La Princesse du palais-enchanté

Voici l’histoire de la princesse du palais-enchanté. Il y avait une fois un roi de France dont les ancêtres avaient régné dans ce pays, depuis neuf générations. Il n’avait jamais visité la Basse-Bretagne. Un jour, la fantaisie lui prit d’y venir, avec une suite nombreuse. Il fit accoutrer un beau carrosse et partit.

La princesse du palais-enchanté

Il fut bien accueilli par le roi de Bretagne, lui et sa suite, et l’on allait chasser, tous les jours, dans les grandes forêts du pays. Un jour, le roi de France mit une telle ardeur à poursuivre un sanglier que ses gens ne purent le suivre et il s’égara. Le voilà bien embarrassé. La nuit vint et il monta sur un arbre pour attendre le jour, car la forêt abondait en bêtes fauves de toute sorte. Il aperçut une petite lumière, qui ne paraissait pas bien éloignée. Il descendit de l’arbre et se dirigea vers la lumière. Il arriva à la hutte d’un pauvre bûcheron et demanda un abri pour la nuit et quelque chose à manger.
— Nous sommes de pauvres gens, lui dit le bûcheron, et notre hospitalité paraîtra sans doute bien médiocre à un seigneur comme vous ; quoi qu’il en soit, c’est de bon cœur que nous partagerons avec vous le peu que nous avons.
Puis, s’adressant à sa femme :
— Il faut nous apprêter, Plés, le lièvre que je vous ai apporté hier.
— Un lièvre ? dit le roi ; et si les gardes le savaient et le disaient au roi ?
— Et comment le sauraient-ils ? Ce ne sera pas par vous, probablement ? Et puis, le bûcheron est maître dans sa hutte, je pense, comme le roi l’est dans son palais.
— Assurément, mon brave homme, répondit le roi.
La femme du bûcheron accommoda le lièvre, à sa façon, et l’on s’attabla et l’on mangea de bon appétit, en causant de choses et d’autres.
Bien ! Mais, voilà que la femme du bûcheron accoucha, dans la nuit, d’un gros garçon. Le roi s’offrit pour en être le parrain. Mais, où trouver une marraine de qualité comme il convenait pour un pareil seigneur ?
— Allez demander la demoiselle du château, mon homme, dit la bûcheronne à son mari.
Et le bûcheron endossa son habit des dimanches et prit la route du château. Il fit part à la châtelaine du sujet de sa visite. La demoiselle, qui était près de sa mère, s’écria aussitôt avec dédain :
— Moi servir de marraine au fils d’un bûcheron, et avec un charbonnier pour parrain, peut-être ! Cherchez donc ailleurs des gens de votre condition !
Et elle se leva pour s’en aller.
— Le parrain, dit le bûcheron, est un beau et riche seigneur, et j’ai pensé qu’il convenait de lui choisir une commère aimable et jolie.
— Un riche et beau seigneur ?… Qui est-ce donc ? demanda la demoiselle, intriguée.
— Je ne saurais, en vérité, vous dire qui il est, ni d’où il vient ; mais, il est vêtu très richement, il est beau et généreux et je ne serais pas étonné qu’il fût prince, le fils de quelque puissant monarque peut-être. Il s’est égaré en chassant dans la forêt, il est venu frapper à notre porte, il a passé la nuit dans notre hutte, il était présent quand ma femme est accouchée et s’est offert lui-même pour être parrain.
— Si c’est ainsi, dit alors la demoiselle, je veux bien être la marraine de votre enfant et je vais m’apprêter à me rendre chez vous.
Le bûcheron s’en retourna chez lui, tout joyeux, et la jeune châtelaine arriva aussi, peu après, dans un beau carrosse et parée de tous ses atours. On se rendit au bourg, pour le baptême. Quand ils arrivèrent au presbytère, ils trouvèrent le vicaire qui battait du lin, le curé qui le broyait et la servante qui le peignait, ce qui étonna fort le roi.
— Venez baptiser mon enfant, Monsieur le Curé, dit le bûcheron au curé.
— Nous y allons tout de suite, répondit celui-ci.
Et le curé et son vicaire secouèrent la poussière dont ils étaient couverts, revêtirent leurs soutanes, qu’ils avaient ôtées, et se rendirent à l’église.
Quant le curé vint recevoir l’enfant, dans le porche, il reconnut le roi, qu’il avait vu, dans un voyage à Paris, et se jeta à ses pieds.
— Relevez-vous, Monsieur le Curé, lui dit le monarque, on ne doit se mettre à genoux que devant Dieu.
L’enfant fut baptisé et reçut le nom de Efflam. En entendant sonner les cloches, à toute volée, les pages du roi et les seigneurs de sa suite, qui le cherchaient depuis la veille, s’écrièrent : – C’est pour le roi, sans doute, que l’on sonne de la sorte !
Et ils coururent au village et leur joie fut grande de retrouver leur roi en vie et sans mal.
En prenant congé du bûcheron, le roi lui donna une poignée de pièces d’or, puis, lui présentant un anneau orné d’un gros diamant, il lui dit :
— Quand mon filleul aura atteint l’âge de quatorze ans, vous lui direz de venir me voir, à Paris, et vous lui donnerez cet anneau, qui me le fera reconnaître.
Le roi de Bretagne célébra le retour de son hôte par un grand festin, et peu de temps après, le roi de France prit congé de lui et retourna à Paris.
Le bûcheron acheta des terres et fit bâtir une belle maison, avec l’argent que lui avait donné le parrain d’Efflam, et il était à présent un des plus riches bourgeois du pays. Il envoya son fils à l’école, dans la ville la plus voisine, et, comme l’enfant était intelligent, il fit des progrès rapides.
Quand Efflam fut parvenu à l’âge de quatorze ans, son père lui remit un jour l’anneau de son parrain et lui dit de se rendre à Paris, de demander à voir le roi de France et de lui montrer l’anneau. Le jeune garçon demanda qu’on lui donnât quelqu’un pour l’accompagner, dans un si long voyage. On lui permit d’emmener avec lui un jeune pâtre teigneux, laid et méchant, qui était dans la maison. On leur donna aussi deux vieux chevaux, poussifs et fourbus, et ils se mirent en route. Le temps était beau, la chaleur était grande et, vers l’heure de midi, ils descendirent de leurs montures pour boire à une fontaine, au bord du chemin. Pendant qu’Efflam buvait dans le creux de sa main, penché sur le bassin de la fontaine, son compagnon lui donna un coup d’épaule et le fit tomber dans l’eau. Puis, il lui enleva son anneau, monta sur le meilleur des deux chevaux et partit au galop. Suivons-le, nous reviendrons plus tard à l’infortuné Efflam.
En arrivant à Paris, il se rendit tout droit au palais du roi et salua ainsi le vieux monarque :
— Bonjour, mon parrain ! Je suis venu vous voir, comme vous l’aviez recommandé ; j’ai quatorze ans accomplis, depuis quelques jours.
— Moi, ton parrain !… dit le roi, surpris de s’entendre donner ce nom par un pareil avorton.
— Oui, reprit le drôle, je suis le fils du bûcheron, qui naquit la nuit [oh vous avez reçu l’hospitalité dans sa hutte, au milieu de la forêt où vous vous étiez égaré ; ne vous le rappelez-vous donc pas ?
— Oui, oui… je me rappelle, répondit le roi en le regardant avec compassion, tant il était mal tourné… ; tu es bien le fils de ce brave homme ?…
— Certainement ; tenez, ne reconnaissez-vous pas ceci ?
Et il lui présenta l’anneau.
— Oui vraiment, c’est bien l’anneau que j’avais laissé au père de mon filleul, qui devait me l’apporter, dit le roi, en examinant l’anneau.
Le roi l’accueillit alors avec bonté, lui demanda des nouvelles de son père et de sa mère et le fit décrasser et habiller convenablement. Mais, on eut beau le laver, le savonner et le couvrir de beaux habits, il n’en avait guère moins mauvaise mine. Le roi, qui avait bon cœur, donna des ordres pour qu’on le traitât bien, qu’on lui donnât à manger et à boire comme il le désirerait et qu’on le laissât se promener où il voudrait, dans les jardins et dans le palais. Et l’avorton usa largement de la permission.
Cependant, le pauvre Efflam, qui avait réussi à sortir de la fontaine, où l’autre croyait l’avoir noyé, arriva aussi à Paris, quelques jours plus tard. Il se rendit au palais du roi.
— Que voulez-vous, mon garçon ? lui demanda le portier.
— Je voudrais parler à mon parrain, répondit-il.
— Votre parrain ? Mais, qui est-ce donc, votre parrain ?
— C’est le roi de France.
— Il y a déjà plusieurs jours qu’il est arrivé, son filleul ; déguerpissez, au plus vite !
Il partit. Mais, le lendemain, il revint à la charge, et, comme le roi se trouva justement à passer, en ce moment, il demanda ce que voulait ce jeune homme.
— Sire, répondit Efflam, qui, à la réponse du portier, la veille, avait bien compris que le teigneux avait pris sa place, je voudrais quelque petit emploi, dans votre palais, afin de pouvoir gagner honnêtement mon pain, en travaillant.
Le roi le regarda, lui trouva l’air intelligent et dit au portier de le conduire au jardinier, qui trouverait à l’employer. Le jardinier l’employa à écheniller ses choux et à sarcler ses plates-bandes.
Le roi venait souvent se promener dans ses jardins, et le faux filleul l’accompagnait parfois. Un jour, il dit en s’arrêtant devant un vieux puits :
— Voilà un puits qui est si profond que personne n’en a jamais pu atteindre le fond ; je voudrais bien pourtant en connaître la profondeur et savoir ce qu’il y a dedans.
Le faux filleul, qui avait reconnu Efflam, crut trouver là une occasion de se débarrasser de lui, et il dit au roi :
— Ce jeune jardinier que voilà, mon parrain, – et il désignait Efflam, – a dit qu’il n’a pas peur de descendre au fond du puits ; mettez-le en demeure de tenir sa parole.
Le roi appela Efflam et lui dit :
— Vous avez dit, mon garçon, que vous descendriez volontiers jusqu’au fond du puits ?
— Jamais je n’ai dit pareille chose, sire, répondit Efflam.
— Tu mens ! s’écria le faux filleul ; tu me l’as dit à moi-même.
— Alors, il faut que vous y descendiez, reprit le roi.
On apporta tout ce qu’on put trouver de cordes, dans les écuries, les étables et ailleurs, on les attacha bout à bout, puis Efflam entra dans un grand panier auquel on attacha la corde, et on le descendit dans le puits. Il descendait, descendait, descendait toujours, dans une grande obscurité. Quand il eut ainsi descendu, pendant environ douze heures, il aperçut enfin une faible lumière, qui allait grandissant, à mesure qu’il descendait, et il finit par toucher terre et se trouva dans un beau jardin rempli de belles fleurs. Non loin de là, il aperçut un beau palais, devant lequel se promenait, seul, un vieillard à barbe blanche. Le vieillard s’avança vers lui et lui parla ainsi :
— Bonjour, mon fils. Je sais qui tu es et ce que tu viens chercher ici. Tu es le filleul du roi de France, et ton parrain t’envoie ici pour savoir ce qu’il y a au fond du puits par lequel tu es descendu.
— C’est vrai, grand-père, répondit Efflam, étonné.
— Je connais toute ton histoire, mon enfant, et je sais que le faux filleul du roi, qui a pris ta place à la cour, ne t’a fait descendre dans le puits que pour se débarrasser de toi, persuadé que tu n’en reviendrais pas. Mais, tu t’en retourneras, sain et sauf, et ses projets seront déjoués. Tu n’es pourtant pas encore au bout de tes peines et on t’imposera d’autres épreuves, toutes plus difficiles les unes que les autres. Prends ce sifflet (et il lui donna un petit sifflet d’argent), et, à chaque fois qu’on te commandera quelque travail difficile et au-dessus de tes forces, viens secrètement au puits, penche-toi sur l’ouverture et souffle dans ton sifflet, et aussitôt j’arriverai pour te tirer d’embarras, en te faisant connaître ce que tu devras faire. Quand tu retourneras là-haut, le roi te demandera ce que tu auras vu, au fond du puits ; tu lui répondras : – « C’est si beau, sire, qu’il m’est impossible de vous en donner une idée ; du reste, allez-y voir vous-même. »
Remonte, à présent ; fais comme je t’ai recommandé, aie confiance en moi et tu triompheras de tout le mauvais vouloir et des pièges de tes ennemis.
Efflam remercia le bon vieillard et lui fit ses adieux. Puis, il entra dans le panier, souffla dans son sifflet, pour donner à entendre qu’il voulait remonter, et on le hissa en haut.
— Eh bien ! mon garçon, qu’as-tu vu là-dedans ? lui démarra le roi, aussitôt après sa sortie du puits.
— C’est si beau, voyez-vous, sire, si beau, que je ne pourrais jamais vous en donner une idée, par des paroles ; il faut y aller voir vous-même.
Le roi goûta peu le conseil et fit la moue ; le faux filleul parut moins satisfait encore.
Quelques jours après, en se promenant dans le jardin, le roi s’arrêta à contempler le soleil, qui se couchait, et dit :
— Je voudrais bien savoir pourquoi le Soleil se montre à nous sous trois couleurs différentes, chaque jour : rose, le matin, blanc, à midi, et rouge, le soir ?
Et le faux filleul s’empressa de lui répondre :
— Envoyez le jeune jardinier vers le Soleil, parrain, pour le lui demander.
— Tu as raison, mon filleul, je vais l’envoyer, pour voir.
Et le vieux roi fit venir Efflam et lui dit :
— Il te faut, mon garçon, aller trouver le Soleil, chez lui, dans son palais, pour lui demander pourquoi il se montre à nous sous trois couleurs différentes, chaque jour, et tu me rapporteras sa réponse.
— Et comment voulez-vous, sire ?…
— Il faut que tu y ailles, et tout de suite, interrompit le roi, ou il n’y a que la mort pour toi.
Le soir, après le coucher du Soleil, Efflam se rendit secrètement au puits du jardin, se pencha dessus, souffla dans son sifflet d’argent et le vieillard à barbe blanche monta aussitôt jusqu’à lui et lui demanda :
— Qu’y a-t-il pour votre service, mon enfant ?
— Le roi m’a ordonné, sous peine de la mort, répondit Efflam, d’aller trouver le Soleil, dans son palais, et de lui demander pourquoi il se montre à nous, chaque jour, sous trois couleurs différentes.
— Eh bien ! mon enfant, dites au roi de vous donner, pour faire ce voyage, d’abord un carrosse attelé de trois beaux chevaux, puis, de l’or et de l’argent à discrétion. Vous vous mettrez alors en route, en vous dirigeant toujours vers le Levant, et ne craignez rien et ayez confiance en moi, et vous sortirez encore à votre honneur de cette épreuve.
Le vieillard redescendit au fond de son puits, et Efflam alla trouver le roi, qui lui donna un beau carrosse, de beaux chevaux, de l’or et de l’argent à discrétion, et il partit alors pour se rendre au palais du Soleil. Il allait, il allait, se dirigeant toujours vers le Levant, tant et si bien qu’il arriva à une plaine immense, où il aperçut quelqu’un qui courait, courait en poussant des cris épouvantables.
— Où vas-tu, mon garçon ? lui demanda le coureur.
— Je vais trouver le Soleil, dans son palais, pour lui demander pourquoi il est rose, le matin, blanc, à midi, et rouge, le soir.
— Eh bien ! demande-lui aussi pourquoi il me retient ici, depuis deux cents ans, à courir dans cette plaine immense, sans m’accorder un moment de repos.
— Je le lui demanderai, répondit Efflam.
— Prends bien garde de ne pas le faire, ou je ne te laisserai pas passer
— Je le ferai, assurément.
— Passe, alors.
Et le coureur continua sa course et Efflam passa.
Plus loin, aux deux côtés d’un chemin étroit et profond, par où il lui fallait passer, il vit deux vieux chênes qui se choquaient si rudement et se battaient avec tant de fureur, qu’il en jaillissait à tout moment des éclats. Comment passer par là, sans être broyé entre les deux arbres ?
— Où vas-tu, mon garçon ? lui demandèrent les chênes.
Efflam fut bien étonné d’entendre des arbres lui parler, comme des hommes.
— Comment ! dans ce pays-ci, les arbres parlent donc ? leur dit-il.
— Oui, mais, dis-nous vite où tu vas.
— Je vais trouver le Soleil, en son palais, pour lui demander pourquoi il est rose, le matin, blanc, à midi, et rouge, le soir.
— Eh bien ! demande-lui aussi pourquoi il nous retient ici, depuis trois cents ans, à nous battre de la sorte, sans un moment de repos ?
— Je le lui demanderai volontiers.
— Alors, nous ne te ferons pas de mal et tu peux passer.
Et Efflam passa sans mal, et les deux arbres se remirent à se battre, de plus belle.
Un peu plus loin, il se trouva au bord d’un bras de mer, et il aperçut là un homme tout nu qui se jetait dans l’eau, du haut d’un rocher, puis, il en sortait pour s’y jeter de nouveau, et cela sans discontinuer.
— Où vas-tu ainsi, mon garçon ? demanda cet homme à Efflam, dès qu’il le vit.
— Je vais trouver le Soleil, dans son palais, pour lui demander pourquoi il est rose, le matin, blanc, à midi, et rouge, le soir.
— Eh bien ! demande-lui aussi pourquoi il me retient ici, depuis cinq cents ans, à faire le métier que tu as vu, et je te ferai passer l’eau.
— Je le lui demanderai volontiers.
— Monte sur mon dos, alors, et je vais te faire passer l’eau.
Et Efflam monta sur son dos et fut déposé, sain et sauf, sur le rivage opposé. Il continua sa route et arriva bientôt devant le palais du Soleil. C’était le soir, de sorte qu’il n’en fut pas aveuglé, mais ébloui seulement. Il entra dans la cuisine du château, dont il trouva la porte ouverte, et vit une vieille femme, aux dents longues comme le bras, qui préparait de la bouillie d’avoine, dans un énorme bassin. C’était la mère du Soleil.
— Bonjour, grand’mère, lui dit-il.
La vieille tourna la tête et resta tout ébahie, à la vue du jeune homme.
— N’est-ce pas ici que demeure le Soleil ? lui demanda Efflam.
— Si vraiment, répondit-elle.
— Je voudrais bien lui parler, si c’est possible, grand’mère.
— Qu’as-tu donc à lui dire ?
Efflam lui fit connaître l’objet de son voyage et ses infortunes, si bien que la vieille s’intéressa à lui et lui dit :
— Mais, mon pauvre enfant, je te plains d’être venu jusqu’ici. Quand mon fils rentrera, tout à l’heure, il aura grand’faim, comme toujours, et, dès qu’il te verra, il se jettera sur toi et t’avalera d’une bouchée. Tu ferais donc bien de t’en aller, au plus vite.
— Jésus mon Dieu ! s’écria Efflam, effrayé. Puis, après avoir réfléchi :
— Après tout, grand-mère, être mangé par votre fils ou mis à mort par le roi de France, il m’importe peu ; je veux donc rester, et si vous voulez bien me prendre sous votre protection…
— Tu m’intéresses beaucoup, reprit la vieille ; reste donc, et si mon fils essaye de te faire du mal, je lui caresserai les épaules avec le bâton que voici.
Et elle lui montra le gros bâton avec lequel elle mêlait sa bouillie. Puis, elle cacha Efflam dans un coin de la salle, parmi un tas de fagots. Son fils rentra aussitôt en criant :
— J’ai faim, mère ; j’ai grand’faim ! je meurs de faim ! Donnez-moi vite à manger !
— Oui, mon fils, je vous ai préparé de la bonne bouillie d’avoine ; je vais vous la servir, à l’instant.
Mais, il se mit à humer l’air et dit :
— Je sens odeur de chrétien ! Il y a un chrétien par ici, mère !…
— Vous rêvez toujours de chrétiens à dévorer, lui répondit la vieille ; mangez votre bouillie et tenez-vous tranquille.
— Non ! non ! Il y a un chrétien ici, et je veux le manger !
— Eh bien ! oui, il y en a un ; mon neveu, le plus jeune fils de mon frère, qui est venu me voir, et vous ne lui ferez pas de mal, j’espère, ou gare à mon bâton !
Et elle lui montra du doigt son bâton, qu’elle avait déposé au coin du foyer ; puis, elle fit sortir Efflam de sa cachette, et le présenta, à son fils.
— Le voilà, ton.cousin, et si tu lui fais le moindre mal, gare au bâton, te dis-je !
Le Soleil courba la tête et dit :
— Si c’est un cousin, mère, je ne lui ferai pas de mal.
Et il se radoucit, soupa gloutonnement ; après quoi, il demanda à Efflam quel était l’objet de sa visite, et s’il pouvait lui être utile en quelque chose. Efflam répondit :
— Le roi de France, cousin, m’envoie vous demander pourquoi vous revêtez, chaque jour, trois couleurs différentes, rose, le matin, blanc, à midi, et rouge, le soir, quand vous vous couchez ? Et il me faut lui rapporter votre réponse, sinon il me fera mourir.
— Je veux bien te dire cela, puisque tu es mon cousin, et pour que le roi de France ne te fasse pas mourir. Tu diras donc au roi de France que je suis rose, le matin, par l’effet de l’éclat de la princesse Enchantée (l’Aurore), qui, tous les matins, se tient à la fenêtre de son palais, pour me voir passer, à mesure que je monte sur l’horizon. A midi, je me dépouillé de ces teintes rosées et je deviens blanc et d’une ardeur dévorante ; mais, le soir, j’arrive au terme de ma course journalière, affaibli, rouge de fatigue et épuisé. Voilà, cousin, ce que tu peux dire au roi de France.
— Je vous remercie bien, cousin ; mais, avant de partir, je voudrais savoir encore pourquoi vous tourmentez si cruellement, depuis deux cents ans, un pauvre homme que j’ai rencontré sur ma route, courant et criant, sur une immense plaine, sans jamais se reposer ?
— Oui, je te le dirai volontiers : je retiens cet homme-là à faire pénitence, et il y restera aussi longtemps que le monde existera. Mais, ne lui dis cela qu’après que tu auras franchi la plaine, car autrement, il ne te laisserait pas passer.
— Je ne lui dirai rien, avant d’avoir franchi la plaine, mais, dites-moi encore, je vous prie, pourquoi deux arbres que j’ai vus se battant, plus loin, des deux côtés d’un chemin creux, se maltraitent si cruellement, depuis trois cents ans ?
— Je te le dirai encore : ce sont deux époux qui se disputaient et se battaient constamment, quand ils vivaient ensemble, et, pour les : punir, je veux qu’ils continuent de se battre, jusqu’à ce qu’ils aient écrasé un homme entre eux ; mais, cela durera encore, sans doute, plusieurs milliers d’années, car il ne passe pas un homme tous les mille ans par là. Ne leur dis cela que quand tu auras passé, autrement, tu serais leur victime et ils seraient délivrés. Et à présent, je te dis adieu, car il est grand temps que je commence ma course journalière et l’on m’attend déjà avec impatience.
— Encore une question, cousin ; ce sera la dernière.
— Parle vite, alors, car je suis déjà en retard.
— Et l’homme que j’ai rencontré ensuite, au bord de la mer, non loin d’ici, et que vous retenez là en peine, depuis cinq cents ans ?
— Celui-là aussi expie ses péchés et ses fautes, et il restera là jusqu’à ce qu’un autre prenne sa place. Mais, ne lui dis pas cela, avant qu’il t’ait remis de l’autre côté de l’eau, autrement, il ne te ferait pas passer. Mais, adieu, et pas un mot de plus, car je suis en retard, et l’on m’attend avec impatience.
Et le Soleil partit pour sa course journalière. Efflam prit congé de la vieille et partit aussitôt pour s’en retourner à Paris. Il fit connaître les réponses du Soleil à ceux qu’elles intéressaient, sur son passage, et il arriva sans encombre à Paris.
— Eh bien ! lui demanda le roi, aussitôt qu’il le vit, as-tu accompli heureusement ton voyage et m’apportes-tu la réponse du Soleil ?
— Oui, sire, mon voyage s’est accompli heureusement et je vous apporte la réponse du Soleil.
— Alors, fais-la-moi connaître, bien vite.
Et Efflam lui fit connaître la réponse du Soleil. A partir de ce moment, le vieux roi ne rêvait et ne parlait plus que de la Princesse au Palais-Enchanté. Il en perdait la tête et devint sérieusement malade. Le faux filleul lui dit encore, un jour :
— Vous devriez, sire, ordonner au jeune jardinier de vous aller quérir la Princesse du Palais-Enchanté ; il n’y a que sa présence qui puisse vous rendre la santé et votre gaieté et vos forces d’autrefois.
— Tu as raison, répondit le vieux roi ; fais appeler le jeune jardinier.
Et Efflam fut introduit de nouveau devant le roi, qui lui ordonna, sous peine de la mort, de lui amener la Princesse du Palais-Enchanté.
La nuit venue, Efflam se rendit encore au vieux puits du jardin, souffla dans son sifflet d’argent et le vieillard à la barbe blanche remonta aussitôt et lui demanda :
— Qu’y a-t-il pour votre service, mon ami ?
— Le roi m’a ordonné, sous peine de la mort, de lui amener la Princesse du Palais-Enchanté.
— Eh bien ! allez trouver le roi et dites-lui qu’il faut qu’il vous donne d’abord un beau carrosse, pour mettre la Princesse, puis les douze plus beaux chevaux de ses écuries pour les atteler au carrosse. Vous lui demanderez encore de l’or et de l’argent à discrétion, et de plus douze mulets, dont quatre chargés de viande de mouton, quatre chargés de lard, et les quatre autres chargés de blé ; car vous aurez besoin de tout cela.
Efflam remercia le vieillard et alla trouver le roi, qui lui fit donner tout ce qu’il lui fallait. 11 se mit alors en route, et il marcha et marcha, tant et si bien qu’il arriva dans le royaume des Lions. Des lions affamés, la gueule béante, accoururent à lui, de tous côtés, prêts à le dévorer. Il s’empressa de leur distribuer la charge des quatre mulets qui portaient de la viande de mouton. Ils dévorèrent la viande et les quatre mulets avec. Alors, un lion, le plus grand et le plus beau de tous, s’avança vers Efflam et lui parla ainsi :
— Nous allions tous mourir de faim, et tu nous as sauvé la vie ; mais, je te revaudrai cela. Tiens, prends cette trompette, et si jamais tu as besoin de moi et des miens, en quelque lieu que tu sois, souffle dedans et nous arriverons aussitôt.
— Merci bien, sire, répondit Efflam, en prenant la trompette ; et il se remit en route avec les huit mulets qui lui restaient.
Il arriva alors dans le royaume des Ronfles et ces monstres accoururent aussi à lui pour le dévorer. Mais, il se hâta de leur distribuer le lard dont étaient chargés quatre de ses mulets, et ils dévorèrent le lard, puis, les quatre mulets qui le portaient ; après quoi, le roi des Ronfles dit aussi à Efflam :
— Je suis le roi des Ronfles, si jamais tu as besoin de moi ou des miens, souffle dans cette trompe (et il lui présenta une trompe), et en quelque lieu que tu te trouves, nous arriverons aussitôt.
Efflam prit la trompe, remercia le roi des Ronfles et se remit en route avec les quatre mulets qui lui restaient.
Il arriva alors dans le royaume des Fourmis, et se vit en un instant environné de fourmis grandes comme des chats, au point de ne pouvoir avancer. Il se hâta de vider ses sacs de blé, pour ne pas être dévoré par elles, car elles aussi paraissaient affamées, et quand elles eurent mangé le blé, ce qui fut bientôt fait, avec les quatre mulets qui le portaient, la reine des Fourmis s’avança vers lui et lui parla de la sorte :
— Nous te devons la vie, car nous allions toutes mourir de faim, tant est grande la famine qui règne chez nous. Mais, je te revaudrai ce service. Prends ce petit sifflet d’ivoire, et, quand tu auras besoin de moi et des miens, souffle dedans, et nous arriverons aussitôt, en quelque lieu que tu sois.
Efflam prit le sifflet, remercia la reine des Fourmis et se remit en route, seul à présent, puisque ses douze mulets avaient été dévorés par les lions, les ogres et les fourmis. Il arriva, peu après, devant le Palais-Enchanté. C’était un palais magnifique au delà de tout ce qu’on peut dire. Il frappa à la porte. On lui ouvrit et il dit au portier :
— Je voudrais parler à votre maîtresse.
Le portier le conduisit devant une jeune fille d’une grande beauté. Il en fut tellement ébloui, qu’il resta la bouche ouverte à la regarder, sans rien dire. Enfin, quand il put parler, il lui fit connaître le sujet de sa visite.
— Je vous suivrai, répondit la princesse, mais, seulement quand vous aurez accompli quelques travaux par lesquels je veux vous éprouver. Ainsi, il vous faudra d’abord passer une nuit avec mon lion, dans sa cage, avec une tourte de pain pour lui donner à manger.
— J’essaierai, princesse, répondit Efflam, fort peu rassuré, mais n’en faisant rien paraître.
La nuit venue, on lui donna une tourte de pain et on l’enferma dans la cage du lion.
— Donne-moi de ton pain, lui dit le lion.
Et avec son couteau il coupa un morceau de la tourte et le jeta au lion, qui l’avala d’une bouchée et dit :
— Donne-moi encore de ton pain.
Efflam lui jeta un second morceau, puis, un troisième, un quatrième, jusqu’à ce qu’il ne lui en restât plus.
— A présent, il va me dévorer, pour sûr, pensait-il. Mais, il se souvint en ce moment que le roi des Lions lui avait promis de venir à son secours, et lui avait donné une trompette pour l’appeler. Il se hâta de souffler dans sa trompette et le roi des Lions accourut aussitôt, comme un ouragan, et mit en pièces le lion de la princesse.
Le lendemain matin, Efflam sortit sain et sauf de la cage et se présenta devant la princesse, étonnée de le voir encore en vie, et lui dit :
— J’ai passé la nuit avec votre lion, dans sa cage, et me voici ; viendrez-vous à présent avec moi, princesse ?
— Oui, répondit-elle, quand vous aurez passé une autre nuit avec mon Ronfle, dans son antre.
La nuit venue, on le conduisit à l’antre du Ronfle et on l’y enferma avec le monstre. Celui-ci se précipita sur lui, pour le dévorer. Mais, il eut le temps de souffler dans sa trompe, et le roi des Ronfles arriva aussitôt, comme un ouragan, et mit en pièces le Ronfle de la princesse.
Le lendemain matin, Efflam se présenta encore devant la princesse, de plus en plus étonnée de le revoir en vie, et lui dit :
— J’espère que vous voudrez bien m’accompagner, à présent, princesse ?
— J’ai une dernière épreuve à vous proposer, avant de vous suivre, répondit-elle ; j’ai là, dans mon grenier, un grand tas de grains, de trois sortes mélangées, froment, orge et seigle, et il vous faudra le trier et mettre chaque sorte de grain dans un tas à part, sans commettre l’erreur d’un seul grain, et cela avant le lever du soleil, demain matin.
La nuit venue, Efflam monta au grenier, pommer le grain. Il n’avait d’autre lumière que la clarté de la lune, pénétrant par une lucarne. Son embarras était grand. Heureusement qu’il se souvint des offres de service de la reine des Fourmis. Il souffla dans le sifflet d’ivoire qu’elle lui avait donné, et aussitôt les fourmis arrivèrent par millions. Et les voilà de se mettre à l’ouvrage, sans perdre de temps. Elles firent tant et si bien que, pour l’heure dite, chaque sorte de grain avait été mise dans un tas à part, sans le moindre mélange.
Au lever du soleil, Efflam se présenta encore devant la princesse et lui dit :
— Pour le coup, princesse, vous viendrez avec moi, n’est-ce pas ?
— Le travail est-il fait ? demanda-t-elle.
— Le travail est fait, répondit Efflam, tranquillement.
— Il faut que je voie cela.
Et elle monta au grenier, examina les trois tas de grains, en prit dans sa main, à plusieurs reprises, et ne trouva rien à redire ; ce qui l’étonna fort.
— Qu’en dites-vous, princesse, est-ce bien ? lui demanda Efflam.
— C’est parfait, répondit-elle.
— Et vous allez venir avec moi, à présent ?
— Ce n’est pas moi qui suis la Princesse au Palais-Enchanté, répondit-elle ; mais, je vais vous faire conduire à un autre palais, plus beau que le mien, non loin d’ici, et là, on vous donnera de ses nouvelles.
Efflam partit donc pour l’autre palais, sous la conduite d’un guide qu’on lui donna. Là, il trouva une autre princesse, plus belle que la première, et la salua en ces termes :

Salut, belle Princesse
Du Palais-Enchanté !

Et la Princesse lui répondit :

Excusez, ma maîtresse
Est de l’autre côté.

Et elle lui ouvrit la porte d’une chambre, où il vit une autre princesse, plus belle que les deux premières, et qu’il salua en ces termes :

Salut, belle Princesse
Du Palais-Enchanté !

Et celle-ci lui répondit comme l’autre :

Excusez, ma maîtresse
Est de l’autre côté.

Et elle l’introduisit aussi dans une troisième chambre, où il salua en ces termes une autre princesse, bien plus belle que les précédentes :

Salut, belle Princesse
Du Palais-Enchanté !

Et elle lui répondit :

Salut, Prince plein de jeunesse
Et de courage et de bonté !

— Voulez-vous venir avec moi à la cour du roi de France ?
— Je vous suivrai volontiers où vous voudrez.
Et ils partirent aussitôt, dans un beau carrosse doré, attelé de beaux coursiers ailés, qui s’élevèrent en l’air et ne furent pas longtemps pour se rendre à Paris.
Le vieux roi fut tellement ébloui et charmé par la beauté de la Princesse, qu’il se sentit tout ragaillardi et voulut l’épouser sur-le-champ.
— Doucement, sire, lui dit-elle ; si vous n’aviez que vingt ou vingt-cinq ans, à la bonne heure ; mais, vieux et caduc comme vous l’êtes, ce serait folie à moi de vous épouser.
Et voilà le roi inconsolable.
— N’existe-t-il donc aucun moyen de me rendre ma jeunesse passée ? demanda-t-il à la Princesse.
— Il y en aurait bien un, répondit-elle, mais, je ne sais si vous consentiriez à tenter l’épreuve.
— Quel est-il ? Je veux le tenter, quel qu’il soit ; dites, vite !
— Il faudra d’abord vous faire mourir ; puis, avec une eau merveilleuse que je possède, je vous rappellerai à la vie et vous rendrai votre vigueur et votre beauté de vingt ans.
— Faites, faites vite !…
Et le vieux roi se laissa égorger, sans hésiter. Mais, la princesse dit alors à Efflam :
— Puisque le voilà mort, qu’il reste mort, et que celui qui a eu toute la peine reçoive aussi la récompense.
Et elle mit sa main dans la main d’Efflam. Puis, elle dit encore, en montrant du doigt le faux filleul, tout pâle et près de crever de dépit :
— Quant à ce démon, qu’on fasse chauffer un four à blanc, et qu’on l’y jette tout vif !
Ce qui fut fait.
On célébra alors les noces d’Efflam et de la Princesse du Palais-Enchanté, et il y eut, à cette occasion, pendant huit jours pleins, de grands festins et les plus belles fêtes du monde.