Voici la traduction du Roman de Tristan et Iseult de 1900 par Joseph Bédier. Voici la treizième partie : La Voix du Rossignol.
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ToggleLa Voix du Rossignol
Quand Tristan, rentré dans la cabane du forestier Orri, eut rejeté son bourdon et dépouillé sa chape de pèlerin, il connut clairement en son cœur que le jour était venu pour tenir la foi jurée au roi Marc et de s’éloigner du pays de Cornouailles.
Que tardait-il encore ? La reine s’était justifiée, le roi la chérissait, il l’honorait. Artur au besoin la prendrait en sa sauvegarde, et, désormais, nulle félonie ne prévaudrait contre elle. Pourquoi plus longtemps rôder aux alentours de Tintagel ? Il risquait vainement sa vie, et la vie du forestier, et le repos d’Iseut. Certes, il fallait partir, et c’est pour la dernière fois, sous sa robe de pèlerin, à la Blanche-Lande, qu’il avait senti le beau corps d’Iseut frémir entre ses bras.
Trois jours encore, il tarda, ne pouvant se déprendre du pays où vivait la reine. Mais quand vint le quatrième jour, il prit congé du forestier qui l’avait hébergé et dit à Gorvenal :
« Beau maître, voici l’heure du long départ : nous irons vers la terre de Galles. »
Ils se mirent à la voie, tristement, dans la nuit. Mais leur route longeait le verger enclos de pieux où Tristan, jadis, attendait son amie. La nuit brillait limpide. Au détour du chemin, non loin de la palissade, il vit se dresser dans la clarté du ciel le tronc robuste du grand pin.
« Beau maître, attends sous le bois prochain ; bientôt je serai revenu.
— Où vas-tu ? Fou, veux-tu sans répit chercher la mort ? »
Mais déjà, d’un bond assuré, Tristan avait franchi la palissade de pieux. Il vint sous le grand pin, près du perron de marbre clair. Que servirait maintenant de jeter à la fontaine des copeaux bien taillés ? Iseut ne viendrait plus ! À pas souples et prudents, par le sentier qu’autrefois suivait la reine, il osa s’approcher du château.
Dans sa chambre, entre les bras de Marc dormi, Iseut veillait. Soudain, par la croisée entr’ouvert où se jouaient les rayons de la lune, entra la voix d’un rossignol.
Iseut écoutait la voix sonore qui venait enchanter la nuit ; elle s’élevait plaintive et telle qu’il n’est pas de cœur cruel, pas de cœur de meurtrier qu’elle n’eût attendri. La reine songea : « D’où vient cette mélodie ?… » Soudain elle comprit : « Ah ! c’est Tristan ! Ainsi dans la forêt du Morois il imitait pour me charmer les oiseaux chanteurs. Il part, et voici son dernier adieu. Comme il se plaint ! Tel le rossignol quand il prend congé, en fin d’été, à grande tristesse. Ami, jamais plus je n’entendrai ta voix ! »
La mélodie vibra plus ardente.
« Ah ! qu’exiges-tu ? que je vienne ! Non, souviens-toi d’Ogrin l’ermite, et des serments jurés. Tais-toi, la mort nous guette… Qu’importe la mort ! tu m’appelles, tu me veux, je viens ! »
Elle se délaça des bras du roi, et jeta un manteau fourré de gris sur son corps presque nu. Il lui fallait traverser la salle voisine, où chaque nuit dix chevaliers veillaient à tour de rôle ; tandis que cinq dormaient, les cinq autres, en armes, debout devant les huis et les croisées, guettaient au dehors. Mais, par aventure, ils s’étaient tous endormis, cinq sur des lits, cinq sur les dalles. Iseut franchit leurs corps épars, souleva la barre de la porte : l’anneau sonna, mais sans éveiller aucun des guetteurs. Elle franchit le seuil, et le chanteur se tut.
Sous les arbres, sans une parole, il la pressa contre sa poitrine ; leurs bras se nouèrent fermement autour de leurs corps, et jusqu’à l’aube, comme cousus par des lacs, ils ne se déprirent pas de l’étreinte. Malgré le roi et les guetteurs, les amants mènent leur joie et leurs amours.
Cette nuitée affola les amants : et les jours qui suivirent, comme le roi avait quitté Tintagel pour tenir ses plaids à Saint-Lubin, Tristan, revenu chez Orri, osa chaque matin, au clair de lune, se glisser par le verger jusqu’aux chambres des femmes.
Un serf le surprit et s’en fut trouver Andret, Denoalen et Gondoïne :
« Seigneurs, la bête que vous croyez délogée est revenue au repaire.
— Qui ?
— Tristan.
— Quand l’as-tu vu ?
— Ce matin, et je l’ai bien reconnu. Et vous pourrez pareillement demain, à l’aurore, le voir venir, l’épée ceinte, un arc dans une main, deux flèches dans l’autre.
— Où le verrons-nous ?
— Par telle fenêtre que je sais. Mais, si je vous le montre, combien me donnerez-vous ?
— Un marc d’argent, et tu seras un manant riche.
— Donc écoutez, dit le serf. On peut voir dans la chambre de la reine par une fenêtre étroite qui la domine, car elle est percée très haut dans la muraille. Mais une grande courtine tendue à travers la chambre masque le pertuis. Que demain, l’un de vous trois pénètre bellement dans le verger ; il coupera une longue branche d’épine et l’aiguisera par le bout ; qu’il se hisse alors jusqu’à la haute fenêtre et pique la branche, comme une broche, dans l’étoffe de la courtine ; il pourra ainsi l’écarter légèrement et vous ferez brûler mon corps, seigneurs, si derrière la tenture vous ne voyez pas alors ce que je vous ai dit. »
Andret, Gondoïne et Denoalen débattirent lequel d’entre eux aurait le premier la joie de ce spectacle, et convinrent enfin de l’octroyer d’abord à Gondoïne. Ils se séparèrent : le lendemain, à l’aube, ils se retrouveraient ; demain, à l’aube, beaux seigneurs, gardez-vous de Tristan !
Le lendemain, dans la nuit encore obscure, Tristan, quittant la cabane d’Orri le forestier, rampa vers le château sous les épais fourrés d’épines. Comme il sortait d’un hallier, il regarda par la clairière et vit Gondoïne qui s’en venait de son manoir. Tristan se rejeta dans les épines et se tapit en embuscade :
« Ah ! Dieu ! fais que celui qui s’avance là-bas ne m’aperçoive pas avant l’instant favorable ! »
L’épée au poing, il l’attendait ; mais, par aventure, Gondoïne prit une autre voie et s’éloigna. Tristan sortit du hallier, déçu, banda son arc, visa ; hélas ! l’homme était déjà hors de portée.
À cet instant, voici venir au loin, descendant doucement le sentier, à l’amble d’un petit palefroi noir, Denoalen, suivi de deux grands lévriers. Tristan le guetta, caché derrière un pommier. Il le vit qui excitait ses chiens à lever un sanglier dans un taillis. Mais avant que les lévriers l’aient délogé de sa bauge, leur maître aura reçu telle blessure que nul médecin ne saura le guérir. Quand Denoalen fut près de lui, Tristan rejeta sa chape, bondit, se dressa devant son ennemi. Le traître voulut fuir ; vainement : il n’eut pas le loisir de crier : « Tu me blesses ! » Il tomba de cheval, Tristan lui coupa la tête, trancha les tresses qui pendaient autour de son visage et les mit dans sa chausse : il voulait les montrer à Iseut pour en réjouir le cœur de son amie. « Hélas ! songeait-il, qu’est devenu Gondoïne ? Il s’est échappé : que n’ai-je pu lui payer même salaire ! »
Il essuya son épée, la remit en sa gaine, traîna sur le cadavre un tronc d’arbre, et laissant le corps sanglant, il s’en fut, le chaperon en tête, vers son amie.
Au château de Tintagel Gondoïne l’avait devancé : déjà, grimpé sur la haute fenêtre, il avait piqué sa baguette d’épine dans la courtine, écarté légèrement deux pans de l’étoffe, et regardait au travers la chambre bien jonchée. D’abord il n’y vit personne que Perinis ; puis ce fut Brangien qui tenait encore le peigne dont elle venait de peigner la reine aux cheveux d’or.
Mais Iseut entra, puis Tristan. Il portait d’une main son arc d’aubier et deux flèches ; dans l’autre il tenait deux longues tresses d’homme.
Il laissa tomber sa chape, et son beau corps apparut. Iseut la Blonde s’inclina pour le saluer, et comme elle se redressait, levant la tête vers lui, elle vit, projetée sur la tenture, l’ombre de la tête de Gondoïne. Tristan lui disait.
« Vois-tu ces belles tresses ? Ce sont celles de Denoalen. Je t’ai vengée de lui. Jamais plus il n’achètera ni ne vendra écu ni lance !
— C’est bien, seigneur ; mais tendez cet arc, je vous prie ; je voudrais voir s’il est commode à bander. »
Tristan le tendit, étonné, comprenant à demi. Iseut prit l’une des deux flèches, l’encocha, regarda si la corde était bonne, et dit à voix basse et rapide :
« Je vois chose qui me déplaît. Vise bien, Tristan ! »
Il prit la pose, leva la tête et vit tout au haut de la courtine l’ombre de la tête de Gondoïne. « Que Dieu, fait-il, dirige cette flèche ! » Il dit, se retourne vers la paroi, tire. La longue flèche siffle dans l’air, émerillon ni hirondelle ne vole si vite, crève l’œil du traître, traverse sa cervelle comme la chair d’une pomme, et s’arrête, vibrante, contre le crâne. Sans un cri, Gondoïne s’abattit et tomba sur un pieu.
Alors Iseut dit à Tristan :
« Fuis maintenant, ami ! Tu le vois, les félons connaissent ton refuge ! Andret survit, il l’enseignera au roi ; il n’est plus de sûreté pour toi dans la cabane du forestier ! Fuis, ami, Perinis le Fidèle cachera ce corps dans la forêt, si bien que le roi n’en saura jamais nulles nouvelles. Mais toi, fuis de ce pays, pour ton salut, pour le mien ! »
Tristan dit :
« Comment pourrais-je vivre ?
— Oui, ami Tristan, nos vies sont enlacées et tissées l’une à l’autre. Et moi, comment pourrais-je vivre ? Mon corps reste ici, tu as mon cœur.
— Iseut, amie, je pars, je ne sais pour quel pays. Mais, si jamais tu revois l’anneau de jaspe vert, feras-tu ce que je te manderai par lui ?
— Oui, tu le sais : si je revois l’anneau de jaspe vert, ni tour, ni fort château, ni défense royale ne m’empêcheront de faire la volonté de mon ami, que ce soit folie ou sagesse !
— Amie, que le Dieu né en Bethléem t’en sache gré !
— Ami, que Dieu te garde ! »