Contes de Canterburry : l’écuyer

Geoffrey Chaucer est un écrivain et poète anglais né à Londres dans les années 1340 et mort en 1400 dans cette même ville. Son œuvre la plus célèbre est Les Contes de Canterbury. Les Contes de Canterbury sont, avec Sire Gauvain et le Chevalier vert (d’un anonyme) et Pierre le laboureur (de William Langland), les toutes premières grandes œuvres de la littérature anglaise. Voici le premier conte : l’écuyer.

Contes de Canterburry : Le conte de l'écuyer

Prologue de l’Écuyer.

« Écuyer, approchez, s’il ne vous en déplaît,
et dites-nous quelque histoire d’amour ; car, pour sûr,
là-dessus en savez aussi long que personne. »
« Non, Messire (dit-il), mais je dirai comme je sais,
de bon cœur ; car point ne veux me rebeller
contre votre désir ; je veux bien dire un conte.
Excusez-moi si je m’exprime mal,
j’ai bon vouloir ; et, tenez, voici mon histoire. »

Ici commence le conte de l’Écuyer.

À Sarray, au pays de Tartarie,
10 vivait un roi qui contre la Russie fit guerre,
ce qui causa la mort de maint homme vaillant.
Ce noble roi avait nom Cambinskan,

qui en son temps avait si grand renom
qu’il n’était nulle part, en nulle région,
si excellent seigneur en toutes choses ;
il ne lui manquait de rien de ce qui fait un roi,
et à la religion dans laquelle il était né
il gardait la foi jurée ;
et il était en outre hardi, et sage, et riche,
20 et pitoyable et juste, toujours pareillement ;
fidèle à sa parole, bienveillant, honorable,
d’un caractère aussi stable qu’un centre ;
jeune, frais, vigoureux, aussi ardent aux armes
que n’importe lequel des bacheliers de sa maison.
Il était bien de sa personne et fortuné,
et toujours tenait si bien état royal
que nulle part n’était homme pareil.
Ce noble roi, ce Tartare Gambinskan
avait deux fils d’Elpheta son épouse,
30 dont l’aîné s’appelait Algarsyf,
et l’autre fils avait nom Cambalo.
Ce digne roi avait une fille aussi,
qui était la plus jeune, et que l’on nommait Canacée.
Mais vous dire combien elle était belle
n’est au pouvoir de ma langue ni de mon savoir ;
je n’ose entreprendre si haute tâche.
Mon anglais d’ailleurs est insuffisant ;
il faudrait être rhéteur excellent,
connaissant les couleurs propres à cet art,
40 pour la décrire en toutes ses parties.
Je ne suis tel, il me faut parler comme je peux.
Or il advint que lorsque Cambinskan
eut pendant vingt hivers porté son diadème,
comme il avait coutume chaque année, je suppose,
il fit proclamer la fête de sa nativité
aux quatre coins de Sarray, sa cité,
le dernier jour des Ides de Mars, selon le cours de l’année.
Phébus le soleil était moult joyeux et clair,

car il n’était pas loin de son exaltation
50 dans la face de Mars, et dans sa mansion
en Ariès, le signe bouillant de la colère.
Le temps était tout joyeux et bénin ;
aussi les oiseaux dans la clarté du soleil,
la saison aidant et aussi la jeune verdure,
bien haut chantaient leurs amours ;
il leur semblait avoir obtenu protection
contre l’épée aiguë et froide de l’hiver.
Ce Cambinskan, dont je vous ai parlé,
en vêtements royaux est assis sur son dais,
60 diadème en tête, au haut bout de la table en son palais,
et célèbre sa fête, tant splendide et riche
qu’il n’en fut point de pareille en ce monde.
Et s’il m’en fallait dire tout l’arroi,
cela prendrait une journée d’été ;
point n’est besoin non plus de décrire
l’ordonnance du service à chaque plat.
Je ne parlerai pas de leurs sauces étranges
non plus que de leurs cygnes, ou de leurs héronceaux.
D’ailleurs en ce pays-là, à ce que racontent de vieux chevaliers,
70 il est des aliments tenus pour délicieux
dont les gens de chez nous ne font que peu de cas.
Il n’est au pouvoir de personne de tout relater ;
je ne veux pas vous retarder, car il est prime
et qu’il n’en résulterait que perte de temps ;
je m’en reviens a mon premier sujet.
Adonc il advint qu’après le troisième service,
tandis que le roi trônait ainsi en grand apparat,
écoutant ses ménestrels jouer leurs airs
devant lui à la table délectablement,
80 à la porte de la salle tout soudain
arriva un chevalier sur un coursier de bronze,

et tenant dans sa main un grand miroir de verre ;
au pouce il avait bague d’or
et à son flanc une épée nue pendait ;
et le voilà qui pousse son cheval vers le haut bout de la table.
Dans toute la salle personne ne soufflait mot
dans l’émerveillement de ce chevalier ; et pour le contempler
le suivent attentivement du regard jeunes et vieux.
Cet étrange chevalier qui arrivait ainsi soudain,
90 tout armé, sauf le chef, moult richement,
salue le roi, la reine, et tous les seigneurs,
selon le rang qu’ils occupaient dans la salle,
avec si grand respect et obéissance
aussi bien dans son discours que dans son maintien,
que Gauvain, avec sa vieille courtoisie,
s’il était revenu du pays des fées,
n’eût pu en rien le surpasser.
Et après ceci, devant la haute table,
il dit d’une voix mâle son message,
100 selon la forme usitée en son langage,
sans une faute de syllabe ou de lettre ;
et, pour que son récit parût meilleur,
avec ses paroles il accordait son visage,
ainsi que l’art du discours l’enseigne à ceux qui l’étudient ;
bien que je ne puisse imiter sa manière,
ni ne puisse franchir aussi haute barrière,
je redirai cependant en clair langage
ce à quoi revient tout son discours,
si toutefois je l’ai bien en mémoire.
110 Il dit : « Le roi d’Arabie et de l’Inde,
mon seigneur lige, en ce jour solennel,
vous salue du mieux qu’il est en son pouvoir,
et, en l’honneur de votre fête, vous envoie
par moi, qui suis tout à votre commandement,
ce coursier d’airain qui aisément et bien
peut, en l’espace d’un jour naturel,
c’est-à-dire en vingt et quatre heures,

partout où il vous plaira, par temps sec ou pluvieux,
vous transporter en tout lieu
120 où vous pousse votre désir,
et ce, sans nul danger, par beau ou vilain temps ;
ou bien s’il vous plaît de voler dans les airs aussi haut
que fait l’aigle, quand il lui sied de s’élever,
ce même coursier voue portera toujours
sans aucun mal, jusqu’à ce que vous soyiez où vous voulez aller,
quand même vous dormiriez ou reposeriez sur son dos,
et s’en reviendra si vous tournez une cheville.
Celui qui le fabriqua connaissait plus d’une invention ;
il observa mainte constellation
130 avant d’avoir achevé cette opération ;
il connaissait maints sceaux et maints sortilèges.
Et ce miroir aussi, que j’ai là dans ma main,
a pouvoir tel qu’on y peut lire
le moment où adviendra quelque malheur
à votre royaume ou à vous-même aussi,
et clairement qui est votre ami ou votre ennemi.
Et, plus encore, quelque belle dame
à quelqu’un a-t elle donné son cœur,
s’il la trompe, elle verra sa trahison,
140 son nouvel amour et toute son astuce,
si clairement que rien ne restera celé.
Donc, pour cette joyeuse saison d’été,
ce miroir et cette bague, que vous pouvez voir,
il les envoie à la princesse Canacée,
votre excellente fille ici présente.
La vertu de cette bague, si vous voulez l’apprendre,
est telle que s’il lui plaît de la porter
au pouce, ou de la tenir en sa bourse,
il n’est oiseau qui vole sous le ciel
150 dont elle ne puisse bien comprendre le langage,
et connaître clair et net la pensée,
et elle pourra lui répondre en sa langue.
Et toutes les herbes qui poussent sur racine
elles les connaîtra, et qui elles peuvent guérir,
si profondes et si larges que soient ses blessures.

Cette épée nue, qui pend à mon côté,
a telle vertu que, qui que vous en frappiez,
elle taillera et percera son armure de part en part,
fût-elle aussi épaisse que chêne branchu ;
160 et l’homme qui par ce coup sera blessé
jamais ne guérira, à moins qu’il ne vous plaise, par merci,
de le frapper avec le plat à l’endroit même
de sa blessure : ceci revient à dire
qu’il faut avec le plat de l’épée
le frapper de nouveau sur sa blessure, et elle se fermera ;
ceci est la vérité pure, sans glose :
une fois dans la main, cette arme ne faudra point. »
Et quand le chevalier eut ainsi dit son conte,
il poussa son cheval hors de la grand’salle, et mit pied à terre.
170 Son coursier, qui resplendissait comme clair soleil,
se tient dans la cour, immobile comme une pierre.
Le chevalier à sa chambre aussitôt est conduit,
on le désarme et on le fait asseoir au festin.
En grande pompe on envoie chercher les présents,
à savoir l’épée et le miroir,
et on les fait porter incontinent dedans la haute tour
par certains officiers commandés pour cela ;
et à Canacée la bague est apportée
solennellement, à l’endroit où elle est assise à table.
180 Mais ce qu’il y a de sûr, sans fable aucune,
c’est que le cheval de bronze qu’on ne peut remuer
reste là debout, comme s’il était collé au sol.
Personne qui puisse le faire bouger de sa place,
serait-ce en employant treuil ou poulie ;
et pourquoi ? C’est qu’ils ne connaissent pas le secret.
Aussi le laisse-t-on en place
jusqu’à ce que le chevalier ait enseigné la manière
de le faire partir, comme vous le verrez tout à l’heure.
Grande était la foule, qui fourmillait en tous sens,
190 pour contempler ce cheval qui est là debout ;
car il était si grand, si large et long
et si bien proportionné pour être fort
qu’on eût dit tout à fait destrier de Lombardie ;
avec cela si parfait et l’œil si vif
qu’il semblait être un noble coursier de la Pouille.

Car, en vérité, depuis la queue jusqu’au bout de l’oreille,
la nature ni l’art n’auraient pu amender
la plus petite chose : c’était l’avis de tous.
Mais ce qui les faisait toujours s’émerveiller le plus,
200 c’était comment il pouvait marcher, étant d’airain ;
il était du pays des fées, supposait-on ;
divers étant les gens, divers étaient les avis ;
autant de têtes il y a, autant d’opinions.
Ils bourdonnaient comme fait un essaim d’abeilles,
et donnaient des raisons selon leur imagination,
répétant les vieilles poésies,
et disaient qu’il était comme Pégase.
ce cheval qui avait des ailes pour voler ;
ou encore c’était le cheval du grec Sinon
210 qui amena la destruction de Troie,
ainsi qu’on le peut lire dans les vieilles gestes.
« Mon cœur (disait l’un) est tout en émoi ;
je crois qu’il y a là-dedans des hommes d’arme,
qui ont fait dessein de prendre cette ville.
11 serait bon de tirer tout cela au clair. »
Un autre parlait tout bas à son compagnon,
disant : « Il ment, ce semble être plutôt
une apparence produite par quelque tour de magie
comme en les grandes fêtes les jongleurs en pratiquent. »
220 Sur diverses suppositions ainsi ils bavardent et dissertent,
selon la coutume des ignorants qui jugent
de choses fabriquées trop ingénieusement
pour qu’en leur ignorance ils les puissent comprendre ;
ils opinent volontiers pour le mal.
Et quelques-uns se demandaient à propos du miroir
qui avait été porté dans la maîtresse tour,
comment on y pouvait voir de telles choses.
Un autre répliquait que ce pouvait bien être produit
naturellement, par des combinaisons
230 d’angles, et d’adroites réflections,
et l’on disait qu’à Rome en était un pareil.
Ils parlaient d’Allozen et de Vitello

et d’Aristote, qui écrivirent en leur temps
sur des lentilles et d’étranges miroirs,
comme le savent ceux qui ont ouï parler de leurs livres.
Et d’autres gens s’émerveillaient de l’épée
qui pouvait transpercer n’importe quelle chose ;
et se mettaient à parler du roi Télèphe
et d’Achille et de sa lance merveilleuse
240 avec laquelle il pouvait aussi bien guérir ou blesser,
tout comme il est possible avec cette épée
dont vous-mêmes avez ouï parler tout à l’heure.
Ils parlent de diverses trempes de métal,
et parlent aussi de médecines,
et comment et quand il doit être trempé ;
mais cela m’est à moi tout-à-fait inconnu.
Puis ils parlèrent de l’anneau de Canacée,
et dirent tous que d’une pareille merveille
dans l’art de faire des anneaux aucun n’avait ouï parler,
250 sauf que le fameux Moïse et le roi Salomon
eurent renom d’habileté en cet art.
Ainsi parlent les gens en se tirant à l’écart.
Mais cependant certains disaient que c’était
merveille de fabriquer du verre avec des cendres de fougère,
et pourtant le verre n’est pas pareil aux cendres de fougère ;
mais comme c’est chose que les hommes savent depuis longtemps,
alors cessent leurs bavardages et leurs étonnements.
D’aucuns s’étonnent aussi fort des causes du tonnerre,
du flux et du reflux, des fils de la Vierge et du brouillard
260 et de toutes choses, jusqu’à ce qu’ils aient découvert la cause
Ainsi ils bavardent et jugent et devisent
jusqu’à ce que le roi se lève de table.
Phébus avait quitté l’angle méridional,
et la bête royale montait encore,
le noble Lion avec son Aldiran,
quand ce roi tartare, ce Cambinskan

se leva de table, où il était assis à la plus haute place.
Devant lui vont les musiques sonores,
jusqu’à ce qu’il arrive à sa chambre de parade
270 en laquelle résonnent les instruments divers ;
à les entendre on se serait cru au paradis.
Maintenant dansent les enfants chéris de la joyeuse Vénus,
car dans le Poisson leur dame assise au plus haut
d’un œil bienveillant les contemple.
Le noble roi est installé sur son trône.
Le chevalier étranger vers lui est aussitôt conduit,
et il entre en danse avec Canacée.
Ce sont là réjouissances et divertissements
qu’il n’est pas au pouvoir d’un esprit morne de raconter.
280 Il faut avoir connu l’amour et son service,
et être un festoyeur aussi frais que le mois de mai,
pour pouvoir vous décrire un tel arroi.
Qui pourrait vous dire les figures de danse
si étranges, et les visages si frais,
les si subtils regards, les airs dissimulés
pour ne point donner l’éveil aux jaloux ?
Personne si ce n’est Lancelot, et il est mort.
Aussi je passe sur toutes ces réjouissances ;
je n’en dis pas davantage, et à leurs ébats
290 je les laisse, jusqu’à ce qu’ils se rendent au souper.
L’intendant a ordonné qu’on apporte vite les épices,
et aussi le vin, au milieu de toute cette harmonie.
Huissiers et écuyers y sont allés,
et vins et épices bientôt sont arrivés.
On mange, on boit, et quand ceci a pris fin,
au temple on se rend, comme de raison.
Le service fini, ils soupent tous en ce jour.
A quoi bon vous narrer tout cet arroi ?
Chacun sait bien qu’à la fête d’un roi
300 il y a toison pour grands et pour petits,
et des mets délicats plus que je n’en connais.

Après souper le noble roi
va voir le cheval de bronze, avec toute la foule
des seigneurs et des dames autour de lui.
Tant on s’émerveilla de ce cheval de bronze
que, depuis qu’eut lieu le grand siège de Troie
où un cheval aussi causa tant d’étonnement,
oncques ne fut pareil émerveillement.
Finalement le roi demande au chevalier
310 la vertu du coursier et son pouvoir,
et le prie de lui dire comment on le dirige.
Le cheval se prit à sauter et à danser
dès que le chevalier eut mis la main sur sa bride,
disant : « Messire, voici la chose :
quand vous voulez qu’il vous porte quelque part,
il vous faut tourner une cheville placée dans son oreille ;
je vous la désignerai entre nous.
Il faudra aussi lui nommer l’endroit
ou le pays où vous voulez aller.
320 Et en arrivant là où vous voulez vous arrêter,
dites-lui de descendre et tournez une autre cheville ;
car c’est là que réside l’effet de tout l’engin,
et alors il descendra et fera votre vouloir,
et en cet endroit demeurera tranquille,
quand le monde entier aurait juré le contraire ;
de là ne pourra-t-on le tirer ni le faire bouger.
Ou bien si vous voulez l’en faire partir,
tournez la cheville, et il s’évanouira aussitôt
aux yeux de tout le monde,
330 et reviendra, fût-ce de jour ou de nuit,
lorsqu’il vous plaira de le rappeler,
par tel moyen que je vous dirai
entre vous et moi, et cela tout à l’heure.
Montez-le quand il vous plaira, il n’y a rien autre à faire. »
Lors donc que le roi eut été renseigné par le chevalier,
et se fut exactement mis dans l’esprit
la disposition et la forme de tout l’appareil,
satisfait et joyeux, ce noble et vaillant roi
s’en revint à sa fête comme devant.
340 La bride à la tour est portée,
et rangée parmi ses joyaux chers et précieux.

Le cheval, je ne sais comme, s’évanouit
hors de vue ; ne m’en demandez pas davantage.
Mais je laisse ainsi en liesse et joyeuseté
ce Cambinskan festoyant ses seigneurs
jusqu’à ce que le jour fût près de se lever.

Explicit prima pars.

 

Sequitur pars secunda.

Le nourricier de la digestion, le Sommeil,
tourna vers eux ses yeux clignotants, et les invita à considérer
que force libations et fatigues demandent du repos
350 et en bâillant tous les embrassa,
et dit qu’il était temps de s’en aller coucher,
car le sang était en son moment de domination ;
« soignez le sang, ami de la nature », dit-il.
Ils le remercièrent en bâillant, par deux, par trois,
et chacun de s’en aller au repos
comme le Sommeil les y invitait ; c’était le mieux à faire.
Leurs rêves, je ne vous les dirai pas ;
pleine était leur tête des fumées
qui causent les songes, mais peu importe.
360 Ils dormirent jusqu’à prime passée,
pour la plupart, sauf pourtant Canacée ;
elle était très tempérante, comme le sont les femmes.
En effet de son père elle avait pris congé
pour s’en aller coucher, tôt après vêpre ;
point n’avait-elle envie d’être toute pâlie
et au matin de paraître languissante ;
et elle dormit son premier sommeil, et puis s’éveilla.
Car telle joie elle avait en son cœur
de son miroir et de sa bague étrange
370 que vingt fois elle changea de couleur ;
et dans son sommeil, sous l’impression
de son miroir, elle eut une vision.

Aussi, avant que le soleil commençât sa montée,
elle appela sa gouvernante auprès d’elle
et lui dit qu’elle avait envie de se lever.
Comme ces vieilles femmes qui aiment à faire les sages,
sa gouvernante lui répondit aussitôt
et dit : « Madame, où voulez-vous aller
si matin ? car tout le monde repose. »
380 — « Je veux (dit-elle) me lever, car point ne me soucie
de dormir plus longtemps, et je m’en vais promener. »
La gouvernante appelle des femmes en grand nombre,
et les voilà qui se lèvent, bien dix ou douze ;
se lève aussi la fraîche Canacée,
vermeille et étincelante comme le jeune soleil,
qui a parcouru quatre degrés dans le Bélier ;
il n’était pas monté plus haut quand elle fut prête ;
et la voilà partie allègrement au pas,
vêtue selon la gaie et douce saison,
390 pour s’éjouer gaîment et faire marche à pied,
avec pas plus de cinq ou six suivantes ;
et par un chemin creux elle s’enfonce dans le parc.
Les vapeurs qui de la terre montaient
faisaient paraître le soleil large et rougeâtre ;
mais néanmoins c’était si beau spectacle
qu’il leur rendait à toutes le cœur léger,
tant par la saison et la matinée
que par les oiseaux qu’elle entendait chanter ;
car aussitôt elle savait ce qu’ils disaient
400 par leurs chants, et connaissait toute leur pensée.
Le nœud en vue de quoi tout ce conte est conté,
s’il est retardé jusqu’à ce que soit refroidie la curiosité
de ceux qui l’attendent depuis longtemps,
la saveur en disparaît d’autant plus,
par satiété de sa prolixité.

Et pour cette raison il me paraît
qu’il me faut arriver à ce nœud
et mettre tôt un terme à cette promenade.
Au milieu d’un arbre tout desséché, blanc comme orale,
410 tandis que Canacée jouait en se promenant,
était perchée une fauconnette bien haut au-dessus de sa tête,
qui d’une voix piteuse tant se mit à crier
que tout le bois résonna de ses cris.
Et si piteusement elle s’était frappée
de ses deux ailes, qu’un sang vermeil
coulait le long de l’arbre où elle était.
Et elle ne cessait de se lamenter et de pousser des cris
et de son bec se piquait de telle façon
qu’il n’est ni tigre, ni bête si cruelle,
420 vivant dedans les bois ou les forêts,
qui n’eussent pleuré, si toutefois ils pouvaient pleurer,
par pitié d’elle, si fort elle criait sans cesse.
Car il n’est homme au monde
(si je savais bien décrire une fauconnette)
qui ait ouï parler d’une pareille en beauté,
aussi bien pour le plumage que pour la délicatesse
de forme, et tout ce qui est à considérer.
Elle semblait fauconnette pèlerine
venue de terres étrangères ; et pendant tout le temps qu’elle resta là,
430 elle défaillit plusieurs fois par manque de sang,
au point de choir presque de l’arbre.
Cette belle fille de roi, Canacée,
qui à son doigt portait l’anneau étrange
grâce auquel elle comprenait parfaitement
tout ce qu’un oiseau en son latin pouvait dire,
et savait à son tour lui répondre en même langage,
a compris ce que disait la fauconnette
et de pitié faillit presque mourir.
Et vers l’arbre elle marche en grand’hâte
440 et regarde l’oiseau pitoyablement,
et tient sa jupe étendue, sachant bien
que sûrement la fauconnette tomberait de la branchette,
quand elle aurait une autre faiblesse, par manque de sang.

Elle resta là longtemps à la guetter ;
enfin elle parla en cette manière
à l’oiseau, ainsi que vous allez l’entendre :
« Pour quelle cause, si tous pouvez la dire,
êtes-vous dans ce furieux tourment d’enfer ?
(dit Canacée à l’oiseau au-dessus d’elle).
450 Est-ce par chagrin d’une mort ou par perte d’amour ?
Car, m’est avis, ce sont là les deux causes
qui le plus font souffrir gentil cœur ;
d’autres maux point n’est besoin de parler.
Car c’est vous qui tournez votre fureur contre vous-même,
ce qui prouve bien qu’amour ou angoisse de cœur
doit être la raison de votre acte cruel,
puisque je ne vois nul autre être vous poursuivre.
Pour l’amour de Dieu, je vous prie, faites-vous grâce à vous-même,
ou acceptez ce qui peut vous être remède, car à l’ouest ni à l’est
460 oncques n’ai vu encore oiseau ni bête
qui ait si piteusement agi envers lui-même.
Votre chagrin me tue véritablement,
tant j’ai de vous grande compassion.
Pour l’amour de Dieu, descendez de votre arbre ;
et aussi sûr que suis fille de roi,
si je savais la cause véritable
de votre douleur, et si c’était en mon pouvoir,
j’y porterais remède, devant qu’il fût nuit,
aussi vrai que je souhaite l’aide du grand Dieu de Nature ;
470 et je trouverai des herbes bien assez
pour guérir promptement vos blessures. »
Alors cria la fauconnette plus lamentablement
que jamais, et aussitôt tomba à terre,
et là elle gît évanouie, morte, et comme une pierre ;
Canacée l’a prise en son giron,
jusqu’à ce qu’elle s’éveillât de son évanouissement.
Et lorsque de sa pâmoison elle vint à sortir,
en son langage de faucon elle parla ainsi :
« Que la pitié est prompte à couler en gentil cœur,
480 lequel se sent compatir aux douleurs cuisantes,
cela est prouvé tous les jours, comme on peut le voir,
aussi bien par les actes que par l’autorité des livres ;
car un cœur délicat montre délicatesse.

Je vois bien que de ma détresse vous avez
compassion, ma belle Canacée,
par véritable bonté féminine
que Nature a mise en vos principes.
Non par espoir de m’en porter mieux,
mais pour obéir à votre cœur généreux,
490 et mettre autrui en garde par mon exemple,
comme sur le dos du chien est châtié le lion,
pour cette cause et ce résultat,
tant que j’en ai loisir et occasion,
je veux, avant que de partir, confesser mon malheur. »
Et pendant tout le temps que l’une disait sa peine,
l’autre pleurait, comme si elle s’allait changer en eau,
jusqu’à ce que la fauconnette la priât de se calmer ;
et, avec un soupir, ainsi dit-elle ce qui était dans son cœur :
« À l’endroit où je fus conçue (hélas ! jour cruel !)
500 et élevée dans un roc de marbre gris
si tendrement que je ne connaissais nulle peine,
j’ignorai ce qu’était l’adversité,
jusqu’au moment où je pus voler bien haut dans le ciel.
Alors tout près de moi vivait un tiercelet
qui semblait source de toute noblesse ;
bien que plein de traîtrise et de félonie,
il savoit si bien s’envelopper d’humilité,
et d’un tel semblant de loyauté,
et de charme, et d’attentions empressées,
510 que personne n’eût pu supposer qu’il savait feindre,
tant il teignait à fond ses couleurs.
Tout comme un serpent se cache sous les fleurs,
jusqu’à ce qu’il voie le bon moment pour mordre,
de même ce dieu d’amour, cet hypocrite,
fait ses cérémonies et ses obéissances,
et remplit en apparence toutes les observances
qui sont en conformité avec courtoisie d’amour.
De même que dans un tombeau tout est beauté au-dessus,

et que dessous est le cadavre, ainsi que vous savez,
520 tel était cet hypocrite, tout ensemble froid et chaud ;
et il tenait son but caché de telle sorte
que (sauf le diable) personne ne connaissait ses desseins.
Enfin si longtemps il pleura et se lamenta,
et pendant tant d’années me simula ses hommages,
que mon trop pitoyable et simple cœur,
tout crédule devant sa suprême fourberie,
par crainte de sa mort, — je le croyais, du moins, —
sur la foi de ses serments et de ses assurances,
lui accorda son amour, à cette condition
530 que toujours mon honneur et renom
seraient saufs, et en privé et en public ;
bref, me fiant à ses mérites,
je lai donnai tout mon cœur et toute ma pensée,
— Dieu sait et lui aussi que sans cela je ne l’eusse fait, —
et pris son cœur en échange du mien pour toujours.
Mais on dit justement, et c’est un vieux proverbe :
« Honnête homme et voleur ne pensent pas de même. »
Et quand il vit la chose avancée à ce point
que je lui avais accordé pleinement mon amour
540 de la façon que j’ai dit tout à l’heure,
et donné mon cœur loyal aussi sincèrement
que lui-même jurait m’avoir donné son cœur,
voilà qu’alors ce tigre plein de duplicité
tombe à genoux avec si dévote humilité,
avec si grand respect, et, à juger par son air,
si semblable en ses manières à un gent amoureux,
si transporté de joie, à ce qu’il semblait,
que jamais Jason, ni Paris de Troie,
— Jason ? que dis-je ? ni aucun autre homme
550 depuis que vécut Lamech, qui fut le premier
à aimer deux femmes, comme d’aucuns l’ont écrit jadis, —
non, jamais depuis que naquit le premier homme,
personne ne put, pour la vingt-millième partie,
imiter les sophismes de son art,
ni n’eût été digne de lui déboucler sa galoche,

s’il s’agissait de faire des approches avec duplicité et feintise,
ni oncques ne sut créature remercier comme il me remercia !
Voir ses manières était le ciel
pour une femme, si sage qu’elle fût ;
560 il était si joliment peint et peigné,
aussi bien dans ses discours que dans sa personne,
et tant je l’aimais pour son obéissance
et la sincérité que je croyais être en son cœur,
que s’il lui arrivait quelque peine,
fût-ce la plus légère, et que je la connusse,
il me semblait sentir la mort tordre mon cœur.
Bref, si loin allèrent les choses,
que ma volonté devint l’instrument de la sienne,
c’est-à-dire que ma volonté obéissait à la sienne
570 en toutes choses, aussi loin qu’allait la raison,
sans jamais sortir des limites de mon honneur.
Non, jamais rien ne me fut aussi cher, ni plus cher
que lui, Dieu le sait ! et jamais ne le sera.
Et ce temps dura plus d’une année ou deux
où je ne supposais de lui que du bien.
Mais, finalement, il advint en conclusion
que le hasard voulut qu’il dût quitter
les lieux où je vivais.
Si je fus désolée, ne peut faire de doute ;
580 je ne saurais en faire description ;
car je peux dire hardiment une chose,
c’est que je sais par là ce qu’est la douleur de mourir,
tant je sentis de peine qu’il ne pût pas rester.
Donc un jour il prit de moi congé,
si triste lui aussi que je crus vraiment
qu’il ressentait autant de mal que moi,
lorsque je l’entendis parler et que je vis sa mine.
Quoi qu’il en soit, je le croyais sincère,
et aussi qu’il reviendrait
590 au bout de peu de temps, à dire vrai ;
et la raison voulait aussi qu’il s’en allât
pour son honneur, comme il advient souvent ;
aussi fis-je de nécessité vertu,

et pris bien la chose, puisqu’il le fallait.
Et du mieux que je pus je lui cachai ma peine
et lui saisis la main, prenant saint Jean pour garant,
et lui parlai ainsi : « Oui, je suis toute à tous,
soyez tel pour moi que pour vous j’ai été et serai. »
Ce qu’il répondit, point n’est besoin de le redire ;
600 qui mieux que lui sait parler, qui plus mal sait agir ?
Quand il a bien dit tout, il a tout fait.
« Il lui faut une bien longue cuillère
à celui qui mange avec le diable », ai-je ouï dire.
Donc à la fin il dut se mettre en route,
et le voilà qui s’envole, tant qu’il arriva où il voulait.
Et quand il lui vint en pensée de se reposer,
je crois bien qu’il avait ce texte dans l’esprit,
à savoir que a tout être revenant à sa nature
s’en réjouit » ; ainsi dit-on, je crois ;
610 les hommes par nature aiment le changement,
tout comme les oiseaux qu’on nourrit dans des cages,
car bien que nuit et jour vous en preniez souci,
que leur cage ait jonchée belle et douce comme soie,
que vous leur donniez sucre, miel, pain et lait,
malgré tout, aussitôt que la porte est levée,
d’un coup de patte l’oiseau renverse sa tasse,
et le voilà parti au bois manger des vers ;
ainsi sont-ils gourmands de nourriture neuve,
et par nature aiment la nouveauté ;
620 aucune noblesse de sang ne les peut retenir.
Ainsi en fut-il de ce tiercelet, hélas !
Bien qu’il fût de noble naissance, et frais et brillant,
et plaisant à voir, et humble et généreux,
il vit un jour une buse voler,
et tout soudain il s’éprit d’elle tant
que son amour s’en alla de moi tout entier,
et ainsi fut-il parjure à sa foi ;
voilà comment la buse a mon amant à son service,
et que moi je suis perdue sans remède ! »

630 Et à ces mots la fauconnette se mit à pleurer,
et s’évanouit de nouveau dans le sein de Canacée.
Grand fut le chagrin que pour les maux de l’oiseau
montrèrent Canacée et toutes ses femmes ;
elles ne savaient comment faire pour l’égayer.
Mais Canacée l’emporte à la maison dans les plis de sa robe,
et avec précaution l’enveloppa d’un emplâtre,
là où avec son bec elle s’était blessée.
Maintenant Canacée ne sait faire qu’arracher des herbes
de la terre, et préparer des onguents nouveaux
640 d’herbes précieuses et belles de couleur,
pour en guérir la fauconnette ; du jour à la nuit
elle fait sa besogne et tout ce qu’elle peut.
Et à son chevet elle fit mettre une mue
et en couvrit le dessus de velours bleu,
en signe de la fidélité qui se voit chez les femmes.
Et toute en dehors la mue est peinte en vert,
et sur ce vert étaient peints tous ces oiseaux déloyaux
tel que mésanges, tiercelets, hiboux,
et en mépris d’eux furent peintes à leur côté
650 des pies, pour leur crier après et pour les houspiller.
Je laisse Canacée en train de soigner son oiseau ;
je ne parlerai plus pour l’instant de sa bague,
jusqu’à ce qu’il redevienne à propos de dire
comment la fauconnette recouvra son amant
repentant, ainsi que l’histoire le raconte,
par l’entremise de Cambalus,
le fils du roi, dont je vous ai parlé.
Mais maintenant je vais poursuivre mon récit
en parlant d’aventures et de batailles,
660 telles qu’on n’ouit jamais si grandes merveilles.
Et d’abord je vous parlerai de Cambinskan
qui en son temps conquit mainte cité ;

et puis je parlerai d’Algarsyf,
comment il conquit Théodora pour épouse ;
pour elle il fut souvent en grand péril,
heureusement qu’il fut aidé par le cheval de bronze ;
et puis je parlerai de Cambalo,
qui avec les deux frères combattit en lice
pour Canacée, avant qu’il la pût obtenir.
670 Et je reprendrai là où je me suis arrêté.

Explicit secunda pars.

 

Incipit part tertia.

Apollon pousse dans les airs son char tourbillonnant
jusqu’à ce que dans la demeure du Dieu Mercure, le rusé,

·························

Ci suivent les paroles du Franklin à l’Écuyer,
et celles de l’Hôte au Franklin.


« Par ma foi, Écuyer, tu t’es bien acquitté de ta tâche,
et gracieusement ; je loue fort ton esprit,
(dit le Franklin), étant donné ta jeunesse ;
tu parles avec tant de sentiment, messire, et je t’en félicite.
À mon avis, il n’est personne ici
qui te sera égal en éloquence,
si Dieu te prête vie ; qu’il t’accorde bonheur
680 et en vertu te fasse persévérer !
car j’ai pris grand plaisir à tes propos.
J’ai un fils, et, par la Sainte Trinité,
plutôt que vingt livres de bonne terre,

me viendrait-elle de tomber tout juste entre les mains,
j’aimerais mieux le voir homme d’aussi grand sens
que toi ! Fi des richesses
si l’on n’a pas en outre la vertu !
J’ai gourmandé mon fils, et le ferai encore,
car il ne veut guère incliner à la vertu ;
690 mais jouer aux dés, et dépenser,
et perdre tout ce qu’il a, voilà ses habitudes.
Et il aimera mieux causer avec un page
que converser avec aucun gentilhomme,
près duquel il pourrait s’initier aux bonnes manières. »
— « Au diable vos bonnes manières ! (dit notre hôte).
Mais parbleu, Franklin, tu sais bien, messire,
que chacun de nous doit dire au moins
un conte ou deux, sous peine de rompre sa promesse. »
— « Je le sais bien, messire (dit le Franklin) ;
700 de grâce, ne me faites point avanie,
si à ce compagnon je dis un mot ou deux. »
— « Raconte donc ton histoire, sans plus de mots. »
— « Avec plaisir, messire hôtelier (dit-il), je vais obéir
à votre volonté ; et maintenant écoutez ce que je dis.
Je ne veux vous contrarier en rien,
je vais du moine faire du mieux de mon esprit ;
je prie Dieu que ce conte vous agrée,
et dans ce cas l’estimerai assez bon. »