Voici le poème (les lais) de Marie de France concernant le mythe arthurien. En voici la version conté en français moderne. Le premier lais est : Gugemer ou Guigemar.
Contenus
ToggleGugemer
Ne devroit retenir en général le récit des grandes choses qui se sont passées. Je vous avouerai, Sire, qu’en traitant une bonne matière, je crains toujours de manquer mon sujet, c’est l’avis de Marie ; elle pense qu’il n’appartient de faire parler de grands personnages qu’à celui qui n’a pas cessé d’être vertueux. Lorsque dans un pays il existe une personne respectable de l’un ou de l’autre sexe, elle trouve des envieux, qui, par des rapports calomnieux, cherchent à lui nuire et à ternir sa réputation. Ces jaloux ressemblent au mauvais chien qui mord en trahison les honnêtes gens. Je veux démasquer et poursuivre ces misérables, qui ne veulent et ne disent que du mal des autres. Le conte suivant, dont les Bretons ont fait un Lai, est de la plus grande vérité ; je le rapporte entièrement d’après les écrits de ces peuples, et en prévenant que cette aventure arriva fort anciennement dans la Petite-Bretagne.
Au temps du règne d’Arthus, souvent en paix, souvent en guerre, ce prince eut parmi ses vassaux un Baron appelé Oridial, qui étoit seigneur de Léon. Le roi l’estimoit fort pour sa vaillance. De son mariage étoient nés deux enfants, un fils et une fille, nommés Gugemer et Noguent. Doués d’une figure charmante, ils étoient l’idole de leurs parents. Quand Oridial vit son fils en âge, il l’envoya auprès d’Arthus pour apprendre l’état des armes. Le jeune homme se distingua tellement par sa valeur et par la franchise de son caractère, qu’il mérita d’être armé chevalier par le grand Arthus, qui, en cette occasion, lui fit présent d’une superbe armure.
Gugemer veut aller chercher des aventures, et avant son départ il fait de riches présents à toutes les personnes de sa connoissance. Il se rend dans la Flandre pour faire ses premières armes, parce que ce pays était presque tou jours en guerre. J’ose assurer d’avance qu’à cette époque, on ne pouvoit trouver un meilleur chevalier dans la Lorraine, la Bourgogne , la Gascogne et l’Anjou. Il avoit néanmoins un défaut, c’étoit de n’avoir pas encore songé à aimer. Cependant il n’y avoit ni dame ni demoiselle qui, s’il en eût témoigné le desir, ne se fût fait honneur d’être sa mie ; quoique même plusieurs d’entre elles lui eussent, sur cet objet, fait des avances, cependant il n’aima point. Personne ne pouvoit concevoir pourquoi Gugemer ne vouloit point céder à l’amour, aussi chacun craignait-il qu’il ne lui arrivât malheur.
Après nombre de combats, d’où il sortit toujours avec avantage, Gugemer voulut retourner dans sa famille, qui depuis longtemps desiroit le revoir. Après un mois de séjour, il eut envie d’aller chasser dans la forêt de Léon. Dans ce dessein, il appelle ses chevaliers, ses veneurs, et à l’aube du jour ils étoient dans le bois. S’étant mis à la poursuite d’un grand cerf, les chiens sont découplés, les chasseurs prennent les devants, et Gugemer, dont un jeune homme portoit l’arc, les flèches et la lance, vouloit lui porter le premier coup. Entraîné par l’ardeur de son coursier, il perd la chasse, et dans l’épaisseur d’un buisson il aperçoit une biche toute blanche, ornée de bois, laquelle étoit accompagnée de son faon. Quelques chiens qui l’avoient suivi attaquent la biche ; Gugemer bande son arc, lance sa flèche, blesse l’animal au pied et le fait tomber.
Mais la flèche retournant sur elle – même vient frapper Gugemer à la cuisse, si violemment, que la force du coup le jette à bas de cheval. Étendu sur l’herbe auprès de la biche qui exhaloit ses plaintes, il lui entend prononcer ces paroles : Ah Dieu! Je suis morte, et c’est toi, vassal (i), qui en es la cause. Je desire que dans ta situation tu ne trouves jamais de remède à tes maux, ni de médecin pour soigner ta blessure; je veux que tu ressentes autant de douleurs que tu en fais éprouver aux femmes, et tu n’obtiendras de guérison que lorsqu’une amie aura beaucoup souffert pour toi. Elle endurera des souffrances inexprimables, et telles qu’elles exciteront la surprise des amants de tous les âges. Au surplus, retire-toi et me laisse en repos.
Gugemer, malgré sa blessure, est bien étonné de ce qu’il vient d’entendre ; il réfléchit et délibère sur le choix de l’endroit où il pourroit se rendre, afin d’obtenir sa guérison. Il ne sait à quoi se résoudre, ni à quelle femme il doit adresser ses vœux et ses hommages. Il appelle son varlet, lui ordonne de rassembler ses gens et de venir ensuite le retrouver. Dès qu’il est parti, le chevalier déchire sa chemise, et bande étroitement sa plaie; puis remontant sur son coursier, il s’éloigne de ce lieu fatal, sans vouloir qu’aucun des siens l’accompagne. Après avoir traversé le bois, il parcourt une plaine et arrive sur une falaise au bord de la mer. Là étoit un havre où se trouvoit un seul vaisseau dont Gugemer reconnut le pavillon. Ce bâtiment, qui étoit d’ébène, avoit les voiles et les cordages en soie.
Le chevalier fut très-surprjs de rencontrer une nef dans un lieu où il n’en étoit jamais arrivé. Il descend de cheval, et monte ensuite avec beaucoup de peine sur le bâtiment où il comptoit rencontrer les hommes de l’équipage, et où il ne trouva personne. Dans une des chambres étoit un lit enrichi de dorures, de pierres précieuses, de chiffres en ivoire. Il étoit couvert d’un drap d’or, et la grande couverture faite en, drap d’Alexandrie étoit garnie de martre-zibeline. La pièce étoit éclairée par des bougies que portoient deux candélabres d’or garnis de pierreries d’un prix considérable. Fatigué de sa blessure, Gugemer se met sur le lit ; après avoir pris quelques instants de repos , il veut sortir ; mais il s’aperçoit que le vaisseau, poussé par un vent propice, étoit en pleine mer. Inquiet de sou sort, souffrant de sa blessure, il invoque l’éternel, et le prie de le conduire à bon port. Le chevalier se couche et s’endort pour ne se réveiller qu’aux lieux où il doit trouver un terme à ses maux.
Il arrive vers une ville ancienne, capitale d’un royaume dont le souverain, homme fort âgé, avoit épousé une jeune femme. Craignant certain accident, il étoit extrêmement jaloux. Tel est l’arrêt de la nature que tous vieillards soient jaloux, et que lorsqu’ils épousent de jeunes femmes, on ne soit nullement étonné de ce qu’elles leur soient infidèles. Sous le donjon étoit un verger fermé par une muraille en marbre verd, et bordé par la mer. La seule porte qui servoit d’entrée étoit gardée nuit et jour. On ne pouvoit y entrer du côté du rivage qu’au moyen d’un bateau. Pour que sa femme fût plus exactement surveillée, le jaloux lui avoit fait construire un appartement dans la tour. Sur les murs, on a voit peint Vénus, déesse de l’amour, et representé comment doivent se comporter les amants heureux; d’un autre côté la déesse jetoit dans les flammes le livre où Ovide enseigne le remède pour guérir d’amour. Déclarant avec indignation qu’elle ne favoriseroit jamais ceux qui liraient cet ouvrage et qui en pratiqueroient la morale.
La dame avoit près d’elle sa nièce, jeune personne qu’elle aimoit beaucoup ; celle ci accompagnoit sa tante toutes les fois qu’il lui prenoit envie de sortir, et la recouduiso.it ensuite au logis. Un vieux prêtre aux cheveux blancs avoit seul la clef de la tour, et indépendamment de son âge, il se trouvoit hors d’état d’alarmer un jaloux, autrement il n’eût pas été accepté; outre la messe qu’il disoit tous les jours, notre prêtre servoit encore à table. A l’issue de son diner, la dame voulant se promener, emmena sa nièce avec elle. Tournant les yeux du côté de la mer qui baignoit le bord du jardin, elle aperçoit le vaisseau qui cingloit à pleines voiles de son côté. Ne voyant personne sur le pont, elle fut effrayée et voulut prendre la fuite; mais la jeune personne naturellement plus hardie et plus courageuse que sa tante, parvint à la rassurer ; lorsque le vaisseau fût arrêté, elle ôte son manteau et descend dans la nef. Elle n’aperçoit personne à l’exception de Gugemer étendu sur le lit, où il dormoit encore. A la pâleur de son teint, au sang dont il étoit couvert, elle s’arrête, et le croit mort.
La pucelle retourne aussitôt vers sa tante et lui fait part de ce qu’elle venoit de voir. La dame répondit : Retournons sur le champ au vaisseau, et si le chevalier a cessé de vivre, nous le ferons ensevelir par notre vieux chapelain. Dès qu’elle fut entrée dans le bâtiment, la dame aperçut le chevalier dont elle plaignit le malheur, et déplora la perte. Elle s’avance, lui met la main sur le cœur, et le sent battre. Aussitôt Gugemer se réveillant, salue la dame qui pleuroit ; celleci s’empresse de lui demander quel est son nom, sa patrie ; par quel hasard il est venu dans ce pays, et enfin s’il a été blessé à la guerre. Madame, dit-il, je vais vous dire la vérité toute entière. Je suis de la petite Bretagne ; étant allé chasser hier, je blessai une biche blanche; la flèche revenant sur elle-même, est venue me frapper la cuisse avec tant de violence, que je pense ne pouvoir jamais être guéri.
Cette biche m’annonça que ma blessure ne se fermeroit que lorsque j’aurois rendu une femme sensible à mon amour. Dès que j’eus entendu mon arrêt, sortant du bois je vins sur les bords du rivage, où trouvant ce vaisseau, je fis la folie d’y entrer, et bientôt je me vis en pleine mer; je suis arrivé près de vous, et j’ignore le nom du pays et de cette ville en particulier. Ah! Belle dame, daignez me conseiller dans mon infortune, je ne sais où aller, et je suis hors d’état de gouverner mon vaisseau. Beau sire, je vous donnerai volontiers les renseignements que vous demandez. Cette ville et les contrées qui l’environnent appartiennent à mon mari, homme riche et de grande naissance, mais très-vieux, et de plus, extrêmement jaloux. Il m’a renfermée dans cette enceinte, dont la seule porte toujours fermée, est gardée par un vieux prêtre. Jamais je ne sortirai de ce lieu sans l’ordre de mon époux. J’ai près d’ici mon appartement et ma chapelle ; et cette jeune personne partage l’ennui de ma solitude. Au surplus, si cela vous est agréable, venez demeurer avec nous ; nous aurons soin de votre personne.
A cette proposition Gugemer s’empresse de remercier la dame, et accepte l’offre qui vient de lui être faite ; il se dresse sur son lit, ces dames l’aident à marcher et le conduisent à la tour. On lui donne le lit et la chambre de la jeune personne et sitôt qu’il fut arrivé, elles lui lavèrent et bandèrent sa plaie. Les soins les plus tendres sont prodigués à Gugemer; mais bientôt amour lui fait une blessure bien plus dangereuse ; à mesure que la première se fermoit et se cicatrisoit , l’autre prenoit un caractère bien différent. Il oublie son ancien mal, sa patrie, mais il soupire sans cesse; qu’il seroit heureux s’il savoit que son ardeur est partagée ! Resté seul, il s’abandonnoit à ses réflexions, et voyoit bien que si la dame ne venoit à son secours, il mourroit infailliblement.
Que … /… Ici 3 pages manquent dans la saisie
…/…pouvoit dormir, s’étoit levée de grand matin. Elle se plaint des souffrances qu’elle endure. Sa nièce qui lui tenoit compagnie, s’aperçut de l’amour que sa tante portoit au chevalier. Elle ignore si ce dernier partage les doux sentiments qu’on a pour lui. Afin de s’en éclaircir, elle profite de l’instant où sa tante étoit à la chapelle, pour interroger Gugemer. A cet effet, elle se rend près de lui. Le chevalier après l’avoir fait asseoir devant le lit, lui demande où étoit sa dame, et pourquoi elle s’étoit levée de si grand matin. Craignant d’avoir commis une indiscrétion, il s’arrête et soupire. Sire chevalier, dit la pucelle, vous aimez et vous avez tort de cacher votre amour ; d’ailleurs il n’y auroit rien que de très – honorable pour vous, si vous obteniez la tendresse de ma tante. Cet amour est parfaitement bien assorti, vous êtes tous deux beaux, aimables et jeunes. Ah ! Chère amie, je suis si fortement épris que je deviendrai le plus malheureux des hommes, si je ne suis pas secouru. Conseillez-moi, douce amie, et veuillez m’apprendre ce que je dois espérer.
La jeune personne, du ton le plus affectueux, s’empressa de rassurer le chevalier, et lui promit de le servir de tout son pouvoir dans ce qu’il voudroit entreprendre, tant elle est bonne et serviable. Dès qu’elle eut entendu la messe, la dame desira savoir des nouvelles de son amant et s’informer de ce qu’il faisoit. Elle appelle sa nièce, parce qu’elle veut avoir un entretien secret avec Gugemer, entretien d’où doit dépendre le bonheur de sa vie. Après s’être rendue dans l’appartement de Gugemer, les deux amants se saluent réciproquement, et tous deux intimidés, osent à peine parler. L’embarras du chevalier est d’autant plus grand, qu’il est étranger, qu’il ignore les usages du pays où il est venu. Il craint aussi de commettre une indiscrétion, qui lui enleveroit les bonnes graces de sa mie et la forceroit à se retirer. Qui ne découvre son mal, est bien plus difficile à guérir.
Amour est une plaie intérieure qui ne laisse rien apercevoir au dehors. C’est un mal qui dure long-temps, parce qu’il est naturel. Je sais qu’il en est plusieurs qui tournent en plaisanteries les souffrances d’amour. Ainsi pensent ces hommes discourtois, qui sont jaloux des gens heureux, et qui vantent par-tout leurs bonnes fortunes. Non ils ne savent ce que c’est que l’amour, ils ne connoissent que la méchanceté, le libertinage et la débauche De son côté, la dame qui aimoit tendrement le chevalier n’ignoroit pas que, lorsqu’on trouve un ami sincère et vrai, on doit le chérir et faire tout ce qu’il peut desirer. Enfin l’amour donne à Gugemer le courage de découvrir à sa mie toute la violence de sa passion. Je meurs pour vous, dit-il, daignez m’accorder votre amour ; et si vous rejetez ma tendresse, je n’ai d’autre espoir que la mort.
Ah ! De grace, je vous en supplie, ne me refusez pas. Bel ami, un instant, je vous prie; une pareille demande à laquelle je ne suis pas accoutumée mérite réflexion. Pardon, Madame, si mon discours peut vous blesser. Vous n’ignorez pas, sans doute, qu’une coquette doit se faire longtemps prier pour accorder ses bonnes graces, afin de ne pas se découvrir et d’éviter de faire soupçonner ses intrigues. Lorsqu’une femme bien née, tout-à-la-fois aimable, jolie et spirituelle, voit un homme de son rang qui lui convient, loin de le refuser, elle acceptera volontiers son hommage, et leur union sera déjà ancienne lorsqu’elle sera connue. La dame persuadée de la vérité de ce discours, accorda au chevalier le don d’amoureuse merci, et depuis ce jour ils furent heureux.
Depuis un an et demi nos deux amants jouissoient d’un parfait bonheur, mais la fortune cessa de leur être favorable. Sa roue tourne, et en peu d’instants elle porte au dessus celui qui étoit dessous. Ils en firent la triste expérience, car ils furent aperçus. Par un beau jour d’été nos deux amants, réunis dans la même couche, s’entretenoient de leurs amours, et se confondoient dans leurs embrassements. La daine prenant la parole dit : Mon doux ami, de sinistres pressentiments m’annoncent que je vous perdrai, et que nous serons découverts ; mais si vous venez à mourir, je ne veux plus vivre. Si vous vous échappez, vous pourrez faire une autre conquête, et j’en périrai de chagrin. Ah! si j’étois forcée de vous quitter, non – seulement je ne ferois point d’autre ami, mais je n’aurois plus ni joie ni repos, ni paix. Pour vous donner un gage de ma foi, vous allez me remettre votre chemise, j’y ferai un pli dans un des coins; promettez-moi de n’aimer que la personne qui pourra le défaire. Le chevalier remet sa chemise à la dame; elle fait un nœud arrangé de telle manière qu’il ne pouvoit être défait à moins de déchirer le linge ou de le couper.
De son côté le chevalier prend une ceinture nouée d’une façon particulière, l’attache autour du corps de sa maîtresse, en cache les boucles, et celle-ci lui jure de n’aimer jamais que la personne qui pourra la dénouer sans rien casser ni rompre.
Ils avoient raison d’en agir ainsi, car dans la journée, ils furent découverts par un maudit chambellan, que l’époux envoyoit à sa femme. Il attendoit le moment où il pourroit entrer, et remplir l’objet de sa mission, lorsque regardant à travers la fenêtre, il aperçut Gugemer. Ayant terminé, il s’empresse de retourner vers son maître, pour lui faire part de cette découverte. A cette nouvelle, le vieillard transporté de fureur, prend avec lui trois de ses serviteurs, les conduit à l’appartement de sa femme, dont il fait briser la porte.
Le premier objet qu’il aperçoit est le chevalier. Dans un mouvement dont le mari n’est pas le maître, il donne ordre de s’emparer du coupable et de le faire mourir. Gugemer peu effrayé de sa menace, se saisit d’une grosse perche de sapin, sur laquelle on étendoit du linge ; par son assurance et son courage, il contient les assaillants qui n’osent avancer. Après l’avoir beaucoup regardé, le mari demande à Gugemer son nom, son pays, et comment il a fait pour s’introduire dans son château. Le chevalier raconta naïvement son aventure, depuis l’instant où il blessa la biche jusqu’à ce moment. Le mari doute de la vérité du récit qu’il vient d’entendre; s’il trouve le vaisseau qui avoit amené le chevalier, il le forcera à se rembarquer sur le champ. Plût à Dieu, ajouta-t-il, que tu puisses te noyer! En effet, s’étant rendus au port, ils aperçurent le bâtiment près du rivage; Gugemer y entre, et la fée sa protectrice le conduit dans son pays.
Je laisse à penser quel étoit le chagrin de notre chevalier : absent de sa maîtresse dont il est peut-être éloigné pour toujours, il pleure et soupire. Dans son désespoir, il prie le ciel de le faire mourir, surtout s’il perd l’objet qu’il aime plus que la vie. Il réfléchissoit encore à toute l’étendue de son malheur, lorsque le vaisseau entra dans le port d’où il étoit parti la première fois. Il prit terre aussitôt, s’empressa de descendre, parce qu’il étoit près de son pays. A peine étoit-il débarqué, qu’il fit la rencontre d’un jeune homme dont il avoit soigné l’enfance. Ce jeune homme accompagnoit un chevalier, et menoit en laisse un cheval de bataille tout équipé.Gugemer l’appelle, et le jeune homme reconnoissant son seigneur, s’empresse de lui offrir un coursier. Il retourne dans sa famille où il est parfaitement bien reçu.
Afin de le fixer dans le pays, et de dissiper la mélancolie dans laquelle il étoit plongé, ses amis veulent lui donner une épouse, niais Gugemer s’en défendit en déclarant qu’il ne prendroit aucune femme, soit par amour ou par richesse, que celle qui pourroit défaire le pli de la chemise. Quand cette nouvelle fut répandue dans la Bretagne, tout ce qu’il y avoit de filles et de femmes à marier, vint pour tenter l’aventure, mais aucune n’en put venir à bout. Pendant ce temps, l’objet des amours de Gugemer, la dame infortunée gémissoit dans un cachot, où l’avait fait mettre son mari, d’après les conseils d’un de ses courtisans. Renfermée dans une tour de marbre, elle passoit le jour dans la tristesse et les nuits étoient plus tristes encore. Personne ne pourroit raconter toutes les peines qu’elle essuya pendant plus de deux ans qu’elle y resta.
Elle songeoit sans cesse à son amant. Ah ! Gugemer, je vous ai vu pour mon malheur, mais je préfère la mort plutôt que de souffrir plus longtemps. Cher ami, si je peux parvenir à m’échapper, j’irai à l’endroit où Tous vous êtes embarqué, pour me précipiter dans la mer. Elle avoit à peine achevé ces paroles qu’elle se lève, et vient à la porte où elle n’aperçoit ni verrou ni serrure. Profitant de l’occasion, elle sort de suite, se rend sans obstacle au port où elle trouve le vaisseau qui avoit conduit son amant; il étoit amarré à la roche, d’où elle vouloit se précipiter dans les flots. Elle s’embarque sur-le-champ, mais une réflexion vient modérer la joie qu’elle ressent d’avoir obtenu la liberté. Son ami n’auroit-il pas péri ? Cette idée lui fait tant de mal, qu’elle est prête à s’évanouir et qu’elle la force à s’asseoir. Le vaisseau vogue et s’arrête dans un port de la Bretagne, vers un château parfaitement bien fortifié.
Il appartenoit au roi Mériadius, qui pour lors étoit en guerre avec des princes ses voisins. Il s’étoit levé de grand matin parce qu’il vouloit envoyer un détachement pour ravager les terres de ses ennemis. En regardant par une croisée, il aperçut le vaisseau qui approchoit. Suivi d’un chambellan, il s’empresse de se rendre au port et de monter à bord. Mériadus voyant la beauté de la dame la prend pour une fée, la saisit par le manteau et la conduit dans son château. Enchanté de l’aventure, le monarque est peu curieux d’apprendre comment cette beauté est venue seule dans la nef, il lui suffit de savoir qu’elle est de haut parage. Épris de ses charmes , plus que je ne le pourrois dire, Mériadus ordonne à sa jeune sœur d’avoir les plus grands égards pour la dame; il lui fait donner les vêtements les plus riches, mais la dame est toujours plongée dans la tristesse ; peu touchée des soins et de l’empressement de Mériadus, qui la requiert souvent d’amour, elle lui montre la ceinture et lui annonce qu’elle n’aimera jamais que celui qui pourra dénouer cette ceinture sans la déchirer.
Mériadus piqué au vif, apprend à la dame que, dans le pays, il y avoit un chevalier fort renommé qui ne vouloit prendre femme à cause d’une chemise dont le pan droit étoit plié d’une façon particulière. Je ne serait point étonné, Madame, d’apprendre que c’est vous qui avait fait ce pli. Peu s’en fallut que la dame ne perdit l’usage de ses sens, lorqu’elle entendit cette nouvelle. Mériadus la retint dans ses bras et coupa le lacet de sa robe. Il entreprit de dénouer la ceinture, mais lui, ses courtisants et tous les chevaliers du pays échouèrent dans leur entreprise. Dans l’espoir de rencontrer la personne qui devoit mettre fin à l’aventure, Mériadus fait publier un grand tournoi ; il s’y rendit un grand nombre de chevaliers, en tête desquels se trouvoit Gugemer. Il étoit prié d’y venir comme ami et comme compagnon d’armes, parce que Mériadus avoit besoin de son secours ; aussi avoit-il plus de cent chevaliers à sa suite qui furent parfaitement bien reçus et qui logèrent dans la tour.
Dès qu’ils furent arrivés, Mériadus envoya deux chevaliers, prier sa sœur de descendre avec la belle dame à la ceinture. Elles entrèrent bientôt couvertes de riches vêtements, et se tenant par la main. Quelqu’un appella Gugemer, et sitôt que la dame qui étoit pâle et pensive, entendit nommer son amant, elle fut prête à défaillir; elle fût même tombée à terre, si la jeune personne ne l’eût retenue. Le chevalier se leva à l’approche de sa belle, la regarda fixement et l’entraînant un peu à l’écart, il lui dit : Ne setoit-ce pas ma douce amie, mon bonheur, mon espérance, ma vie, la belle dame qui tant m’aima? Mais d’où vient-elle? Qui peut l’avoir conduite dans ces lieux? Où s’égare ma tête ! Ce ne peut pas être elle. Souvent les femmes se ressemblent, et votre vue bouleverse toutes mes idées.
Oh ! cette ressemblante me fait battre le cœur, et je ne puis m’empêcher de frémir et de soupirer. Je veux absolument m’en convaincre et l’interroger. Gugemer après avoir embrassé la dame, la fait asseoir et prend place à son côté. Mériadus fort inquiet n’avoit pasperdu un seul de leurs mouvements; prenant un air riant, il prie Gugemer d’inviter la belle inconnue à tenter l’épreuve de la chemise. Avec plaisir répond le chevalier qui donne l’ordre de l’aller chercher. Le chambellan apporte la chemise, Gugemer la prend et la remet à la dame qui reconnut aussitôt le nœud qu’elle avoit fait elle-même. Elle n’ose cependant le défaire, parce que son cœur éprouve la plus grande agitation. Mériadus dont l’inquiétude étoit bien plus grande, l’invite à tenter l’aventure. Sur son invitation, la dame prend la chemise et la déploie sur le champ. On ne peut se figurer l’étonnement de Gugemer, .il ne peut douter que celte femme ne soit sa maîtresse, et il ose à peine en croire ses yeux. Est ce bien vous, tendre amie, qui êtes devant moi! Laissez-moi, je vous prie, examiner une chose.
Alors lui portant la main sur le côté, il s’aperçoit qu’elle porte la ceinture qui doit servir à leur reconnoissance. Ah ! Belle amie, dites-moi de grace par quel hasard heureux je vous trouve en ce pays ! Qui peut vous y avoir amenée! Aussitôt elle lui raconta les peines et les tourments qu’elle avoit endurés, son emprisonnement, sa résolution de se détruire, sa délivrance, son voyage et son arrivée chez Mériadus, qui la combloit d’honneurs, mais qui la requéroit sans cesse d’amour : réjouissez-vous, mon ami, votre amante vous est rendue. Gugemer se lève aussitôt, et s’adressant à l’assemblée, il dit : Beaux seigneurs, daignez m’écouter ; je viens de retrouver mon amie, que je croyois avoir perdue pour toujours. Je prie donc Mériadus de me la rendre, et pour le remercier, je deviendrai son homme – lige ; je m’engage à le servir pendant deux ou trois ans avec cent chevaliers que je soudoierai. Cher ami, répond Meriadus, la guerre que je soutiens ne m’a pas encore réduit au point de pouvoir accepter l’offre que vous me faites.
J’ai trouvé cette belle dame, je l’ai accueillie, je la garderai, et malheur à qui voudra me la disputer ! Après cette déclaration, Gugemer fait monter tous ses chevaliers ; devant eux il défie Mériadus, et il part avec la douleur de quitter encore sa mie. Il n’est aucun des seigneurs venus pour le tournoi qu’il n’emmène avec lui ; chacun d’eux lui fait la promesse de le suivre partout où il ira, et de regarder comme traître celui qui manqueroit à son serment. La troupe se rend le soir même chez le prince avec lequel Mériadus étoit en guerre, qui les loge et les reçoit à bras ouverts. Ce secours lui fait espérer d’avoir bientôt la paix. Le lendemain, dès l’aube du jour, les troupes se mettent en marche sous la conduite de Gugemer. On assiège le château dont il veut absolument .se rendre maître. La place investie de toutes parts est bientôt réduite. Enfin, on s’empare du château, qu’on detruit, Mériadus est tué. Après tant de dangers et de peines, Gugemer retrouve son amie, qu’il conduit dans ses terres.