Erec et Enide : héroisme

Pour l’étude de ce texte, Erec et Enide, nous utiliserons l’édition de Jean-Marie Fritz, d’après le manuscrit BN. Fr 1376, Le livre de Poche, « lettres gothiques » n° 4526, 1992. Voici la cinquième partie de l’étude : Héroisme et anti-héroisme.

Le roman de chevalerie, dont Érec et Énide est le premier exemple, met en scène un héros éponyme, caractérisé par un ensemble de qualités héroïques qui font de lui un idéal.

Un héroïsme « donné »

Érec est un chevalier exemplaire, d’abord de naissance : il est « le fils Lac » (v. 19) ; cela suffit à le définir. Avant même d’avoir accompli quelque exploit que ce soit, il est estimé de la cour et considéré comme un preux :

      De la Tauble Reonde estoit,
      Mout grant los en la cort avoit.
      De tant con il i ot esté,
      N’i ot chevalier plus amé ;
      Et fut tant beax qu’en nule terre
      N’esteüst plus bel de lui querre.
      Mout estoit beax et prouz et genz,
      Se n’avoit pas .xxv. anz.
      Onques nuns hom de son aage
      Ne fu de greignor vasselage.

La qualité morale ne s’acquiert donc pas ; elle est présente de naissance, naturellement ; elle se manifeste par la beauté physique, comme dans l’antiquité homérique ; l’on ne saurait à la fois être contrefait et héroïque (Guivret le petit pourrait être un contre-exemple…), ni beau et méchant à la fois…

Un héroïsme à conquérir

S’il s’agit d’un « donné », l’héroïsme est aussi perpétuellement à prouver et à améliorer. Érec doit d’abord combattre le chevalier orgueilleux, et obtenir l’épervier pour la fille du vavasseur, Énide. Le combat se déroule toujours de la même façon : le défi, l’attaque à cheval avec la lance ; puis le duel à l’épée. Un tel combat, qui peut durer des heures, exige à la fois une résistance physique hors normes – les héros, souvent blessés, perdent des flots de sang et les coups portés sont terribles – et des qualités morales et intellectuelles : sang-froid, lucidité, mais aussi courtoisie. On ne tue pas un adversaire terrassé ; on n’humilie pas un vaincu. De plus, le vaincu se soumet sans la moindre réticence aux exigences du vainqueur : il lui dit son nom, et admet sa défaite. Le respect de la parole donnée est aussi un impératif catégorique.

Mais rien n’est jamais acquis définitivement : témoin le chevalier Ydier, fils de Nut, qui croyait acquise la possession de l’épervier pour sa dame, et a dû y renoncer ; témoin Mabonagrain, qui après tant de victoires, dut s’incliner devant Érec…

Érec lui-même faillit oublier cette loi : c’est la période de la « récréantise ».

Seul le Roi, peut-être, n’a plus rien à prouver : Arthur ne combat jamais lui-même, et l’aventure d’Érec s’achève avec son couronnement.

Héros et anti-héros

au cours de ses aventures, Érec va rencontrer deux sortes d’adversaires :

  • d’autres chevaliers, qui partagent ses valeurs et les respectent, même s’ils peuvent, un temps, s’opposer à lui : c’est le cas d’Ydier, de Guivret ou de Mabonagrain. Une fois vaincus, mais non tués, ceux-ci admettent leur défaite, et s’intègrent à la Cour.
  • Des adversaires qui ne respectent en rien les valeurs de la chevalerie ; ceux-là, généralement sont voués à la mort, car irrécupérables.

Les « bons » adversaires

  • Ydier, victime de son orgueil
  • Les trois chevaliers pillards : ils ne l’attaquent pas ensemble, car
          Adonc estoit costume et us
          Que dui chevalier a un poindre
          Ne devoient a un seul joindre,
          Que s’il l’eüssent envahi,
          Vuis fust qu’il l’eüssent trahi.

    Cela n’empêchera pas Érec de les tuer l’un après l’autre…
  • Le Comte Galoain pèche d’abord par orgueil, se croyant le plus beau (v. 3227-3228), puis convoitant la femme de son hôte (v. 3289) ; et enfin par sottise, se laissant tromper par Énide… Enfin et surtout, il envoie toute une armée à la poursuite du couple lorsque celui-ci s’échappe…
    Mais il sera touché par le remords une fois blessé (v. 3628-3652).
  • Guivret se montre d’abord extrêmement agressif et violent ; mais, vaincu par Érec, il devient son ami indéfectible…
  • Enfin, Mabonagrain

Les « mauvais » adversaires

  • Les cinq chevaliers ; ceux-là conjuguent la cupidité, la violence, et la lâcheté ; Érec n’hésitera pas à les tuer, sauf le dernier, qui fuit.
  • Les géants qui se sont attaqués à la « pucelle de la forêt » et à son ami. Le premier signe de leur barbarie est qu’ils n’ont pas les armes du chevalier :
          Le jeant n’avoient espiez
          Escuz, n’espées esmolues,
          Fors que tant seulement maçues,
          et corgies andui tenoient…

    Sur ces entrefaîtes, Érec défie les géants, et les tue l’un après l’autre.
  • Le comte de Limors veut profiter de la blessure d’Érec pour épouser Énide, sans l’accord de celle-ci. Et lorsqu’elle résiste, il n’hésite pas à la frapper (v. 4820 et 4836). Face à une telle brutalité, Érec, revenu à lui, n’a plus à respecter aucune des règles de la chevalerie :
          Cele part cort ou il la voit,
          Et fiert parmi [le chief] le conte
          Si qu’il l’escervele et afronte
          Li sans et la cervele en vole.

Conclusion

L’héroïsme chevaleresque, fait de courage physique, de droiture morale et d’altruisme, relève donc d’un code d’honneur ; on remarquera que de telles valeurs sont ici parfaitement profanes ; au moment même où l’on préchait les 1ère et ème Croisades, où l’on en finissait avec l’hérésie Cathare, les valeurs chrétiennes semblent étrangement marginales dans l’idéologie chevaleresque…