Les âmes inquiètes

Voici l’histoire des âmes inquiètes. Il était une fois un vaillant meunier blond comme le blé, bon comme le pain, vivant seul dans son moulin et qui n’entendait guère de ce monde que le clapotis de l’eau : au moins jouissait-il d’une très grande indépendance. La journée terminée il prenait son frugal repas et montait dans sa chambre, une pauvre chambre encombrée de sacs de farine et à laquelle conduisait une simple échelle en bois.

Les âmes inquiètes

Il venait de se coucher un soir lorsqu’un bruit soudain de meule mise en mouvement le lira de son premier sommeil : il se mit sur son céans, retenant son haleine et constata qu’en effet la roue du moulin tournait comme en plein jour.

Ce n’était pas tout : un bruit régulier de pas, amorti par la mince couche de farine répandue sur le sol, frappait son oreille; quelqu’un montait et entrait dans l’appartement, puis tout bruit cessait…. Brrr ! Le meunier tremblant cacha sa tête sous les draps. Mais les mêmes pas résonnèrent de nouveau et le visiteur inconnu descendit.

Le meunier reprit courage; se lever, fouiller dans tous les coins, scruter tous les refuges fut l’affaire d’un instant ; mais toutes les recherches furent vaines… La nuit suivante, avant de sa coucher, la meunier barricada toutes les portes, attacha solidement le tour de la meule et s’assura qu’il n’y avait personne au logis. Mais à minuit le tour se mit en mouvement, comme sous l’impulsion d’une force très vive, et des bruits de pas rompirent encore le silence de la nuit.

Lentement mais lourdement les pas se rapprochèrent du meunier, dans la chambre, tout près de son lit. La gorge serrée, n’osant respirer, le pauvre garçon se blottit contre la muraille et ne reprit son assurance qu’au moment où les pas se perdirent dans l’escalier.

Le même fait se reproduisit pendant trois, quatre, cinq fois jusqu’à ce qu’enfin le brave meunier résolut de tirer l’affaire au clair : il s’arma de courage et, une nuit, aussitôt que les pas se firent entendre, il alluma les lampions et sauta du lit : un coup de vent éteignit la lumière et plongea la chambre dans l’obscurité, puis le meunier entendit un profond soupir qui le glaça d’effroi et les pas s’éloignèrent. Notre homme devint aussi blanc que la farine et ne put fermer l’œil jusqu’au chant du coq.

C’était l’heure du lever et il descendit au moulin, l’esprit hanté par des fantômes, se méfiant de son ombre et de ses propres pas. Il fallait pourtant essayer une seconde épreuve; la nuit venue, il alluma une lanterne hermétique et close, et, dès qu’il entendit du bruit, se précipita dans l’embrasure de la porte : un oiseau blanc traversa d’un vol la chambre et disparut aussitôt.

Le meunier abasourdi alla raconter les détails de son aventure au curé du village qui lui recommanda de réciter un pater noster, lorsqu’il entendrait du bruit, et de questionner l’âme qui troublait son sommeil. Et de fait le meunier tint compte de cette recommandation et, dès qu’il ouït le bruit des pas, s’écria :

— « Anima de Deu, en bé o en mal, digas que vols. » (Ame de Dieu, en bien ou en mal, dis-moi ce que tu veux.) Il entendit alors une voix qui disait tristement :

— « Je suis ton père qui n’ai de repos à cause des dettes que j’ai contractées de mon vivant. Paye-les et fais-dire une messe pour le salut et le repos de mon âme. »

Et l’Ame disparut. Le meunier exécuta cet ordre et jamais, au grand jamais, il n’entendit plus le bruit de la meule, ni les pas, ni les soupirs qui l’effrayaient.