’homme revient à la charge :
« Ma demeure n’est point tout près d’ici ;
En fait, elle se trouve à une distance considérable.
Vous pouvez vous y diriger, avec la certitude
De ne pas avoir à accepter d’hospitalité avant l’heure normale.
Il sera tard quand vous y arriverez.
– Dans ce cas, répond-il, j’y vais volontiers. »
Alors l’homme se place à leur tête
Afin de leur montrer le chemin,
Et les autres le suivent sur la grand-route.
Lorsqu’ils eurent fait un bon bout de chemin,
Ils ont aperçu un écuyer
Qui venait précipitamment à leur rencontre,
Au grand galop, monté sur un roussin
Bien nourri et rond comme une pomme.
Et l’écuyer dit à l’homme :
« Sire, sire, dépêchez-vous,
Car ceux de Logres ont pris les armes
Afin d’attaquer les habitants de cette terre ;
Ils viennent de déclencher la guerre,
La révolte et la mêlée ;
Et ils disent que dans ce pays,
Un Chevalier s’est introduit –
Un Chevalier qui a combattu en maints lieux –
A qui nul ne saurait interdire
De passer là où il voudrait aller,
N’en déplaise à qui s’y oppose.
En ce pays, tous disent
Qu’il les délivrera tous,
Et qu’il aura raison des nôtres.
Dépêchez-vous donc, je vous le conseille ! »
L’homme prend alors le galop,
Et les autres se réjouissent,
Car, eux aussi, ils l’avaient entendu ;
Ils voudront aider leurs amis.
Et le jeune fils du vavasseur dit :
« Sire, écoutez ce que dit ce sergent ;
Allons-y, et aidons les nôtres
Qui se battent contre ces gens là-bas ! »
Et l’homme les quitte sur-le-champ
Sans les attendre, mais en se dirigeant
A toute allure vers une forteresse
Qui s’élevait sur un tertre.
Il arrive rapidement devant l’entrée,
Et les autres le suivent en éperonnant leur monture.
L’enceinte de la place était fortifiée
D’un haut mur et d’un fossé.
Aussitôt qu’ils y eurent pénétré,
L’on fit tomber
Juste derrière leur dos une porte
Pour les empêcher de faire demi-tour.
Et ils se disent : « Allons toujours, allons en avant !
Ce n’est pas ici que nous nous arrêterons. »
A la suite de l’homme, ils poussent de l’avant
Et parviennent rapidement à l’issue.
On ne leur en interdit point l’approche ;
Mais dès que l’homme l’eut franchie,
On fit tomber derrière lui
Une porte coulissante.
Et les autres s’attristaient
De se voir ainsi bloqués à l’intérieur,
Car ils pensent être les victimes d’un enchantement ;
Mais celui de qui je dois surtout vous parler
Portait à son doigt un anneau.
Dont la pierre possédait une vertu telle
Qu’aucun enchantement ne pouvait tenir
Devant elle après qu’il l’avait regardée.
Il met l’anneau devant ses yeux,
Regarde la pierre et dit :
« Dame, dame, que Dieu me vienne en aide,
J’aurais à présent grand besoin de vous,
Si vous pouviez m’aider. »
La « dame » en question était une fée
Qui lui avait donné l’anneau
Et qui l’avait élevé pendant son enfance ;
Il avait en elle une pleine confiance
Qu’elle viendrait lui porter secours et aide
Où qu’il pût se trouver.
Mais il voit bien par son appel
Et par la pierre de l’anneau
Qu’aucun enchantement n’est en train de se produire,
Et il se rend à l’évidence :
Ils sont bel et bien emprisonnés.
Alors ils viennent jusqu’à une poterne
Etroite et basse, à l’huis fermé d’une barre.
D’un seul mouvement tous tirent leurs épées,
Et chacun frappe si durement
Qu’ils finissent par rompre la barre.
Une fois qu’ils purent sortir de la tour
Ils voient que la mêlée avait commencé,
Impressionnante et féroce, en bas dans les prés,
Et qu’il y avait bien mille chevaliers
De part et d’autre, sans compter
Une piétaille nombreuse.
Lorsqu’ils furent descendus jusqu’aux prés,
Ce fut en homme raisonnable et expérimenté
Que parla le fils du vavasseur :
« Sire, avant de pousser jusque là-bas,
Il serait sage de notre part, je pense, de désigner
L’un d’entre nous pour aller s’informer
De quel côté se tiennent nos amis.
Je ne sais d’où ils viennent,
Mais j’irai voir, si vous le voulez.
– Je veux bien, dit le chef, allez-y vite
Et revenez au plus tôt ! »
Il y va vite et en revient vite,
Et il dit : « Cela tombe très bien pour nous,
Car j’ai bien pu confirmer
Que les nôtres sont de ce côté-ci. »
Et le Chevalier se lança tout droit
Sans tarder vers la mêlée ;
Il rencontre s’avançant sur lui un chevalier,
Et il engage la joute, en lui assénant dans l’oeil
Un coup tellement fort qu’il l’abat mort par terre.
Et le valet descend de son cheval ;
Il prend le destrier du chevalier vaincu
Et l’armure qu’il portait,
Et il s’en revêt avec une adresse parfaite.
Après s’être armé, sans plus tarder,
Il remonte en selle, en saisissant le bouclier et la lance
Dont la hampe était grosse et raide et bien peinte ;
Il ceignit à son côté l’épée
Au tranchant clair et luisant.
Il se jeta dans le combat
Sur les pas de son frère et de son seigneur.
Celui-ci s’est bien tenu
Dans la mêlée
Où il rompt et fend et brise
Ecus et heaumes et hauberts.
Ni bois ni fer ne peut protéger
Ceux qu’il frappe ; tous finissent en fort mauvais état
Ou volent morts aux pieds de leurs chevaux.
A lui seul, il réussissait
A les abattre,
Et ceux qui l’accompagnaient,
Eux aussi, faisaient valoir leur prouesse.
Mais les gens de Logres s’étonnent de tout cela,
Car ils ne le connaissent pas ; ils cherchent
A se renseigner à son sujet auprès du fils du vavasseur.
Ils posent tant de questions
Qu’on finit par leur répondre : « Seigneurs, c’est lui
Qui nous libérera tous de l’exil
Et de la grande infortune
Où nous avons longtemps vécu ;
Nous devrions donc l’honorer grandement
Puisque, afin de nous délivrer,
Il a traversé – et traversera encore –
Tant de lieux bien périlleux ;
Beaucoup lui reste à faire, il a déjà fait beaucoup. »
Nul parmi ces gens-là n’échappe à la joie générale
En entendant cette bonne nouvelle :
Tous s’adonnent sans réserve à la joie.
Lorsque la nouvelle s’est propagée
De sorte qu’elle fut racontée à tout le monde,
Tous l’entendirent et tous en prirent connaissance.
De la joie qu’ils en eurent
Leur force leur croît, et ils y puisent le courage
Qu’il leur faut pour tuer bon nombre de leurs adversaires,
Et s’ils les malmènent tant,
C’est, me semble-t-il, grâce à l’exemple
D’un seul Chevalier plutôt qu’à celui
De ce que font tous les autres ensemble.
Et s’il ne faisait pas déjà presque nuit,
L’ennemi déguerpirait en déroute ;
Mais à cause de l’obscurité de la nuit,
Les deux camps durent cesser le combat.
Au moment du départ, tous les captifs,
Exactement comme si chacun avait une requête urgente à faire,
Se pressèrent autour du Chevalier ;
Ils saisirent de partout la bride de son cheval
Et ils se mettent à lui dire :
« Soyez le bienvenu, beau sire ! »
Et chacun dit : « Sire, par ma foi,
C’est chez moi que vous vous hébergerez.
Sire, au nom de Dieu,
N’acceptez pas de vous héberger ailleurs que chez moi. »
Tous répètent ce que disent certains,
Car chacun veut l’héberger,
Les jeunes comme les vieux,
Et tous insistent : « Vous serez mieux
Dans mon hôtel que chez autrui. »
Chacun parle pour soi ;
Et l’un l’arrache à l’autre
Parce que chacun veut l’avoir à lui seul,
Au point même d’en venir presque aux mains.
Il leur dit que leurs disputes
Sont parfaitement vaines et folles.
« Laissez donc, fait-il, ces querelles-là,
Ni vous ni moi n’en avons besoin maintenant.
Nous chercher noise ne sert qu’à empirer les choses,
Nous devrions plutôt nous aider mutuellement.
Il est inutile de discuter aussi âprement
Pour savoir qui m’hébergera ;
Votre première pensée devrait plutôt être
De m’héberger en un lieu tel
Que tous vous puissiez en profiter,
Que je n’abandonne point mon droit chemin. »
Pourtant chacun d’eux répète :
« C’est dans mon hôtel ! – Mais non, c’est chez moi !
– Vous ne dites toujours pas des choses sensées,
Fait le Chevalier ; à mon avis,
Le plus sage parmi vous agit encore en fou
Quand je vous entends vous chamailler sur de pareilles vétilles.
Vous devriez m’aider à avancer,
Mais vous voulez me faire subir des détours.
Si vous m’aviez tous, en bon ordre,
L’un après l’autre fait tout ce que je voulais,
Et accordé tout l’honneur et le service
Qu’il est possible de rendre à un homme,
Par tous les saints qu’on prie à Rome,
Je ne saurais à nul parmi vous meilleur gré de votre acte,
Dont j’aurais pu bénéficier,
Que des bonnes intentions qu’il recèle.
Que Dieu me donne joie et santé,
Vos bonnes intentions me redonnent bonheur et courage
Tout comme si chacun d’entre vous m’avait déjà accordé
Un très grand honneur et la preuve de sa bienveillance ;
Que l’on célèbre votre bonne pensée autant que votre beau geste ! »
Ainsi les subjugue-t-il tous et parvient-il à les apaiser.
Ils l’emmènent sur son chemin vers le lieu d’hébergement
Chez un chevalier fort aisé,
Et tous font de leur mieux pour le servir.
Tous lui accordent des marques de leur estime et, en le servant,
Ils lui firent maint témoignage de leur joie
Pendant toute la soirée, jusqu’à l’heure du coucher,
Car tous le portaient dans leur coeur.
Le lendemain, à l’heure du départ,
Chacun voulut l’accompagner,
Chacun lui fait l’offre de sa personne ;
Mais cela ne lui plaît point, il n’éprouve aucune envie
Que d’autres aillent avec lui,
A la seule exception des deux
Qu’il avait jusque là amenés avec lui :
Il se fit accompagner de ces derniers, et de personne d’autre.
Ce jour-là, depuis la matinée ils ont
Chevauché jusqu’à l’heure des vêpres
Sans trouver d’aventure.
En chevauchant au plus vite,
Ils ne sortirent que fort tard d’une forêt ;
Ayant franchi la lisière, ils virent une maison
Qui appartenait à un chevalier, et sa femme,
Qui semblait être une dame fort aimable,
Assise devant la porte.
Aussitôt qu’elle put les distinguer,
Elle se leva pour les accueillir ;
Le visage riant et joyeux,
Elle les salue et dit : « Soyez les bienvenus !
Je veux vous offrir l’hospitalité ;
Vous voilà logés, descendez donc de cheval !
– Dame, puisque vous l’ordonnez,
En vous remerciant, nous descendrons ;
Nous accepterons votre hospitalité cette nuit. »
Ils descendent de cheval et, à leur descente,
La dame fait emmener leurs chevaux,
Car elle avait une très belle maisnie.
Elle appelle ses fils et ses filles,
Et ils se présentèrent tout de suite :
Des jeunes gens courtois et avenants,
Et des chevaliers et de belles jeunes filles.
Elle ordonne aux uns d’ôter les selles
Des chevaux et de bien étriller ceux-ci.
Aucun n’ose la contredire,
Ils firent de bon gré ce qu’on leur demanda.
Elle fait désarmer les chevaliers ;
Ses filles se précipitent pour le faire ;
Dès qu’ils sont désarmés, elles leur offrent
A chacun un manteau court qu’ils doivent revêtir.
Et puis, directement, elles les amènent
A la maison (qui avait belle allure).
Mais le seigneur ne s’y trouvait pas ;
Il était dans la forêt et, avec lui,
Il avait deux de ses fils ;
Mais il ne tarda point à venir, et les gens de sa maison,
Dont les manières ne laissaient rien à désirer,
Franchirent vite le seuil de la porte afin d’aller à sa rencontre.
La venaison qu’il apporte ;
Ses enfants se dépêchent de la décharger et délier,
Et ils se mettent à lui raconter et à lui dire :
« Sire, sire, vous ne le savez pas,
Mais vous avez pour hôtes trois chevaliers.
– Dieu en soit loué ! », fait-il.
Le chevalier et ses deux fils
Expriment la grande joie que leurs procurent leur hôtes.
Et la maisonnée ne se contente pas de rester sans rien faire ;
Jusqu’au plus petit tous étaient disposés
A faire ce qui s’imposait :
Les uns courent hâter les préparatifs du repas,
Les autres s’occupent des chandelles,
Ils les allument et les enflamment ;
Ils prennent des serviettes et des bassins
Ainsi que de l’eau afin qu’on puisse se laver les mains :
Ils n’en sont point avares !
On se lave les mains et on va s’asseoir ;
Rien dans cette maison
N’était lourd à supporter ni pénible.
Pendant qu’ils mangeaient le premier mets, il se produisit
Une surprise : l’arrivée dans la cour d’un chevalier
Plus orgueilleux qu’un taureau –
Animal connu pour son grand orgueil.
Il se présenta armé de pied en cap,
Assis sur son destrier.
Il appuyait une jambe sur l’étrier
Et il avait mis l’autre jambe
(Afin de paraître élégant et pour se donner un maintien)
Sur le col du destrier à la belle crinière.
C’est bien ainsi qu’il se présenta.
Mais personne ne fit le moindre cas de lui
Avant qu’il ne vînt devant la table et ne dît aux gens :
« Lequel de vous est-ce – je veux le savoir –
Qui étale tant de folie et d’orgueil
Et manque tant de bon sens
En venant en ce pays et en rêvant
De passer au Pont de l’Epée ?
En vain il s’est donné cette peine,
En vain il a perdu ses pas. »
Et celui qui, visé par ces sarcasmes, n’en perdit
Pour autant son calme, lui répond dignement :
« Je suis celui qui veut passer le Pont.
– Toi ? toi ? Comment osas-tu le penser ?
Tu aurais mieux fait de réfléchir,
Avant d’entreprendre de faire pareille chose,
Aux conséquences et aux résultats
Qu’elle risquerait d’entraîner pour toi,
Et tu aurais dû te souvenir
De la charrette où tu montas un jour.
Je ne sais pas vraiment si tu as honte
D’y avoir été promené,
Mais, c’est chose certaine, aucun homme vraiment sensé
N’aurait entrepris de réaliser un exploit aussi grand
Si l’on avait eu à lui reprocher un acte à ce point blâmable. »
Celui qui entendit dire ces choses
Ne daigne y répondre par un seul mot ;
Mais le seigneur de la maison
Et tous les autres avaient bien raison
De s’étonner au plus haut degré.
« Ah ! Dieu, quelle grande mésaventure !
Se dit chacun à soi-même,
Que l’heure où l’on pensa à une charrette
Et à la faire soit maudite,
Car c’est une vile et méprisable chose.
Ah ! Dieu, de quoi fut-il donc accusé ?
Et pourquoi fut-il mené sur une charrette ?
Pour quel péché ? Pour quel crime ?
Cela lui sera à tout jamais reproché.
Si seulement il était libre de cet opprobre,
Aussi loin que s’étend la surface du monde
On ne trouverait un seul chevalier,
Pour preux qu’il fût,
Dont la valeur ressemblât à la sienne,
Et quiconque rassemblerait tous les chevaliers ensemble
N’en verrait aucun qui fût aussi beau ni aussi noble que lui,
Pourvu qu’on dise la vérité. »
D’un avis commun tous répètent la même chose.
Et l’autre, fort orgueilleusement,
Recommença à parler,
Et il dit : « Chevalier, écoute-moi bien,
Toi qui te diriges vers le Pont de l’Epée :
Si tu le veux, tu passeras l’eau
Très facilement et sans difficulté.
Je te ferai traverser l’eau rapidement
Dans une barque.
Mais si j’ai envie d’exiger de toi un péage,
Quand je te tiendrai de l’autre bord,
Je te prendrai la tête, si je le veux,
Ou si je ne te la prends pas, tu resteras quand même à ma merci. »
Et lui répond qu’il ne cherche
Nullement son propre malheur :
Sa tête ne sera jamais l’enjeu d’une aventure
Aussi risquée, même si un malheur devait se produire.
Et l’autre lui réplique à son tour :
« Puisque tu refuses ce que je te propose,
Il faudra, afin que soit déterminé qui, de toi ou de moi, aura
La honte et le deuil de ta décision, que tu viennes dehors
Pour te mesurer contre moi dans un combat singulier. »
Et lui, entrant dans son jeu, dit :
« Si je pouvais refuser ce défi,
Je m’en passerais bien volontiers ;
Mais en vérité je préférerais me battre
Plutôt que me voir obligé peut-être à faire pire encore. »
Avant de se lever
De la table où il se trouvait assis,
Il dit aux valets qui le servaient
De seller au plus vite son cheval,
Et d’aller chercher ses armes
Afin de les lui porter.
Ils s’exécutent avec tant de zèle qu’ils en perdent le souffle
A la tâche ; les uns s’efforcent de lui mettre son armure,
Les autres amènent son cheval ;
Et sachez-le bien : il ne paraissait vraiment pas,
Lorsqu’on le voyait avancer au pas,
Armé de toutes ses armes
Et tenant par les sangles le bouclier,
Une fois monté sur son destrier,
Que l’on aurait tort
De le compter parmi les beaux et parmi les bons.
On voyait, au contraire, qu’ils étaient bien à lui,
Le cheval, tant il lui convenait,
Et le bouclier qu’il tenait
Bien serré contre son bras par les sangles ;
Et il avait le heaume lacé et
Si parfaitement rajusté à sa tête
Qu’il ne vous viendrait jamais à l’esprit de songer
Qu’il aurait pu être emprunté à autrui ;
Vous diriez plutôt, tant il vous aurait plu,
Qu’il semblait y avoir poussé tout naturellement ;
Je vous prie de bien vouloir croire ce que j’affirme là.
A l’extérieur, dans une lande,
Se trouve celui qui demande la joute :
C’est là que le combat aura lieu.
Dès que les deux adversaires se voient l’un et l’autre,
Ils foncent l’un sur l’autre à bride abattue,
Si bien que leur rencontre est rapide et rude,
Et ils échangent de tels coups de lance
Que celles-ci ploient en arceau
Et, toutes deux, elles volent en éclats ;
Avec leurs épées, ils abîment boucliers,
Heaumes et hauberts ; _Ils tranchent dans les bois, ils brisent les fers,
Et par des brèches ainsi ouvertes ils s’infligent des blessures ;
Les coups qu’ils échangent dans leur colère
Semblent être les paiements rendus selon les termes d’un contrat ;
Mais très souvent leurs épées
Atteignent en se glissant la croupe des chevaux :
Elles s’abreuvent à volonté de sang
En frappant ces derniers jusque dans leurs flancs,
Au point que les deux bêtes, abattues, en tombent mortes.
Après leur chute à terre,
C’est à pied qu’ils se ruent l’un contre l’autre ;
Et ils se haïraient à mort
Qu’en vérité les coups d’épée qu’ils se donnent
Ne seraient pas plus cruels.
Ils se frappent avec plus de vivacité que celle
Dont fait preuve le frénétique qui jette ses deniers
En ne cessant jamais de jouer,
Dans l’espoir vain de doubler sa mise aussi souvent qu’il perd ;
Mais leur jeu à eux était bien différent,
Puisqu’ils n’avaient pas le luxe de perdre un seul coup ;
Il n’y avait que des coups qui portaient et une lutte
Très farouche – dangereuse et bien cruelle.
Ceux de la maison était tous sortis :
Seigneur, dame, filles et fils,
De sorte que personne ne resta, ni celle-ci ni celui-là,
Qu’il appartînt ou pas à la maisnie,
Ils s’étaient au contraire tous rangés
Afin de regarder le combat
Au milieu de cette vaste lande.
Le Chevalier de la Charrette
S’accuse de lâcheté et de couardise
Quand il voit que son hôte le regarde ;
Et il se rend bien compte que les autres,
Tous ensemble, ne le quittent pas des yeux.
De colère son corps tout entier se met à trembler,
Car il aurait dû, pense-t-il,
Depuis longtemps déjà avoir vaincu
Celui qui se bat contre lui.
Alors il se met à frapper l’adversaire de telle sorte
Que ses coups d’épée pleuvent autour de sa tête,
Et il fond sur lui comme une tempête
En le serrant de si près et en lui disputant si âprement le champ
Qu’il lui enlève du terrain ;
Il le contraint à céder tant de terrain et il le malmène tellement
Qu’il est sur le point de perdre son souffle,
Et il ne lui reste plus guère de force pour se défendre.
C’est alors que le Chevalier se rappelle
Que l’autre avait agi fort vilainement
En lui reprochant la charrette.
Il le contourne et le harcèle de telle sorte
Qu’il ne lui laisse intacts
Ni lacets ni sangles autour du col de son haubert ;
Et il lui fait voler de la tête
Son heaume et fait tomber par terre sa ventaille.
Il le fait tellement souffrir et le torture tant
Qu’il ne lui reste qu’à demander merci,
Tout comme l’alouette qui ne peut pas
Résister aux assauts de l’émerillon,
Ni trouver nulle part un refuge sûr,
Parce que celui-ci ne cesse de la doubler et de la dominer ;
Aussi, tout couvert de honte,
Va-t-il supplier et implorer
Merci, car il ne saurait trouver mieux à faire.
Lorsque l’autre entend qu’il implore
Sa grâce, il cesse de l’atteindre et de le frapper,
Et il dit : « Veux-tu que je t’épargne ?
– Vous avez parlé en homme fort sage,
Fait-il, un fou ne s’exprimerait pas autrement ;
Jamais je ne voulus rien autant
Qu’obtenir ma grâce en ce moment. »
Et il dit : « Il te faudra
Monter sur une charrette.
Il ne te serait d’aucun secours du tout
De me raconter quoi que ce soit,
Si tu refusais de monter sur la charrette,
Parce que ta bouche fit preuve de grande folie
En me reprochant insolemment d’y être monté. »
Et le chevalier lui répond :
« Qu’à Dieu ne plaise que j’y monte !
– Non ?, fait l’autre, alors tu vas mourir ici même.
– Sire, vous pourriez bien me tuer,
Mais, pour Dieu, je vous supplie et vous demande
Grâce, à condition que je n’aie point
A monter sur la charrette.
J’accepte d’avance toute sentence,
Hormis celle-là, pour dure et pénible qu’elle soit.
J’aimerais mieux mourir cent fois
Plutôt que subir pareil malheur.
Il n’y a rien d’autre que vous puissiez exiger de moi
Qui soit d’une nature telle que je refuserais de le faire
Si je pouvais ainsi obtenir votre pardon et votre grâce. »
Pendant qu’il implore sa merci,
Voilà qu’en plein milieu de la lande
Une demoiselle arrive à l’amble
Montée sur une mule fauve,
Toute ébouriffée, ses vêtements et ses cheveux en désordre ;
Et elle tenait un fouet à la main
Dont elle cinglait sans pitié sa mule,
Si bien qu’en vérité nul cheval
En galopant n’irait aussi vite
Que cette mule-là qui courait à l’amble.
Au Chevalier de la Charrette
La demoiselle dit : « Que Dieu donne,
Chevalier, à ton coeur parfaite joie
Et jouissance de la chose qui fait tes plus grandes délices ! »
Celui qui l’avait écoutée avec plaisir
Lui répond : « Que Dieu vous bénisse,
Demoiselle, et vous donne joie et santé ! »
Alors celle-là lui dit ce qu’elle a sur le coeur :
« Chevalier, fait-elle, je suis venue
De loin et par besoin jusqu’ici
Auprès de toi, pour demander un don
En échange duquel le prix et la récompense que j’offrirai
Seront aussi grands qu’il m’est possible de faire ;
Et tu auras un jour besoin
De mon secours, je pense. »
Et il lui répond : « Dites-moi
Ce que vous voulez, et si je peux vous l’accorder,
Vous l’aurez sans délai,
Pourvu que ce ne soit rien de trop pénible. »
Et elle dit : « Il s’agit de la tête
De ce chevalier que tu as vaincu ;
A dire vrai, tu ne trouvas jamais
Un être aussi traître et déloyal que lui.
Tu ne commettras aucun péché ni ne feras de mal
En m’accordant ce don, tu feras au contraire un acte de charité,
Car c’est l’individu le plus déloyal
Qui fût jamais ou qu’on puisse un jour rencontrer. »
Et lorsque le vaincu
Entendit qu’elle veut que l’autre le tue,
Il lui dit : « Ne la croyez pas,
Car elle me déteste ; mais je vous en prie,
Ayez pitié de moi,
Au nom de ce Dieu qui est Fils et Père
Et qui fit Sa mère de celle
Qui était Sa fille et Sa servante !
– Ah ! Chevalier, fait la demoiselle,
Ne crois pas ce traître.
Que Dieu t’accorde joie et honneur
Tant que tu pourrais le désirer,
Et qu’Il t’octroie de réussir entièrement
La mission que tu t’es choisie ! »
Alors le Chevalier, pris par des doutes,
Demeure là, immobilisé, en train de réfléchir :
Va-t-il enfin faire cadeau de la tête
A celle qui le somme de la couper,
Ou va-t-il faire preuve de charité envers l’autre
De sorte qu’il prendra pitié de lui ?
Il veut faire à l’un et à l’autre
Ce qu’ils lui demandent :
Largesse et Pitié le commandent
De les traiter bien tous les deux,
Et lui-même était généreux et compatissant.
Mais si la demoiselle emportait la tête,
C’est Pitié qui serait vaincue et détruite ;
Et si elle ne l’emporte point,
Ce sera la défaite de Largesse.
Voilà la prison, la détresse
Où Pitié et Largesse l’ont enfermé,
Angoissé et tourmenté.
La demoiselle veut qu’il lui donne
La tête qu’elle lui réclame ;
En revanche l’autre en appelle pour qu’il lui fasse grâce,
A son sens de la pitié et à la noblesse de son coeur.
Et puisqu’il lui avait bel et bien requis
Merci, pourquoi ne l’aurait-il donc pas ?
Certes, il ne lui arriva jamais
Qu’à aucun adversaire, pour ennemi qu’il fût,
Une fois vaincu par lui
Et lui criant merci,
Il ne lui était jamais encore arrivé
De lui refuser sa grâce une première fois,
Mais pas plus qu’une seule fois.
Ainsi ne la refusera-t-il pas
A cet homme-ci qui ne cesse de l’implorer et de le prier,
Puisque telle est sa coutume.
Et celle qui veut la tête,
L’aura-t-elle ? Oui, s’il peut la lui donner.
« Chevalier, fait-il, il te faut
Derechef combattre contre moi,
Et je t’accorderai la grâce exceptionnelle,
Si tu acceptes de défendre ta tête,
De te laisser reprendre
Une deuxième fois ton heaume, et t’armer
Tout à loisir la tête et le corps
Le mieux que tu pourras.
Mais sache-le bien : tu mourras
Si à nouveau je te vaincs. »
Et l’autre répond : « Je ne cherche pas mieux,
Ni ne te demande d’autre grâce.
– Et je t’accorde aussi ceci comme avantage considérable,
Fait-il, à savoir qu’en me combattant
Contre toi, je ne bougerai point
De l’endroit où je suis à présent. »
L’autre se prépare et, tous deux, ils s’affrontent
Dans le combat comme des furieux ;
Mais la nouvelle victoire
Du Chevalier fut plus rapide et facile
Que celle qu’il avait remportée auparavant.
Et à l’instant la demoiselle
Crie : « Ne l’épargne pas,
Chevalier, quoi qu’il te dise,
Car il ne t’aurait certainement pas épargné
S’il avait eu l’occasion de te vaincre.
Sache-le bien : si tu acceptes de le croire,
Il te trompera une fois de plus.
Tranche la tête à l’homme le plus déloyal
De l’empire et du royaume,
Noble Chevalier, et donne-la-moi.
Tu feras bien de me la donner,
D’autant plus que je saurai bien te récompenser,
Je crois, un jour de l’avoir fait ;
S’il le peut, il te trompera
De nouveau avec ses discours. »
Celui qui voit que sa mort s’approche
Lui crie merci haut et fort ;
Mais ses cris ne valent rien,
Ni nul mot qu’il sache lui dire ;
L’autre le tire vers lui par le heaume
Et lui en coupe tous les lacets :
Sa ventaille et sa coiffe argentée,
Il les lui fait sauter de sa tête.
De plus en plus désespéré, il l’implore :
« Grâce, pour l’amour de Dieu ! Grâce, brave chevalier !
Celui-ci répond : « Par le salut de mon âme,
Jamais plus je n’aurai pitié de toi,
Puisqu’une fois déjà je t’ai accordé un répit.
– Ah ! fait-il, vous feriez un péché
Si vous ajoutiez foi à ce que dit mon ennemie
Et me faisiez mourir de cette manière-là. »
Et celle qui désire sa mort
L’exhorte de son côté
Qu’il fasse vite pour lui trancher la tête
Et qu’il cesse de croire ce qu’il lui dit.
Il frappe, et la tête s’envole
Au milieu de la lande et le corps s’effondre ;
Tout cela plaît fort à la demoiselle.
Le Chevalier ramasse la tête
Par les cheveux et la tend
A celle qui ne cache pas sa grande joie
Et qui dit : « Que ton coeur connaisse la joie
De posséder la chose qu’il voudrait le plus,
Tout comme, à présent, le mien par rapport
A la chose que je voulais le plus.
Je ne souffrais de rien
Sauf du fait qu’il vivait toujours si longtemps.
Une récompense de ma part t’attend,
Et elle te sera donnée en un temps très opportun pour toi.
Tu profiteras grandement de ce service
Que tu m’as rendu, je m’en porte garante.
Je m’en irai maintenant, et je te recommande
A Dieu : qu’Il te protège de tout péril. »
La demoiselle le quitte alors,
Et ils se sont recommandés l’un et l’autre à Dieu.
Mais tous ceux qui, au milieu de la lande,
Ont vu le combat,
Sentent monter en eux une très grande joie ;
Ils se dépêchent de désarmer
Le Chevalier le plus joyeusement du monde
Et ils lui font tous les honneurs dont ils sont capables.
Ils se relavent les mains,
Car ils voulaient se remettre à table ;
A présent ils sont bien plus gais que de coutume,
Et ils mangent avec une grande allégresse.
Lorsqu’ils eurent fini de manger avec toute la lenteur requise,
Le vavasseur dit à son hôte
Qui était assis à ses côtés :
« Sire, voilà longtemps que nous vînmes
Ici du royaume de Logres.
Nous en sommes natifs, et nous voudrions
Qu’honneur vous fût rendu et que grand profit
Et joie fussent votre partage en ce pays, et voulons
Que nous-mêmes puissions en tirer avantage avec vous,
Et maint autre trouverait profit
Si honneur et succès vous accompagnaient
Au cours de votre entreprise. »
Et l’autre de répondre : « Je le savais déjà. »
Quand le vavasseur eut cessé
De parler et que sa voix se fut tue,
Alors l’un de ses fils se mit
A lui dire : « Sire,
Nous devrions mettre à votre service tous nos moyens,
Et donner au lieu de promettre seulement ;
Si vous aviez besoin de prendre ce que nous vous offrons,
Nous ne devrions plus attendre
Que vous nous en fassiez la demande formelle.
Sire, ne vous inquiétez pas
De la mort de votre cheval,
Car ici il ne manque pas de chevaux bien forts ;
Je désire tant que vous fassiez vôtre ce qui est à nous :
Vous en prendrez le meilleur de chez nous
A la place du vôtre, car vous en avez vraiment besoin. »
Et il répond : « Bien volontiers. »
Alors on fait préparer les lits,
Et ils se couchent. Dès qu’il fait jour,
Au petit matin, ils se lèvent et préparent leur départ.
Les voilà prêts à partir, ils se retournent.
Au moment de partir, il ne commet nulle infraction à l’étiquette :
Il prend solennellement congé de la dame
Et du seigneur, ainsi que de tous les autres.
Mais je vais vous raconter une chose
Parce que je ne néglige aucun détail ;
C’est que le Chevalier ne voulut pas
Monter sur le cheval qu’on lui avait prêté
Devant la porte ;
Il y fit monter – je tiens à vous le conter –
Un des deux chevaliers
Qui étaient venus avec lui.
Et il monte sur le cheval de celui-là,
Car cela lui plaisait et c’était là ce qu’il voulait.
Lorsque chacun eut pris place sur son cheval,
Ils se mirent en route tous les trois
Avec l’autorisation et la permission
De leur hôte, qui les avait servis
Et honorés autant qu’il le pouvait.
Ils suivent le droit chemin
Jusqu’au déclin du jour
Et ils arrivent devant le Pont de l’Epée
Après l’heure de none, vers la vêprée.
Aux abords du redoutable pont,
Ils sont descendus de cheval,
Et contemplent l’eau traîtresse,
Noire, bruyante, rapide et impétueuse,
D’apparence si laide et si sinistre
Qu’on aurait dit la rivière du diable,
Et si périlleuse et si profonde
Que toute créature en ce monde.
Si elle y était tombée,
Aurait été perdue comme dans l’océan.
Et le pont jeté à travers le torrent
Etait différent de tous les autres ;
Jamais il n’y en a eu de tel
Et jamais, si vous me le demandez,
Il n’y aura pont avec un tablier si effrayant :
Fait d’une épée fourbie et blanche,
Le pont surplombait l’eau glaciale ;
La lame était bien trempée et solide
Et avait deux lances de long.
A chacune des deux extrémités
Elle était attachée à un billot de bois.
Ne craignez pas que le Chevalier tombe à l’eau
Parce que l’épée va ployer et se rompre,
Car elle était si bien forgée
Qu’elle pouvait porter un lourd fardeau.
Mais ce qui achève de consterner
Les deux compagnons du Chevalier,
C’est qu’ils croyaient voir
Deux lions ou bien deux léopards
Enchaînés à un bloc de pierre
De l’autre côté du pont.
L’eau torrentueuse, l’épée servant de pont,
Les deux lions les effrayent tellement
Qu’ils tremblent tous deux de peur
Et disent : « Messire, écoutez
Nos conseils au sujet de ce que vous voyez,
Car vous en avez bien besoin :
Ce pont est mal construit et ajusté
Et fort mal charpenté.
Si vous ne vous repentez pas à temps,
C’est trop tard que vous allez vous repentir.
Il convient de faire certaines choses
En prévoyant les conséquences.
Même si vous parveniez à gagner l’autre côté –
Ce qui paraît aussi impossible
Que de maîtriser les vents
Et leur défendre de souffler,
Que d’empêcher les oiseaux de chanter
Au point qu’ils y renoncent,
Que de rentrer dans le ventre maternel
Pour renaître plus tard,
Ou bien vider la mer de son eau,
Autant d’impossibilités –
Pensez-vous, imaginez-vous
Que ces deux lions sauvages,
Enchaînés de l’autre côté
Ne vous déchireront pas à belles dents,
Ne suceront pas votre sang, ne dévoreront pas
Votre chair et ne rongeront pas vos os ?
Rien que de les regarder
Fait appel à toute notre hardiesse.
Si vous ne songez pas à votre sécurité,
Ils vous tueront, n’en doutez pas ;
Ils auront tôt fait de vous rompre et arracher
Les membres du corps,
Car ils ne vont pas vous faire grâce.
C’est à vous d’avoir pitié de vous-même,
Restez donc avec nous !
Vous seriez coupable envers vous-même
De vous exposer volontairement
A une mort certaine. »
Et le Chevalier de leur répondre en souriant :
« Seigneurs, je vous remercie
D’être si préoccupés à mon sujet,
Votre amitié et votre loyauté vous inspirent.
Je sais bien que d’aucune façon
Vous ne désirez que malheur m’arrive ;
Mais j’ai telle foi et telle croyance
En Dieu qu’Il me protégera n’importe où.
Je ne crains ni ce pont ni ce torrent
Davantage que la terre ferme des deux rives ;
Je vais donc risquer l’aventure
Et m’engager sur le pont.
Je préfère la mort à battre en retraite. »
Ses deux compagnons ne savent plus que dire,
Mais ils soupirent et versent des larmes
Abondantes, l’un et l’autre.
Lui s’apprête à traverser
Le gouffre au mieux qu’il sait.
Il agit alors de manière bien étrange,
Car il désarme ses mains et ses pieds.
Il ne parviendra pas en face
En très bon état !
Il est arrivé à se maintenir,
Les mains et les pieds nus,
Sur l’épée plus affilée qu’une faux.
Il n’avait laissé sur ses pieds
Ni souliers, ni chausses, ni avant-pied ;
Il ne s’effrayait pas trop
De se blesser aux mains et aux pieds ;
Il eût préféré se mutiler
Que tomber du pont et être immergé
Dans une eau dont il ne serait jamais sorti.
A grande douleur,
Et à grande détresse, comme prévu il avance ;
Il se blesse aux mains, aux genoux et aux pieds,
Mais Amour qui le conduit et mène
Calme ses souffrances –
D’ailleurs souffrir lui est doux.
Rampant sur ses mains, pieds et genoux,
Il parvient à joindre l’autre côté.
Mais il se souvient
Des deux lions qu’il croyait
Avoir vus quand il se trouvait en face.
Il regarde de nouveau
Et n’aperçoit pas même un lézard,
Nulle créature capable de lui faire du mal.
Plaçant sa main devant son visage,
Il scrute son anneau et se rend compte,
Quand il ne voit aucun des deux lions
Qu’il pensait avoir aperçus,
Qu’il avait été victime d’un enchantement,
Car devant lui ne se trouvait rien de vivant.
Ses deux compagnons sur l’autre rive
Naturellement se réjouissent
De le voir de l’autre côté,
Mais ils ne savent pas combien il s’est blessé.
Le Chevalier pense avoir beaucoup gagné
Quand ses blessures ne sont pas plus graves.
Il étanche le sang qui coule de ses plaies
A l’aide de sa chemise.
Devant lui il voit s’élever une tour
Si formidable que de ses yeux
Il n’en avait jamais vu de pareille :
Elle n’aurait pu être plus imposante.
Appuyé à une fenêtre
Se tenait le roi Bademagu,
Un monarque épris
D’honneur et de vertu ;
Surtout il entendait agir
Loyalement en toute circonstance.
Et son fils, qui s’efforçait partout et toujours
De se conduire à l’opposé de son père,
(Car d’être déloyal lui plaisait,
Et jamais il ne se lassait
De commettre vilenie,
Trahison ou félonie)
S’était accoudé près de lui.
Père et fils avaient vu au-dessous d’eux
Le Chevalier cheminer le long du pont
A grand-peine et à grande douleur.
De déplaisir et de colère
Méléagant est devenu tout pâle.
Il est certain maintenant
Qu’on va lui disputer la reine,
Mais il était si vaillant chevalier qu’il ne craignait
Nul homme, fût-il fort et hardi à l’excès.
Personne ne l’aurait surpassé en chevalerie,
S’il n’avait été si déloyal et si félon ;
Mais il avait un coeur de pierre,
Vide de douceur et de pitié.
Ce qui plaît au roi et le rend heureux
Exaspère son fils.
Le roi sait fort bien
Que celui qui a passé le pont
Est supérieur à tous les autres,
Et que nul n’aurait osé le traverser
Si en lui dormait et reposait
Lâcheté, celle qui déshonore les siens
Plus que Prouesse n’honore les vaillants.
Prouesse a donc moins de pouvoir
Que Lâcheté et Paresse,
Tant il est vrai
Qu’il est plus aisé de faire le mal que le bien.
De Lâcheté et de Prouesse je vous parlerais
Bien plus, si je ne craignais de m’attarder ;
Mais j’ai autre chose à considérer,
Car je veux retourner à mon récit.
Vous allez entendre
Comment le roi sermonne son fils :
« Fils, fait-il, c’est par hasard
Que nous sommes venus, toi et moi,
Nous accouder à cette fenêtre.
Nous en avons été si bien récompensés
Que nous avons assisté pleinement
Au plus grand exploit
Qui fût jamais accompli même en pensée.
Or dis-moi si tu n’admires pas
L’auteur d’un tel exploit ?
Fais ta paix avec lui
Et rends-lui la reine !
Tu ne gagneras rien à te battre contre lui,
Tu pourrais même y perdre grandement.
Fais-toi donc tenir pour un homme sensé
Et courtois. Envoie-lui
La reine avant qu’il ne te voie.
Honore-le de telle façon en ta terre
Que ce qu’il est venu quérir
Tu lui donnes avant qu’il ne le demande.
Tu sais bien
Qu’il est en quête de la reine Guenièvre.
Ne te fais pas tenir pour sot,
Fou, ou arrogant.
Du moment qu’il se trouve seul en ta terre,
Tu dois lui tenir compagnie.
Un prud’homme doit se montrer accueillant
Envers tout autre prud’homme, l’honorer,
Le traiter courtoisement, et non lui battre froid.
Celui qui honore les autres s’honore lui-même :
Sache que l’honneur rejaillira sur toi,
Si tu rends service et honneur
A celui qui est sans conteste
Le meilleur chevalier du monde. »
Méléagant répond : « Que Dieu me confonde
S’il n’en existe pas d’aussi bon ou de meilleur ! »
Son père eut tort de l’oublier,
Car il ne se juge pas inférieur au Chevalier.
Il enchaîne : « Pieds joints et mains jointes,
Peut-être voulez-vous que je devienne
Son vassal et tienne ma terre de lui ?
Que Dieu me soit en aide, je préférerais devenir
Son homme que de lui rendre
La reine ! Que Dieu me garde
De la lui rendre à si peu de frais !
Certes, je n’entends pas la rendre,
Mais la disputer et la défendre
Contre tous ceux assez fous
Pour oser venir la quérir. »
Alors le roi revient à son idée :
« Fils, tu te conduirais en homme courtois
Si tu renonçais à cette folie.
Je te conseille et te prie de te calmer.
Tu sais bien que ce Chevalier
Se couvrira de gloire s’il conquiert la reine
En luttant contre toi.
Il préfère l’obtenir
Comme prix d’un combat plutôt qu’en cadeau,
Car ce serait pour lui un titre de gloire.
Il me paraît certain qu’il n’est pas parti en quête
Pour la recevoir paisiblement,
Il entend l’obtenir à la suite d’un combat.
Tu serais bien inspiré
Si tu le privais d’un tel combat ;
Je souffre de te voir si déraisonnable,
Mais si tu rejettes mes conseils,
J’aurai moins de regrets s’il t’arrive malheur ;
Et il pourra bientôt t’en cuire,
Car le Chevalier n’a personne
A redouter à part toi.
Je lui accorde trève et sauvegarde,
Au nom de tous mes vassaux et au mien.
Jamais je n’ai commis de déloyauté,
De trahison ni de félonie,
Et je ne commencerai pas à en commettre
Ni pour toi ni pour tout autre.
C’est sans ambiguïté aucune
Que je vais promettre à ce Chevalier
Qu’il n’aura besoin de rien,
Armes ou cheval, qu’il ne le reçoive,
Du moment qu’il a eu la hardiesse
De venir jusqu’ici.
Il sera protégé
Et sa vie assurée contre tous,
Sauf contre toi.
Apprends – je le veux –
Que s’il peut se défendre contre toi
Il n’aura personne d’autre à craindre.
– J’ai tout loisir de vous écouter,
Fait Méléagant, et de me taire,
Et vous direz ce qu’il vous plaira.
Mais peu me chaut tout ce que vous dites ;
Je ne suis pas si ermite,
Si plein de compassion et de charité,
Que je sois prêt à trouver honorable
De lui céder la femme que j’aime le plus au monde.
Et son affaire est loin d’être conclue
Si tôt et si aisément.
Les choses prendront un cours
Tout opposé à celui que vous envisagez tous deux.
Même si vous l’aidez contre moi,
Ce n’est pas une raison pour nous fâcher, vous et moi.
Qu’il ait paix et trève de vous et tous vos hommes,
Importe bien peu.
Cela ne m’intimide pas du tout.
Au contraire cela me plaît beaucoup, et Dieu en soit loué,
Qu’il n’ait que moi à craindre.
Ne faites donc rien pour moi
Qui puisse vous faire accuser
De déloyauté ou de trahison.
Soyez bon tant que vous voudrez
Et permettez-moi par contre d’être méchant.
– Comment ? Tu ne vas pas changer d’avis ?
– Non, répond Méléagant. – Je ne t’en dirai pas davantage.
Fais de ton mieux, car je te laisse
Pour aller parler au Chevalier.
J’entends lui offrir aide
Et conseil en tout ce qui le concerne,
Comme étant entièrement à sa disposition. »
Le roi descendit de la tour
Et fait amener son cheval,
C’était un grand destrier ;
Il monte par l’étrier,
Menant avec lui trois chevaliers
Et deux sergents
En tout et pour tout.
Ils n’arrêtèrent pas leur descente
Avant d’être arrivés près du pont.
Le Chevalier continuait à étancher
Ses plaies et à en ôter le sang.
Le roi pense l’avoir longtemps pour hôte,
Avant que ses blessures ne soient guéries,
Mais autant compter assécher
L’eau de la mer.
Le roi met rapidement pied à terre
Et celui qui était grièvement blessé
S’est immédiatement redressé à son approche,
Non qu’il le reconnaisse,
Et sans révéler la souffrance
Qu’il ressentait aux pieds et aux mains,
Se comportant comme s’il était indemne.
Le roi voit qu’il fait de son mieux
Et s’empresse de le saluer.
« Messire, lui dit-il, je m’étonne grandement
Qu’en mon pays
Vous ayez pu pousser jusqu’ici.
Mais soyez le bienvenu,
Car jamais plus personne n’osera pareille entreprise,
Et jamais il n’arriva ni arrivera
Que quelqu’un soit assez hardi
Pour vouloir s’exposer à un tel péril.
Sachez que je vous estime d’autant plus
Que vous avez accompli
Ce que personne n’oserait faire, même en pensée.
Vous me trouverez bien disposé
Envers vous, loyal et courtois.
Je suis roi de ce pays,
Et vous offre sans restriction
Mes conseils et mon aide.
Je crois bien deviner
Que l’objet de votre quête
C’est la reine.
– Sire, fait le Chevalier, vous devinez juste.
Aucune autre raison ne m’amène ici.
– Ami, vous auriez bien du mal
Avant de l’obtenir, réplique le roi.
Vous êtes grièvement blessé :
Je vois vos plaies et le sang qui coule.
Ne comptez pas sur la bienveillance
De celui qui a conduit la reine ici,
Ni qu’il vous la rende sans combat.
Vous avez besoin de repos
Et de soins pour vos blessures
Pour en amener la guérison.
De l’onguent aux trois Maries
Vous donnerai-je, ou d’un remède encore meilleur
Si on peut en trouver, car je désire vivement
Votre confort et votre guérison.
La reine a si bonne prison
Que personne ne touche à elle,
Pas même mon fils qui l’amena ici ;
Il s’en irrite fort.
Jamais homme ne fut aussi déraisonnable
Ni aussi enragé que lui.
Mais moi, je suis bien disposé envers vous,
Et vous donnerai, que Dieu me soit en aide,
Bien volontiers ce qu’il vous faut.
Mon fils n’aura de si bonnes armes
Que je ne vous en donne d’aussi bonnes,
Ce qui n’aura guère l’heur de lui plaire.
Vous aurez le destrier qui vous conviendra.
Je vous prends sous ma protection
Envers et contre tous, s’en indigne qui voudra.
Vous n’aurez à craindre personne,
Sauf seulement celui
Qui amena la reine ici.
Personne n’a jamais menacé
Un autre homme comme je l’ai menacé, lui.
Pour un peu je l’aurais chassé
De mon royaume, tellement j’étais en colère
Parce qu’il ne veut pas vous rendre la reine.
Et pourtant c’est mon fils ; mais soyez sans crainte,
S’il ne vous vainc en combat,
Il ne pourra pas, du moment que je m’y oppose,
Vous faire tort même d’une maille.
– Je vous remercie, sire, répond le Chevalier,
Mais je gaspille et perds mon temps,
Que je ne tiens nullement à perdre et à gaspiller.
Je ne me plains de rien
Et je n’ai pas de blessure qui me gêne.
Conduisez-moi donc à votre fils,
Car avec les seules armes que je porte
Je suis prêt dès maintenant
A donner et à recevoir des coups.
– Mon ami, vous feriez mieux d’attendre
Quinze jours ou trois semaines,
Jusqu’à ce que vos plaies soient cicatrisées ;
Un repos de quinze jours au moins
Vous serait très profitable.
Pour rien au monde je ne permettrais
Ni n’accepterais
Qu’armé et équipé comme vous êtes
Vous combattiez en ma présence. »
Et le Chevalier répond : « Si seulement vous le vouliez,
Il ne serait pas question d’autres armes,
Car volontiers avec celles que je porte
Je combattrais, sans réclamer
Qu’il y eût le moindre
Répit ou délai.
Mais pour vous plaire
J’attendrai jusqu’à demain.
Au delà de ce terme, inutile d’en parler,
Car je n’attendrai pas davantage. »
Le roi lui promet
Que tout se passera selon sa volonté.
Il le fait alors mener à sa demeure
Et il commande à tous ceux qui l’accompagnent
D’être à ses ordres.
Les gens de Bademagu obéissent.
Et le roi, qui rêvait d’arriver à un accord
Si c’était possible,
Revint trouver son fils ;
Il lui parle en homme qui voudrait
La paix et une bonne entente.
« Beau fils, dit-il, entends-toi
Avec ce Chevalier et renonce à le combattre !
Il n’est pas venu chez nous pour s’amuser,
Pour tirer de l’arc ou se livrer à la chasse,
Mais bel et bien en quête de prouesse
Et pour accroître sa renommée.
Pourtant il aurait grand besoin de repos,
Comme je l’ai constaté de mes yeux.
S’il m’avait écouté,
Ni ce mois-ci, ni le prochain,
Il n’aurait envie de combattre,
Mais il en a déjà le désir.
Si tu lui rends la reine,
Crois-tu te déshonorer ?
Tu n’as pas à le craindre
Car personne ne t’en blâmerait.
Mais c’est un péché que de retenir
Une chose où l’on n’a aucun droit.
Il se serait volontiers battu
Aujourd’hui même,
Pourtant ses mains et ses pieds sont en triste état,
Tout blessés et entaillés qu’ils sont.
– Vous vous préoccupez de sottises,
Dit Méléagant à son père,
Et par la foi que je dois à saint Pierre
Je ne compte pas vous écouter en cette affaire.
Certes, je mériterais d’être écartelé
Entre quatre chevaux si je vous écoutais.
S’il cherche à être honoré, moi je le cherche aussi,
S’il cherche à être prisé, c’est aussi mon cas ;
S’il désire à toute force se battre,
Je le désire cent fois plus.
– Je vois bien que tu es décidé à agir follement,
Fait le roi, et à en subir les conséquences.
Demain tu te mesureras avec le Chevalier,
Puisque tu le veux.
– Que jamais plus grand malheur ne m’arrive,
Répond Méléagant, que celui-ci !
J’aimerais mieux que le combat eût lieu
Aujourd’hui même que demain.
Voyez comme je me porte
Plus mal que d’habitude.
Mes yeux me brûlent
Et je me sens tout fiévreux.
Jamais jusqu’à ce que je combatte
Je n’aurai de joie ni ne me sentirai bien,
Ni rien ne me plaira. »
Le roi a compris qu’en l’occasion
Conseil et prière ne servent à rien.
Bien à contrecoeur il quitte son fils.
Alors il prend un destrier beau et fort,
Qu’il envoie ainsi que de belles armes
A celui qui est digne de tels dons.
Là se trouvait un chirurgien,
Un fort bon chrétien,
Au monde il n’y avait pas plus loyal que lui.
Il savait mieux guérir les plaies
Que tous les médecins de Montpellier.
Cette nuit-là il soigna le Chevalier
Au mieux qu’il put,
Car le roi le lui avait commandé.
Déjà la nouvelle du combat imminent
S’était répandue parmi les chevaliers,
Les demoiselles, les dames et les barons
De tout le pays environnant.
Ils vinrent en une grande étape
De toute la contrée à la ronde,
Les étrangers comme les gens du pays.
Ils chevauchèrent bon train
Toute la nuit jusqu’au soleil levant.
A l’aube les uns et les autres
Se pressèrent en telle foule devant le château
Qu’on n’y aurait pu remuer le pied.
Le roi se lève le lendemain matin,
Préoccupé par l’idée du combat qui se prépare.
Une fois de plus il vient trouver son fils,
Qui déjà avait le heaume en tête,
Un heaume fait à Poitiers.
Mais tout délai s’avéra impossible,
De même qu’un accord entre les deux adversaires.
Le roi eut beau prier son fils,
Celui-ci ne voulut rien entendre.
Devant la tour, sur la place,
Où s’est assemblée la foule,
Le combat aura lieu :
Ainsi le veut et l’ordonne le roi.
Le Chevalier étranger est mandé bientôt
Par Bademagu, et on le lui amène
En la place qui était pleine
De gens du royaume de Logres.
Tout comme pour entendre les orgues
On va à l’église lors d’une fête annuelle,
Que ce soit la Pentecôte ou bien Noël,
Suivant ainsi la coutume,
De même en grand nombre
Ils s’étaient tous rassemblés sur la place.
Trois jours de suite avaient jeûné
Et étaient allées nu-pieds et portant la haire
Les jeunes filles
Nées au royaume d’Artur,
Afin que Dieu donnât force et vigueur,
Contre son adversaire,
Au Chevalier qui devait combattre
Pour délivrer les captifs.
De même les gens de Gorre
De leur côté priaient
Que Dieu donne la victoire
A leur seigneur.
De bon matin, avant que ne sonne la première heure,
On avait conduit sur la place
Les deux adversaires tout armés
Sur deux chevaux caparaçonnés de fer.
Méléagant avait belle prestance,
Physiquement,
Et son haubert à menues mailles,
Son heaume et l’écu,
Pendu à son cou,
Lui allaient à merveille.
Mais tous pensaient que son adversaire vaincrait,
Même ceux qui souhaitaient la défaite du Chevalier.
Tous disent que Méléagant
A peu de chances de gagner contre lui.
Maintenant que les voilà sur la place
Le roi survient,
Qui tant qu’il peut les retient
Et s’efforce de les réconcilier,
Mais son fils reste intraitable.
Alors Bademagu dit : « Tenez vos chevaux
En bride tout au moins
Jusqu’à ce que je sois monté en ma tour.
La faveur ne sera pas grande
Si à ma demande vous différez un instant le combat. »
Alors il les quitte, très anxieux,
Et se rend là où il pensait
Retrouver la reine, qui l’avait prié
La veille de la placer
En un lieu d’où elle verrait
Sans difficulté le combat,
Et il lui avait accordé sa requête.
Il alla donc la chercher et l’escorter,
Car il tenait beaucoup
A l’honorer et à lui rendre service.
Il l’a installée près d’une fenêtre,
Et s’est placé à sa droite,
Accoudé à une autre fenêtre.
Avec eux deux il y avait groupé
Bon nombre de gens divers,
Chevaliers et dames courtoises
Et demoiselles nées au pays de Gorre ;
S’y trouvaient également beaucoup de captives,
Très occupées
Par leurs oraisons et prières.
Les prisonniers et les prisonnières
Priaient tous et toutes pour leur champion,
Espérant que Dieu par son entremise
Allait les secourir et délivrer.
Les deux adversaires sans plus long délai
Font reculer les spectateurs qui les entourent ;
Ils heurtent du coude leur écu
En le saisissant par les courroies,
Puis piquent des deux. De la longueur de deux bras
Ils transpercent les écus
De leurs lances, de sorte qu’elles éclatent
Et se brisent comme des baguettes.
Les deux destriers se rencontrent
Avec une telle force front à front
Et poitrail contre poitrail,
Tandis que s’entrechoquent les écus
Et les heaumes, qu’il semble,
En entendant le bruit de tout cela,
Que ce soit le tonnerre.
Guides, sangles, rênes, étriers
Et autres pièces du harnais
Sont rompus, et les arçons des selles,
Quoique très solides, se brisent.
Les deux cavaliers n’ont pas à rougir
D’avoir été projetés à terre,
Dès que tout cet équipement leur a fait défaut.
Très vite ils se sont relevés
Et s’abordent l’un l’autre sans vaines paroles
Plus sauvagement que deux sangliers,
Et passant outre aux menaces
Ils échangent de grands coups avec leurs épées d’acier
En hommes qui se détestent.
Ils tranchent souvent si férocement
Dans leurs heaumes et hauberts argentés
Que la lame en fait gicler le sang.
Ils bataillent de leur mieux,
Se frappant l’un l’autre
Vigoureusement et sans pitié.
Maints coups violents durs et appuyés
Ils se donnent l’un à l’autre, et si également
Qu’on ne saurait dire
Qui aurait l’avantage.
Mais il était inévitable
Que celui qui avait traversé le pont
Fût très affaibli
Par ses mains couvertes de blessures.
Les spectateurs sont consternés,
Du moins ceux de Logres,
Car ils voient faiblir ses coups
Et craignent qu’il n’ait le dessous.
Déjà il leur semblait
Qu’il était perdant
Et Méléagant gagnant,
Ils en grommelaient alentour.
Mais aux fenêtres de la tour
Il y avait une demoiselle très avisée,
Qui, ayant bien réfléchi, se dit
Que le Chevalier n’avait pas
Entrepris de combattre pour elle
Ni pour les autres gens de peu
Assemblés sur la place,
Et qu’il ne l’aurait pas fait
S’il ne s’était pas agi de la reine.
La demoiselle pense que si le Chevalier
Savait la reine présente à la fenêtre
En train de le contempler,
Il en reprendrait force et courage,
Et, si elle-même savait son nom,
Elle lui crierait volontiers
Qu’il regardât en haut.
Elle s’approcha alors de la reine et lui dit :
« Ma dame, de par Dieu et pour votre
Bien et pour le nôtre, je vous requiers
Que le nom de ce Chevalier
Me disiez, si vous le savez,
Pour lui venir en aide.
– Vous m’avez requis telle chose,
Demoiselle, dit la reine,
Où je ne discerne aucun mal
Ni rien de blâmable, juste le contraire.
Lancelot du Lac s’appelle
Le Chevalier, autant que je sache.
– Mon Dieu, comme j’ai le coeur léger
Et plein de joie ! », fait la demoiselle.
Alors elle s’avance vivement et l’appelle
A pleins poumons,
Si haut que tout le monde l’entend :
« Lancelot ! retourne-toi et regarde
Qui a les yeux fixés sur toi ! »
Quand Lancelot entend son nom,
Il ne tarde guère à se retourner
Et voit au-dessus de lui
La personne du monde
Qu’il désirait voir le plus,
Assise aux loges de la tour.
Dès le moment qu’il l’aperçut
Il ne se tourna ni ne se mut,
Ni ne détourna d’elle ses yeux et son visage,
Combattant le dos tourné à Méléagant.
Celui-ci le poussait devant lui
Chaque fois qu’il le pouvait,
Ravi parce qu’il pense
Que Lancelot ne peut plus se défendre
Les gens de Gorre sont fort heureux,
Tandis que ceux de Logres sont si consternés
Qu’ils ne peuvent plus se soutenir –
Nombreux sont ceux
Qui s’affaissent dans leur désarroi,
Tombant à genoux ou prostrés sur le sol :
Ainsi les uns se réjouissent, les autres se désolent.
La demoiselle alors crie
De nouveau hors de la fenêtre :
« Ah ! Lancelot, pourquoi
Te conduis-tu en dépit du bon sens ?
Avant ce jour courage
Et vaillance habitaient en toi,
Je ne pense ni ne crois
Que Dieu fît jamais chevalier
Qui puisse se comparer
A toi en valeur et en prix.
Et maintenant nous te voyons si empêtré
Que tu lances tes coups par derrière
Et tu te bats le dos tourné.
Place-toi donc en face de ton adversaire
Tout en continuant à voir la tour,
Car il fait bon la regarder. »
Lancelot ressent une telle honte
Qu’il se méprise lui-même,
Car il sait bien que depuis un bon moment
Il a eu le dessous
Et que tout le monde s’en rend compte.
Alors il recule rapidement
Et ayant contourné Méléagant, il le contraint
A se placer entre lui et la tour.
Méléagant s’efforce
De reprendre sa place d’avant,
Mais Lancelot court sur lui
Et le heurte si violemment
De tout son corps et de son écu,
Quand il veut se tourner ailleurs,
Qu’il le fait pivoter sur place
Deux fois ou trois, malgré lui.
Force et hardiesse croissent chez Lancelot,
Car Amour lui apporte une aide énorme
Et parce que jamais il n’avait haï
Quelqu’un autant que celui
Qui combat contre lui.
Amour et une haine mortelle,
Si grande qu’il n’en fut jamais de telle,
Le rendent si hardi et si vaillant
Que Méléagant n’a pas l’impression de jouer
Mais redoute fort son adversaire,
Car jamais il n’aborda ni ne connut
Chevalier si enragé,
Et jamais chevalier
Ne lui fit mal ni ne lui nuisit comme celui-là.
Sans se faire prier il recule devant lui,
Il cherche à s’effacer
Et à éviter des coups qui lui déplaisent fort,
Et Lancelot ne perd pas de temps à l’injurier,
Mais le chasse à coups redoublés vers la tour,
Où la reine était appuyée à la fenêtre.
Souvent il l’a servie
En venant si près de la tour
Qu’il lui fallait s’arrêter :
Il aurait cessé de la voir
S’il avait avancé d’un seul pas.
Ainsi Lancelot à maintes reprises
Menait Méléagant arrière et avant,
Partout où bon lui semblait.
Toutefois il s’arrêtait
En vue de sa dame, la reine,
Celle qui lui a mis au corps la flamme
Qu’il attise en la regardant,
Et cette flamme le rendait
Si agressif envers Méléagant
Que partout où il voulait
Il pouvait le mener et le chasser devant lui.
Comme il le ferait d’un aveugle ou d’un éclopé,
Il le promène contre son gré.
Bademagu voit son fils si désemparé
Qu’il semble sans force et ne se défend plus ;
L’inquiétude le saisit et il a pitié de Méléagant,
Et si possible il trouverait un arrangement,
Mais il lui faudra prier
La reine s’il veut réussir.
Il s’adressa donc à elle :
« Madame, je vous ai témoigné toute mon amitié,
Je vous ai servie et honorée
Depuis que je vous ai en mon pouvoir.
A aucun moment je ne sus chose
Que je ne fisse volontiers pour vous
A condition qu’elle vous honorât.
Récompensez-moi maintenant :
Je veux vous demander une faveur
Que vous ne devriez m’accorder
Si vous ne le faisiez pas par amitié pour moi.
Je vois bien que mon fils
A de toute évidence le dessous dans ce combat.
Je ne dis pas cela parce que je le regrette,
Mais pour que Lancelot ;
Qui en a le pouvoir, ne le tue pas.
Il ne faut pas que vous vouliez sa mort ;
Ce n’est pas qu’il n’ait pas mal agi
Envers vous et envers son adversaire,
Mais dites-lui, je vous en prie,
Et grâces vous en soient rendues,
Qu’il s’abstienne de frapper mon fils ;
Ainsi vous pourrez reconnaître
Ce que j’ai fait pour vous, si vous êtes d’accord.
– Sire, parce que vous m’en priez,
Je le veux bien, dit la reine ;
Même si j’avais une haine mortelle
Envers votre fils, que je n’aime point,
Vous avez eu tant d’égards pour moi
Que pour vous faire plaisir
Je veux bien qu’il retienne ses coups. »
Ces mots ne furent pas prononcés
A voix basse, mais entendus
De Lancelot et de Méléagant.
Celui qui aime sait si bien obéir
Qu’il fait tôt et volontiers,
En parfait amoureux,
Ce qui plaira à celle qu’il aime :
Lancelot ne peut donc qu’obéir,
Lui qui fut plus amoureux que Pyrame,
S’il était possible d’être plus amoureux.
Il entendit les paroles de la reine,
Et dès que la dernière
Lui fut sortie de la bouche,
Dès qu’elle eut dit : « Pour vous faire plaisir
Je veux bien qu’il retienne ses coups »,
Lancelot pour rien au monde
N’eût touché à Méléagant ni bougé ;
Même au risque d’être tué
Il cesse de frapper et de se mouvoir.
Et son adversaire le martèle de coups,
Transporté de colère et de honte,
Quand il se trouve réduit
A avoir besoin qu’on intercède pour lui.
Bademagu, pour réprimander son fils,
Descend au plus vite de la tour ;
Il intervient dans la mêlée
Et dit à Méléagant :
« Comment ! Est-ce convenable
Que tu le frappes quand il ne te touche pas ?
Tu es vraiment par trop belliqueux,
Par trop combatif quand il n’en est plus temps !
Nous savons pertinemment
Qu’il a pris le dessus sur toi. »
Alors Méléagant, dont la honte obscurcit la raison,
Répondit au roi :
« Peut-être que vous devenez aveugle,
Je pense que vous n’y voyez goutte !
Car c’est être aveugle que de croire.
Que je n’ai pas pris le dessus sur lui.
– Cherche donc, fait le roi, qui te croie !
Tous ceux qui sont ici savent très bien
Si tu dis vrai ou si tu mens.
La vérité nous est connue. »
Sur ce, Bademagu dit à ses vassaux
De forcer son fils à reculer.
Ceux-ci sans perdre de temps
Exécutent son ordre.
Ils ont vite fait de mener arrière Méléagant.
Mais pour faire reculer Lancelot
L’effort fut minime ;
Méléagant aurait pu lui faire grand mal.
Sans riposte de sa part.
Le roi dit alors à son fils :
« Dieu aidant, il faut maintenant
Consentir à la paix et rendre la reine.
Toute cette dispute,
Il faut l’abandonner, en proclamer la fin.
– Vous venez de prononcer une grande sottise !
Vous parlez en dépit du bon sens !
Allez-vous-en ! Laissez-nous combattre,
Et ne vous mêlez plus de cette affaire ! »
Le roi déclare qu’il continuera à s’en mêler,
« Car je sais bien que Lancelot te tuerait
Si l’on vous permettait de poursuivre le combat.
– Il me tuerait ? C’est moi plutôt
Qui aurais tôt fait de le vaincre et mettre à mort,
Si vous cessiez d’intervenir
Et nous laissiez combattre. »
Alors le roi dit : « Que Dieu me soit en aide,
Tout ce que tu peux dire ne te servira de rien.
– Pourquoi pas ? – Parce que je ne veux pas.
Je n’accepterai pas que ta folie et ton orgueil
Causent ta mort.
Il est fou à lier celui qui désire sa propre mort
Comme tu le fais sans t’en rendre compte.
Je sais bien que tu me hais
Parce que j’entends te protéger contre toi-même.
Mais être témoin de ta mort,
J’espère que Dieu ne le permettra pas,
Car j’en aurais trop de peine. »
Il lui en dit tant et tant le sermonne
Qu’un pacte est conclu,
Selon lequel Méléagant libère
La reine, à condition
Que Lancelot sans le moindre délai,
Dès qu’il l’aura sommé de comparaître,
Un an après la dite convocation,
Se battra derechef
Avec Méléagant.
Lancelot ne souleva pas d’objection.
Tout le monde s’empressa d’accepter l’accord,
Et on stipule que le combat
Aura lieu à la cour d’Artur,
Le seigneur de Bretagne et de Cornouaille :
C’est là qu’on stipule que le combat sera livré,
Mais il faut que la reine y consente,
Et que Lancelot promette
Que si Méléagant triomphe de lui,
Elle reviendra à Gorre avec Méléagant
Sans que personne ne cherche à la retenir.
La reine accepte cette clause de l’accord
Et Lancelot ne s’y oppose pas.
On les a donc pacifiés,
Séparés et désarmés.
La coutume de Gorre portait
Que si l’un des emprisonnés parvenait à sortir du pays
Tous les autres pouvaient le quitter.
Tous bénissaient Lancelot :
Vous pouvez bien deviner
Qu’alors la joie fut grande,
Et en effet elle l’était.
Les gens de Logres s’assemblent tous
Et font fête à Lancelot,
Disant tous pour qu’il l’entende :
« Certes, messire, nous avons été très heureux
De vous entendre appeler par votre nom,
Car nous avons été alors convaincus
Que nous allions être délivrés. »
Toute cette joie fut accompagnée de bousculade,
Car chacun s’efforce et tente
D’arriver jusqu’à Lancelot pour le toucher.
Celui qui peut se rapprocher le plus de lui
Fut plus heureux qu’il n’aurait su dire.
On trouvait là joie et tristesse,
Car ceux qui sont de nouveau libres
S’abandonnent à la joie,
Tandis que Méléagant et les siens
N’ont rien qui leur plaise,
Ils se montrent pensifs, mornes et déprimés.
Le roi quitte la place
Sans y laisser Lancelot
Car il l’emmène avec lui ;
Celui-ci le prie de le conduire auprès de la reine.
« Je n’y vois pas d’inconvénient, fait le roi,
Car votre requête me paraît légitime.
Et je vous ferai voir Keu le sénéchal
Egalement, si bon vous semble. »
Pour un peu Lancelot se serait jeté à ses pieds,
Tellement il était heureux.
Bademagu le mène maintenant
A la salle, où était venue
La reine qui l’attendait.
Quand elle voit le roi,
Qui tenait Lancelot par le doigt,
Elle se lève par politesse envers Bademagu,
Mais son visage exprime la contrariété,
Elle baisse la tête et ne dit mot.
« Madame, voici Lancelot
Fait le roi, qui vient vous faire visite,
Ce qui doit vous réjouir et vous plaire.
– Me plaire à moi, sire ? Mais pas du tout ;
Je n’ai que faire de sa visite.
– Vous me surprenez extrêmement, Madame, dit le roi,
Qui était fort courtois et de sentiments généreux.
Où avez-vous pris une telle humeur ?
Certes, vous récompensez bien mal
Un homme qui vous a tant servie
Et qui au cours de sa quête a souvent
Risqué sa vie en de mortels périls.
Contre Méléagant mon fils
Il vous a secourue et défendue,
Lui qui vous a rendue transportée de colère.
– Vraiment, sire, il a bien mal employé son temps :
Je n’éprouve aucune peine à avouer
Que je ne lui sais nul gré de ce qu’il a fait. »
Voici Lancelot stupéfait ;
Pourtant il répond sur un ton très humble,
A la façon d’un amoureux parfait :
« Madame, certes, je suis au désespoir,
Mais je n’ose vous demander le pourquoi de votre accueil. »
Lancelot aurait proféré mainte plainte
Si la reine avait bien voulu l’écouter,
Mais pour le chagriner encore plus,
Elle ne daigna lui répondre un seul mot
Et se dirigea vers une pièce attenante.
Lancelot jusqu’au seuil
La suivit du regard et de son coeur.
Aux yeux le trajet fut fort court,
Car la pièce était trop voisine ;
Ils y fussent entrés volontiers
Après elle, si cela avait été possible.
Le coeur, en seigneur et en maître,
Et dont les pouvoirs sont bien plus grands,
Est passé derrière elle à travers la porte,
Alors que les yeux sont restés en deçà,
Remplis de larmes, avec le corps.
L’ayant pris à part,
Le roi lui dit : « Lancelot, je m’étonne
De ce qui se passe, et je me demande
Pourquoi la reine ne supporte pas
De vous voir ni ne veut converser avec vous.
Si jamais elle consentait à vous parler
Ce n’est pas maintenant qu’elle devrait s’y refuser
Et éviter de vous écouter,
Car pour elle, vous avez fait beaucoup.
Dites-moi donc si vous savez
Pour quelle raison, pour quel méfait
Elle vous a reçu avec tant de froideur.
– Sire, jusqu’en ce moment même je ne me doutais de rien,
Mais en effet il ne lui plaît guère de me voir
Ni d’écouter ce que j’ai à dire ;
Cela me fait souffrir et me tourmente beaucoup.
– Il est certain, fait le roi, qu’elle a tort,
Car vous vous êtes mis en péril de mort
En courant pour elle de si grands risques.
Mais venez donc, beau doux ami,
Et vous irez parler avec le sénéchal.
– Très volontiers, fait-il, je veux bien y aller. »
Tous deux s’en vont auprès du sénéchal.
Lorsque Lancelot arriva devant lui,
Ce fut le sénéchal qui adressa
Le premier mot à Lancelot :
« Comme tu m’as couvert de honte ! – Et comment ai-je pu le faire ?
Fait Lancelot, dites-le-moi ;
Quelle honte vous ai-je donc faite ?
– Une honte bien grande ; tu as su mener à bien
Une prouesse que je ne parvins point à accomplir,
Et tu as fait ce que je n’ai pas pu faire. »
Alors le roi les laisse en tête-à-tête,
Il quitte tout seul la chambre ;
Et Lancelot demande
Au sénéchal s’il a beaucoup souffert.
« Oui, beaucoup, fait-il, et je souffre encore :
Jamais je n’eus plus mal que je n’ai à présent ;
Il y a bien longtemps déjà que je serais mort
Sans le roi qui vient de s’en aller d’ici,
Lequel a témoigné à mon égard d’une pitié
Pleine de douceur et d’amitié,
De sorte que, pourvu qu’il fût au courant,
Jamais rien de ce dont j’avais besoin
Ne me manqua une seule fois –
Rien qui ne me fût préparé immédiatement
Dès qu’il savait ma nécessité.
Par contre, pour chaque bienfait que lui me faisait,
Son fils Méléagant,
Passé maître en l’art de mal faire,
Faisait venir traîtreusement auprès de lui
Les médecins et leur commandait ensuite
De mettre sur mes plaies
Des onguents propres à me faire mourir.
J’avais ainsi un père et un parâtre,
Car lorsque le roi faisait mettre
Un bon emplâtre sur mes plaies,
Voulant faire tout son possible
Pour hâter ma guérison,
Son fils, dans sa traîtrise,
Cherchait en revanche à me tuer,
Et ordonnait qu’on l’enlevât
Pour mettre un mauvais onguent à sa place.
Mais j’ai la certitude
Que le roi ne savait rien de tout cela :
Pareil meurtre ou acte de félonie
Sont des choses que d’aucune manière il n’eût tolérées.
Mais vous ne savez rien de la générosité
Dont il a fait preuve à l’égard de ma dame la reine :
Jamais par nul guetteur
Tour dans une marche ne fut gardée plus attentivement
Depuis le temps que Noé construisit l’arche,
Tant il a pris soin d’elle ;
Il ne permet même pas
Que son fils la voie, ce qui l’enrage,
A moins que ce ne soit en présence d’une foule de gens
Ou qu’il ne soit là, lui aussi, présent.
Il manifeste envers elle un respect si grand –
Et depuis longtemps il la traite ainsi –
Ce noble roi, auquel grâces soient rendues,
Selon les règles qu’elle-même a formulées.
Jamais il n’eut d’autre arbitre
Qu’elle pour déterminer sa propre conduite ;
Et le roi ne l’en estima que davantage,
A cause de la loyauté dont elle fit preuve.
Mais est-ce vrai ce qu’on m’a dit,
Qu’elle éprouve pour vous une si grande ire
Qu’au vu et au su de tout le monde elle a refusé
De vous adresser la parole ?
– On vous a bien dit la vérité,
Fait Lancelot, sans hésiter une seconde.
Mais, pour Dieu, sauriez-vous me dire
Enfin pour quelle raison elle me hait ? »
L’autre répond qu’il n’en sait rien,
Mais que cela lui paraît bizarre et étrange.
« Que tout soit selon sa volonté, »
Fait Lancelot, qui ne peut que se résigner,
Et il dit : « Il me faudra prendre congé de vous,
Car je pars à la recherche de Gauvain,
Qui est arrivé en ce pays ;
Il s’est engagé devant moi de venir
Tout droit au Pont Sous l’Eau : »
Alors il a quitté la chambre
Pour se présenter auprès du roi
Afin d’obtenir la permission de partir dans cette direction.
Le roi la lui accorde volontiers ;
Mais ceux qu’il avait délivrés
Et libérés de la prison
Lui demandent ce qu’ils vont faire.
Et il dit : « Avec moi viendront
Tous ceux qui voudront m’accompagner ;
Et ceux qui désirent rester
Auprès de la reine, qu’ils y restent :
Il n’y a pas de raison qu’ils viennent avec moi. »
Tous ceux qui le veulent s’en vont avec lui,
Plus heureux et joyeux que de coutume.
Avec la reine demeurent
Des demoiselles qui étalent leur joie,
Et mainte dame et maint chevalier ;
Mais il n’y a parmi eux un seul
Qui n’eût préféré rentrer
Dans son propre pays plutôt que rester là.
Mais la reine les retient tous
A cause de messire Gauvain qui est sur le point d’arriver,
Et dit qu’elle ne bougera point
Avant d’avoir de ses nouvelles.
Partout la nouvelle s’est répandue
Que la reine est entièrement libre
Et que tous les prisonniers sont délivrés ;
Ils pourront donc sans faute s’en aller
Dès qu’il leur plaira et quand bon leur semblera.
Tous cherchent à établir si c’est vrai,
Personne ne parla de rien d’autre
Lorsque les gens se rassemblèrent tous ensemble.
Ils se fâchent beaucoup
Que les mauvais passages aient été détruits
Si bien que l’on va et vient comme on veut :
Ce n’est pas ainsi que doivent être les choses !
Quand les gens du pays
Qui n’avaient pas été à la bataille
Apprirent comment Lancelot s’était conduit,
Ils se sont tous dirigés à l’endroit
Où ils surent qu’il allait,
Car ils pensent que cela plairait au roi
S’ils prenaient et lui livraient
Lancelot. Ses gens à lui
Se trouvaient tous dépourvus de leurs armes
Et pour cette raison on les maltraita,
Car ceux du pays vinrent armés.
Il n’est pas étonnant qu’ils réussirent à prendre
Lancelot, qui était désarmé.
Ils le ramènent tout captif en arrière,
Les pieds attachés sous le ventre de son cheval.
Et les autres disent : « Vous agissez mal,
Seigneurs, car le roi garantit notre sûreté.
Nous sommes tous sous sa protection. »
Et eux répondent : « Nous n’en savons rien,
Mais c’est ainsi en tant que nos prisonniers
Qu’il vous faudra venir à la cour. »
Le bruit vole et court rapidement
Jusqu’au roi que ses gens ont pris
Lancelot et l’ont mis à mort.
Quand le roi l’entendit, il en éprouve un grand deuil,
Et jure par sa tête – et par bien plus encore –
Que ceux qui l’on tué en mourront à leur tour ;
Ils ne sauront jamais se justifier,
Et, s’il peut les tenir entre ses mains ou les prendre,
Il ne restera d’autre remède que la pendaison
Ou le bûcher ou la noyade.
Et s’ils veulent nier leur crime,
Jamais à aucun prix il ne les en croira,
Car ils lui ont trop rempli le coeur
De tristesse, et lui ont fait une honte si grande
Qu’il mériterait le mépris de tous
S’il ne s’en vengeait pas ;
Mais il se vengera, que personne n’en doute !
La rumeur continue de circuler
Jusqu’à parvenir là où se trouve la reine,
Assise à table, en train de manger.
Elle a failli se donner la mort
Aussitôt que sur Lancelot
Elle apprit la nouvelle mensongère ;
Mais elle la croit vraie
Et s’en effraie si cruellement
Qu’elle en perd presque l’usage de la parole ;
Mais pour les gens qui étaient là, elle dit à voix haute :
« Je suis vraiment navrée qu’il soit mort,
Et je n’ai pas tort d’avoir du chagrin,
Puisqu’il vint dans ce pays à cause de moi :
Il est donc juste que je ressente ce chagrin. »
Puis elle se dit à elle-même tout bas,
Pour que personne ne puisse l’entendre,
Qu’à boire et à manger
Jamais plus il ne conviendra de l’inviter
S’il est bien vrai qu’est mort celui
Pour la vie de qui elle-même vivait.
Alors, accablée de tristesse, elle se lève
De table, et elle s’abandonne à sa douleur,
Sans que personne ne puisse l’entendre ni l’écouter.
A plusieurs reprises, la fureur de mettre fin à ses jours
La pousse à se prendre à la gorge ;
Mais elle se retient le temps de se confesser toute seule,
Et se repent et bat sa coulpe,
En s’accusant sévèrement et en plaidant coupable
Du péché qu’elle avait commis
Envers celui dont elle savait bien
Qu’il avait toujours été entièrement à elle
Et qu’il le serait encore s’il était en vie.
Elle souffre tant de sa propre cruauté
Qu’elle finit par perdre une partie de sa beauté.
Sa cruauté et sa félonie
L’ont rendue pâle outre mesure,
Ainsi que ses nuits de veille et son refus de manger ;
Elle additionne la somme de ses méfaits,
Et ceux-ci repassent chacun devant elle ;
Elle les enregistre tous et ne cesse de dire :
« Malheureuse ! A quoi ai-je pu penser,
Lorsque mon ami vint devant moi,
Pour que je ne daignasse pas le recevoir avec joie
Ni ne voulusse jamais l’écouter ?
Quand envers lui je manquai d’égards
Et refusai de lui parler, n’était-ce pas là folie de ma part ?
Folie seulement ? Que Dieu me vienne en aide !
Je commis plutôt des actes de traîtrise et de cruauté ;
Alors que je ne croyais faire tout cela que par simple jeu,
Il ne le comprit pas de cette façon-là.
Et il ne m’a point pardonné.
Moi seule lui ai administré
Ce coup mortel, je pense.
Quand il se présenta devant moi tout souriant
Et crut que je lui exprimerais
Ma grande joie à le recevoir,
Et je ne voulus jamais le voir,
Cela ne fut-il pas un coup mortel pour lui ?
Quand je refusai de lui parler,
En un bref instant, je le privai
Et de son coeur et de sa vie.
Ces deux coups-là l’ont tué, j’en suis sûre ;
Ce ne sont pas de vagues Brabançons qui l’ont assassiné.
Mon Dieu ! Pourrai-je racheter
Ce meurtre et ce péché ?
Non, c’est impossible. Avant que cela ne se fasse,
Tous les fleuves seront desséchés et la mer se tarira.
Hélas ! Comme je me sentirais comblée
Et quel grand réconfort pour moi
Si une seule fois, avant sa mort,
J’eusse pu le tenir dans mes bras !
De quelle manière ? Oui : nos deux corps nus, l’un contre l’autre,
Pour que j’eusse reçu de lui le plus possible de joie.
Maintenant qu’il est mort, je suis bien lâche
De ne pas tout faire pour mourir, moi aussi.
Pour quelle raison ? Cela nuit-il à mon ami
Si je continue de vivre après sa mort,
Alors que je n’ai plus rien qui m’occupe
Sauf les malheurs que j’éprouve pour lui ?
Tandis que c’est après sa mort que je m’y complais,
Assurément, pendant sa vie, la souffrance que je désire tant
A présent lui eût été bien douce.
Bien lâche est celle qui préfère mourir
Plutôt que de souffrir pour son bien-aimé.
Il me plaît certainement beaucoup
De mener le deuil encore pendant longtemps.
J’aime mieux vivre et subir les mauvais coups
Que mourir et trouver le repos. »
Le deuil de la reine fut tel
Que pendant deux jours elle ne mangea ni ne but rien,
Et l’on pensa qu’elle était morte.
Nombreux sont ceux qui portent des nouvelles,
Et les mauvaises nouvelles se répandent davantage que les bonnes.
A Lancelot parvient la nouvelle
Que sa dame, sa bien-aimée est morte.
Son deuil fut grand, n’en doutez pas ;
Tous se rendent bien compte
Du degré de sa douleur et de sa peine.
Sa douleur fut bien authentique,
Si vous tenez à l’entendre dire et à le savoir,
Car elle le poussa à se dégoûter de la vie :
Il se mit à vouloir sans tarder sa propre mort,
Mais auparavant il composa une complainte.
D’une ceinture qu’il portait
Il fait un noeud coulant à l’un des bouts,
Et, en versant des larmes, il se dit à lui-même :
« Ah ! Mort ! Comme tu m’as traqué,
De bien portant tu m’as transformé en grand malade !
Je suis à bout de mes forces, mais ne sens aucun mal
A part la douleur qui pèse sur mon coeur.
Cette douleur est bien grave, voire mortelle.
Je veux bien qu’il en soit ainsi
Et, s’il plaît à Dieu, j’en mourrai.
Comment ? Ne pourrai-je pas mourir autrement
S’il ne plaît pas à Dieu de me laisser mourir ?
Si, bien sûr, mais qu’Il me permette
De serrer cette ceinture autour de mon cou,
Je pense bien pouvoir ainsi contraindre la Mort
A me tuer en dépit d’elle.
La Mort qui jamais ne désira
Que ceux qui ne veulent pas d’elle
Ne veut pas se présenter, mais ma ceinture
L’amènera tout de suite en mon pouvoir.
Et aussitôt qu’elle se trouvera sous mon autorité,
Elle fera ce que je demanderai d’elle.
Mais non, elle viendra trop lentement,
Tant je suis désireux de l’avoir auprès de moi. »
Alors il ne se permet plus aucun retard, aucun délai ;
Il passe dans le noeud sa tête
Et le fixe autour de son cou,
Et pour que le coup ne manque de porter,
Il lie le bout de la ceinture
Etroitement à l’arçon de sa selle,
Sans que personne ne s’en aperçoive ;
Puis il se laisse glisser vers le sol,
Car il voulut se faire traîner
Par son cheval jusqu’à son dernier souffle :
Il ne consent pas à prolonger sa vie une heure de plus.
En le voyant tombé à terre,
Ceux qui chevauchaient avec lui
Croient qu’il s’est évanoui,
Car nul d’entre eux ne s’aperçoit du noeud
Qu’il avait fixé autour de son cou.
Ils ont vite fait de le saisir,
Et le relèvent dans leurs bras,
Et c’est alors qu’ils ont trouvé le lacet
Au moyen duquel il était devenu son propre ennemi
En le mettant autour de son cou ;
Ils se pressent pour le couper :
Mais le lacet lui avait si durement
Eprouvé la gorge
Que pendant un certain temps il ne put parler ;
C’est tout juste si les veines de son cou
Et de sa gorge ne s’étaient pas toutes rompues ;
Désormais, qu’il le voulût ou non,
Il ne fut plus en mesure de se faire du mal.
Cela le contrariait beaucoup d’être gardé à vue,
Sa douleur faillit exploser,
Parce qu’il se serait volontiers tué,
Si personne n’avait veillé sur lui.
Puisqu’il ne pouvait plus se faire de mal ;
Il dit : « Ah ! Mort vilaine et basse,
Mort, pour Dieu, n’avais-tu donc pas
Assez de pouvoir et de force
Pour me tuer, moi, au lieu d’emporter ma dame !
Redoutais-tu de faire un acte de charité
En voulant ou en daignant le faire tout simplement ?
Tu m’épargnas par lâcheté,
Aucune autre explication ne te sera jamais imputée.
Ah ! quel beau service et quelle bonté de ta part !
Comme tu as bien su désigner l’objet de ta faveur !
Malheur à celui qui, de ce grand service,
Songe à te remercier ou à t’en savoir gré !
Je ne sais dire laquelle des deux me hait le plus,
La vie qui veut me garder auprès d’elle
Ou la Mort qui refuse de me tuer.
Ainsi chacune me tue à sa façon ;
Mais il est juste – que Dieu me pardonne ! –
Que je demeure en vie malgré moi ;
J’aurais dû mettre fin à mes jours
Aussitôt que ma dame la reine.
M’eut fait savoir à quel point elle me détestait.
Elle n’agit pas de la sorte sans raison,
Le mobile de son geste fut, au contraire, des plus solides,
Mais j’ignore en fait ce qui l’a provoquée.
Mais si seulement je l’avais su,
Avant que son âme n’allât devant Dieu,
J’aurais certainement réparé ma faute à son égard
Aussi totalement et richement qu’elle l’aurait désiré,
Pourvu qu’elle m’accordât sa miséricorde.
Dieu ! ce forfait, qu’a-t-il bien pu être ?
Je pense que peut-être elle a dû apprendre
Que j’ai monté sur la charrette.
Je ne sache pas d’autre acte dont elle pourrait
M’accuser. C’est bien celui-là qui m’a trahi.
Si pour cet acte-là elle m’a détesté,
Dieu ! pourquoi cette faute me causa-t-elle du tort ?
Jamais Amour ne fut connu(e)
De l’homme qui me reprocherait un acte semblable ;
Il serait faux d’affirmer
Qu’un comportement qui vient de la part d’Amour
Peut mériter un reproche ;
Au contraire, amour et courtoisie
C’est tout ce qu’on peut faire au service de celle qu’on aime.
Je ne fis rien, moi, pour mon amie.
Je ne sais comment le dire, hélas !
Je ne sais pas si je peux dire « amie » ou non,
Je n’ose pas lui donner ce surnom.
Mais je crois connaître suffisamment bien l’amour
Pour savoir qu’elle n’aurait pas dû
Me mépriser davantage pour cela, si elle m’eût aimé,
Qu’au contraire, elle aurait dû m’appeler son ami sincère et vrai,
Puisque, à cause d’elle, c’était pour moi un honneur
De faire tout ce que demande Amour,
Même, monter sur une charrette.
Elle aurait dû interpréter cela comme un geste d’amour,
Comme une preuve vraie et authentique :
Ainsi Amour éprouve-t-elle les siens,
Ainsi les siens les reconnaît-elle.
Mais à ma dame ce genre de service
Ne convint point ; je m’en rendis bien compte
En voyant l’attitude qu’elle adopta à mon égard.
Néanmoins ce que fit son ami
Pour elle a suscité envers lui chez bien des gens
Des accusations de honte, des reproches et des blâmes ;
En effet j’ai bien joué le jeu pour lequel on me condamne,
Et ce qui avait été la douceur de ma vie en est devenue l’amertume,
Ma foi, car tels sont les usages
De ceux qui ne savent rien de l’amour
Et qui baignent l’honneur dans l’eau sale de la honte :
Mais celui qui mouille l’honneur de honte
Ne le lave pas, il le souille.
Ce sont bien ceux à présent qui ne savent rien d’Amour
Qui affichent sans cesse leur mépris à son égard,
Et s’éloignent beaucoup d’Amour
Ceux-là mêmes qui ne craignent pas son commandement.
Il est indiscutable que se perfectionne
Celui qui fait ce qu’Amour lui commande,
Et tout lui sera pardonné ;
Mais celui qui n’ose pas le faire est un pur lâche. »
C’est ainsi que Lancelot se lamente
Et que s’attristent, à ses côtés, ses gens
Qui le gardent et qui le tiennent.
Sur ces entrefaites, la nouvelle arrive
Que la reine n’est pas morte.
Aussitôt Lancelot se réconforte,
Et si, auparavant, devant l’idée de sa mort,
Il avait éprouvé un deuil immense et lancinant,
Sa joie, à la nouvelle qu’elle vivait, devint cent mille fois
Plus grande que son ancien désespoir.
Et lorsqu’ils revinrent du refuge,
A une distance de six ou sept lieues,
A l’endroit où se trouvait le roi Bademagu,
A celui-ci fut contée la nouvelle qu’il reçut avec joie
Au sujet de Lancelot –
Nouvelle qu’il a écoutée bien volontiers –
Que Lancelot est bien vivant, tout à fait sain et sauf.
Il se conduisit avec une politesse exquise
En allant dire la bonne nouvelle à la reine.
Et elle lui répond : « Beau sire,
Puisque c’est vous qui le dites, je veux bien le croire ;
Mais si ç’avait été qu’il fût mort, je vous avoue
Que jamais plus je n’aurais connu le bonheur.
Ma joie se serait trop éloignée de moi
Si, par dévouement pour moi, un chevalier
Avait accepté de recevoir et de subir la mort. »
Alors le roi se sépare d’elle ;
Il tarde beaucoup à la reine
Que sa joie et son ami reviennent auprès d’elle.
Elle n’a plus envie du tout
De lui tenir rigueur de quoi que ce soit.
Au contraire, la nouvelle qui sans cesse
Court jour après jour en se répandant partout
Arriva derechef à la reine elle-même
Pour lui apprendre que Lancelot se serait donné la mort
Pour elle si seulement il avait pu le faire.
Cette nouvelle fait sa joie, elle y croit entièrement,
Mais pour rien au monde elle ne voulut
Qu’un trop grand malheur lui fût survenu.
Voilà enfin Lancelot qui arrive
En se hâtant le plus rapidement possible.
Dès que le roi l’aperçoit,
Il court l’embrasser et lui donner l’accolade.
Il a l’impression de voler dans les airs
Tant sa joie le rend léger.
Mais il abrège ses manifestations de joie
A cause de ceux qui avaient pris et lié Lancelot :
Le roi leur dit qu’ils ne vinrent là que pour chercher leur malheur,
Car tous sont comme s’ils étaient déjà morts et défaits.
Et ils lui ont répondu
Qu’ils ne croyaient agir que selon sa volonté à lui.
« C’est moi l’offensé, alors que votre conduite vous parut juste,
Fait le roi, mais lui n’est pas mis en cause.
Ce n’est point lui que vous avez couvert de honte,
Mais moi-même plutôt, qui l’avais sous ma protection ;
Quoi qu’on fasse, la honte retombe sur moi.
Mais vous ne vous en vanterez pas,
Quand vous sortirez de chez moi ! »
Lorsque Lancelot l’entendit prononcer ces mots de colère,
Il s’efforce de faire la paix et de redresser la situation
En faisant appel à tout le talent dont il se sent capable,
Et il finit par y arriver ; puis le roi
L’emmène voir la reine.
Cette fois-ci, la reine ne baissa point
Les yeux ; au contraire,
Elle alla joyeusement à sa rencontre,
Lui rendit tous les honneurs en son pouvoir
Et le fit asseoir à côté d’elle.
Alors ils se parlèrent en toute liberté
De tout, selon leur bon plaisir ;
Il ne leur manquait point de choses à se dire,
Car Amour leur fournissait bien des sujets d’entretien.
Et quand Lancelot voit le plaisir
Qu’éprouve la reine à tout ce qu’il dit,
Et que rien ne lui déplaît, alors, tout bas,
Il lui a dit : « Dame, devant le si mauvais visage
Que vous me fîtes l’autre jour en me voyant
Mon ébahissement reste total,
Car vous ne m’avez pas soufflé mot de vos raisons :
Vous avez failli me donner la mort.
Je n’eus point alors assez d’audace,
Comme c’est le cas à présent,
Pour oser vous demander de m’éclairer là-dessus.
Dame, maintenant je suis prêt à réparer le forfait –
A condition toutefois que vous me disiez en quoi il consiste –
Qui m’a tant bouleversé. »
Et la reine lui répond :
« Comment ? N’eûtes-vous pas honte
De la charrette ? Ne vous fit-elle pas peur ?
Vous y montâtes à grand regret seulement,
Puisque vous avez attendu le temps de faire deux pas.
Voilà pourquoi en fait je ne voulus
Ni vous adresser la parole ni vous accorder un regard.
– Que Dieu me garde une autre fois,
Fait Lancelot, d’un tel méfait,
Et que Dieu n’ait jamais pitié de moi,
Si vous ne fûtes pas tout à fait dans votre droit !
Dame, pour Dieu, acceptez sur-le-champ
Que je vous fasse amende honorable du tort commis,
Et si un jour vous devez me pardonner,
Pour Dieu, dites-le-moi donc !
– Ami, considérez-vous comme quitte envers moi,
Fait la reine, et entièrement absous :
Je vous pardonne sans réserve.
– Dame, fait-il, je vous en rends grâce ;
Mais ici je ne peux guère vous dire
Tout ce que je voudrais ;
J’aimerais vous parler
Plus à loisir, s’il se pouvait. »
Et la reine, d’un petit mouvement de l’oeil, et non du doigt,
Lui indique une fenêtre,
Et elle lui dit : « Venez me parler
Ce soir à cette fenêtre,
Lorsque ceux d’ici seront tous endormis,
Et vous viendrez par ce verger.
Entrer ici ou chercher un gîte
Pour la nuit vous sera défendu ;
Moi, je serai dedans, vous serez dehors,
Puisque vous ne pourrez pas vous introduire ici.
Quant à moi, il ne me sera possible
De me joindre à vous que par la parole ou par la main seulement ;
Mais si cela peut vous faire plaisir, je serai
Là, pour l’amour de vous, jusqu’à ce qu’il fasse jour.
Nous ne pourrions pas être vraiment ensemble,
Puisque, dans ma chambre, en face de moi est couché
Keu, le sénéchal, qui languit
A cause des blessures dont il est criblé.
Et l’huis ne s’ouvre jamais,
Il est au contraire solidement fermé et bien gardé.
Quand vous viendrez, faites bien attention
Que nul espion ne vous découvre.
– Dame, fait-il, là où ma compétence s’exercera
Jamais aucun espion ne me verra
Ni ne pourra se former de mauvaises pensées ni trouver à redire. »
Ainsi ont-ils organisé leur tête-à-tête,
Et ils se séparent bien joyeusement.
Lancelot sort de la chambre,
Et son bonheur est tel qu’il ne lui souvient plus
D’aucun des nombreux ennuis dont il avait souffert.
Mais la nuit se fait trop attendre,
Et le jour lui a paru durer plus longtemps,
En fonction de ce qu’il lui fait subir,
Que cent jours normaux, et même plus longtemps qu’une année entière.
Voilà bien longtemps et de plein gré qu’il se serait présenté
Au rendez-vous si seulement la nuit était tombée !
Celle-ci a tellement lutté pour en venir à bout du jour
Que, noire et ténébreuse, elle réussit
A l’envelopper de son manteau
Et à l’affubler de sa chape.
Quand il vit que le jour avait perdu sa clarté,
Il se donne un air d’homme las et fatigué,
Et il dit qu’il avait beaucoup veillé,
Qu’il avait besoin de se reposer.
Vous pouvez facilement comprendre et expliquer –
Ceux d’entre vous à qui il est arrivé d’en faire autant –
Pourquoi, devant les gens de son hôtel,
Il joue celui qui a sommeil et qui veut se coucher ;
Mais ce n’est point sont lit qu’il tient à coeur,
Car pour rien au monde il ne s’y reposerait.
Il ne l’aurait pas pu, il ne l’aurait pas osé,
Il n’aurait pas voulu avoir non plus
L’audace ou la force de le faire.
Aussi vite que possible et sans faire de bruit il se leva du lit,
Sans regretter un instant
L’absence de la lune et des étoiles,
Et, dans la maison, de toute lumière de chandelle
Ou de lampe ou de lanterne allumée.
Il s’emploie au contraire à s’assurer
Que personne ne s’aperçoive de ses mouvements,
Et que l’on croie qu’il dormait tranquillement
Dans son lit pendant toute la nuit.
Sans compagnon pour le guider
Il se dirige sans tarder vers le verger,
Et à aucun moment il ne rencontra âme qui vive ;
La chance continua de le favoriser,
Car un pan du mur du verger
S’était tout récemment écroulé.
Par cette brèche il s’introduit
Rapidement et il parvient jusqu’à
La fenêtre où il se maintient
Silencieux et immobile, s’empêchant de tousser ou d’éternuer,
Jusqu’à ce que la reine arrive,
Vêtue d’une chemise très blanche ;
Elle n’avait pas mis de cotte ou de bliaut,
Mais elle portait un manteau court
D’écarlate et de cisemus.
Quand Lancelot voit la reine
Qui se penche contre cette fenêtre
Grillée de solides barreaux de fer,
Il commence l’entretien par un doux salut qu’il lui a adressé.
Elle le lui rend aussitôt,
Car leur désir partagé était bien fort –
De lui pour elle, d’elle pour lui.
Rien de bas ni d’ennuyeux n’entre
Dans les propos qu’ils tiennent.
Ils font tout pour s’approcher l’un de l’autre,
Et ils se tiennent par la main.
Le fait qu’il ne leur soit pas possible de se rejoindre mieux
Les contrarie énormément,
Et ils maudissent les barreaux de fer.
Cependant Lancelot se targue
– Si toutefois la reine en convient –
De pouvoir entrer là où elle se trouve :
Il ne restera pas dehors simplement à cause des barreaux.
Et la reine lui répond :
« Ne voyez-vous donc pas à quel point ces fers
Sont raides à forcer et solides à briser ?
Vous n’arriverez jamais à les serrer avec assez de vigueur,
Ou à les tirer vers vous, ou à les secouer
Afin de pouvoir les arracher pour de bon.
– Dame, fait-il, ne vous inquiétez pas !
Je ne pense pas que le fer vaille grand-chose ;
A part vous-même rien n’est capable de m’empêcher
D’aller tout droit auprès de vous.
Si votre accord me l’octroie,
Le chemin m’est tout ouvert ;
Mais si, au contraire, il ne vous plaisait pas de me le donner,
Il me demeurerait si parfaitement bloqué
Que pour rien au monde je ne saurais y passer.
– Oui, certes, fait-elle, je le veux bien,
Ce n’est point mon vouloir qui vous immobilise ;
Mais vous devez attendre
Que je sois recouchée dans mon lit,
Afin qu’il ne vous arrive malheur à cause de quelque bruit ;
Il n’y aurait ni ébats ni plaisir
Si le sénéchal, qui dort ici,
Etait réveillé par un bruit que nous aurions fait.
Aussi est-il bien juste que je m’en aille,
Car il n’y verrait rien de bon
S’il remarquait ma présence ici.
– Dame, fait-il, dépêchez-vous donc de partir,
Mais ne craignez d’aucune manière
Que je fasse le moindre bruit.
Je compte enlever si doucement ces barreaux
Que je n’aurai aucun mal à le faire,
Et je ne réveillerai personne en le faisant. »
Alors la reine le quitte,
Et lui se prépare et s’apprête
A vaincre la fenêtre.
Il s’attaque aux barreaux, les tire et les secoue
Si bien qu’il finit par les ployer tous
Et parvient à les arracher.
Mais leur fer était si coupant
Qu’au petit doigt jusqu’aux muscles
Il ouvrit la première phalange,
Et qu’il trancha au doigt voisin
La première jointure entièrement ;
Mais du sang qui, goutte à goutte, en tombe,
Ni des plaies il ne sent rien du tout,
Sa pensée étant fixée sur autre chose.
La fenêtre n’est pas bien basse,
Néanmoins Lancelot la franchit
Très rapidement et en toute liberté.
Il trouve Keu dormant dans son lit,
Et ensuite il s’en vint au lit de la reine
Devant lequel il s’incline en adorateur,
Car il ne croit en nulle sainte relique autant qu’il croit en elle.
Et la reine lui tend
Ses bras à sa rencontre, et puis l’enlace
Et l’étreint sur son coeur,
Tout en l’attirant près d’elle dans son lit
Où elle lui fait l’accueil le plus beau
Qu’il lui soit possible de faire,
Car elle y est invitée et par Amour et par son coeur.
Amour la pousse à le recevoir ainsi.
Mais si elle éprouva pour lui un grand amour,
Lui en ressentait pour elle cent mille fois plus,
Car Amour priva tous les autres coeurs
Lorsqu’elle prodigua ses biens au sien ;
C’est dans son coeur à lui qu’Amour reprit
Toutes ses forces et déploya toute sa vigueur,
Au point de s’appauvrir dans le coeur des autres.
Maintenant Lancelot possède tout ce qu’il désire,
Puisque la reine accepte avec joie
Sa douce compagnie,
Puisqu’il la tient entre ses bras
Et elle le tient, lui, entre les siens.
Le plaisir qu’il éprouve est à tel point doux et bon
– Plaisir des baisers, des sens –
Qu’il leur advint sans mensonge
Une joie et une merveille
Telles que jamais encore leurs pareilles
Ne furent racontées ni connues ;
Mais je maintiendrai toujours le silence le plus parfait
Sur ce qu’on ne doit pas dire dans un conte.
De toutes les joies ce fut la plus exquise
Et la plus délectable
Que l’histoire passe sous silence et garde secrète.
Lancelot fut comblé de joie et de plaisir
Pendant toute cette nuit.
Mais le jour finit par arriver, ce qui l’ennuie fort,
Puisqu’il doit se lever d’auprès de son amie.
Au lever il vécut le supplice du martyre parfait,
Car partir lui parut douloureux à ce point-là,
Et il en subit un martyre bien grand.
Son coeur ne cesse de l’entraîner là
Où la reine est restée.
Ramener son coeur demeure hors de son pouvoir,
Parce que la reine lui plaît tellement
Qu’il n’a aucun désir de la quitter :
Le corps s’éloigne, le coeur demeure.
Il retourne directement à la fenêtre ;
Mais de son corps il en reste assez,
Vu que les draps sont tachés et teints
Du sang qui tomba de ses doigts.
C’est dans une profonde détresse que Lancelot part,
Débordant de soupirs et de larmes.
Il n’a pas été question de fixer un nouveau rendez-vous,
Ce qui l’afflige, mais pareille chose ne peut pas être.
C’est à grand regret qu’il repasse la fenêtre
Par où il entra de si bon coeur ;
Il n’avait plus les doigts bien solides,
Car il y avait été grièvement blessé ;
Pourtant, il a redressé les barreaux de fer
Et les a remis en place,
Si bien que ni par devant ni par derrière,
Ni par les deux côtés,
Il n’apparaît que l’on eût enlevé
Un seul des fers, ni qu’on l’eût tiré ou ployé.
Au moment de partir, il s’est incliné
Vers la chambre, se comportant
Tout comme s’il se trouvait en présence d’un autel.
Puis il s’en va la mort dans l’âme ;
Il ne rencontre personne qui le reconnaisse
Pendant qu’il rentre à son hôtel.
Il se couche tout nu dans son lit
Sans jamais réveiller qui que ce soit.
Alors, il a la surprise de découvrir
Que ses doigts sont blessés ;
Mais en rien il ne s’en émeut,
Parce qu’il sait qu’à coup sûr
Ce fut pendant qu’il arrachait les barreaux du mur
De la fenêtre qu’il se blessa ;
Pour cela il ne s’en troubla pas,
Car il eût mieux voulu que de son corps
Les deux bras entiers fussent arrachés
Qu’il n’eût réussi à passer par la fenêtre ;
Mais s’il avait subi ailleurs une blessure semblable
Et se fût maltraité aussi grièvement,
Son chagrin et sa colère auraient été bien grands.
Sur le matin la reine,
Renfermée dans sa chambre bien garnie de tentures,
Tout doucement s’était endormie ;
Elle ne se rendait pas compte que ses draps
Etaient tachés de sang,
Mais, au contraire, elle pensait qu’ils étaient bien blancs
Et tout beaux et parfaitement convenables.
Et Méléagant, dès
Qu’il fut habillé et prêt,
S’est dirigé vers la chambre
Où la reine était couchée.
Il la trouve réveillée et il voit les draps
Tachés et comme mouchetés de gouttes de sang frais ;
En poussant du coude ses compagnons
Et comme quelqu’un qui cherche à y découvrir le mal,
Il tourne son regard vers le lit de Keu le sénéchal
Où il voit, là aussi, les draps tachés
De sang, car, pendant la nuit – notez-le bien –
Les blessures de Keu s’étaient rouvertes.
Et il dit : « Madame, j’ai enfin trouvé
Les preuves que je cherchais depuis longtemps !
Il est bien vrai que l’on commet une folie des plus grandes
Lorsqu’on se dépense afin de préserver l’honneur d’une femme,
Car on y perd son effort et sa peine ;
Celui qui fait le plus pour la surveiller
Perd plus vite sa peine que celui qui ne s’en formalise pas.
Mon père a exercé une bien belle vigilance
En cherchant à vous surveiller à cause de moi !
Il vous a bien gardée contre moi ;
Mais cette nuit c’est Keu le sénéchal
Qui vous a regardée, malgré ses précautions,
Et de vous ce dernier a obtenu tout ce qu’il voulait,
Et la chose sera prouvée sans le moindre doute possible.
– Comment ? fait-elle. – J’ai trouvé
Du sang sur vos draps, témoignage irréfutable,
Puisqu’il faut que je le dise.
C’est ainsi que je le sais, ainsi que je le prouve,
Car je trouve sur vos draps et sur les siens
Le sang qui tomba de ses blessures :
Voilà des indices bien authentiques. »
Alors la reine remarqua pour la première fois
Dans l’un et l’autre des deux lits
Les draps ensanglantés, et elle s’en étonne beaucoup ;
Elle en éprouva de la honte, elle en rougit,
Et elle dit : « Que Dieu me protège,
Ce sang que je regarde dans mes draps
Jamais Keu ne l’apporta ici,
Le nez m’a saigné cette nuit, sans plus ;
Ce fut mon nez, j’en suis sûre. »
Et elle pense dire la vérité.
« Par mon chef, fait Méléagant,
Vous ne racontez là que des balivernes.
Tout ce que vous pourrez raconter ne servira à rien,
Car vous êtes coupable sans conteste possible,
Et lumière se fera sur vos agissements. »
Alors il dit : « Seigneurs, ne bougez pas d’ici ! »
Aux gardes qui se trouvaient là,
« Et veillez à ce que ne soient pas ôtés
Les draps de ce lit avant que je ne revienne.
Je veux que le roi reconnaisse mon bon droit
Quand il aura vu cette chose de ses propres yeux. »
Alors il chercha ce dernier et finit par le trouver,
Et il se jette à ses pieds,
Disant : « Sire, venez voir
Ce dont vous ne soupçonnez pas l’existence.
Venez voir la reine,
Et vous verrez des choses surprenantes mais authentiques
Que j’ai vues et découvertes ;
Mais avant de vous y rendre,
Je vous prie de ne pas me faillir,
Ni en justice ni par rapport aux convenances :
Vous savez bien les périls
Que j’ai endurés afin d’obtenir la reine –
Ce qui m’a valu d’avoir en vous un ennemi,
Parce que c’est à cause de moi que vous la faites garder.
Ce matin j’allai la voir alors qu’elle était
Encore au lit, et j’ai fait attention
Suffisamment pour pouvoir constater
Que chaque nuit Keu couche avec elle.
Sire, pour Dieu, que cela ne vous contrarie pas
Si cette conduite me chagrine et si je me lamente,
Car elle me fait ressentir un grand dépit,
Vu que la reine me hait et me méprise,
Et que Keu couche chaque nuit avec elle.
– Tais-toi !, fait le roi, je n’en crois rien du tout.
– Sire, venez donc voir les draps,
Et comment Keu les a traités.
Puisque ma parole ne vous inspire pas confiance,
Et qu’au contraire vous pensez que je suis en train de vous mentir,
Les draps et la couverture ensanglantée
Des blessures de Keu, je vous les montrerai.
– Allons-y donc, et je verrai tout cela,
Fait le roi, car je veux le voir :
Mes propres yeux m’apprendront la vérité dans cette affaire. »
Le roi se dépêche pour gagner
La chambre où il trouva
La reine qui était en train de se lever.
Il voit les draps ensanglantés sur son lit,
Ainsi que sur le lit de Keu,
Et il dit : « Dame, voilà qui va fort mal
Si ce que m’a dit mon fils est vrai. »
Elle répond : « Que Dieu me protège,
Jamais, même en racontant un cauchemar,
On n’a inventé un mensonge aussi néfaste.
Je pense que Keu le sénéchal
Est bien trop courtois et fidèle
Pour jamais mériter qu’on juge sa bonne foi insuffisante ;
Et, pour ma part, je ne vends point
Mon corps ni ne le livre à qui le veut.
Il est indéniable que Keu n’est nullement de ceux
Qui pourraient réclamer de moi pareil outrage,
Et, quant à moi, je n’eus jamais aucun désir
De commettre une telle folie et jamais je ne l’aurai.
– Sire, je vous serais bien reconnaissant,
Dit Méléagant à son père,
Si Keu expie son crime
En sorte que la honte atteigne la reine aussi.
De vous dépend et relève la justice,
Et je vous prie et demande de la rendre maintenant.
Keu a bien trahi le roi Artur,
Son seigneur, qui croyait en lui à tel point
Qu’il lui avait confié
L’être qu’il aime le plus au monde.
– Sire, souffrez que je réponde,
Fait Keu, et je me disculperai.
Que Dieu, quand je quitterai ce monde d’ici-bas,
N’accorde pas de pardon à mon âme
Si jamais je couchai avec ma dame.
Evidemment, j’aimerais mieux être mort
Que pareille horreur ou un crime semblable
Fût commis par moi envers mon seigneur ;
Et que jamais Dieu ne me donne
Une santé meilleure que celle que j’ai à present,
Qu’au contraire il me prive de vie tout de suite,
Si jamais l’idée m’en est même venue à l’esprit.
Mais je suis suffisamment expert en matière de mes blessures
Pour savoir que cette nuit elles ont abondamment saigné
Et que mes draps en ont été maculés.
Voilà pourquoi votre fils m’accuse,
Mais en vérité il n’en a nullement le droit. »
Et Méléangant lui répond :
« Que Dieu me vienne en aide, vous avez été suborné
Par les diables et les démons malins ;
Vous avez été cette nuit trop ardent,
Et ce fut sans aucun doute en vous surmenant de la sorte
Que vous avez fait crever vos plaies.
Il ne vous sert à rien de raconter des histoires :
La présence du sang dans les deux lits en constitue la preuve ;
Nous la voyons clairement, elle saute aux yeux.
Il est juste que l’on paie son crime
Quand sa culpabilité est établie.
Jamais un chevalier de votre renommée
Ne commit un outrage aussi insolent,
Ainsi votre crime vous a-t-il couvert de honte.
– Sire, sire, dit Keu au roi,
Je serai prêt à défendre ma dame et moi-même
Contre ce dont votre fils m’accuse ;
Il me met au supplice et à la torture,
Mais c’est vraiment à tort qu’il me tourmente.
– Vous n’aurez pas à vous battre,
Fait le roi, car vous souffrez trop.
– Sire, si vous voulez bien le permettre,
Tout malade que je suis,
Je me battrai contre lui
Et je montrerai que je suis innocent
De cet acte repréhensible dont il m’inculpe. »
La reine de son côté avait envoyé chercher
En secret Lancelot,
Et elle dit au roi qu’elle aura à sa disposition
Un chevalier pour défendre
Le sénéchal en cette affaire
Contre Méléagant, si celui-ci ose accepter le combat.
Et Méléagant ne tarda point à déclarer :
« De tous les chevaliers il n’est pas un seul
Contre qui je n’accepte de combattre,
Jusqu’à ce que l’un de nous deux soit mis hors de combat,
Même s’il s’agissait d’un géant. »
Alors Lancelot entra dans la salle ;
Il y eut un tel attroupement de chevaliers
Que la salle s’en trouva toute remplie.
Dès son arrivée,
Devant tout le monde – jeunes et vieux –
La reine raconte ce qui vient de se produire,
Et elle dit : « Lancelot, cette honte,
C’est Méléagant, ici présent, qui me l’a imputée ;
Ainsi m’a-t-il rendue suspecte
Aux yeux de tous ceux qui l’entendent parler,
A moins que vous ne l’obligiez à se rétracter.
Cette nuit, dit-il, Keu a couché
Avec moi, puisqu’il a vu
Mes draps et les siens maculés de sang,
Et il dit que son crime sera sévèrement puni
S’il ne parvient pas à se défendre contre lui,
Ou s’il ne trouve pas un autre qui accepte
Le combat afin de l’aider.
– Il ne vous sera jamais nécessaire de plaider votre cause,
Fait Lancelot, là où je me trouve.
Qu’à Dieu ne plaise que l’on vous soupçonne,
Ni vous ni lui, de pareil outrage ;
Je suis prêt à entreprendre le combat afin de prouver
Qu’à aucun moment il ne songea à faire une chose semblable.
Si en moi il existe le minimum de force,
Je le défendrai de mon mieux ;
Pour lui j’entreprendrai la bataille. »
Et Méléagant fait un bond en avant
Et il dit : « Que le Seigneur me préserve,
J’accepte volontiers, et cela me va très bien :
Que nul ne croie que cela me gêne d’aucune manière. »
Et Lancelot dit : « Sire roi,
Je sais quelque-chose des causes et des lois,
Et des procès et des jugements :
La procédure exige que l’on prête serment
Quand il s’agit d’accusations aussi graves. »
Et Méléagant, sans méfiance,
Lui répond sur-le-champ :
« Que les serments se fassent donc,
Et que viennent tout de suite les reliques de saints,
Car je sais bien que j’ai le droit de mon côté ! »
Et Lancelot affirme tout haut :
« Que le Seigneur me vienne en aide,
Jamais ne connut Keu le sénéchal
Celui qui put le soupçonner de pareille chose. »
Ils réclament alors leurs chevaux
Et ils se font apporter leurs armes ;
On les leur apporte immédiatement,
Et les valets les en revêtent : les voilà armés ;
Les reliques sont déjà exposées à leur place.
Méléagant avance de quelques pas
Et Lancelot, à son côté, fait de même,
Et tous deux se mettent à genoux ;
Et Méléagant tend la main
Vers les saintes reliques et jure d’une voix forte :
« Que Dieu et ses saints me viennent en aide,
Keu le sénéchal partagea
Cette nuit le lit de la reine
Et d’elle il eut tout son plaisir.
– Et moi, fait Lancelot, je t’accuse de parjure
Et je jure solennellement
Qu’il n’y coucha pas et qu’il ne la toucha point.
Et que celui de nous deux qui aurait menti,
Qu’il plaise à Dieu de le punir
Et de prouver ainsi de quel côté la vérité se trouve.
Mais je ferai encore un serment
Et je jurerai en plus –
Qui que cela ennuie ou offense –
Que s’il m’accorde aujourd’hui
De prendre le dessus sur Méléagant,
Avec son aide et celle de ces reliques
Que voici, et en vertu d’aucun autre pouvoir,
Je serai sans pitié pour lui ! »
Bademagu n’éprouva aucun plaisir
A entendre ce serment.
Quand les serments eurent été prononcés,
Les destriers furent amenés des écuries,
Deux beaux et excellents destriers.
Chacun des deux adversaires monte sur le sien,
Et ils chevauchent l’un contre l’autre
Aussi vite que leurs montures peuvent les porter ;
Et au moment où elles atteignent leur plus grande vitesse
Les deux chevaliers s’entrechoquent
Avec une telle furie qu’il ne leur reste rien
De leurs lances qu’un tronçon dans la main.
Ils s’envoient l’un l’autre rouler à terre,
Mais sans pour autant manifester des signes d’épuisement,
Car ils ont tôt fait de se relever.
Ils se font autant de mal que possible
Avec les lames tranchantes de leurs épées.
Les étincelles jaillies des heaumes
Brillent et montent vers le ciel.
Ils s’attaquent l’un l’autre avec une telle colère,
Leurs épées nues à la main,
Que, comme elles vont et viennent,
Ils frappent l’un l’autre,
Sans chercher à se reposer
Pour reprendre haleine.
Le roi qui trouve très pénible ce qu’il voit
Interpelle la reine,
Qui était allée s’accouder
En haut aux loges de la tour.
Il lui demande au nom de Dieu le Créateur
Qu’elle leur permette de se séparer.
La reine répond en toute sincérité :
« Tout ce qui vous sied et plaît
Me trouvera prête à l’accepter. »
Lancelot a bien entendu
Ce qu’a répondu la reine
A la requête de Bademagu ;
Il ne voulut plus combattre,
Dès ce moment il abandonna la lutte.
Mais Méléagant, qui ne songe pas à se reposer,
Frappe sur Lancelot à coups redoublés.
Le roi se jette entre les deux adversaires
Et retient le bras de son fils, qui dit et jure
Qu’un accord est le moindre de ses soucis :
« Je veux me battre, je me refuse à la paix. »
Le roi déclare : « Tais-toi
Et crois-m’en. Tu seras sage de m’obéir.
Certes, tu n’encourras honte ni dommage
Si tu m’écoutes.
Tu feras donc ce qu’il t’appartient de faire !
Ne te souviens-tu pas
Qu’à la cour du roi Artur
Tu vas le combattre comme convenu ?
Et ne crois-tu pas
Que ce serait pour toi un plus grand honneur
De triompher là qu’ailleurs ? »
Ainsi parle le roi pour voir
S’il ne pourrait pas l’émouvoir.
Il parvient à l’apaiser, et il sépare les deux combattants.
Lancelot, à qui il tarde
De retrouver messire Gauvain,
Vient demander la permission de partir
A Bademagu et à la reine.
Avec leur assentiment il s’achemine
Vers le Pont-sous-l’Eau.
Il était accompagné
De nombreux chevaliers.
Mais il y en avait assez
Dont il aurait souhaité l’absence.
Ils chevauchent à longueur de journée,
Tant qu’ils s’approchent du Pont-sous-l’Eau,
Mais ils en sont encore éloignés d’une lieue.
Avant de venir assez près
Pour pouvoir l’apercevoir,
Ils rencontrèrent un nain
Juché sur un grand cheval de chasse
Et tenant à la main un fouet
Pour frapper et hâter sa monture.
Et le voilà qui demande,
Comme il en a reçu l’ordre :
« Lequel d’entre vous est Lancelot ?
Ne me le cachez pas, je suis des vôtres ;
Mais dites-le sans crainte,
Car je vous le demande pour vous être utile. »
Lancelot en personne lui répond,
Disant : « Je suis
Celui que tu réclames.
– Ah !, fait le nain, noble Chevalier,
Laisse-là ces gens et crois-m’en :
Viens tout seul avec moi,
Car je veux te mener en un lieu excellent.
Que nul ne te suive, je te le requiers,
Mais qu’ils nous attendent ici même,
Car nous reviendrons sous peu. »
Celui qui ne soupçonnait aucune embûche
A fait rester là son escorte
Et suit le nain en train de le trahir.
Ses gens qui demeurent à l’attendre
Pourront l’attendre longtemps,
Car ceux qui se sont emparés de lui
N’ont nul désir de le rendre.
Et ses gens se lamentent si fort,
Quand il ne revient pas,
Qu’ils ne savent que faire.
Ils disent tous que le nain
Les a trahis, et leur chagrin est grand ;
Il serait oiseux d’en douter.
Dolents, ils commencent à le chercher,
Mais ils ne savent où le trouver
Ni où partir à sa recherche ;
Ils se concertent entre eux.
Les plus sensés et les plus sages
Décident, autant que je le sache,
Qu’ils pousseront
Jusqu’au Pont-sous-l’Eau, tout proche,
Puis ils iront chercher Lancelot
Après avoir pris conseil de messire Gauvain,
S’ils découvrent ce dernier dans les parages.
Cette décision satisfait tout le monde,
Personne ne s’y oppose.
Ils se dirigent vers le Pont-sous-l’Eau ;
Dès qu’ils y parviennent,
Ils ont aperçu messire Gauvain,
Qui était tombé du pont
Dans l’eau très profonde à cet endroit.
Tantôt il remonte à la surface et tantôt il disparaît,
Maintenant on le voit et puis on le perd de vue.
Ils font tant et si bien qu’ils l’agrippent
A l’aide de branches, de perches et de crocs.
Il ne lui restait que le haubert sur le dos
Et sur la tête son heaume,
Un heaume qui en valait dix autres.
Il portait encore ses chausses de fer,
Toutes rouillées de sa sueur,
Car il avait enduré mainte épreuve,
Il avait fait face à maint péril
Et triomphé dans maint combat.
Lance, écu, cheval
Sont restés sur l’autre rive.
Mais ceux qui l’ont repêché
Ne croient pas qu’il soit vivant,
Car Gauvain avait avalé beaucoup d’eau.
Avant qu’il ne l’eût régurgitée,
Il ne fut pas en mesure de se faire entendre.
Mais quand voix et parole furent revenues
Et qu’il eut dégagé son arrière-gorge,
De sorte qu’on put l’entendre,
Le plus tôt qu’il put parler,
Il le fit ;
Sur-le-champ il s’enquit de la reine Guenièvre
Auprès de ceux qui se tenaient devant lui,
En savaient-ils des nouvelles ?
Ceux-ci lui ont répondu
Qu’elle ne quitte pas le roi Bademagu,
Qui pourvoit à ses besoins
Et l’honore grandement.
« Est-ce que personne n’est venu la quérir
En cette terre ?, demande messire Gauvain.
– Si, répondent-ils.
– Qui ça ? – Lancelot du Lac, font-ils,
Qui traversa le Pont de l’Epée.
Il l’a secourue et délivrée,
Et nous tous avec elle.
Mais un nain nous a trahis,
Un avorton bossu et grimaçant :
Il nous a vilainement trompés
Celui qui nous a dérobé Lancelot.
Nous ne savons pas ce qu’il en a fait.
– Et quand cela ?, fait messire Gauvain.
– Aujourd’hui même, messire,
Tout près d’ici, alors que Lancelot et nous,
Nous venions vous retrouver.
– Comment donc s’est-il comporté
Depuis son arrivée en ce pays ? »
Alors ils commencent
A lui raconter de bout en bout
Sans en oublier un seul détail les exploits de Lancelot.
Quant à la reine, ils lui disent
Qu’elle l’attend et déclare
Que rien ne la fera partir
De Gorre avant qu’elle ne le voie,
Quoi qu’elle entende dire à son sujet.
Messire Gauvain leur demande :
« Lorsque nous partirons de ce pont,
Irons-nous à la recherche de Lancelot ? »
Pas un seul qui n’opine
Qu’il vaut mieux aller retrouver la reine,
Que Bademagu se chargera de faire chercher Lancelot.
Ils pensent que son fils traîtreusement
L’a fait emprisonner,
Ce Méléagant qui le déteste.
Où que Lancelot se trouve, si le roi le sait,
Il forcera son fils à le libérer,
On peut compter là-dessus.
Tous se rallient à cet avis
Et ils se mettent en route.
Ils chevauchent jusqu’à la résidence
Où se trouvent Bademagu et la reine,
Egalement Keu le sénéchal,
Et ce scélérat
Plein de traîtrise,
Qui a tant inquiété
Au sujet de Lancelot ceux qui arrivent.
Ils se jugent mortellement trahis,
Et se lamentent, car leur anxiété est grande.
Ce n’est pas une nouvelle agréable
Que l’on porte à la reine ;
Néanmoins, elle se comporte
Aussi plaisamment qu’elle peut.
A cause de messire Gauvain il faut
Qu’elle cache sa peine, et elle y parvient.
Cependant elle ne savait comment tout à fait
L’empêcher de paraître.
Tout à la fois elle se réjouit et s’attriste :
Pour Lancelot elle souffre en son coeur,
Mais en présence de messire Gauvain
Elle manifeste une joie extrême.
Il n’y a personne qui, ayant entendu la nouvelle
De la disparition de Lancelot,
Ne soit plongé dans la tristesse.
Le roi aurait été ravi
De l’arrivée de messire Gauvain
Et de faire sa connaissance,
Si ce n’est sa douleur que Lancelot
Soit tombé dans un traquenard :
Elle est si grande qu’elle l’accable.
Et la reine le prie instamment
Que par monts et par vaux
Il fasse rechercher Lancelot,
Sans perdre de temps, à travers son royaume.
Messire Gauvain et Keu le sénéchal
Se joignent à elle, et tous les autres :
Il n’y a personne qui n’implore le roi.
« Laissez-moi donc le soin de cette affaire,
Fait Bademagu, et cessez de me presser,
Car voilà longtemps que je suis prêt.
Cette recherche sera menée à bien
Sans qu’il soit besoin de vos requêtes ni de vos prières. »
Chacun s’incline devant lui,
Et le roi envoie ses messagers,
Par tout son royaume –
Des serviteurs bien connus et fort capables –
Qui à travers toute la contrée
Demandent des nouvelles de Lancelot.
Partout ils se sont enquis de lui,
Mais de Lancelot nulle nouvelle ne leur parvient.
Ils s’en retournent bredouilles
Là où séjournent les chevaliers,
Gauvain, Keu et tous les autres,
Qui déclarent que tout armés,
La lance en arrêt, ils se mettront en campagne,
Qu’ils n’enverront aucun autre à leur place.
Un jour après manger ils se trouvaient
Dans la grand-salle, où ils s’armaient –
Le moment était venu
De leur départ imminent –
Quand un jeune homme y entra
Et s’avança parmi eux
Pour arriver devant la reine.
Elle était bien pâle,
Car n’ayant point de nouvelles de Lancelot,
Sa souffrance était si vive
Qu’elle en avait perdu toute couleur.
Et le valet l’a saluée,
Et Bademagu qui se tenait près d’elle,
Et puis après cela tous les autres,
Y compris Keu et messire Gauvain.
Il tenait une lettre à la main
Qu’il tend au roi, qui s’en empare.
A un clerc qui sait bien remplir pareille fonction
Il l’a fait lire à haute voix.
Ce dernier sut fort bien déchiffrer
Ce qu’il vit écrit sur le parchemin.
La lettre portait que Lancelot salue
Le roi, son bon seigneur,
Le remerciant du si courtois traitement
Et des bienfaits qu’il a reçus de lui,
Et se déclarant entièrement
Soumis à ses ordres ;
Que Bademagu sache sans le moindre doute
Qu’il se trouve auprès du roi Artur,
En parfaite santé et plein de vigueur.
Et ajoute qu’il mande à la reine
Qu’elle retourne, si elle veut bien,
Avec Keu et messire Gauvain.
La lettre avait tout ce qu’il fallait
Pour qu’on crût à son authenticité.
Ils furent tous ravis de ce qu’ils ont appris
Et la cour retentit d’une joie bruyante.
Le lendemain matin
On décida de se mettre en route :
Quand il fut jour,
Ils s’apprêtent tous, s’équipent,
Montent en selle et partent.
Le roi les accompagne et les conduit
Triomphalement
Une bonne partie du chemin.
Il les conduit hors de son domaine
Et quand il l’a fait,
Il prend congé de la reine
Et de tous les autres.
La reine fort courtoisement,
En se séparant de lui, le remercie
De l’avoir si bien traitée.
Elle entoure son cou de ses deux bras
Et lui offre et lui promet
Ses bons services et ceux de son époux :
Elle ne pouvait lui faire plus grande promesse.
Messire Gauvain et Keu, tous
Comme à leur seigneur et ami,
Font également au roi des promesses de service.
Sans s’arrêter davantage, ils reprennent leur route,
Tandis que Bademagu leur dit adieu
Et salue tous les autres en plus de ces trois ;
Alors il retourne dans son royaume.
La reine ne fit longue halte
Nul jour de toute la semaine,
Ni le cortège qu’elle ramène.
La nouvelle parvient à la cour.
Nouvelle qui plut grandement au roi Artur,
Que la reine approche.
Le roi se réjouit
D’autant plus qu’il croyait
Que c’était grâce aux prouesses de son neveu
Que la reine est de retour,
Elle et Keu, et les gens de moindre importance,
Mais la vérité est tout autre.
La ville se vide à leur approche,
Tout le monde se porte à leur rencontre
Et chacun s’exclame,
Qu’il soit chevalier ou vilain :
« Que messire Gauvain soit le bienvenu,
Lui qui a ramené la reine,
Et nous a rendu mainte autre captive
Et maint prisonnier ! »
Gauvain leur répond :
« Seigneur, vous avez tort de me louer,
Cessez maintenant de parler de la sorte,
Car je n’y suis pour rien.
L’honneur que vous me rendez me fait honte,
Car je ne suis pas arrivé à temps ;
Je me suis trop attardé en route.
Mais c’est Lancelot qui est arrivé à temps,
Lui à qui un si grand honneur est échu
Qu’avant lui nul chevalier n’en connut de tel.
– Où donc est-il, beau sire,
Quand nous ne le voyons pas à vos côtés ?
– Comment où ça ?, fait messire Gauvain,
Mais à la cour de mon seigneur le roi.
Il n’y est donc pas ? – Certes non,
Ni en toute cette contrée.
Depuis que ma dame la reine fut emmenée
Nous n’avons eu aucune nouvelle de lui. »
Alors pour la première fois Gauvain
Se rendit compte que la lettre de Lancelot
Etait une fabrication
Qui les avait induits en erreur.
Les voilà tous plongés dans la tristesse :
Ils arrivent à la cour en se lamentant,
Et le roi demande tout de suite
Des nouvelles de ce qui s’est passé.
Nombreux furent ceux prêts à lui conter
Les exploits de Lancelot,
Comment il a libéré
La reine et tous les autres prisonniers,
Comment et par quelle trahison
Le nain le leur a enlevé et soustrait.
Cela déplaît fort au roi,
Il en est tout triste,
Mais d’un autre côté son coeur bondit de joie
A revoir la reine,
Devant un tel bonheur tout chagrin s’efface.
Quand il a en sa possession la personne qu’il désire le plus
Il se soucie bien peu de tout le reste.
Pendant que la reine était absente,
Je crois que les dames du pays
Et les demoiselles d’âge à se marier
S’assemblèrent
Et que les demoiselles
Déclarèrent qu’il était bien temps
De leur trouver un mari.
Lors de la réunion on décida
D’organiser un tournoi.
La dame de Noauz se chargerait d’un des deux camps,
La dame de Pomelegoi, de l’autre.
Ceux qui auront le dessous
Ne pourront prétendre à rien,
Mais ceux qui auront le dessus
Les demoiselles en voudront pour époux.
On fit crier et proclamer le tournoi
Dans toutes les contrées voisines
Et même dans les pays lointains.
La proclamation fut faite
Bien avant la date fixée
Afin d’attirer le plus possible de gens.
La reine fut de retour
Avant la date choisie.
Dès que les dames surent
Que la reine était revenue,
Un grand nombre d’entre elles
Se rendirent à la cour
Et, une fois devant le roi, elles le prièrent
De leur accorder un don,
De consentir à leur demande.
Il leur promit,
Avant même de savoir ce qu’elles voulaient,
Qu’il leur accorderait leur requête.
Alors elles lui dirent qu’elles désiraient
Qu’il permît à la reine
De venir voir leur tournoi.
Et le roi, qui avait coutume de ne rien refuser,
Répondit qu’il veut bien si elle y tient.
Les dames, fort aises de la réponse du roi,
S’en vont trouver la reine
Et tout de go lui disent :
« Madame, ne reprenez pas
Ce que le roi nous accorde. »
Et elle leur demande :
« De quoi s’agit-il ? Dites-le-moi ! »
Alors elles lui disent : « Si vous voulez
Venir à notre tournoi,
Le roi ne cherchera pas à vous retenir
Et ne vous empêchera pas d’y aller. »
La reine dit qu’elle se rendra au tournoi
Du moment que le roi le lui permet.
Sans perdre de temps, à travers tout le royaume,
Les demoiselles envoient dire
Et mandent qu’elles comptaient
Amener la reine à assister
Au tournoi le jour fixé.
La nouvelle se propagea
Et loin et près et ça et là ;
Elle a tant voyagé
Qu’elle a pénétré
Dans le royaume dont nul ne pouvait retourner –
Mais pour lors tout un chacun
Pouvait y entrer et en sortir
Sans rencontrer de difficulté.
La nouvelle s’est diffusée
Par tout le royaume de Gorre,
Jusqu’à atteindre la demeure
D’un sénéchal de Méléagant,
Ce scélérat bien digne des feux de l’enfer !
Ledit sénéchal tenait Lancelot sous sa garde :
Méléagant l’avait emprisonné chez lui,
En tant qu’un ennemi mortel
Qu’il haïssait à l’extrême.
Lancelot eut vent du tournoi
Et en apprit la date.
Dès ce moment ses yeux furent mouillés de larmes
Et son coeur vide de joie.
La femme du sénéchal,
Voyant Lancelot triste et pensif,
L’interrogea en secret :
« Messire, je vous conjure, pour Dieu
Et sur votre âme, de m’avouer
Pourquoi vous êtes tellement changé.
Vous ne buvez plus, vous ne mangez plus,
Et jamais je ne vous vois plaisanter ni rire.
Vous pouvez me dire en toute sûreté
Ce que vous pensez et ce qui vous afflige.
– Ah ! madame, ne vous étonnez pas
Si je suis triste.
Car je me trouve tout désemparé
Quand je ne pourrai être là
Où se trouveront tous ceux qui comptent :
C’est-à-dire au tournoi qui va réunir
Tout le monde, me semble-t-il.
Et pourtant s’il vous plaisait
Et que Dieu vous rendît généreuse
Au point de m’y laisser aller,
Vous pourriez être sûre
Que je me comporterais de telle sorte
Que je reviendrais me constituer votre prisonnier.
– Certes, fait-elle, je le ferais
Très volontiers si je n’y voyais
Ma ruine et ma mort.
Mais je crains tellement mon seigneur,
Méléagant le félon,
Que je n’oserais le faire,
Car il se vengerait cruellement sur mon mari.
Ce n’est pas étonnant si je le redoute,
Vous savez comme il est fermé à toute pitié.
– Madame, si vous avez peur
Que je ne retourne en votre prison
Sitôt le tournoi terminé,
Je vous ferai un serment
Que je ne saurai violer :
Que rien ne m’empêchera
De revenir me constituer votre prisonnier
Aussitôt après le tournoi.
– Ma foi, dit-elle, je vais vous laisser partir,
Mais à une condition. – Laquelle, madame ?
– Messire, il faut me jurer
Non seulement de retourner ici
Mais également m’assurer
Que vous m’accorderez votre amour.
– Madame, tout l’amour dont je dispose
Je vous le donne, et je vous jure de revenir.
– Je n’aurai donc rien du tout à présent,
Fait la dame en riant,
Je devine que vous avez accordé
A une autre
L’amour que je vous réclame.
Néanmoins sans le moindre dédain
J’en prends ce que je puis,
Et je m’en contenterai.
Mais j’entends recevoir votre promesse
Solennelle que vous ferez de la sorte
Que vous reviendrez en ma prison. »
Lancelot, sans chercher d’échappatoire,
Lui jure sur sa foi de chrétien
Qu’il reviendra sans faute.
La femme du sénéchal lui remet alors
L’armure couleur vermeille de son mari
Et le destrier qui était merveilleusement
Beau et fort et fougueux.
Lancelot monte en selle et s’en va,
Vêtu d’une armure
Rutilante et toute neuve ;
Il chevauche tant et si bien qu’il parvint à Noauz.
Il choisit de se mettre du côté de ces gens,
Mais se logea hors de la ville.
Jamais ce preux n’eut pareil logis,
Car il était petit et bas ;
Mais il ne voulut pas descendre
Dans un lieu où il risquait d’être reconnu.
Il y avait beaucoup de nobles chevaliers
Installés au château,
Mais ceux hors des murs étaient encore plus nombreux.
Pour la reine il en vint tant
Qu’un sur cinq ne put trouver
A se loger sous un toit ;
Et sur huit chevaliers il y en avait bien sept
Dont pas un seul ne serait venu là
Sans la présence de la reine.
Sur plus de cinq lieues à la ronde
Les seigneurs s’étaient abrités
Sous des pavillons, des galeries et des tentes.
Et de dames et de gentes demoiselles
Il y en eut tant que c’était merveille.
Lancelot avait placé son écu dehors
A l’entrée de son logis.
Pour se détendre
Il avait enlevé son armure et s’était allongé
Sur un lit qu’il trouvait peu à son goût,
Car il était étroit avec un matelas peu épais,
Et couvert d’un gros drap de chanvre.
Lancelot, tout désarmé,
Gisait sur son côté.
Tandis qu’il reposait sur son grabat,
Voici un vaurien, un héraut d’armes
Vêtu en tout et pour tout d’une chemise –
Il avait laissé en gage à la taverne
Sa cote et ses chausses –
Qui venait nu-pieds à toute allure,
Sans protection contre le vent.
Il remarque l’écu devant la porte,
L’inspecte, sans pouvoir identifier
Le blason ni son possesseur ;
Il ne savait qui avait le droit de le porter.
Voyant que la porte était entrebaîllée,
Il pénètre dans le logis et voit Lancelot
Allongé sur son lit. L’ayant reconnu,
Il se signa de surprise.
Lancelot, l’ayant toisé,
Lui défendit de parler de lui
N’importe où :
S’il osait dire son nom et que Lancelot le sût,
Mieux vaudrait pour lui qu’il se fût
Arraché les yeux ou brisé le col.
« Messire, je vous révère depuis toujours,
Fait le héraut, et vais continuer à le faire.
Tant que je vivrai,
Ni pour or ni pour argent je ne ferai rien
Qui vous déplaise. »
Il bondit hors de la maison
Et s’en va criant à tue-tête :
« Voici venu celui qui aunera !
Voici venir celui qui aunera ! »
Son annonce, le garnement la crie un peu partout,
Et les gens sortent de tous côtés,
Lui demandant d’expliquer ce qu’il hurle.
Le héraut n’ose en donner l’explication,
Mais va répétant la même annonce.
Sachez que c’est la première fois qu’on entendit :
« Voici venu celui qui prendra la mesure des autres ! »
Le héraut fut celui qui nous enseigna
A crier de la sorte,
Il fut le premier à prononcer ces mots.
Les groupes sont déjà assemblés,
La reine et toutes les dames,
Les chevaliers et bien d’autres,
Dont une multitude de sergents
A droite, à gauche et partout.
Là où le tournoi devait avoir lieu,
Une grande estrade de bois se dressait,
Pour recevoir la reine,
Les dames et les demoiselles :
On n’avait jamais vu si belle estrade,
Si longue et si bien construite.
C’est là que le lendemain
Se sont rendues la reine et toutes les dames,
Elles entendent être spectatrices des joutes,
Savoir qui vaincra et qui sera vaincu.
Les chevaliers arrivent dix par dix,
Vingt par vingt, trente par trente,
Ici quatre-vingts, là quatre-vingt-dix,
Ici cent, là plus, et par là deux fois autant.
La presse est si grande
Devant l’estrade et tout alentour
Que le combat s’engage.
Les chevaliers armés ou désarmés s’assemblent,
Leurs lances ressemblent à une forêt,
Car tant en ont fait apporter
Ceux qui veulent en jouer,
Qu’on ne voyait que lances,
Bannières et gonfanons.
Les jouteurs se préparent à jouter,
Car ils trouvent assez de chevaliers comme eux,
Egalement venus là pour jouter,
Et les autres se disposaient de leur côté
A des actions pareillement chevaleresques.
Les prés sont remplis,
De même les labours et les champs en friche,
De chevaliers si nombreux qu’on ne saurait les compter,
Tant il y en avait.
Mais Lancelot fut absent
De cette première mêlée ;
Mais quand il parut sur le champ du combat
Et le héraut le vit venir,
Ce dernier ne put s’empêcher de crier :
« Voyez celui qui aunera !
Voyez celui qui aunera ! »
Et on lui demande : « Qui est-ce donc ? »
Mais le héraut ne voulut point leur répondre.
Quand Lancelot fut entré dans la mêlée,
A lui seul il valut vingt des autres meilleurs chevaliers.
Il se met à jouter si bien
Que nul des spectateurs
Ne peut écarter ses yeux de lui où qu’il se trouve.
Du côté de ceux de Pomelesglai combattait
Un chevalier preux et vaillant,
Assis sur un cheval plus rapide
Qu’un cerf traversant une lande.
C’était le fils du roi d’Irlande,
Qui se faisait remarquer par ses coups.
Mais c’est quatre fois plus qu’on admirait
Le Chevalier inconnu.
Tous demandent instamment :
« Qui donc est ce combattant qui surpasse tous les autres ? »
Et la reine tire à part
Une demoiselle très avisée
Et lui dit : « Demoiselle,
Vous aliez me porter au plus vite
Un message des plus courts.
Descendez rapidement de cette estrade,
Vous irez à ce Chevalier là-bas
Qui porte un écu vermeil,
Dites-lui à voix basse
Que je lui demande de faire au plus mal. »
La demoiselle s’empresse
De s’acquitter du message de la reine.
Elle s’approche de Lancelot
Tant qu’elle peut
Et lui dit tout bas,
Pour ne pas être entendue des personnes voisines :
« Messire, ma dame la reine,
Vous mande par moi et je vous le dis :
« Au plus mal ». » Quand il entendit le message,
Il répondit : « Bien volontiers ! »
En homme entièrement aux ordres de la reine.
Alors il se lance contre un chevalier
De toute la vitesse de son cheval,
Et manque son coup.
Ensuite jusqu’au soir
Il fit au pis qu’il put,
Parce que c’est cela que voulait la reine.
Et son adversaire
N’a pas failli, lui, mais le frappa
Fortement de toute la pesée de sa lance.
Alors Lancelot s’enfuit,
Et pendant toute cette journée il ne tourna
Le col de son destrier vers nul autre combattant.
Même pour éviter la mort il n’aurait rien fait
Qui n’eût contribué à sa honte,
Son indignité et son déshonneur.
Il fait semblant d’avoir peur
De tous ceux qui vont et viennent.
Les chevaliers qui auparavant
Chantaient ses louanges
Rient aux éclats et se moquent de lui.
Et le héraut qui allait répétant :
« Voici celui qui les vaincra tous l’un après l’autre ! »
Est morne et tout déconfit,
Car il entend les railleries et les sarcasmes
De ceux qui crient : « Maintenant, l’ami,
Il faut te taire. Ton chevalier a fini d’auner,
Il a tant auné qu’il a brisé
Cette aune dont tu faisais un tel éloge. »
Nombreux sont ceux qui disent : « Que signifie tout cela ?
Il était si vaillant tout à l’heure ;
Et le voilà devenu si couard
Qu’il n’ose faire face à nul adversaire.
Peut-être qu’il se montra si valeureux
Parce qu’il n’avait combattu auparavant ;
En entrant dans la lice il fit preuve d’une telle fougue
Que nul chevalier, si expérimenté fût-il,
Ne savait lui tenir tête,
Car il frappait comme un dément.
Et maintenant qu’il a appris le métier des armes,
Jamais plus de son vivant
Il ne voudra en porter.
Le coeur lui manque pour cette tâche,
Au monde il n’y a personne de si couard. »
La reine, qui ne le quitte pas des yeux,
Est ravie de ce qu’elle voit,
Car elle sait bien, sans le dire à quiconque,
Qu’elle a affaire à Lancelot.
Ainsi jusqu’au soir
Il se fit tenir pour un lâche.
Au moment où l’on se dispersa,
On discuta beaucoup pour établir
Quels étaient ceux qui s’étaient le mieux comportés.
Le fils du roi d’Irlande pense
Que sans conteste possible
La gloire et le prix du tournoi lui appartiennent,
Mais il se trompe lourdement :
Bien d’autres chevaliers l’avaient égalé.
Même le Chevalier Rouge
Plut aux dames et aux demoiselles,
Aux plus élégantes, aux plus belles,
Au point qu’elles n’avaient mangé des yeux
Aucun autre chevalier comme lui ;
Car elles avaient vu
Comme il s’était d’abord conduit,
Comme il avait été preux et hardi ;
Puis il était devenu si couard
Qu’il n’osait attendre nul adversaire,
Le pire des chevaliers aurait pu l’abattre
Et faire prisonnier, s’il avait voulu.
Mais tous tombèrent d’accord
Que le lendemain ils retourneraient sans faute
Au tournoi, et les demoiselles
Choisiraient pour maris
Ceux qui remporteraient le prix de la journée ;
Elles en conviennent et c’est là leur plan.
L’on se dirigea lors vers les logis
Et quand ce fut fait,
En divers lieux
On entendit des chevaliers dire :
« Où se trouve le pire des chevaliers,
Celui qui s’est couvert de honte ?
Où est-il allé ? Où s’est-il tapi ?
Où le chercher ? Où pourrons-nous le trouver ?
Peut-être ne le reverrons-nous jamais.
Car Lâcheté est à ses trousses,
Dont il a reçu un tel fardeau
Qu’au monde il n’y a personne de si poltron.
Et il n’a pas tort, car c’est plus confortable,
Bien cent mille fois, d’être un lâche
Que d’être hardi et batailleur.
Lâcheté aime ses aises,
Il l’a donc embrassée avec confiance
Et lui a emprunté tout ce qu’il a.
Jamais Prouesse ne s’est abaissée
Au point de reposer en lui
Ni de s’installer à ses côtés.
Mais Lâcheté s’est logée en lui
Et l’a trouvé si accueillant,
Si prêt à la servir et à lui faire honneur
Qu’il en perd son propre honneur. »
Ainsi jusque tard dans la nuit clabaudent
Ceux qui s’enrouent à force de médire.
Mais tel bien souvent médit d’autrui
Qui est bien pire que celui
Qu’il critique et méprise.
Chacun dit donc ce qui lui plaît.
Quand le jourreparut,
Tout le monde fut prêt
Et tous revinrent au tournoi.
De nouveau l’estrade reçut la reine,
Les dames et les demoiselles ;
Avec elles se trouvaient de nombreux chevaliers
Qui n’étaient pas armés ; c’était
Des prisonniers sur parole ou des croisés.
Les chevaliers leur expliquent les blasons
De ceux qu’ils estiment le plus.
Ils leur disent : « Voyez-vous
Ce chevalier à la bande couleur d’or
Sur son écu rouge ?
C’est Governaut de Roberdic.
Et puis voyez-vous cet autre
Qui sur son écu a fait peindre,
L’un à côté de l’autre, une aigle et un dragon ?
C’est le fils du roi d’Aragon,
Qui est venu en ce pays
Pour conquérir honneur et renommée.
Et voyez-vous ce chevalier tout près de lui
Qui si bien attaque et joute,
Et qui porte un écu mi-parti vert,
Avec un léopard peint sur le vert,
L’autre moitié azur ?
C’est Ignaure le Désiré,
Qui sait aimer et se faire aimer.
Et celui qui fait figurer sur son écu
Deux faisans peints bec à bec,
C’est Coguillant de Mautirec.
Et voyez-vous ces deux chevaliers non loin de là
Sur ces deux chevaux pommelés,
Dont les écus dorés sont ornés d’un lion noir ?
L’un s’appelle Sémiramis
L’autre c’est son compagnon,
Leurs deux écus ont la même couleur.
Et voyez-vous celui qui sur son écu
A fait représenter une porte
Dont semble sortir un cerf ?
Aucun doute, c’est là le roi Yder. »
Ainsi parlaient ceux qui se trouvent sur l’estrade.
« Cet écu fut fait à Limoges,
Piladés l’en apporta,
Lui qui veut sans cesse batailler
Et désire ardemment les combats.
Cet autre écu provient de Toulouse,
Avec tout le harnais,
C’est Keu d’Estraus qui les apporta.
Et cet écu-là provient de Lyon sur le Rhône :
Il n’y en a pas de meilleur sous le ciel.
Pour un grand service rendu par lui
Il fut donné à Taulas du Désert,
Qui le porte à merveille et bien se protège avec.
Et cet autre écu est de fabrication anglaise,
Fait à Londres,
Sur lequel vous voyez ces deux hirondelles
Qui paraissent prêtes à prendre leur vol,
Mais sans bouger elles reçoivent
Maints coups des épées en acier poitevin ;
C’est Thoas le Jeune qui le porte. »
Ainsi décrivent-ils
Les blasons de ceux qu’ils connaissent ;
Mais nulle part ils n’aperçoivent
Le Chevalier tant méprisé par eux,
Aussi croient-ils qu’il s’est dérobé,
Puisqu’il n’a pas rejoint la cohue.
Quand la reine ne le voit pas,
L’envie lui prend d’envoyer quelqu’un
Chercher à travers les rangs pour le trouver.
Elle ne sait qui mieux y expédier
Que celle qui y fut
La veille sur son ordre.
Sur-le-champ elle la fait venir près d’elle
Et lui dit : « Partez, demoiselle !
Montez sur votre palefroi.
Je vous envoie auprès du Chevalier d’hier,
Cherchez-le et trouvez-le !
Ne vous attardez pas en route,
Et de nouveau dites-lui
Qu’il se conduise « au plus mal »
Quand vous aurez transmis cette injonction,
Ecoutez bien sa réponse. »
La demoiselle ne s’attarde point,
Elle avait noté la veille
De quel côté le Chevalier partirait ;
Sans doute savait-elle
Qu’on l’enverrait de nouveau à lui.
A travers les rangs elle s’est avancée,
Tant qu’elle l’aperçut.
Elle s’empresse de lui dire à voix basse
Que de nouveau il se conduise au plus mal,
S’il tient à conserver l’amour et les bonnes grâces
De la reine, de qui vient le message.
Et lui répond : « Du moment qu’elle le commande,
Je vais lui obéir. »
Rapidement la demoiselle s’en va,
Tandis que valets, sergents et écuyers
Se mettent tous à huer
Et à crier : « C’est à ne pas y croire,
L’homme aux armes écarlates
Est de retour, mais que peut-il bien chercher ?
Il n’y a pas d’être plus vil que lui,
De si méprisable et de si poltron.
Lâcheté s’est emparée de lui
Au point qu’il ne sait lui résister. »
La demoiselle retourne à l’estrade
Et s’est approchée de la reine,
Qui l’a pressée de questions
Avant d’entendre la réponse
Qui lui a causé une grande joie,
Parce qu’elle est sûre maintenant
Que le Chevalier est celui à qui elle appartient toute
Et qui est entièrement sien.
La reine commande à la demoiselle
D’aller au plus tôt le retrouver et lui dire
Qu’elle lui mande et le prie
De combattre le mieux qu’il pourra.
Et la demoiselle répond qu’elle s’en ira
Immédiatement, sans chercher un délai.
Elle descend de la tribune jusqu’en bas,
Où son valet l’attendait
Avec son palefroi.
Elle se met en selle et s’en va
Trouver le Chevalier
A qui elle dit :
« Messire, ma dame vous mande maintenant
De combattre le mieux que vous pourrez ! »
Lui répond : « Vous lui direz
Que rien ne me rebute
Du moment que cela lui plaît,
Et que tout ce qui lui plaît me fait plaisir. »
La demoiselle ne fut pas lente
A reporter le message,
Certaine que la reine
En serait ravie.
Aussi vite que possible
Elle se dirige vers l’estrade.
La reine se lève
Et va à sa rencontre,
Mais sans descendre les marches
Elle l’attend au haut de l’escalier.
La demoiselle s’approche,
Porteuse d’un message bien agréable ;
Elle monte les marches
Et, venue devant la reine,
Elle lui dit : « Ma dame, jamais je ne vis
Chevalier si accommodant :
Il tient à vous obéir
En toutes choses.
A vous dire vrai,
Il réagit de même façon quoi qu’on lui demande,
Que cela lui plaise ou non.
– Ma foi, fait la reine, cela se peut. »
Elle retourne alors à la baie
Pour regarder les jouteurs.
Et Lancelot sans plus tarder
Saisit son écu par les courroies.
Désirant ardemment
Faire voir à tous ses qualités guerrières,
Il tourne la tête de son cheval
Et le laisse courir entre deux rangs de combattants.
Bientôt il va étonner
Ceux qu’il a trompés par sa feinte couardise,
Et qui ont passé une grande partie de la veille
A se moquer de lui ;
Ils avaient longtemps ri
Et plaisanté à son sujet.
Tenant son écu par les courroies,
Le fils du roi d’Irlande
Pique des deux et se précipite
A sa rencontre.
Ils s’entrechoquent
Si violemment que le fils du roi d’Irlande
Perd tout intérêt pour la joute,
Car sa lance est brisée ;
Il n’a pas frappé sur de la mousse,
Mais sur du bois dur et bien sec.
Lancelot lui a appris un de ces tours
Au cours de la joute :
Il lui applique l’écu contre le bras
Et lui serre le bras contre le côté,
Et voilà qu’il le fait rouler à terre.
Aussitôt les chevaliers des deux camps
Arrivent en trombe,
Les uns pour libérer le fils du roi d’Irlande,
Les autres pour l’encombrer.
Les premiers veulent aider leur seigneur,
Mais vident leurs arçons pour la plupart
Au cours de la mêlée.
De toute cette journée
Gauvain ne se mêla de combattre,
Bien qu’il fût là avec les autres.
Il prenait un tel plaisir à regarder
Les prouesses du Chevalier
Aux armes vermeilles,
Que celles des autres combattants
Lui paraissaient manquer d’éclat,
Comparées aux siennes.
Et le héraut, qui se réjouit fort,
S’écrie bien haut pour que tous puissent l’entendre :
« Il est venu celui qui aunera !
Aujourd’hui, vous verrez ce qu’il va faire,
C’est aujourd’hui qu’il va se couvrir de gloire. »
Alors Lancelot dirige
Et éperonne son cheval
A la rencontre d’un chevalier élégamment armé,
Et le frappe si fort qu’il l’envoie rouler
Loin de son cheval, à plus de cent pas.
Il se met à combattre si bien
De son épée et de sa lance
Qu’il n’y en a aucun parmi ceux qui ne portent pas d’armes
Qui n’éprouve du plaisir rien qu’à le regarder.
Même ceux qui portent des armes
Y trouvent de quoi se réjouir et y prennent plaisir,
Car c’est une joie que de voir
Comment il fait renverser et tomber à terre
A la fois chevaux et chevaliers.
Il n’y a guère de chevalier qui, assailli par lui,
Demeure en selle,
Et les chevaux qu’il gagne,
Il en fait cadeau à qui les voulaient.
Et ceux qui aimaient se moquer de lui
Disent : « Nous voilà honnis et perdus.
Nous avons eu grand tort
De le dénigrer et de le mépriser.
En vérité, à lui seul il vaut bien un millier
De ses nombreux rivaux dans ce champ,
Car il les a tous vaincus et surpassés –
Tous les chevaliers du monde ;
Il n’y en a aucun qui puisse l’égaler. »
Et les demoiselles disaient,
En le regardant avec émerveillement,
Qu’il leur ôte toute possibilité de l’épouser,
Car elles n’osaient point se fier
A leur beauté, à leurs richesses,
Ni à leur pouvoir ni à leur rang dans le monde,
Car ni pour sa beauté ni pour sa fortune
Il ne daignerait en prendre aucune pour femme :
Ce Chevalier était trop parfaitement preux.
Et pourtant de tels voeux sont faits
Par un assez grand nombre d’entre elles qui disent
Que si elles ne peuvent pas l’avoir pour époux,
Elles ne seront désormais plus à marier dans l’année,
Ni à être données en mariage à qui que ce soit.
Et la reine, qui entend
Ce qu’elles vont proclamant ainsi,
En son for intérieur rit et se moque d’elles ;
Elle sait bien que pour tout l’or de l’Arabie
Que l’on étalerait devant lui,
La meilleure de parmi elles –
La plus belle ou la plus noble – ne serait pas choisie
Par celui qui provoque leur désir.
Et leur volonté est commune à toutes :
Chacune voudrait l’avoir pour elle ;
Et elles sont toutes jalouses les unes des autres,
Tout comme si chacune était déjà son épouse,
Parce qu’elles le voient si adroit
Qu’elles pensent et qu’elles croient
Que nul autre chevalier – il leur plaisait à ce point-là –
Ne saurait faire ce que lui faisait.
Il fit tout si bien qu’au moment où cela se terminait,
Des deux camps on dit sans risque de mentir
Qu’il n’y avait pas eu un autre pour rivaliser
Avec celui qui porte l’écu vermeil.
Tous l’affirmèrent, et ce fut vrai.
Mais au moment de partir, il laissa
Tomber son écu au milieu de la foule –
Là même où il put voir qu’elle était la plus dense –
Et sa lance et la housse de son cheval ;
Puis il s’en alla à toute allure.
Et il s’en alla si discrètement
Que personne de toute l’assemblée
Qui s’y trouvait réunie, ne s’en aperçut.
Et il se mit en route,
En se dirigeant d’un pas rapide et direct
Vers l’endroit d’où il était venu,
Afin de s’acquitter de son serment.
Au moment de quitter le tournoi,
Tous le cherchent et le réclament ;
Ils ne le trouvent point, car il s’est enfui,
Parce qu’il ne tient pas à ce qu’on le connaisse.
Les chevaliers en éprouvent une grande tristesse et bien du chagrin,
Car ils l’auraient beaucoup fêté
S’ils l’avaient avec eux.
Et si les chevaliers se désolèrent
Du fait qu’il les a ainsi abandonnés.
Les demoiselles, lorsqu’elles l’apprirent,
En ressentirent une douleur encore plus amère,
Et disent que par saint Jean.
Elles ne se marieront pas cette année.
Puisqu’elles n’ont pas celui qu’elles voulaient,
Elles en tenaient tous les autres quittes ;
Ainsi le tournoi prit-il fin
Sans qu’une seule eût pris de mari.
Et Lancelot ne s’attarde pas,
Mais retourne vite à sa prison.
Et le sénéchal y arriva deux ou trois jours
Avant Lancelot,
Et il demanda où celui-ci se trouvait.
Et la dame qui lui avait
Offert ses armes vermeilles,
Belles et bien entretenues,
Et son harnois et son cheval,
Dit toute la vérité au sénéchal,
Comment elle l’avait envoyé
Là où l’on tournoyait,
Au tournoi de Noauz.
« Vous n’auriez pas pu faire pire chose,
Madame en vérité fait le sénéchal ;
Il m’en arrivera, je pense, un malheur bien grand,
Car Méléagant, mon seigneur,
Agira à mon égard plus mal que ne me traiterait le géant
Si j’étais tombé, naufragé, sous son emprise.
Je serai mort et ruiné
Dès qu’il saura ce qui s’est passé,
Car il n’aura point pitié de moi.
– Beau sire, n’ayez aucune crainte,
Fait la dame, une telle peur,
Vous n’avez nullement besoin de la ressentir ;
Rien au monde n’est capable de l’empêcher de revenir,
Car il m’a juré sur les reliques des saints
Qu’il reviendrait au plus tôt qu’il pourrait. »
Le sénéchal monte aussitôt à cheval,
Il se présenta devant son seigneur et lui raconte
Toute cette affaire chanceuse ;
Mais il le rassure fort,
Car il lui dit comment
Sa femme obtint de Lancelot
Qu’il retournerait dans sa prison.
« Il ne fera point faux bond,
Fait Méléagant, je le sais bien,
Et néanmoins je regrette beaucoup
Ce que votre femme a fait :
Pour rien au monde je n’aurais voulu
Qu’il fît partie du tournoi.
Mais rentrez maintenant vite chez vous,
Et veillez, lorsqu’il sera de retour,
Qu’il soit si bien gardé en prison
Qu’il n’en sorte plus,
Et qu’il ne puisse aucunement disposer de lui-même ;
Et donnez-m’en aussitôt des nouvelles.
– Il en sera fait comme vous l’ordonnez, »
Fait le sénéchal, et il s’en va.
Et il trouva Lancelot de retour,
Prisonnier dans sa cour.
Un messager repart à toute vitesse,
Envoyé par le sénéchal
Par le chemin le plus direct à Méléagant,
Et il lui dit que Lancelot
Est revenu. Et dès qu’il l’eut entendu,
Il convoqua maçons et charpentiers
Qui, soit à contre-coeur soit de bon gré,
Ne manquèrent pas de faire ce qu’il leur ordonna.
Il envoie chercher les meilleurs du pays,
Et il leur a dit de lui construire
Une tour et de faire tout leur possible
Afin qu’elle fût faite rapidement.
La pierre fut extraite au bord de la mer,
Car près de Gorre, de ce côté-ci,
On trouve un bras de mer grand et large :
Au milieu de ce bras de mer se situait une île –
Méléagant le savait bien.
C’est là que Méléagant ordonna d’apporter la pierre
Et le bois de construction pour bâtir la tour.
En moins de cinquante-sept jours
La tour fut achevée,
Haute, aux solides fondations, les murs épais.
Quand elle fut terminée,
Il y fit amener Lancelot
De nuit et il l’enferma dans la tour ;
Puis il ordonna de murer les portes,
Et fit jurer à tous les maçons
Que par eux jamais de cette tour
Il ne serait question.
Ainsi voulut-il qu’elle fût secrète
Et qu’il n’y eût ni porte ni entrée
Sauf une petite fenêtre.
Voilà l’endroit où Lancelot fut obligé de demeurer,
Et on lui donnait à manger,
Mais chichement et péniblement,
Par cette petite fenêtre
Dont il vient d’être question,
Tout comme l’avait dit et ordonné
Le félon débordant de traîtrise.
Méléagant a donc tout fait selon sa volonté ;
Il se rend alors
Tout droit à la cour du roi Artur.
Le voilà déjà arrivé là-bas,
Et quand il vint devant le roi,
Tout plein d’orgueil et de véhémence,
Il a commencé sa harangue :
« Roi, devant toi et dans ta cour
Je me suis engagé à livrer bataille ;
Mais de Lancelot je ne vois même pas l’ombre ici ;
Alors qu’il a accepté de s’opposer à moi.
Et cependant, ainsi qu’il se doit,
J’offre ma bataille, au vu et au su de tous,
A ceux que je vois ici à présent.
Et s’il se trouve ici, qu’il vienne donc
Et soit en mesure de me tenir parole
En votre cour au bout d’un an à partir d’aujourd’hui.
Je ne sais si l’on vous a jamais dit
De quelle manière et de quelle façon
Cette bataille fut organisée ;
Mais ici même je vois des chevaliers
Qui assistèrent à nos accords
Et qui sauraient vous le dire
S’ils voulaient reconnaître la vérité.
Mais s’il veut me contester cette chose,
Je n’aurai point recours à un mercenaire ;
Je la prouverai sur son propre corps. »
La reine, assise
Aux côtés du roi, attire celui-ci vers elle
Et se met à lui dire :
« Sire, savez-vous qui est cet homme ?
C’est Méléagant, qui s’empara de moi
Alors que m’escortait Keu le sénéchal :
Il lui causa beaucoup de honte et de peine. »
Et le roi lui a répondu :
« Madame, je l’ai compris parfaitement :
Je sais fort bien que c’est l’homme
Qui gardait mon peuple dans l’exil. »
La reine n’en dit plus un mot ;
Le roi adresse sa parole
A Méléagant, et il lui dit :
« Ami, fait-il, que Dieu me vienne en aide,
De Lancelot nous restons
Sans nouvelle, ce qui nous cause un grand chagrin.
– Sire roi, fait Méléagant,
Lancelot me dit qu’ici
Sans faute je le trouverais ;
Je ne dois aucunement lui réclamer
Cette bataille ailleurs qu’en votre cour.
Je désire que tous ces barons
Qui sont ici présents me soient témoins
Que je le somme de comparaître dans un an,
Selon les accords solennels que nous fîmes,
Là où nous prîmes l’engagement de nous battre. »
Emu par ce discours, Gauvain se met
Debout, car il est navré
Par les paroles qu’il a entendus,
Et il dit : « Sire, de Lancelot
Il n’existe pas de trace en toute cette terre ;
Mais nous le ferons rechercher,
Et, s’il plaît à Dieu, nous le retrouverons
Avant que l’année ne s’achève,
S’il n’est pas mort ou emprisonné.
Et s’il ne se présente pas, accordez-moi alors
La bataille, et je la ferai à sa place :
Au nom de Lancelot je revêtirai les armes
Au jour convenu, s’il ne revient pas à temps.
– Oh ! pour l’amour de Dieu, beau sire roi,
Fait Méléagant, accordez-lui sa demande :
Lui veut la bataille et, moi aussi, je vous en prie,
Car je ne connais pas au monde un chevalier
Avec lequel j’aimerais autant me mesurer,
A la seule exception de Lancelot.
Mais sachez bien
Que si l’un des deux ne combat contre moi,
Nul échange ni nul remplaçant
Ne fera mon affaire – je n’accepterai qu’un de ces deux-là.
Et le roi dit qu’il accorde tout,
Si Lancelot ne revient pas dans l’année.
Alors, Méléagant quitte les lieux
Et le roi s’en va de la cour ;
Il ne s’arrêta que lorsqu’il eut trouvé
Le roi Bademagu, son père.
Devant celui-ci, afin de se donner des airs
De preux et d’homme important ;
Il commença à composer son personnage
Et à faire le glorieux.
Ce jour-là, le roi Bademagu tenait
Une cour fort joyeuse à Bade, sa cité.
Ce fut le jour anniversaire de sa naissance,
Pour cette raison il la tint grande et plénière ;
Y assistèrent des gens de diverses sortes,
Venus auprès de lui en très grand nombre.
Le palais fut plein à craquer
De chevaliers et de demoiselles ;
Mais parmi celles-ci il y en eut une
Qui était la soeur de Méléagant –
Je vous dirai d’ici peu
Ce que je pense et entend faire d’elle,
Mais à présent je ne veux pas en dire davantage,
Car cela m’éloignerait de ma matière
Si j’en parlais en ce moment-ci ;
Je ne veux point l’estropier
Ni la corrompre ou la forcer ;
Je préfère lui faire suivre un bon et droit chemin.
Je vous dirai donc maintenant
Ce qui est advenu de Méléagant,
Lequel, publiquement et devant tout le monde,
Dit à haute voix à son père :
« Père, fait-il, que Dieu m’absolve,
S’il vous plaît, dites-moi la vérité,
Ne doit-on pas se sentir comblé de joie
Et n’est-on pas d’un très grand mérite
Lorsqu’à la cour d’Artur
On se fait craindre par la force de ses armes ? »
Le père, sans en écouter davantage,
Répond à sa question :
« Fils, fait-il, tous ceux qui sont bons
Doivent honorer et servir
Celui qui peut mériter cette estime-là,
Et ils devraient rechercher sa compagnie. »
Alors le roi le cajole et le prie,
Et lui dit de ne plus garder le silence
Sur la raison de ce rappel, de dire
Ce qu’il cherche, ce qu’il veut et d’où il vient.
« Sire, je ne sais pas si vous vous souvenez –
C’est son fils Méléagant qui parle –
Des termes et du pacte
Qui furent formulés et enregistrés
Lorsque, grâce à vous, nous nous mîmes d’accord,
Moi-même et Lancelot, tous deux ensemble.
Il vous en souvient fort bien, me semble-t-il :
On nous dit devant un certain nombre de personnes
De nous retrouver au bout d’un an
A la cour d’Artur, prêts au combat.
Je m’y présentai au jour convenu,
Tout préparé et disposé à faire
Ce pour quoi j’y étais allé ;
Je fis tout ce que j’étais censé faire ;
Je recherchai et réclamai Lancelot
Contre qui je devais me battre ;
Mais je ne pus ni le voir ni le trouver ;
Il s’en est enfui ou il s’est dérobé.
Eh bien, je n’en suis point revenu les mains vides,
Car Gauvain a engagé son serment
Que si Lancelot n’est plus en vie
Ou s’il ne se présente pas dans les délais prévus,
Il m’a bien dit et promis
Que cette fois-ci aucun sursis ne serait permis,
Mais que lui-même ferait la bataille
Contre moi, à la place de Lancelot.
Artur n’a pas de chevalier qu’on estime
Autant que celui-là, c’est bien connu ;
Mais avant que ne refleurissent les sureaux,
Je verrai, moi, pourvu qu’on en arrive à échanger des coups,
Si sa renommée correspond à ses capacités réelles –
Et j’aimerais bien que cela se fît tout de suite !
– Fils, fait le père, c’est donc à juste titre
Qu’ici l’on te considère comme un fou.
Que celui qui ne le savait pas encore
Sache par ta propre bouche l’étendue de ta folie ;
Il est indéniable que ceux qui ont bon coeur pratiquent l’humilité,
Mais le fou et l’orgueilleux outrecuidant
Ne seront jamais libérés de leur folie.
Fils – je le dis pour ton propre bien – ton caractère
Est tellement dur et sec
Qu’il ne renferme aucune douceur ni amitié ;
Ton coeur est dépourvu de pitié :
Tu es entièrement pris par la folie.
Voilà pourquoi je te trouve indigne ;
Voilà ce qui finira par t’abattre.
Si tu es vraiment preux, ils seront suffisamment nombreux
Ceux qui sauront en témoigner
Au moment qu’il faudra ;
L’homme de valeur n’a point besoin de vanter
Son courage afin de rendre plus d’éclat à ses exploits ;
C’est de l’acte lui-même qu’il convient de faire l’éloge ;
Même pas la valeur d’une alouette :
Voilà ce que tu gagnes en estime par l’éloge
Que tu fais de toi-même ; au contraire, je t’en estime bien moins.
Fils, je te corrige ; mais à quoi bon ?
Tout ce qu’on peut dire à un fou ne vaut guère,
Car on finit toujours par se faire débouter.
Quand on cherche à guérir le fou de sa folie ;
Et le bien que l’on enseigne et révèle
Ne sert à rien s’il n’est pas mis en application –
Il est tout de suite parti et perdu. »
Alors Méléagant fut frappé de désespoir
Et hors de lui ;
Jamais homme né de femme –
Je peux bien vous l’affirmer –
N’a été vu aussi rempli de colère
Que lui ; et à cause de ce courroux
La paille fut alors rompue,
Car il ne ménagea en rien
Son père, en lui disant plutôt :
« Est-ce un songe ou délirez-vous seulement
Lorsque vous prétendez que je suis atteint de démence
Seulement parce que je vous raconte ma manière d’être ?
C’est comme à mon seigneur que je croyais
Venir à vous, comme à mon père ;
Mais les apparences semblent être tout autres,
Car vous m’insultez plus grossièrement,
D’après moi, que vous ne devriez ;
Vous êtes incapable de dire la raison
Pour laquelle vous avez entrepris cette harangue.
– Non, au contraire ! – Alors, expliquez-vous !
– C’est qu’en toi je ne vois rien
Excepté folie et rage.
Je connais fort bien les opérations de ton coeur ;
Il te réserve de nouveaux malheurs.
Maudit soit celui qui pensera jamais
Que Lancelot, le courtois parfait,
Qui de tous, sauf de toi, est très apprécié,
Ait pris la fuite par peur de toi ;
A mon sens, il n’est plus de ce monde
Ou il est enfermé en une prison
Dont la porte est si solidement fermée
Qu’il ne peut pas en sortir sans autorisation d’autrui.
Sûrement, ce qui me ferait
Le plus durement souffrir serait
Qu’il fût mort ou exposé à de graves périls.
Ce serait à coup sûr une trop grande perte
Si un être aussi exceptionnel,
Aussi beau, preux et serein
Devait disparaître avant son temps ;
Mais plaise à Dieu qu’il n’en soit pas question ! »
Alors Bademagu se tait,
Mais tout ce qu’il avait dit et raconté,
Une de ses filles
L’avait écouté et entendu ;
Apprenez qu’il s’agit bien de la demoiselle
Que je mentionnai plus haut dans mon histoire
Et qui n’est pas contente lorsqu’on raconte
Pareilles choses au sujet de Lancelot.
Elle se rend bien compte qu’on l’enferma dans un cachot,
Puisque personne ne sait où il peut bien demeurer.
« Que Dieu cesse de m’aimer, fait-elle,
Si jamais je prends du repos
Avant d’avoir de lui
Des nouvelles précises et exactes. »
Alors sans tarder un instant de plus,
Sans faire de bruit et sans la moindre parole,
Elle court monter sur une mule
Fort belle et à l’allure douce.
Mais, pour ma part, je vous dirai
Qu’elle ne sait point quelle direction
Prendre lorsqu’elle quitte la cour.
Elle n’en sait rien, elle ne cherche point à se renseigner,
Mais elle entre dans le premier chemin
Qu’elle trouve, et elle s’en va bon train
Sans savoir où, à l’aventure,
Sans chevalier et sans serviteur.
Elle se dépêche beaucoup, pressée
D’atteindre ce qu’elle désire.
Elle s’agite et elle se démène,
Mais l’affaire ne sera point terminée de sitôt !
Il ne faut pas qu’elle se repose
Ni qu’elle prolonge son séjour là où elle s’arrête
Si elle compte mener à bien
Ce qu’elle a entrepris de faire :
Arracher Lancelot de sa prison,
Si elle le retrouve et si elle peut le faire.
Pourtant je pense qu’avant de le trouver,
Elle aura exploré bien des pays
Et fait maints voyages dans tous les sens
Avant d’entendre nulle nouvelle de lui.
Mais à quoi bon vous raconter
Ses gîtes nocturnes et ses journées ?
Elle a parcouru tant de chemins,
En amont et en aval, ici et là-bas,
Qu’un mois, ou plus, s’écoula
Sans qu’elle ait pu en savoir ni plus
Ni moins qu’elle savait auparavant,
C’est-à-dire rien du tout.
Un jour, en traversant
Un champ, bien triste et pensive,
Elle aperçut dans le lointain, sur un rivage,
Au bord d’un bras de mer, une tour,
Mais il n’y avait aux alentours, à une lieue de distance,
Aucune maison, hutte ou demeure.
C’est Méléagant qui l’avait fait bâtir
Et qui y avait fait mettre Lancelot,
Mais la demoiselle ignorait tout cela.
Et dès qu’elle l’eut vue,
Elle la regarda fixement
Sans en détourner les yeux ;
Son coeur lui fait la promesse ferme
Que c’est bien là que se trouve ce qu’elle a tant cherché.
Elle est enfin arrivée au terme de ses efforts,
Car droit à son but l’a menée
Fortune après l’avoir tellement mise à l’épreuve.
La pucelle se dirige vers la tour
Qu’elle finit par atteindre.
Elle la contourne, tendant l’oreille et aux écoutes,
En concentrant toute son attention
Afin de savoir de façon certaine si elle ne pourrait entendre
Quelque chose qui ferait sa joie.
Elle regarde en bas, elle observe en haut ;
Elle constate que la tour est solide, haute et massive ;
Elle s’étonne de n’y voir
Ni porte ni fenêtre,
A part une petite ouverture étroite.
Imposante par sa hauteur et bien droite,
La tour n’avait ni échelle ni escalier.
Pour cette raison, elle croit que c’est fait exprès ainsi,
Et que Lancelot s’y trouve enfermé ;
Avant de manger quoi que ce soit,
Elle saura si c’est vrai ou non.
Alors elle veut l’appeler par son nom :
Elle voulait appeler Lancelot,
Mais quand elle est juste sur le point de le faire, elle entendit –
Pendant qu’elle gardait encore le silence –
Une voix qui se lamentait
Dans la tour et qui disait sa peine extraordinaire et cruelle,
En ne réclamant autre chose que la mort.
On réclame la mort et on déplore son sort,
Sa souffrance est insupportable, on veut mourir :
Celui qui parlait déclarait son mépris et de sa vie
Et de son corps, et disait
Faiblement, d’une voix basse et rauque :
« Aïe ! Fortune, comme ta roue
A laidement tourné pour moi !
Tu me l’as fait tourner pour mon plus grand mal,
Car j’étais au sommet, je suis maintenant tombé au plus bas ;
Avant j’étais bien, maintenant je vais mal ;
Maintenant tu me verses des larmes, avant tu me souriais.
Las, misérable, pourquoi te fiais-tu à elle,
Vu qu’elle t’a si vite abandonné !
En si peu de temps tu as provoqué ma chute :
L’expression « de si haut si bas » s’applique à mon cas.
Fortune, quand tu me jouas ce tour vilain ;
Tu fis une bien mauvaise chose, mais que t’importe à toi ?
Le sort des gens ne t’intéresse nullement.
Ah ! Sainte Croix, Saint-Esprit,
Comme je suis perdu, comme je suis réduit à néant !
Je ne suis plus rien du tout !
Ah ! Gauvain, vous dont la vaillance n’a pas d’égale,
Vous qui surpassez en bonté tous les autres,
Vraiment je m’étonne et n’arrive pas à comprendre
Pourquoi vous ne m’apportez aucun secours !
Vraiment, vous tardez beaucoup trop,
Votre conduite n’est guère courtoise ;
Il mérite bien d’avoir votre aide,
Celui pour qui jadis vous éprouviez tant d’affection !
Vraiment, de ce côté de la mer ou au-delà
– Je peux l’affirmer sans hésitation –
Il n’existe aucun lieu écarté, aucune cachette
Où je ne serais allé pour vous chercher.
Pendant sept ans ou dix,
Si je savais que vous étiez en prison,
Jusqu’au moment de vous retrouver.
Mais à quoi sert ce débat que je mène ?
Mes difficultés ne comptent pas suffisamment pour vous
Pour que vous acceptiez de faire un effort.
Le proverbe du vilain affirme avec raison
Que ce n’est qu’à grand-peine qu’on trouve jamais un ami ;
On peut facilement éprouver
Qui est le vrai ami quand le malheur frappe.
Las ! Cela fait plus d’un an qu’on m’a mis
Ici dans cette tour qui est ma prison.
Vraiment, c’est une chose indigne de vous,
Gauvain, que de m’y avoir laissé languir.
J’ai bien l’espoir que vous n’en savez rien,
J’espère que je vous blâme à tort.
Vraiment, c’est bien le cas, j’en conviens,
Et je vous fis une grande injure et un grand mal
En pensant ainsi, car je suis certain
Que rien dans ce monde sublunaire
N’aurait pu empêcher que fussent venus ici
Vos gens et vous-même pour me libérer
De cette peine et de cette adversité où je suis
Si vous l’aviez su pour de vrai ;
Et vous auriez accepté de le faire comme un devoir,
Pour des raisons d’amour et d’amitié –
Je ne dirai plus le contraire.
Mais tout est fini, cela ne se fera pas.
Ah ! Que de Dieu et de saint Sylvestre
Soit maudit – et que Dieu le détruise –
Celui qui me voue à pareille honte !
Nul autre n’est pire que lui,
Méléagant, qui par envie
M’a fait tout le mal qu’il put. »
Alors il cesse de parler, alors se tait
Celui qui se lamente sur son sort.
Mais alors celle qui en bas attend patiemment
Avait entendu tout ce qu’il avait dit ;
Elle n’a plus perdu de temps à attendre,
Car maintenant elle se sait bien arrivée à destination,
Et, sûre de son fait, elle l’appelle :
« Lancelot ! », lui crie-t-elle de toutes ses forces,
« Ami, vous qui êtes là-haut,
Parlez donc à celle qui est une amie ! »
Mais celui qui se trouvait à l’intérieur ne l’entendit point.
Et la demoiselle redouble son effort
Jusqu’à ce que celui qui manque entièrement de force
Parvienne à grand-peine à l’entendre, et il se demanda
Avec étonnement qui peut bien être la personne qui l’interpella.
Il entend la voix, il s’entend appeler,
Mais il ignore qui l’appelle :
Il pense que ce doit être un fantôme.
Il regarde tout autour de lui,
Pour voir s’il verrait quelqu’un ;
Mais il ne voit que la tour et lui-même.
« Dieu, fait-il, qu’est-ce que j’entends ?
J’entends parler et ne vois personne !
Certes, c’est plus que merveilleux,
Je ne dors pas, mais suis complètement éveillé.
Peut-être, si cela m’arrivait en dormant,
Je saurais qu’il s’agit d’une illusion.
Mais je suis éveillé et ce mystère me bouleverse. »
Il se lève alors nos sans peine
Et se dirige vers la lucarne
En traînant la jambe.
Arrivé près d’elle, il s’y appuie
Et s’arrange à grande peine pour y engager la tête.
Après avoir promené ses yeux au-dehors
Le mieux qu’il put,
Il aperçut celle qui l’avait appelé,
Sans arriver à la reconnaître ;
Mais elle a vite fait de le reconnaître, lui.
« Lancelot, lui dit-elle,
Je suis venue de bien loin vous retrouver.
Maintenant c’est chose faite,
Dieu merci, je vous ai découvert.
Je suis celle qui a requis de vous,
Quand vous vous en alliez vers le Pont de l’Epée,
Un don, que vous m’avez accordé
Très volontiers, à ma demande :
Ce fut la tête du chevalier vaincu par vous
Et que je détestais ;
Je vous la fis trancher.
En reconnaissance de ce don
Je me suis mise en route :
Je vais vous sortir de prison.
– Demoiselle, je vous remercie,
Dit l’emprisonné ;
Je serai bien récompensé
Du service que je vous ai rendu,
Si je sors d’ici.
Si vous arrivez à me libérer,
Je puis vous assurer et promettre
Que je serai désormais votre vassal,
Et je vous le jure par saint Paul l’apôtre !
Et aussi vrai que je souhaite un jour voir Dieu de mes yeux,
Il ne se passera pas de jour que je ne fasse
Tout ce qu’il vous plaira de me commander.
Vous ne saurez demander
Quoi que ce soit, si j’en ai le pouvoir,
Que vous ne l’obteniez sans délai.
– Ami, soyez sans crainte,
On vous sortira d’ici.
Aujourd’hui même vous serez libéré :
On aurait beau me donner mille livres,
Rien n’empêchera votre sortie de la tour avant demain.
Puis je vous trouverai un bon asile,
Où vous connaîtrez repos et confort.
Tout ce qui m’appartient
Est à votre disposition.
Ne craignez rien ;
Mais d’abord il va falloir chercher,
Où que ce soit dans ces parages,
Quelque outil dont vous puissiez,
A condition que je le trouve, élargir cette lucarne
Suffisamment pour pouvoir sortir par elle.
– Dieu permette que vous le trouviez !, »
Fait Lancelot, qui est tout à fait de cet avis ;
« Et j’ai ici de la corde en quantité
Que mes geôliers m’ont laissée
Pour hisser mon manger,
Un dur pain d’orge et de l’eau croupie
Qui me soulève le coeur et me rend malade. »
Alors la fille de Bademagu
Se met en quête et trouve un pic solide,
Aussi massif qu’aigu qu’elle fait parvenir en haut ;
Lancelot en heurte et frappe la pierre,
Et tant la martèle et creuse,
Malgré sa fatigue,
Que le voilà sorti.
Maintenant l’allégresse s’empare de lui,
Sachez que sa joie est grande,
Quand enfin il s’est échappé de prison
Et qu’il se trouve hors de la tour
Où il a été si longtemps enfermé.
Elargi de sa geôle, il respire au grand air ;
Je peux vous dire que pour tout l’or
Répandu à travers le monde,
Si on l’avait rassemblé en une pile
Et qu’on le lui eût donné en paiement,
Il ne serait pas retourné en prison.
Voici Lancelot en liberté,
Mais si faible qu’il chancelait
D’épuisement et de faiblesse.
La demoiselle le hisse devant elle
Sur sa mule avec douceur, sans lui faire de mal,
Puis ils s’éloignent rapidement.
Elle prend exprès des chemins détournés
Pour qu’on ne les voie pas.
Ils chevauchent secrètement,
Car s’ils l’avaient fait ouvertement,
Quelqu’un aurait bien pu
Les reconnaître et les mettre en péril,
Ce qu’elle n’aurait voulu à aucun prix :
Elle évite donc les endroits dangereux
Et arrive à une demeure :
Où elle séjourne souvent
A cause de son installation somptueuse.
Logis et serviteurs
Lui appartiennent entièrement.
Le lieu était salubre et secret
Et il y avait là de tout en abondance.
Lancelot est arrivé là avec elle :
Dès sa venue au manoir,
Après l’avoir débarrassé de sa robe,
La demoiselle l’étend
Sur une belle et haute couche,
Ensuite elle le lave et le soigne
Si bien que je ne saurais raconter
Même la moitié de ce qu’elle fit.
Doucement elle le manie et le masse
Comme s’il se fût agi de son propre père :
Elle le restaure et le remet en état,
C’est entièrement qu’elle le transforme et le change.
Maintenant il est devenu beau comme un ange,
Plus souple et plus agile
Que personne que vous ayez jamais vu.
Il n’a plus l’air famélique ou galeux,
Il est redevenu beau et fort. Le voilà levé.
La demoiselle lui a trouvé
La plus belle robe qu’elle put,
Dont elle l’a revêtu à son lever,
Et lui l’a endossée avec plaisir,
Plus léger qu’un oiseau qui s’envole.
Il embrasse la demoiselle
Et lui dit amicalement :
« Amie, c’est à vous seule
Et à Dieu que je rends grâces
D’avoir retrouvé ma santé.
Je vous dois d’être sorti de prison.
En retour, mon coeur, mon corps,
Mes biens et mon service vous appartiennent.
Vous pouvez en disposer à votre gré.
Vous avez tant fait pour moi que je suis tout vôtre,
Mais il y a longtemps que je ne suis allé
A la cour d’Artur, mon seigneur,
Lui qui m’a toujours grandement honoré,
Et où j’ai pas mal de choses à faire.
Or donc très douce amie,
Je vais vous prier de bien vouloir
Me permettre d’y aller. C’est bien volontiers
Que j’irais, sicela vous plaisait.
– Lancelot, très cher ami,
Fait la demoiselle, je le veux bien,
Car je désire, où que ce soit,
Votre honneur et votre bien. »
Elle lui fait cadeau d’un destrier superbe,
Le meilleur qu’on vit jamais ;
Lui saute en selle
Sans demander d’aide aux étriers :
En un clin d’oeil il fut à cheval.
Alors ils prennent congé l’un de l’autre
Et se recommandent mutuellement à Dieu.
Lancelot s’est mis en route,
Si transporté de joie que, même si j’essayais,
Je ne saurais dire
Son bonheur
De s’être échappé du lieu
Où il était pris comme dans une trappe,
Mais il s’en va répétant
Qu’il se vengera du traître indigne de sa race,
Qui a été bien mal avisé de le tenir en prison
Et dont il vient de déjouer l’astuce.
« Bien malgré lui je m’en suis tiré ! »
Là-dessus il jure par le coeur et le corps
De Celui qui créa le monde
Qu’il n’y a ni avoir ni richesse
De Babylone jusqu’à Gand
Qui permettrait à Méléagant
D’échapper à la mort, s’il le tenait
Et remportait sur lui la victoire,
Car celui-ci lui a joué trop de tours méchants.
Mais les choses se présentent de telle façon
Qu’il sera bientôt à même de se venger ;
En effet ce même Méléagant
Qu’il menace et croit déjà tenir
Etait ce jour-là venu à la cour d’Artur,
Sans d’ailleurs y avoir été convoqué.
Dès qu’il y fut il demanda Gauvain
Et obtint de le voir.
Alors le traître, le félon
S’enquit auprès de lui de Lancelot,
Si on l’avait vu ou retrouvé,
Comme s’il n’en savait rien.
Mais justement il n’était pas au courant,
Bien qu’il crût être bien informé.
Et Gauvain lui affirma qu’il ne l’avait vu
Et qu’il n’était pas revenu.
« Du moment que je ne le trouve pas,
Fait Méléagant, venez donc
Me tenir la promesse que vous m’avez faite,
Car je ne vous attendrai pas davantage.
– Je vous tiendrai, répond Gauvain,
Ce dont nous sommes convenus ;
S’il plaît à Dieu en qui je crois,
Je compte bien m’acquitter envers vous.
Mais si comme aux dés
Je jette plus de points que vous,
Par Dieu et sainte Foi,
Je saisirai l’enjeu tout entier,
Sans rien en abandonner. »
Alors Gauvain sur-le-champ
Fait étendre à terre
Un tapis devant lui.
A son commandement ses écuyers
Ne se sont pas esquivés,
Mais sans maugréer ni protester
Ils exécutent son ordre.
Ils apportent le tapis et l’étendent
Là où Gauvain le désire.
Alors celui-ci s’assied dessus
Et se fait armer
Par les valets qu’il trouve devant lui,
Et qui ont enlevé leurs manteaux.
Il y en avait trois, je ne sais
S’ils étaient ses cousins ou ses neveux,
En tout cas ils connaissaient bien leur métier.
Ceux-ci l’arment avec une telle précision
Qu’il n’y a rien en ce monde
Qu’on aurait pu leur reprocher,
En alléguant quelque faute
Commise par eux.
Après avoir armé Gauvain
L’un d’eux lui amène un destrier d’Espagne
Capable de courir plus vite à travers
Campagne, bois, monts et vaux
Que le célèbre Bucéphale.
Sur le cheval dont je vous parle
Grimpe ce chevalier d’élite.
Gauvain, le plus expert
De tous les chevaliers chrétiens.
Déjà il allait saisir son écu,
Quand il vit descendre en face de lui
Lancelot qu’il ne s’attendait guère à voir.
Qu’il lui soit apparu si soudain
Lui semblait miraculeux,
Et je ne crois pas mentir
En disant qu’un miracle s’est produit
Aussi grand que si Lancelot était tombé du ciel.
Devant lui en ce moment.
Mais maintenant rien n’arrête Gauvain,
Nulle tâche d’aucune sorte,
Dès qu’il voit que c’est vraiment Lancelot
Il descend au plus vite de son cheval,
Va vers lui les bras ouverts,
Le salue et l’embrasse.
Il se réjouit fort
D’avoir retrouvé son compagnon.
Je ne mentirai pas,
Vous pouvez m’en croire,
En vous disant que sur-le-champ Gauvain
Aurait refusé une couronne
Plutôt que de ne pas revoir Lancelot.
Déjà Artur sait, déjà tous savent
Que Lancelot, si longtemps attendu,
Est revenu sain et sauf,
S’en fâche qui voudra.
Tous se réjouissent
Et pour le fêter la cour s’assemble :
Pendant si longtemps on a souhaité son retour !
Il n’y a personne, jeune ou vieux,
Qui ne se livre à la joie.
La joie efface et anéantit
La tristesse qui régnait auparavant à la cour :
Le chagrin s’enfuit, et paraît
La joie qui si fort les anime.
« Et la reine, est-ce qu’elle ne participe pas
A toutes ces réjouissances ?
– Bien sûr qu’elle y participe, et toute la première.
– Comment ça ? – Mais où voulez-vous qu’elle soit ?
Elle ne connut jamais joie si grande
Comme elle en a du retour de Lancelot,
Comment pourrait-elle l’accueillir autrement ?
Elle se tient si près de lui
Que peu s’en faut
Que son corps ne suive son coeur.
– Où se trouve donc le coeur ?
– Il couvre Lancelot de baisers.
– Et le corps pourquoi marque-t-il de la réserve ?
Pourquoi sa joie n’est-elle pas entière ?
Est-ce par colère ou haine ?
– Certes non, pas du tout,
Mais peut-être que nombre de gens,
Le roi, les autres qui l’entourent.
Qui n’ont pas les yeux fermés,
Auraient tôt fait de découvrir l’affaire,
Si à la vue de tous la reine avait voulu faire
Tout ce que lui dictait son coeur ;
Et si sa raison ne lui avait retiré
Cette folle pensée et ce désir insensé,
Tous auraient pu voir ses sentiments profonds
Et mesurer l’étendue de sa folie.
C’est pourquoi sa raison maîtrise
Son coeur brûlant et sa pensée ardente,
Et les a quelque peu calmés.
La reine a remis les choses à plus tard,
Jusqu’à ce qu’elle voie et trouve
Un lieu plus favorable et moins public,
Où elle et Lancelot seront plus à l’aise
Qu’ils ne sont à l’heure présente. »
Artur est plein de prévenances pour Lancelot
Et, après lui avoir témoigné toute son estime,
Il lui dit : « Ami, depuis longtemps.
Je ne me suis à ce point réjoui
D’apprendre des nouvelles de quelqu’un
Mais je me demande en vain
En quelle terre, en quel pays
Vous êtes resté si longtemps.
Tout un hiver et tout un été
Je vous ai fait chercher un peu partout,
Sans que personne ait pu vous trouver.
– Certes, sire, fait Lancelot,
En peu de mots je puis vous dire.
Tout ce qui m’est advenu.
Méléagant, ce traître félon,
M’a tenu en prison
Dès le moment que les emprisonnés
En sa terre ont été libérés.
Il m’a fait vivre de façon abjecte
Dans une tour près de la mer.
C’est là qu’il m’a fait enfermer.
Et là j’en serais encore à vivre dans la détresse
Si ce n’était pour une amie à moi,
Une demoiselle à qui je rendis.
Jadis un service minime.
En échange d’un bien petit don
Elle m’a fait un magnifique cadeau.
Elle m’a grandement honoré et récompensé.
Quant à celui pour qui je ne ressens nulle amitié
Et qui m’a procuré
Honte et malheur,
J’entends sans le moindre délai
Lui rendre la monnaie de sa pièce.
Il est venu se faire payer et il le sera.
Il ne faut pas qu’il se morfonde
A attendre le paiement, car tout est prêt –
La somme prêtée, principal et intérêt ;
Mais à Dieu ne plaise qu’il ait à s’en louer. »
Alors Gauvain dit à Lancelot :
« Ami, ce paiement,
Si je le rembourse à votre créancier,
Ce sera un bien petit service que je vous rendrai,
Et puis je suis déjà à cheval
Et fin prêt, comme vous le voyez.
Très cher ami, ne me refusez pas
Ce don que je requiers. »
Lancelot déclare qu’il se laisserait
Arracher un oeil, ou même les deux yeux,
Plutôt que d’accéder à la requête de Gauvain.
Il jure que cela n’arrivera jamais.
En tant que débiteur, il faut qu’il repaie Méléagant,
Il en a prêté serment.
Gauvain voit bien que tout
Ce qu’il saura dire est complètement inutile.
Il enlève son haubert
Et se désarme entièrement :
Lancelot revêt l’armure de Gauvain
Sans tarder davantage,
Car le temps lui semble long
En attendant de repayer sa dette.
Il ne sera pas content avant d’avoir remboursé
Méléagant, qui s’étonne
Outre mesure du prodige
Qu’il voit et contemple de ses yeux ;
Pour un peu il sortirait de ses gonds
Et en perdrait la raison.
« Certes, se dit-il, j’eus bien tort,
Avant de venir ici,
De ne pas aller voir si je tenais toujours
Prisonnier en ma tour
Celui qui vient de me jouer un tel tour.
Mais, mon Dieu, pourquoi serais-je allé vérifier ?
Comment, pour quelle raison aurais-je cru
Qu’il puisse échapper de là ?
Est-ce que les murs ne sont pas puissamment bâtis,
Et la tout suffisamment solide et haute ?
Il n’y avait ouverture ni faille
Par où l’on pût s’évader,
A moins d’une aide venue de l’extérieur.
Peut-être le secret ne fut-il pas gardé.
Admettons que la tour n’ait pas tenu ensemble
Et se soit écroulée,
Lancelot n’aurait-il pas été écrasé,
Mutilé et mort en même temps ?
Bien sûr, que Dieu me soit en aide,
Si le mur s’était écroulé, il n’aurait pu échapper à la mort.
Mais je crois qu’avant que le mur ne s’écroule,
Toute l’eau de la mer disparaîtra
Sans laisser de trace,
Et le monde cessera d’exister,
Ou bien le mur sera détruit de force.
Mais la situation est tout autre :
On a aidé Lancelot à s’échapper,
Il ne s’est pas envolé autrement.
On s’est mis d’accord pour me trahir.
Qu’importe le moyen employé, il s’est bel et bien évadé ;
Mais si j’avais mieux pris mes précautions,
Tout cela ne serait pas arrivé !
Et il ne serait jamais revenu à cette cour.
Mais il est trop tard pour des regrets :
Comme le disent si bien les paysans,
Parlant proverbialement,
A quoi bon fermer la porte de l’écurie
Quand votre cheval a été emmené ?
Je sais trop bien que je serai
Honni et vilipendé
Si je ne souffre et endure mon sort.
Mais pourquoi parler de souffrir et d’endurer ?
Tant que je pourrai durer,
Je lui donnerai de quoi l’occuper,
Si cela plaît à Dieu, en qui repose ma confiance. »
Méléagant, qui cherche ainsi à se rassurer,
Réclame qu’on les mène,
Lui et Lancelot, au lieu du combat.
Et cela se fera sous peu, me semble-t-il,
Car Lancelot a hâte de l’attaquer
Et se dispose à triompher rapidement de lui.
Mais avant qu’ils ne foncent l’un sur l’autre
Le roi Artur leur dit de se rendre
En bas sur le pré au pied de la tour. –
De là jusqu’en Irlande il n’y en a pas de plus beau.
Tous deux s’y rendent,
Vite ils ont dévalé la pente.
Le roi y va et toute sa cour,
En groupes nombreux on s’attroupe,
Personne ne demeure en arrière.
Aux fenêtres parmi les spectateurs s’installent
La reine et mainte dame et demoiselle ;
Dont il y avait de fort belles.
Dans le pré s’élevait un sycomore,
Un arbre de toute beauté,
Au feuillage spacieux.
Il était entouré
D’herbe fine et drue
Qui en tout temps était fraîche.
Sous ce superbe sycomore,
Qui datait du temps d’Abel,
Jaillissait une claire fontaine
Qui s’écoule rapidement.
Le gravier étincelle
Comme si c’était de l’argent,
Et le conduit, à ce que je crois,
Etait fait de l’or le plus pur.
L’eau coule en bas dans le pré
Entre deux plantations d’arbres au milieu d’un vallon.
C’est là qu’il plaît au roi de s’asseoir,
Car il n’y voit rien qui lui paraisse laid.
Il fait reculer les spectateurs,
Et Lancelot fonce
Impétueusement sur Méléagant,
Comme sur quelqu’un qu’il hait de toute sa haine.
Mais avant de le frapper,
Il lui dit à voix très haute et menaçante
« Venez par là, je vous défie !
Et sachez bien, je vous le promets,
Que je ne vous épargnerai point. »
Alors il éperonne son destrier,
Mais d’abord il s’éloigne
La distance d’une portée d’arc.
Puis tous deux laissent courir leurs chevaux
De toute leur force.
Ils se frappent maintenant l’un l’autre
Sur leurs écus aux ais solidement assemblés
Et réussissent à les transpercer,
Mais pour l’instant ni l’un ni l’autre
N’est blessé en sa chair.
Sans s’arrêter ils continuent leur chevauchée,
Puis reviennent s’asséner de grands coups,
Emportés qu’ils sont par leurs montures,
Contre leurs solides écus.
Leur ardeur redouble,
Les deux combattants sont preux et vaillants,
Leurs destriers vigoureux et rapides,
Et comme ils ont frappé très fort
Sur les écus attachés à leur cou,
Leurs lances les ont transpercés
Sans se briser en tronçons,
Et sont parvenues de force
Jusqu’à la chair nue.
Ils s’entrechoquent si vigoureusement
Qu’ils se retrouvent tous deux à terre.
Ni poitrail, ni sangles, ni étriers
Ne peuvent empêcher qu’en arrière
Chacun d’eux ne bascule hors de sa selle,
Qui ainsi reste vide de cavalier.
Les deux destriers qui ne sont plus montés
Courent à droite et à gauche,
L’un rue, l’autre mord,
Prêts tous deux à s’entretuer.
Les deux chevaliers une fois à terre
Se relèvent au plus vite,
Ils ont vite fait de tirer l’épée
A la lame gravée.
Ils placent l’écu devant leur visage
Et vont s’efforcer de trouver
Comment se faire du mal
Avec leurs bonnes épées tranchantes d’acier.
Lancelot ne redoute pas Méléagant.
Car il savait deux fois plus d’escrime
Que son adversaire,
L’ayant apprise dès son plus jeune âge.
Ils échangent donc de si rudes coups
Sur les écus attachés à leurs cous
Et sur les heaumes lamés d’or,
Qu’ils les ont bosselés et fendus.
Maintenant Lancelot serre Méléagant de près,
Il lui administre un coup si violent
Sur le bras droit bardé de fer,
Mais non protégé par l’écu,
Qu’il l’a coupé et tranché.
Et quand Méléagant se sent
Amputé de la main qu’il a perdue
Il dit que Lancelot payera cher ce coup.
S’il peut en trouver le moyen,
Rien ne le retiendra,
Car il est si furieux et hors de lui
Que pour bien peu il en perdrait la raison,
Et il s’estimerait mal loti
S’il ne pouvait jouer un mauvais tour à son adversaire.
Il fonce sur lui, croyant le prendre au dépourvu,
Mais Lancelot sut se protéger ;
Avec son épée tranchante.
Il l’a si bien entaillé
Que Méléagant aura grand-peine à s’en remettre,
Même passé avril ou mai,
Car il lui rembarre le nasal dans les dents,
Lui en brisant trois.
Méléagant ressent une telle colère
Qu’il m’arrive pas à prononcer un seul mot,
Et il ne daigne pas implorer merci,
Car son orgueil s’y oppose,
Un orgueil qui le maîtrise et domine.
Lancelot vient à lui, délace son heaume
Et lui tranche la tête.
Jamais plus il ne lui jouera de mauvais tour ;
Méléagant est tombé mort, c’en est fait de lui.
Mais je peux vous dire, aucun spectateur
Témoin de sa mort
N’éprouva la moindre pitié pour lui.
Le roi Artur et tous ceux qui l’entourent
Se livrent à la joie.
On désarme Lancelot,
Au milieu de la liesse générale,
Et on l’emmène de là.
Seigneurs, si j’en disais davantage,
Je dépasserais l’étendue de mon sujet,
C’est pourquoi je vais mettre un terme à mon travail ;
Ici même s’arrête le récit.
Godefroi de Leigni, le clerc,
A terminé LA CHARRETTE ;
Que nul ne songe à le blâmer
S’il a continué Chrétien,
Car il l’a fait avec l’approbation
De Chrétien, qui commença l’oeuvre :
Lui est responsable de tout ce qui suit
Le moment où Lancelot fut emmuré,
C’est-à-dire jusqu’à la fin du conte.
Voilà son oeuvre à lui ; il ne veut rien y ajouter,
Ni retrancher, par crainte d’endommager le conte.
Ici se termine le ROMAN DE LANCELOT DE LA CHARRETTE