Pour l’étude de ce texte, Erec et Enide, nous utiliserons l’édition de Jean-Marie Fritz, d’après le manuscrit BN. Fr 1376, Le livre de Poche, « lettres gothiques » n° 4526, 1992. Voici la septième partie de l’étude : Explication du récit.
Contenus
ToggleExplication du récit
Le Prologue (vers 1-26)
Un prologue tout à fait classique
Les premières chansons de geste avaient déjà fait précéder le récit par quelques vers introductifs vantant la « bonne chanson » (Chanson de Guillaume) ou la « chanson de joie et de hardiesse » (Raoul de Cambrai) ; l’auteur du Couronnement Louis avait même ajouté quelques mots désobligeants à l’égard des jongleurs :
Je ne sais pourquoi le vilain jongleur se vante
Il ne dit mot jusqu’à ce qu’on le commande.
Mais les premiers Romans courtois, comme le Roman de Thèbes, apportent une modification décisive : il s’agit désormais d’un vrai prologue, développé sur une vingtaine de vers ; et l’auteur ne se contente pas d’annoncer un récit de « joie et de batailles » : il se pose en philosophe, inspiré des auteurs de l’Antiquité, et décidé à partager sa sagesse. Une sagesse que seuls le clerc et le chevalier peuvent comprendre et apprécier : les autres sont invités à se retirer, car
ils ne pourraient m’écouter
que comme un âne qui écouterait le son de la harpe.
Cette affirmation de sagesse et de vérité est universelle, y compris pour des œuvres dont le caractère didactique ne saute pas aux yeux.
Le prologue d’Érec et Énide respecte à la lettre ce schéma.
Vers 1 à 12 : une intention morale et didactique.
Chrétien commence par un proverbe populaire. Il fait ici référence au « vilain » : non pas un paysan, mais tout simplement celui qui n’est ni clerc, ni chevalier : le bourgeois, le marchand sont donc également des « vilains ».
S’ensuivent deux éléments essentiels :
- « Pour ce / fait bien qui son estuide atorne a sens » : l’expression « atorne a sens » est mise doublement en valeur, par l’enjambement, et par l’accent portant sur « sens ». L’essentiel est bien d’enseigner la sagesse – ce qui signifie qu’il faudra interpréter chaque événement, chaque description dans un sens symbolique. Tout fait sens, au Moyen-Âge, rien n’est gratuit.
- Mais en même temps, la rime insiste sur le mot « plesir » : le caractère didactique ne va nullement de pair avec l’ennui ; il s’agit d’une littérature de cour, d’abord destinée à plaire au public raffiné et instruit auquel elle s’adresse.
C’est également dans ce passage qu’apparaît pour la première fois le nom de Chrétien de Troyes, qui s’affirme ici comme auteur. Voir sa biographie.
Vers 13-18 : sources et « conjointure »
L’auteur indique ici deux points essentiels :
- Il « trait d’un conte d’aventure » son récit : ce qui signifie qu’il se réfère à une tradition orale, ou à des œuvres antérieures ; dans aucun de ses romans il ne revendique l’originalité ; tout son travail (et celui de ses contemporains) consiste à « donner sens » à une « matière » pré-existente, à en révéler la vraie valeur… quitte à corriger les sources, si elle ne lui semble pas convaincante !
- Nous trouvons également ici, pour la première fois, ce terme de « conjointure » sur lequel il faudra revenir, et qui désigne le travail de composition, de mise en forme, dans lequel s’exprime le génie du poète.
Vers 19-26 : attaque contre les « jongleurs »
Cet ultime passage donne enfin le titre (Érec et Énide) et insiste sur le genre : il s’agit d’un « conte » et non d’une geste : un roman courtois, et non une épopée.
Nous retrouvons également l’attaque classique contre les jongleurs, mais ici avec une nuance intéressante : ces gens « de conter vivre vuelent » : ils sont donc mercenaires, et « vilains » ; Chrétien, lui, affirme la dignité de l’auteur, qui transmet gratuitement son savoir. Il s’agit bien évidemment d’une fiction !
Enfin, nous trouvons une nouvelle mention de son nom, « Chrétien », cette fois plus directement liée à la notion de « chrétienté » ; or il s’agit d’une littérature profane, dans laquelle la religion intervient relativement peu…
Texte 2 (vers 125-274) : Érec quitte la Cour.
Introduction
Ce passage assez long (149 vers), situé entre deux lettrines rouges, se situe après que le Roi Arthur ait décidé la chasse au cerf blanc, contre l’avis de son neveu Gauvain qui redoutait des dissensions à la cour. Tous les chevaliers y participent, à l’exception du jeune Érec, resté à l’écart près de la Reine Guenièvre accompagnée d’une suivante. Pourquoi ce retrait ? C’est qu’Érec n’a pas encore d’amie : il n’est donc pas complètement chevalier, et n’est pas digne de participer pleinement aux activités de la Cour. L’on retrouvera ce trait dans le Don Quichotte de Cervantès : le héros commence par s’inventer une Dame, Dulcinée, sans laquelle il n’est pas de chevalier…
Ce texte va constituer le point de départ des aventures d’Érec. Il commence par une triple rencontre : un chevalier, une pucelle et un nain (le chiffre 3 sera répété à l’envi tout au long du roman)
- une première partie évoque la démarche, normale, de la Reine Guenièvre : elle demande au chevalier inconnu et à sa suite de se présenter. (v. 138-162).
- La seconde partie raconte le premier affront fait à la Reine : sa suivante est frappée par le nain. (v. 163-193)
- La troisième partie (v. 194-233) narre le second affront : cette fois c’est Érec lui-même qui est frappé. Sans armes, il ne peut se défendre, et décide fort sagement de se replier.
- La quatrième et dernière partie (v. 234-274) voit le départ d’Érec : il doit venger son humiliation et suivre le chevalier ; avant trois jours il sera de retour, perdu ou vengé.
Le récit suit donc rigoureusement l’ordre chronologique de la séquence ; les événements, au sens symbolique évident, s’enchaînent avec rigueur, dressant un premier portrait d’Érec.
Première partie : la rencontre.
Des héros isolés, au repos (v. 125-137)
Tout le passage est à l’imparfait, et composé de verbes d’état : « estoit »… Les personnages se trouvent dans un « essart », c’est-à -dire une terre déboisée, une clairière ; la chasse, très animée, ne leur parvient que par quelques bruits qu’ils s’efforcent de percevoir ; on a l’impression d’une vignette paisible : trois beaux personnages (L’auteur a insisté sur la beauté d’Érec ; et ici il souligne celle de la pucelle, qui d’ailleurs restera anonyme), loin des bruits de la Cour…
La rencontre elle-même (v. 138-162)
Le cadre – une forêt – est lui-même symbolique : c’est le lieu de toutes les aventures, de toutes les rencontres, bonnes et le plus souvent mauvaises. Les trois personnages se trouvent à l’écart de la société.
La rencontre, attendue, va donc se produire. Elle met en scène trois personnages (chiffre éminemment symbolique : le 3) :
- Un chevalier tout armé sur son destrier, cheval de bataille par excellence : bien que simple témoin dans la rencontre (il n’intervient pas directement), il apparaît prêt au combat, « la lance au poing » ; son allure guerrière contraste avec le trio qu’il rencontre, deux femmes et un chevalier non armé.
- Une pucelle « de grant estre », c’est-à-dire de noble condition ; elle non plus n’agira pas ; mais sa prestance montre qu’elle symbolise l’orgueil.
- Enfin, un nain, être relié aux forces obscures dans la plupart des mythologies indo-européennes, et qui seul ici agira, au nom des deux autres. Chrétien fait tout pour le rendre méprisable et antipathique : il est monté sur un « roussin » (un mauvais cheval, ou un cheval de deuxième catégorie, destiné aux subalternes ; le terme donnera la « rosse »… et le nom « Rossinante » du Don Quichotte !) ; il tient un fouet, arme elle aussi dénuée de toute noblesse.
Comme le dit R. Bezzola (op. cit. p. 98), « C’est un trio sinistre, la violence, l’orgueil et la méchanceté. »
Face à cet imprévu, la Reine demeure calme, et de parfaite courtoisie : elle envoie sa suivante inviter le chevalier à se présenter. La suivante, elle, se dirige « à l’amble » vers le groupe : c’est-à-dire à une allure douce, réservée aux dames ; nous savons qu’elle monte un « palefroi blanc » : là encore, le nom et l’allure du cheval symbolisent le caractère pacifique de la jeune fille.
Seconde partie : l’affront à la Suivante (v. 163-193)
A la courtoisie de la Reine va répondre l’extrême brutalité du Nain, qui semble servir de « garde du corps » à son maître : c’est lui qui s’interpose, interdisant à la « noble pucelle » de lui parler, et la traitant avec le dernier mépris : elle n’a « pas le droit » de parler au Chevalier, et il la frappe avec son fouet, traitement réservé aux vilains !
Le texte donne ici un aperçu de la violence bien réelle dont les faibles, et en particulier les femmes, étaient victimes : ici le nain frappe une jeune fille ; un peu plus loin, c’est le Comte de Limors qui frappera Énide, trop peu docile à son gré…
Les adjectifs décrivant le nain font de lui une figure du Mal, un « type » plus qu’un véritable personnage : il est « plein de félonie » (v. 164), « fel et de put’aire » (félon et de mauvais air », v. 171) ; enfin sa « petitesse » est trompeuse : elle suscite le mépris de l’imprudente jeune fille, mais cache une force maléfique.
Au travers de l’humiliation subie par la suivante, c’est la Reine elle-même qui est visée : au « blecie » concernant la jeune fille répond « corrocie » touchant la Reine. C’est elle, qui par personne interposée, a été méprisée et frappée.
Et de la même façon, le Nain n’est que la « créature » du chevalier ; à travers celui-là, c’est celui-ci qui révèle sa nature vile et mauvaise :
Mout est li chevaliers vilains
Quant il souffrit que tel faiture
Feri si belle creature
Troisième partie : l’affront à Érec (v. 194-233).
Le récit suit rigoureusement le même schéma que pour l’affront précédent :
- Érec s’avance, mais cette fois l’allure est plus énergique : il « éperonne » son cheval et « pique droit » vers le chevalier.
- Un bref dialogue s’engage : mais alors que le nain avait simplement interpellé la jeune fille d’un « Damoisele, estez ! » peu engageant, mais correct, il s’adresse à Érec en l’appelant « Vassaux » ; or le terme a un sens précis ; il désignerem celui qui, en rendant hommage à un suzerain, se reconnaît des devoirs envers lui. Il n’y a donc pas égalité entre Érec et le chevalier : le second, par l’intermédiaire du Nain, se pose en suzerain. Mais Érec n’en a qu’un : le Roi Arthur…
- C’est donc un défi, et perçu comme tel : Érec refuse d’obtempérer. Les dénominations négatives à l’égard du Nain se multiplient : « cuvers », « fel », « ennuious », « contralïous » (on notera la rime), et à nouveau « fel » : il incarne le mal et la traîtrise, sans remède possible.
- Le coup lui aussi semble démultiplié : alors que pour la jeune fille, quatre vers avaient suffi (183-186), ici il en faut six, et Chrétien ajoute des détails concrets : les traces laissées par les lanières.
- Enfin, la jeune fille était revenue en larmes vers la Reine ; Érec, lui, se livre à tout un raisonnement, débat entre sa vaillance, qui lui commande de répliquer, et sa « sagesse » qui lui recommande de n’en rien faire. Il n’a pas d’armes, et « Folie n’est pas vasalages » (« Folie n’est pas vaillance », v. 231). Il opère donc un repli stratégique.
Quatrième partie : le départ d’Érec (v. 234-274)
Cette 4ème partie consiste pour l’essentiel en un long discours direct d’Érec adressé à la Reine. Une première partie reprend ce que nous savons déjà : l’humiliation subie, dont le Nain n’a été que l’instrument : tout le discours, ici, est centré non sur lui, mais sur le Chevalier « qui vilains est et outrageus » (on notera que le terme « vilains » ici, comme au vers 198, a un sens moral et non social. Se prétendre au-dessus de sa condition, c’est descendre au-dessous !).
Une seconde partie explique la rapidité de son départ : il ne prend pas le temps de retourner chercher ses armes à Caradigan : il se lance immédiatement à la poursuite de son adversaire, comptant sur le hasard pour lui procurer des armes. On notera qu’il parle du « hasard » : « si je truis… » ; la Providence n’a strictement aucun rôle ici, nous sommes face à un texte purement profane.
Le texte donne ensuite une indication chronologique : l’aventure doit durer « trois jours » (v. 265) ; mais s’agit-il réellement d’une durée, ou encore une fois d’un chiffre symbolique ?
Enfin, le Chevalier part seul, avec pour seul viatique la recommandation de la Reine à Dieu. C’est le seul moment où est évoquée la religion.
Conclusion
Ce texte est donc le commencement de l’aventure, et de la formation d’Érec. Chevalier sans dame, donc à l’écart de la société, exclu de la chasse royale, il doit en trouver une ; il doit également combattre le Mal, en la personne du sinistre trio rencontré : la violence, l’orgueil et la méchanceté. Lorsqu’il aura réussi cette première épreuve, il appartiendra de plein droit à la Cour et pourra enfin tenir pleinement son rôle parmi les Chevaliers de la Table Ronde.
Texte 2 (vers 2430-2573) : « Con mar i fus ! »
introduction
Le texte que nous nous proposons ici d’expliquer se situe juste après le mariage, qui ouvre la seconde partie (et fait donc partie intégrante de la « crise » ; cf. ci-dessus la composition du roman. Le texte décrit d’abord la « folie d’Érec » (v. 2430-2438), puis les réactions successives qu’elle suscite :
- Celle de ses compagnons (v. 2439-2458)
- Celle d’Énide (v. 2460-2504)
Ensuite, nous assisterons au réveil progressif d’Érec :
- son réveil au sens propre et les premières dénégations d’Énide (v. 2505-2535)
- Enfin, l’aveu de la jeune femme (2536-2571)
- En deux vers, Érec prend la mesure de la situation ; la suite de son discours sera déjà une action.
Nous verrons, pour conclure, que ce texte présente quelque similitude avec Don Quichotte : dans les deux cas, un personnage plonge dans une folie qui le met au ban de la société, au grand dam de son entourage ; dans les deux cas, cette folie est présentée comme un « sommeil », un « enchantement » qui fait oublier le réel, et dans les deux cas, une femme aura le rôle difficile de désenchanter le dormeur. Et la cause de la folie est exactement inverse : si dans le Don Quichotte, ce sont les valeurs chevaleresques qui rendent le héros fou, ici au contraire, c’est l’abandon provisoire de ces mêmes valeurs qui constituent la folie et la faute d’Érec.
La folie d’Érec (v. 2430-2438).
Huit vers suffisent à Chrétien de Troyes pour décrire l’état d’Érec : et l’auteur d’insister sur le caractère négatif de cet état ;
- Il commence par abandonner ce pour quoi il est né, ce qui fait de lui ce qu’il est, un chevalier parfait : les armes. Les négations se multiplient : « ne li chaloit, n’a tornoiement mas n’alloit, n’avait mas soing de tornoier »…
- Sa « Dame » est désormais conquise, le mariage l’a rendue disponible sans qu’il eût désormais besoin de lutter pour la posséder ; l’amour perd alors sa valeur chevaleresque ; il devient simple jouissance d’un bien, sans dépassement de soi ; et la « Dame » elle-même perd sa qualité. Elle n’est plus que » sa fame », « s’amie », « sa drue » (son amante).
Il faut noter que ce passage appartient encore à la description du mariage, qui commence par une lettrine bleue (v. 2351) : cela signifie très clairement que le mariage, qui semblait au premier abord être la consécration du nouveau chevalier, et la fin heureuse de son histoire, constituait en réalité un obstacle redoutable sur le chemin de la perfection. C’était un piège, où Érec est tombé.
Réactions face à la folie
Le deuil de ses compagnons (v. 2439-2458)
La lettrine rouge, marquant une nouvelle étape, n’apparaît qu’au vers 2439, lorsque nous changeons de point de vue, et passons de celui d’Érec (dans un bonheur un peu béat) à celui de ses compagnons (désolé et critique).
Le comportement d’Érec est double :
- Sa folie proprement dite se traduit par un comportement aberrant : il ne se lève pas avant midi (à une époque où la lumière naturelle jouait un rôle bien plus important qu’aujourd’hui : on se levait et se couchait normalement avec le jour…) ; il ne s’éloigne pas de sa femme et demeure donc au château, comportement quasi féminin ; il refuse non seulement l’aventure, mais jusqu’aux distractions de l’aristocratie, comme les tournois… S’il n’était pas si heureux, ce seraient tous les signes d’une dépression !
Autre élément qui peut le rapprocher de Don Quichotte : sa superbe indifférence face aux protestations de son entourage !
« Lui estoit bel, cui qu’il pesast »
(« s’en chagrinait qui voulait, cette vie lui plaisait »). - Néanmoins, sa nature noble ne se dément pas, et se traduit dans une générosité inchangée, et qui confine à la libéralité : s’il ne participe pas lui-même aux tournois, il donne à ses chevaliers de somptueux équipements et des chevaux de grand prix.
Cette noblesse persistante dans la folie répond point par point à l’éloge d’Énide précédant ce passage (v. 2409-2429) : ce qui est en cause ici ne remet nullement en question ni la perfection de la jeune femme, totalement innocente de ce qui arrive, ni la bonne nature du héros lui-même. Il est simplement victime d’un aveuglement passager.
Au début, la seule réaction de ses compagnons est donc la douleur, le chagrin : « duel », « se dementoient », « granz duelx et granz domages »… ; la critique n’intervient qu’après-coup (v. 2459), mais alors elle se répand si vite, descendant jusqu’aux « sergents » c’est-à-dire aux valets d’armes, qu’Énide fint par en prendre conscience.
La réaction d’Énide
Énide entend un seul mot, mais c’est un mot terrible, une condamnation sans appel : « RECREANZ » (v. 2462). Ce mot, qui signifie « qui renonce à lutter, découragé, veule » porte en lui la négation même de la chevalerie : il n’y a pas de blâme plus cruel.
La première réaction d’Énide consiste à ne rien dire, pour ne pas blesser Érec ; mais c’est aussi une douleur extrême, qu’elle traduit de manière élégiaque. Elle se fait les plus grands reproches, non qu’elle ait commis une faute volontaire, mais elle sait qu’elle est la cause de la déchéance du chevalier, qui entraîne la sienne propre (on a vu qu’elle n’était plus « dame »).
Cette scène comporte plusieurs éléments fortement symboliques :
- Il dort, elle veille : le sommeil d’Érec symbolise son inconscience, et aussi le fait que ce sera à elle, la « dame », de le réveiller, et de le pousser à l’action. C’est l’amour pour Énide qui a perdu Érec, ce sont les larmes d’Énide qui vont le sauver.
- La force de la parole : comme à l’époque romaine, un mot n’est jamais anodin ; il porte en lui une force propre, quasi magique. C’est pourquoi la parole revêt une telle importance dans le roman. Ici, un premier mot déclenche la prise de conscience d’Énide : « recreanz » ; et c’est aussi une parole imprudente, qui lui échappe, qui va réveiller Érec : « Con mar i fus » (tu vins ici pour ton malheur).
Cette double parole sera ensuite regrettée par Énide, qui tentera en vain de sauver le bonheur perdu ; mais en même temps, ce bonheur, fondé sur l’abandon des valeurs chevaleresque et le renoncement à soi même, ne pouvait durer et avait quelque chose d’inauthentique qui le condamnait.
Le réveil d’Érec.
Le réveil physique
Érec, qui dormait, se réveille d’abord au sens littéral du terme ; il a entendu Énide pleurer et parler ; les derniers mots prononcés, « Con mar i fus », l’ont frappé, sans doute par contraste avec la situation de bonheur parfait qu’il vit ou croit vivre, ensuite par leur caractère fatal.
Son attitude est alors quelque peu ambiguë : il mêle une profonde tendresse (« bele amie chiere », « ma douce amie ») à des menaces voilées (« je le savrai, mon uel« , « Gardez ne me celez mie« …
Un réveil moral
Alors qu’Énide tente désespérément de rattraper sa parole malheureuse, qui condamne le bonheur où vivaient les amants (et l’on retrouve une des images traditionelles de la « femme dangereuse » : la geolière de la « prison d’amour » qui empêche l’homme de s’accomplir vraiment ; et ce n’est pas pour rien qu’à la fin du roman, la « Dame » de la « Joie de la Cour » qui emprisonne Mabonagrain est justement cousine d’Énide…), Érec rétablit brusquement une distance : l’on passe de l’intimité de la « douce amie » (v. 2515) à « ma dame » (v. 2524) : Énide retrouve son rôle, signe qu’Érec va retrouver le sien.
Le terrible aveu d’Énide
Accusée ouvertement de mensonge – un comportement totalement contraire à ses valeurs, Énide « craque », non sans une certaine cruauté.
La vérité sera dite à Érec sans aucun ménagement. D’abord le blâme semble s’être étendu à la terre entière : d’abord limité aux compagnons, puis aux valets, à présent il est sur toutes les lèvres :
« Par ceste terre dïent tuit,
Li noir et li blonc et li ros… » (v. 2540-2541)
« Or se vont tuit de vos gabant,
Viel et jone, petit et grant… » (v. 2549-2550).
Unanime, le blâme est également impitoyable : « récréant », c’est-à-dire « lâche », le chevalier a perdu toute valeur : « Vostre pris en est abaissiez » (v. 2544) ; « tot en perdez vostre pris », (v. 2560). Tout est donc à refaire, et même plus : car avant de rencontrer sa Dame, Érec était certes exclu de la chasse, mais il avait du moins l’estime de la Cour. Actuellement, il a tout perdu.
Enfin, pire encore : le blâme a rejailli sur la Dame ; or nous avons vu dans le texte 2 que l’affront fait à une dame était précisément l’aiguillon qui poussait le chevalier à l’action. Ici, le mot « blasme » est répété 4 fois (v. 2556-2565) ; et ces reproches – injustifiés – provoquent en Énide une douleur insupportable : « m’ennuit » (v. 2552 ; attention, le mot a ici le sens fort qu’il gardera jusqu’au 17ème siècle) ; « me poise » (v. 2554, 2555, 2557) ; « d’angoisse plorer m’en covient » (v. 2568), « pesance » (v. 2569)… Une telle insistance prend une valeur injonctive pour le chevalier : sa Dame a subi un affront, elle souffre, sa réaction à lui ne peut prendre aucun retard. D’autant qu’Énide, redevenue pleinement dame, exprime clairement son exigence :
« Autre consoil vos convient prendre » (v. 2562).
Enfin, l’expression fatal, « Con mar i fustes » est répétée par la jeune femme : c’est cet enchantement qu’il faudra vaincre.
Nouveau départ
Le texte – du moins le passage que nous expliquons – se termine par deux vers lapidaires :
« – Dame, fait-il, droit en eüstes
Car cil qui me blasment ont droit. » (v. 2572-2573)
Désormais, le Chevalier est pleinement réveillé de son sommeil fou, il prend acte de la situation et reconnaît sa faute. Chacun de ses mots compte : « Ma Dame » rend à Énide son rang et son rôle ; il lui reconnaît le droit de se plaindre, et reprend donc à son compte la parole fatale. Le bonheur est donc détruit, l’aventure peut (re)commencer. Ce sera chose faite dès le vers suivant.
Conclusion.
Dans la société chevaleresque du XIIème siècle, la femme ne saurait jouer un rôle actif. Victime d’un affront, ou d’un blâme, Énide, comme la Reine du texte 2, est réduite à se plaindre, ou à souffrir en silence. En revanche, sa parole prend un poids considérable, car elle représente pour le Chevalier un impératif catégorique. Énide a donc retardé le plus longtemps possible sa parole, sachant qu’elle signerait immédiatement la mort de son bonheur paisible – ce qui ne manque pas de se produire.
Arraché à son sommeil, et à sa folie, Érec réagit immédiatement : il repart à zéro, pour reconquérir sa dame, et se retrouver lui-même.
La Joie de la Cour : l’entrée au verger (v. 5664-5821)
Introduction
Nous sommes à présent au seuil de l’ultime aventure qui fera d’Érec un chevalier parfait et un roi. Irrésistiblement attiré par la renommée de la « Joie de la Cour » (un nom mystérieux dont on ne connaîtra le sens qu’à la fin), notre héros est venu à la cour du roi Évrain ; celui-ci l’a prié en vain de renoncer à une entreprise quasi impossible, mais Érec s’est obstiné.
Le texte se compose de plusieurs parties nettement distinctes :
- les préparatifs d’Érec (5664-5687) ;
- Le trajet jusqu’au verger, et la désolation de la foule qui l’accompagne (5688-5721)
- La description du verger, d’abord merveilleuse (5722-5766), puis terrifiante (5767-5778)
- Enfin, le discours du roi Évrain et son départ (5779-5821)
Ce texte introduit dans le roman des éléments encore inédits : alors que pour la première fois Érec se sépare d’Énide, le merveilleux fait son apparition, avec son corrolaire, l’horreur. Enfin, tout le texte se place sous le signe de l’ambiguïté : le nom de l’aventure annonce la « Joie », mais tout concourt au contraire au désespoir et à l’effroi.
les préparatifs d’Érec (5664-5687)
Cette première partie est déjà sous le signe du contraste et de l’ambiguïté : Érec est déjà tout entier dans le projet et l’impatience ; les signes positifs se multiplient : nous sommes « le matin » ; Chrétien insiste sur la « lumière » (« ajorné » v. 5665, « esveil » v. 5666, « aube clere et soleil » (v. 5667)…
À l’inverse, Énide, elle, est plongée dans l’angoisse et l’obscurité :
Enide a mout grant ennui torne,
Et mout en est triste et irie.
Mout en est la nuit empirie
De sopeçon et de paor
Que ele avoit de son seignor,
qui se vuet metre en tel peril.
La séparation entre les deux époux commence ici : ils ne vivent pas la même chose. Et pour la première fois, Énide n’est pas à l’origine de cette aventure.
les points de vue alternent : toujours internes, nous voyons d’abord celui d’Érec, puis celui d’Énide, et à nouveau celui d’Érec.
Le récit suit une ligne strictement chronologique, du lever à l’habillement et aux armes – et là encore, pour la première fois depuis sa toute première aventure, Érec porte des armes nouvelles offertes par le Roi : c’est encore un signe de renouveau. Puis nous assistons au départ proprement dit : dans une sorte de ralenti, Chrétien ne nous épargne aucun détail, même la descente de l’escalier, comme pour créer une attente et retarder le moment fatidique.
Le trajet jusqu’au verger, et la désolation de la foule qui l’accompagne (5688-5721)
Cette scène produit un fort contraste avec la précédente :
- À l’isolement des deux personnages à leur réveil répond ici une foule de plus en plus nombreuse et compacte : Chrétien exprime le nombre au moyen de nombreux pluriels (« les maisons, les gens d’importance, tous, ces paroles et ces discours »), les énumérations et les termes totalisants, notant une impressionnante unanimité (Home ne fame, droit ne tort, grant ne petit, faible ne fort… Les grands genz et les menues… »
- Au silence des héros répond ici une multiplicité de discours, qui tous vont dans le même sens : l’annonce du malheur et de la mort – avec la répétition d’une formule que nous connaissons bien : « Con mar y fus » (v. 5708) : c’est donc vraiment un (re)commencement… Ces cris résonnent de la manière la plus sinistre, avec la répétition de « Ahi ! Ahi ! » qui évoque les lamentations d’un chœur antique ; les paroles funestes s’enchaînent : deuil, mort, angoisse, peine… Or l’on sait que la parole possède une puissance quasi magique…
- C’est la première fois que l’aventure tentée par Érec prend une telle dimension collective : c’est donc le sort de tout un peuple qui va se jouer.
L’ambiguïté et le mystère s’épaississent, par cette « Joie » oxymorique, que l’on maudit, et qui ne produit que trahison et tristesse.
Le Chevalier semble isolé, insensible à cette désolation générale, comme il l’avait été de la douleur et de l’angoisse d’Énide dans le passage précédent. Le seul sentiment qu’il exprime, c’est l’impatience de savoir : l’héroïsation du personnage est à son comble, bien loin de la prudence d’Érec au tout début du roman ! Mais en même temps, son impatience aussi a changé de nature : il ne cherche ici ni l’exploit, ni la gloire, mais plutôt la connaissance : et Chrétien d’insister, au vers 5719, en un beau rythme ternaire ascendant, renforcé par la polysyndète :
« Que il saiche et voie et conoisse »
La description du verger, d’abord merveilleuse (5722-5766), puis terrifiante (5767-5778)
Le Roi, Érec et toute leur escorte parviennent enfin à un verger ; et nous assistons à une intervention du Narrateur, destinée à souligner le caractère « véridique », « historique » de la description qu’il va nous faire ; or le verger est un espace hautement symbolique au Moyen-Âge, qu’il s’inspire de l’antiquité gréco-romaine (songeons au « Jardin des Hespérides », haut lieu d’un exploit d’Hercule, ou encore au jardin merveilleux d’Alcinoos, roi des Phéaciens dans l’Odyssée) ou de la tradition judéo-chrétienne (le mot « paradis » désigne en réalité un jardin, ou un verger).
Un verger merveilleux
Comme dans les jardins antiques ou orientaux, le merveilleux semble d’abord l’emporter : celui-ci est entouré d’une muraille invisible, faite d’air et non de pierre ; c’est un lieu clos, protégé, à l’écart de la ville et du château (c’est-à-dire du monde réel).
Tous les ingrédients du topique du « Locus amoenus » s’y retrouvent : le lieu clos et protégé, l’abondance des fruits et des plantes curatives et bienfaisantes, la présence d’oiseaux de toutes sortes et de leurs chants…
Mais déjà, au sein même de cette vision idéale, surgit l’inquiétant : le jardin était clos « par nigromance » (v. 5734), c’est-à-dire par magie noire ! Et par ailleurs, un étrange interdit frappe ce verger : on ne peut rien en sortir ; les fruits doivent être consommés sur place.
Mais Érec n’en a cure : tout à sa joie, il a pénétré « par une étroite entrée » dans le verger, avec le Roi et toute sa suite ; et il est tout à son exaltation :
Erec aloit, lance sor fautre,
Parmi le vergier chevauchant,
qui mout se delitoit ou chant
Des oiseax qui leanz chantoient ;
Sa joie li representoient,
La chose a qoi il plus baoit.
L’irruption de l’horreur (v. 5767-5778)
C’est au moment précis où Érec se laisse aller à la Joie que la « merveille », c’est-à-dire l’horreur lui apparaît (v. 5766) ; la conjonction adversative « mais » souligne cette rupture. Il aperçoit des pieux, portant des têtes coupées ; et le dernier, qui semble lui être destiné, se porte qu’un cor.
Les références aux chansons de geste se multiplient : allusion à des personnages comme Thibaut l’Esclavon, Opinel ou Fernagu, et surtout ce « cor » sinistre, qui ne peut pas ne pas évoquer celui de Roland… Cela montre à nouveau que l’aventure d’Érec a changé de dimension, car les héros des chansons de geste appartenaient à une épopée collective : comme eux, Érec porte l’espoir, et la peur de tout un peuple.
le discours du roi Évrain et son départ (5779-5821)
Cette vision effroyable, qui contraste violemment avec la beauté du verger, est une énigme que le Roi Évrain, fidèle à son rôle d’hôte et de guide, va lever.
Le discours qu’il tient est rigoureusement structuré :
- Une entrée en matière, à la fois bienveillante (« Amis ») et d’une ironie tragique : « si vous tenez à votre vie… » Mais la seule présence d’Érec dans ce verger témoigne qu’il est déjà trop tard. Même s’il doit s’effrayer de la menace, il ne peut plus s’y soustraire ! La menace était vague, car nul ne savait quel chevalier allait se présenter : cette remarque est à la fois porteuse d’une terrible menace, et d’une promesse : car Érec, apparu comme un « ange de lumière », est de toute évidence celui que l’on attend.
- Puis Évrain passe brusquement au tutoiement : « Garde, ta tête n’i soit mise » : la menace se rapproche. La malédiction du verger semble infinie : si le destin d’Érec est de périr, d’autres pieux viendront, éternellement, s’ajouter aux précédents. Le verger paradisiaque prend alors l’allure de l’Enfer.
- enfin, l’explication du cor : c’est lui aussi un objet magique, semblable aux armes que seul le héros prédestiné peut prendre (arc, épée…). Les paroles du Roi ne peuvent qu’inciter encore davantage Érec à tenter l’aventure.
- Enfin, il prend congé d’Érec, et l’invite à renvoyer tout le monde : le héros se penche une dernière fois vers Énide, qui doit le laisser seul : pour la première fois, elle ne l’accompagnera pas. Son silence est éloquent : quelle que soit sa douleur, elle comprend qu’Érec doit aller au bout de son aventure, pour devenir pleinement lui-même, et pour lui donner à elle aussi, pleinement, son statut de dame.
Conclusion
Cette entrée dans le verger maudit, et cette dernière aventure, permettent de mesurer le chemin parcouru par Érec et Énide depuis leur départ : il a d’abord combattu pour lui-même et pour elle, puis pour autrui (la demoiselle de la forêt) ; à présent, il doit prendre une nouvelle dimension, qui le rapproche des héros des chansons de geste : c’est pour l’ensemble de la collectivité qu’il doit affronter la mort, remettre une nouvelle fois en danger le bonheur acquis, et vaincre le mal. C’est à cette condition seulement qu’il aura accompli son destin – et qu’il pourra à son tour être Roi.