Voici le poème (les lais) de Marie de France concernant le mythe arthurien. En voici la version conté en français moderne. Le deuxième lais est : Equitan.
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Je ne sauroit exprimer combien les anciens Bretons de la petite Bretagne étoient nobles de vie et de mœurs. Ils avoient la coutume pour rappeler les belles actions, de mettre par écrit les aventures qui arrivoient de leur temps , ou qu’ils entendoient raconter. Lorsqu’elles offroient des faits intéressants, ils s’empressoient d’en faire un Lai, afin que l’exemple n’en fût pas perdu pour la postérité. En effet , celui-ci étant fort curieux , je veux qu’il ne soit pas oublié.
Je veux donc rapporter le Lai d’Equitan , Roi de Nantes, homme sage, courtois et loyal, que ses bonnes qualités avoient fait chérir de tous ses sujets. Par la raison qu’il aimoit l’amour et les plaisirs qu’il procure, il n’est pas besoin de demander s’il étoit bon chevalier. Equitan se livroit trop au plaisir d’aimer, ce qui parfois lui faisoit commettre ries imprudences ; tels sont ceux qui d’amour sont épris , ils ne gardent aucune mesure et perdent entièrement la raison.
Le sire de Nantes avoit pour sénéchal un chevalier loyal et brave qui commandoit en son absence, et rendoit la justice en son nom. Ce n’est pas qu’Equitan pour remplir ces devoirs, n’abandonnât souvent lachasse, la pêche et les autres plaisirs. Ce sénéchal épousa une femme qui causa bien des chagrins au pays. La dame est aussi belle, aussi bien faite qu’elle est aimable. L’ensemble de ses qualités est tel que pour la former, la nature fit un prodige. Elle avoit des yeux bleus, la figure charmante, le nez bien fait, la plus jolie bouche, enfin qu’il vous suffise de savoir que le royaume ne pouvoit offrir une pareille beauté.
Equitan avoit plusieurs fois entendu faire l’éloge de cette femme ; plusieurs fois aussi il l’avoit vue, saluée, et lui avoit fait même quelques présents. Le roi la trouvant à son gré, desirai lui parler en secret. Pour être plus à son aise, il alla chasser dans le pays où le sénéchal faisoit sa résidence, puis alla coucher au château. Dans l’entretien qu’il eut avec la dame» Equitan ne tarda pas à s’apercevoir qu’elle étoit aussi sage que belle. Mais l’ayant regardée trop attentivement , l’éclat de ses charmes embrasa le monarque des feux les plus ardents.
Amour l’assujettit à ses lois et le blessa d’une flèche qui, l’atteignant au cœur , lui fît une blessure profonde que rien n’auroit pu guérir. Il est tellement épris des attraits de sa belle, qu’il devient morne et pensif. Il ne fait plus rien , il n’entend rien pendant le jour, et pendant la nuit il ne peut sommeiller. Il se reproche ses amours. Hélas! dit-il, pourquoi le sort m’a-t-il conduit dans ce château ? La vue de cette beauté me cause un tourment affreux ; je tremble en sa présence : jusques à quand l’aimerai-je ainsi ? Mais en l’aimant je commets un crime : n’est-elle pas la femme de mon sénéchal ? Je dois à ce dernier la foi et l’amour que je serois en droit d’exiger de lui.
Ne pourrois je pas trouver quelque moyen pour connoître la pensée de la dame que j’adore, car je suis trop malheureux de souffrir tout seul II n’est point de belle femme, tant méchante soit-elle, qui ne veuille aimer ou faire un amant ; car enfin, que seroit sa courtoisie si elle n’aimoit tendrement. Non , il n’est point de femme sur la terre qui ne sacrifie à l’amour (i). Si mon sénéchal vient à connoître mes sentiments pour sa moitié , il ne pourra pas en être fâché, car il ne doit pas certainement la garder pour lui seul ; puis enfin je le renverrai et me séparerai de lui. Après ces réflexions, Equitan soupira et se prit à dire:
Parbleu je prends bien de la peine d’avance, puisque je ne sais pas encore si la belle veut m’accepter pour ami; mais dès aujourd’hui je saurai si elle partage mes sentiments, je perdrai, je l’espère, ce chagrin qui m’accable nuit et jour, sans me laisser un instant de repos. Le jour que le prince attendoit avec tant d’impatience vint enfin à paroître. Aussitôt il se lève et part pour la chasse, mais il ordonne bientôt de rentrer sous le prétexte d’une indisposition. Il monte dans son appartement et se couche. Le sénéchal vivement affecté de cette indisposition subite est loin de penser que sa femme soit la cause de la maladie de son prince.
Il est tellement persuadé du contraire, qu’à la prière de ce dernier, il invite sa femme à venir tenir compagnie à son hôte afin de le distraire. Dès l’instant où ils sont seuls, Equitan découvre son amour à la belle ; il lui apprend qu’il meurt pour elle, et que dans le cas où ses vœux seroient rejetés, il se donnera la mort. La dame surprise lui dit aussitôt: Sire, excusez-moi si je ne réponds pas sur-le-champ à votre question ; elle est embarrassante et demande réflexion. Vous êtes trop riche et ‘de trop haute naissance pour m’offrir vos vœux. Lorsque vous aurez satisfait vos desirs, je sais à n’en pouvoir douter que vous m’abandonnerez.
Je serois trop malheureuse si je venois à vous aimer et à vous accorder votre demande. Il ne convient pas que nous nous attachions l’un à l’autre. Vous êtes un seigneur puissant, et mon mari, votre vassal, est trop au-dessous de votre dignité pour que vous espériez et que vous n’ayez point songé à cette difficulté. D’ailleurs, sire , l’amour n’est heureux qu’entre gens de conditions égales; mieux vaut un homme peu favorisé des dons de la fortune, s’il joint la prudence à la valeur. Ses vœux sont plus agréables à recevoir que ceux d’un prince ou d’un roi, personnages bien rarement fidèles. Qui aime dans une classe plus élevée fait bien; l’homme riche et puissant ne croit pas qu’on puisse lui enlever sa mie, et pense que celle-ci doit l’aimer à cause de sa naissance et de ses privilèges.
Ah, madame, repondit Equitan, ce que vous me dites n’est pas aimable ; permettez-moi de vous faire observer que les exemples que vous me citez sont des dictons de bourgeois, qui placent toujours mal leur affection. J’oserai vous dire qu’il n’est aucune femme bien née qui , si elle n’est point changeante et qu’elle veuille aimer, n’accorde sa tendresse à un prince et ne l’aime véritablement. Quant à ces grands seigneurs qui, par goût du changement, courent de belle en belle, ils doivent être vilipendés ainsi qu’il est arrivé à plusieurs. D’ailleurs il est juste de tromper un trompeur. Ainsi, belle dame, je vous en supplie, ne regardez pas à mon rang, mais prenez-moi pour votre homme-lige et pour votre ami.
Je vous promets et vous jure de faire entièrement votre volonté; ne me laissez pas mourir ; vous serez ma dame et moi votre esclave , vous commanderez et j’obéirai. Enfin, après toutes les protestations et les assurances d’un amour éternel, la dame lui accorda sa demande; ils échangèrent leurs anneaux, se donnèrent mutuellement leur foi qu’ils tinrent. Ils s’aimèrent tendrement jusqu’à leur mort qui arriva le même jour. Ce commerce dura fort longtemps sans être aperçu, et lorsque Equitan vouloit entretenir en secret sa maîtresse, il annoncoit aux gens de sa maison, qu’ayant besoin d’être saigné, il desiroit être seul, et qu’on ne laissât entrer personne.
Quel eût été l’homme assez osé pour enfreindre les ordres du souverain, et pour entrer s’il n’eût été appellé. Pendant ce temps, le sénéchal tenoit la cour, jugeoit les procès, écoutoit les réclamations. Aussi le prince l’estimoit-il autant qu’il airaoit la dame. Cependant il apprit que ses barons et ses sujets le blâmoient de ce qu’il ne prenoit pas une compagne. Ces bruits parvinrent à l’oreille de la femme du sénéchal, qui craignoit de perdre son amant. La première fois qu’elle vit Equitan, au lieu de jouer et d’user des plaisirs qu’amour procure, la dame pleure et se désole. Equitan s’empresse de lui demander le motif de son chagrin.
Seigneur, je pleure pour nos amours, dont la fin me fera mourir de douleur. D’après la demande de vos vassaux, vous allez m’abandonner pour vous marier avec quelque princesse; je le sais, j’en suis certaine , et moi, malheureuse, que vais-je devenir? J’aime mieux la mort que de vous perdre, car je ne connois aucun autre remède à mes maux. Belle amie, rassure. Tous, lui dit le roi avec tendresse, soyez certaine que jamais je ne vous quitterai pour une autre femme, et je vous promets que dans le cas où vous deviendriez veuve, vous partagerez mon trône et ma puissance. La dame remercia Equitan de l’assurance qu’il venoit de lui donner, surtout de ce qu’il ne prendroit point d’autre femme.
Et puisqu’il en étoit ainsi, elle alloit aviser aux moyens de se défaire de son epoux , chose fort aisée dans le cas où son amant voudroit l’aider. Equitan repondit qu’il étoit prêt à faire tout ce qu’elle lui ordonneroit. Eh bien! sire, venez chasser dans notre forêt, vous logerez au château. Puis, trois jours après vous être fait saigner, vous prendrez un bain, mon mari en fera autant ; vous aurez soin qu’il vous tienne toujours compagnie. Pendant ce temps je ferai apprêter les baignoires et les bains, je tiendrai celui de mon mari si chaud que personne ne pourroit le supporter ; enfin, à peine y sera-t-il entré , qu’à l’instant même il aura cessé de vivre.
Aussitôt cet événement, vous manderez vos hommes et les siens pour leur montrer que mon mari est mort subitement dans le bain. Equitan approuva ce projet, et lui promit de concourir à son exécution. Trois mois s’étoient à peine écoulés que le roi alla chasser comme il en étoit convenu , il se fait saigner de concert avec son sénéchal ; Equitan prévient qu’ils se baigneront au bout de trois jours. En effet la dame fait apporter les cuves devant les lits, et n’oublie pas l’eau bouillante pour la baignoire où son mari devoit entrer. Le sénéchal étant sorti pour quelques affaires, sa femme vint parler au prince qui la fit placer à côté de lui, sur le lit du mari, et pour être plus en sûreté pendant qu’ils prenoient leurs ébats, la porte étoit gardée par une jeune fille.
Le sénéchal s’empresse de revenir, frappe à la porte de son appartement, mais la jeune fille la retenoit ; en colère de ce retard, il frappe de nouveau avec tant de violence qu’il fallut enfin lui ouvrir. En entrant, il trouva le roi et sa femme couchés dans le même lit. Equitan voyant arriver le sénéchal, honteux d’avoir été surpris, sort du lit à la hâte, saute à pieds joints dans l’une des cuves; pour son malheur il se précipite dans celle qui étoit remplie d’eau bouillante, et il y périt aussitôt. Ainsi le mal qu’il vouloit faire est entièrement retombé sur lui.
Le sénéchal connut alors l’intrigue et les projets de sa femme : furieux d’avoir été trompé, il la prend et la jette, la tête la première, à côté de son suborneur. Ainsi périrent les deux amants, d’abord le prince, puis son amie. L’homme raisonnable verra par ce que je viens de raconter la vérité de cet argument : tel cherche le mal des autres qui en est atteint le premier.