Voici le poème (les lais) de Marie de France concernant le mythe arthurien. En voici la version conté en français moderne. Le dixième lais est : Chaitivel.
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J’éprouve le désir de réciter un Lai que j’ai déja entendu raconter. J’indiquerai en même temps les noms de ce Lai, celui de la ville où se passa l’aventure ; plusieurs l’appellent le Lai du Chaitivel, et beaucoup d’autres le Lai des quatre douleurs.
Vous saurez donc qu’à Nantes, en Bretagne, il étoit une dame charmante, autant instruite que belle. Aussi tout chevalier du pays qui la voyoit une fois seulement, ne manquoit pas de lui adresser ses vœux et de la requérir d’amour. Elle ne pouvoit certainement pas les aimer tous, mais elle ne vouloit pas aussi les désespérer ; il vaudroit mieux alors qu’un homme fît la cour à toutes les femmes de la même contrée, que de le voir malheureux par les souffrances d’amour. Notre beauté étoit fort avenante envers ses adorateurs ; et sans vouloir les écouter, en rejetant leurs vœux, elle mettoit tant de grace dans ses refus qu’on ne pouvoit s’empêcher de l’aimer davantage et de chercher à lui plaire. La dame dont je vous parle, par sa beauté et par ses différentes qualités, étoit requise d’amour par un grand nombre de soupirants.
Il y avoit en Bretagne quatre chevaliers dont j’ignore les noms. Il suffira de savoir qu’ils étoient jeunes , riches, vaillants et pourvus d’une grande libéralité. Tous quatre tenoient aux premières familles du pays, tous quatre également aimables, ils adressoient leurs vœux à la belle dame , et faisoient consister leur gloire à se distinguer par leurs prouesses, afin d’obtenir un regard de leur belle maîtresse. Chacun ambitionnoit le bonheur d’être aimé, et requéroit d’amour la cruelle; ils cherchoient à se surpasser mutuellement, et il n’étoit aucun d’eux qui ne fût persuadé de mieux faire que son compagnon. De son côté, la dame qui voyoit dans ses soupirants tant de zèle et de courage, eut bien desiré faire un choix, mais elle n’osoit. Souvent même elle réfléchissoit et se demandoit lequel, parmi les chevaliers, il lui conviendroit d’aimer.
Ils étoient egalement aimables , vaillants, comment pouvoir se déterminer, puisqu’en prenant un amant, elle en perdoit trois. Aussi faisoit – elle bonne mine à tous, recevoit des cadeaux , des messages et leur en rendoit d’autres ; elle n’accordoit rien et laissoit croire à chacun d’eux qu’il étoit le préféré. Dans toutes les joutes les quatre rivaux vouloient toujours être les premiers et remporter le prix. Lorsque les chevaliers étoient rassemblés tous quatre la tenoient pour amie et, en signe d’amour, ils portoient un présent qu’ils tenoient d’elle. L’un avoit sa bague, le second une manche ; celui ci un gonfanon (i), celui-là une écharpe. Enfin, tous quatre n’avoient pour cri d’armes que le nom de la belle dame.
Aux fêtes de Pâques un grand tournoi eut lieu dans la plaine située devant la ville de Nantes, pour jouter contre les quatre prétendants. On y vint de plusieurs pays; car on y remarquoit des François, des Normands, des Flamands, des Bretons, des BoulûQois, des Angevins, et des braves de divers autres lieux. On y remarquoit encore les habitants des environs de Nantes qui s’y étant rendus en foule, séjournèrent beaucoup plus longtemps que les autres. On se battit avec acharnement à ce tournoi. Les prétendants s’étant armés, sortirent de la ville ; ils étoient suivis par les autres chevaliers de leur parti. Mais le coup mortel devoit tomber sur les quatre prétendants que les étrangers reconnurent facilement à leurs enseignes et à leurs écus.
Quatre chevaliers armés de toutes pièces, dont deux étoient de la Flandre et les deux autres du Haynaut, forment le dessein de les attaquer. Loin d’être découragés, les prétendants voyant arriver les étrangers sur eux, chacun choisit son homme et apprête sa lance pour le bien recevoir. Le choc fut si terrible que les étrangers furent jetés sur le sable. Ils abandonnèrent les étriers et n’eurent plus besoin de leurs chevaux. Les compagnons des vaincus accoururent pour les secourir et les garantir de la foule. Lors de la reprise du combat la mêlée fut terrible par l’acharnement des deux partis, et la force des coups qu’ils se portoient.
La dame monta sur une tour pour mieux juger de l’adresse de ses amants, qu’elle sut parfaitement distinguer. Elle leur vit faire tant de prodiges de valeur qu’elle ne sait auquel devoir accorder le prix. Encouragés par les regards de leur belle , ils cherchent à se surpasser l’un pour l’autre. Le tournoi avoit commencé par le combat où les tournoyants séparés en deux troupes rangées chacune sur une ligne venoient se frapper de la lance pour se renverser. Il se termina par le combat à la foule, sorte de mêlée confuse, où l’on frappoit à tort et à travers sans savoir sur qui. Les quatre prétendants qui n’avoient pas quitté la lice, se firent tellement remarquer que chacun leur accordoit le prix.
Malheureusement, sur le déclin du jour, lorsqu’on faisoit la dernière course, les quatre guerriers s’abandonnant trop à l’impétuosité de leur courage, et s’étant trop éloignés de leurs gens, trois tombèrent atteints d’un coup mortel ; le quatrième fut dangereusement blessé à la cuisse et en diverses parties de son corps qui avoit été traversé d’un coup de lance. Tous quatre restèrent confondus parmi les étrangers qui gisoient sur l’arène, tes vainqueurs firent jeter au loin les écus de ces quatre champions pour venger sans doute la mort de leurs amis, et en cela ils se comportèrent fort mal.
Je ne saurois exprimer le chagrin des habitants de Nantes , lorsqu’ils furent instruits de la perte de leurs braves compatriotes. Le deuil fut général, et jamais on n’en vit un pareil. Tous sortirent de la ville pour aller au – devant de leurs dépouilles mortelles. On remarquoit deux mille chevaliers qui avoient délacé leurs casques ; dans leur douleur ils s’arrachoient les cheveux et la barbe. Après avoir cherché et trouvé les écus des quatre prétendants, on y placa leurs corps dessus ; ils furent portés à la ville et présentés à la dame.
Dès qu’elle est instruite de la mort de ses amants, la dame tombe sans connoissance et ne reprend l’usage de ses sens que pour exhaler ses plaintes et ses regrets. Malheureuse que je suis, dit-elle, que vais-je devenir ? plus jamais je n’aurai de plaisir. J’ai perdu les quatre chevaliers qui m’aimoient sincèrement; outre l’amour extrême qu’ils me portoient, combien ils étoient beaux , preux, vaillants, et généreux! J’avois toute leur tendresse et je ne veux pas en perdre trois pour en garder un seul. Mais quel est celui que je dois plaindre davantage ? Je ne peux me faire illusion, trois ont perdu la vie et l’autre est dangereusement blessé. Je vais faire inhumer convenablement les premiers et aviser au moyen de guérir l’autre que je mettrai entre les mains des meilleurs chirurgiens.
La dame fait transporter le blessé dans sa maison. Par le grand amour qu’elle portoit à ses amants, elle leur fit faire des funérailles magnifiques qui eurent lieu dans une riche abbaye à laquelle la dame donna beaucoup d’argent. Que Dieu veuille accorder sa miséricorde aux trois chevaliers. La dame avoit mandé les plus habiles chirurgiens pour soigner le blessé qu’elle avoit fait transporter dans sa chambre, afin de veiller à ses besoins. Graces à ces précautions, le malade fut bientôt guéri. La dame le voyoit tous les jours , l’exhortoit à la patience ; cependant elle regrettoit les trois autres , et rien ne pouvoit la distraire de sa douleur.
Un jour d’été après le repas, la dame assise auprès du chevalier lui rappeloit les souffrances qu’elle ressentoit. Laissant tomber sa tête sur sa poitrine , elle réfléchissoit à l’étendue de son malheur. Le chevalier qui observoit tous les mouvements de sa belle, se doutant bien du sujet qui l’occupoit, lui parla en ces termes : Vous avez un chagrin, ma dame, je le vois; faites m’en part, veuillez oublier vos peines et chercher, du moins, à vous consoler. Mou ami, je pense sans cesse à vos compagnons; aucune femme de ma naissance, qui ne sera pas belle , vertueuse et sage, ne voudra aimer quatre amants à-la-fois pour les perdre en un seul jour, excepté vous qui fûtes blessé et dont nous avons bien craint la mort.
Pour ceux que vous avez tant aimé et pour souvenir de ma douleur, de vous quatre je ferai un lai et je l’appellerai le Lai des Quatre Douleurs. Dès que le chevalier l’eut entendue, il s’empressa de lui répondre : Ah ! dame, en composant ce Lai nouveau , donnez – lui le nom du Lai de l’Infortuné, et je vais vous expliquer la raison pourquoi vous devez le nommer ainsi. Mes trois amis ont perdu la vie, ils ne ressentent plus les peines qu’ils enduroient pour votre amour. Mais moi qui suis réchappé , je suis le plus malheureux.
J’ai le bonheur de voir à chaque instant du jour la femme que j’aime le plus au monde, je peux lui parler le matin et le soir ; mais je n’en puis obtenir la moindre faveur, pas un embrassement, un baiser; il ne me reste d’autre consolation que de lui expliquer mes sentiments. Les maux que j’éprouve par votre rigueur, me font desirer la mort. Voilà le motif qui ine fait vouloir que votre Lai porte mon nom; il sera intitulé le Lai de l’Infortuné ; et qui l’appellera le Lai des Quatre Douleurs, en changera le vrai nom. Vous avez raison et je vous approuve, répond la dame ; dès cet instant nous dirons le Lai de l’Infortuné.
Voici les raisons qui ont déterminé à faire ce Lai, et à lui donner le titre qu’il porte. Plusieurs personnes veulent l’appeler le Lai des Quatre Douleurs. Cependant chacun de ces noms lui convient parfaitement , puisqu’ils sont nés du sujet ; mais l’usage est de dire le Lai de l’Infortuné. Je termine ici, parce qu’on ne m’a rien dit de plus, que je n’en sais pas davantage ; par conséquent , je suis forcée de finir.