La vieille et le taureau noir

Voici l’histoire de la vieille et le taureau noir. Dans l’ancien temps, il y avait une vieille qui demeurait à Gleann-na-mBiorach, dans le comté de Ciarraidh (Kerry). Elle n’avait ni maison, ni logement, mais un trou qui était au pied d’un grand rocher sur un côté de la vallée. Elle était dans cet endroit-là depuis le temps de l’homme le plus vieux du voisinage, et elle n’avait pas changé une miette tout le long de ce temps-là.

La vieille et le taureau noir

Elle n’avait aucun moyen d’existence, et on ne la vit jamais à une perche d’ouverture du trou et les gens ne lui virent jamais apporter à boire et à manger, mais tous les gens de l’endroit avaient idée qu’elle était une vieille sorcière. Et personne au monde, vieux ou jeune, pour or ni pour argent, n’aurait traversé Gleann-na-mBiorach à la nuit noire. Il n’y avait point de nuit dans l’année où les gens n’entendissent de grands aboiements dans la vallée, comme s’il y avait eu là des centaines de chiens à se battre.
Un jour, avant le lever du soleil, un vieillard qui s’appelait Murrchadh Ruadh 0 Conchubhair traversa Gleann-na-mBiorach avec une gerbe d’avoine pour la donner à un taureau noir qu’il avait à paître dans la vallée. Comme il regardait l’ouverture du trou de la vieille, tout en traversant, il vit un héron et une grande et longue anguille dans son bec; il laissa tomber l’anguille à l’ouverture du trou et peu après sortit un chien blanc qui fit ren­trer l’anguille avec lui. Murrchadh Ruadh remarqua que le chien blanc avait huit pattes et il fut pris d’un grand étonnement et d’une grande crainte.

– Sur mon âme, dit-il, l’idée des gens est juste, c’est une vieille sorcière qui est dans ce trou là-bas.

Le taureau noir écoutait Murrchadh Ruadh dire ces mots, il dressa les oreilles, fit entendre un petit beuglement, et dit:

– Murrchadh Ruadh, n’aie ni étonnement ni crainte, mais écoute mes paroles, car elles sont véridiques. La vieille aux cheveux gris est dans ce trou depuis le temps des Fir-bolg et c’est elle qui a envoyé l’extermination sur les vaches du pays; il est possible que tu n’aies pas entendu parler de l’extermination qu’a faite la même peste. Cette peste-là n’a pas laissé un taureau, une vache ou une génisse dans le pays, sauf moi et la génisse qui était dans cette vallée et c’est de nous que sont venues la plupart des vaches du pays. Il n’y a qu’un seul moyen de détruire la vieille et son fils, le chien aux huit pattes.
Prends une quantité de ma fiente, tu feras un grand feu et, quand elle sera sèche fais-en un tas à l’entrée du trou de la vieille et mets-y le feu. Cela la fera sortir et avec elle son fils, le chien aux huit pattes. Le héron est la mère de la vieille. Ecarte-le, ou il ne te laissera pas un oeil dans la tête. Prends un fléau avec toi, ne frappe pas la vieille, mais attaque le chien et le héron s’ils t’approchent, et moi je combattrai la vieille.

– Je te gage que je ferai comme tu m’as dit, dit Murrchadh Ruadh, mais silence! Raconterai-je aux garçons que tu m’as parlé ? dit celui-ci.

– En vérité, cela m’est égal, dit le taureau noir ; car quand j’aurai tué la vieille aux cheveux gris, son fils et sa mère, ma vie terrestre sera a son terme, mais il vaut mieux n’en point parler.

Murrchadh Ruadh était bien mal à l’aise en s’en allant chez lui. Au matin, le lendemain, il appela sa femme et lui dit d’aller emprunter un fléau pour lui.

– Qu’as-tu a faire d’un fléau ? dit la femme, tu n’as ni avoine ni froment a battre.

– Peu t’importe ce que j’en ferai, mais va me le chercher.

Murrchadh mangea alors un morceau, puis il partit pour Gleann-na-mBiorach; il rassembla beaucoup de fiente du tau­reau noir, et la mit sur une grande pierre pour la faire sécher.

Puis il retourna chez lui et demanda à sa femme si elle avait trouvé le fléau.

– Je l’ai trouvé, dit-elle, il est dans le coin, mais je dois le rendre demain si je suis en vie.

– Entendu, dit celui-ci, a moins qu’il ne soit brisé.

Le lendemain, il alla à Gleann-na-mBiorach et il fit un tas de fiente sèche à l’entrée du trou de la vieille, et il y mit le feu; au bout de peu de temps, elle s’enflamma et la fumée allait dans le trou.
Murrchadh empoigna son fléau et s’écarta de l’ouverture du trou, dans la vallée; il ne tarda pas à entendre aboyer et tousser dans le trou. Peu après sortit la vieille et le chien blanc. Le taureau noir savait qu’ils venaient. Il vint à pleine course et attaqua le chien aux huit pattes. La vieille frappa dans ses mains et cria:

– Saisis-le, mon toutou, saisis-le ou tu seras supprimé et moi avec toi; ce taureau qui est devant toi est Domblas Môr, un ennemi fort que j’ai persécuté depuis le temps de la peste des vaches.

– Oui, vieille horrible, tu as tué des milliers de vaches et tu as laissé des centaines et des milliers de personnes dans le besoin, sans beurre ni viande, dit le taureau noir.

Le chien sauta alors et il pensait saisir les naseaux du taureau; mais le taureau baissa ses deux cornes, le lança en l’air, comme tu lancerais un caillou, et, comme il descendait, Murrchadh tira son fléau et lui en donna un coup entre les deux yeux qui lui fen­dit le crâne. Mais le chien aux huit pattes n’était pas mort. Il atta­qua le taureau pour la seconde fois, et il pensait le mener jusqu’au bord du trou, mais le taureau était trop rusé pour lui ; il le lança encore en l’air, plus haut que la première fois, et comme il descendait, Murrchadh s’apprêtait à lui donner un autre coup, mais comme il lançait le coup, le héron arriva et pensait lui don­ner du bec dans 1’oei1, mais ce ne fut pas dans 1’oei1 qu’il le frappa, ce fut au front, et il le renversa sens dessus dessous. La vieille accourut, le saisit, et le secoua et l’étouffa en sorte qu’elle crut qu’il rendrait l’âme. Elle l’aurait tué si le taureau noir n’était venu, et n’avait donné à la vieille un coup de pied qui l’envoya à l’autre bout de la vallée. Elle revint rapidement et elle dit au tau­reau noir :

– Laisse le combat entre moi et Murrchadh.

– Je suis satisfait, dit Murrchadh, mais tu as eu l’avantage sur moi, lorsque j’étais à terre par suite du coup de bec de ta sorcière de mère.

Là-dessus il tira son fléau et la frappa sur le front, en sorte qu’elle jeta un cri qui fut entendu à sept miles de la vallée. Le chien aux huit pattes était étendu comme s’il était mort, mais quand il entendit le cri de la vieille, il se leva, fit un saut, saisit Murrchadh à la gorge et allait l’étouffer quand le taureau noir vint la bouche ouverte; il saisit le chien et fit une bouillie de tous les os de son corps.

– Je vous donne la victoire et mes sept mille malédictions avec, dit la vieille, et elle tomba morte par-dessus le chien aux huit pattes.

Le héron vint en poussant des cris perçants, et il cherchait à frapper Murrchadh, mais celui-ci était sur ses gardes, il lui brisa le cou d’un coup du fléau, et le héron tomba mort sur le tas formé par les deux autres.

– Sur ma parole, tu es un bon champion, dit le taureau, suis­ moi et je te montrerai un trésor d’or et d’argent.

Murrchadh le suivit dans le trou de la vieille et des choses comme il en vit, aucun oeil n’en avait vu jamais avant lui. Il y avait une grande table en or jaune au milieu de la chambre et, dessus, un tas de pièces d’or et d’argent.

– Maintenant, dit le taureau noir, emporte avec toi d’or et d’argent tout ce dont tu auras besoin pendant ta vie et si l’on te fait des questions à ce sujet, dis que tu m’as vendu cher, car personne ne me verra à partir d’aujourd’hui.

– En vérité, cela me fait de la peine, tu étais un bon ami, mais puisque je ne puis rien à ce qui est arrivé, je te donne mille béné­dictions, dit Murrchadh.

– Il y a une bourse de cuir sous la table, remplis-la vite et va ­t’en, dit le taureau noir.

Murrchadh fit ainsi et quand il fut sorti, il tomba à l’ouverture du trou une masse de terre qui le boucha entièrement.
Il était tard quand Murrchadh revint chez lui. La verge du fléau était brisée.

– Où as-tu été, ou comment as-tu brisé le fléau de Pâidin, le fils de Seumas ? dit la femme.

– J’ai brisé la verge en frappant mon méchant taureau; un seigneur de Connaught est venu et je lui ai vendu mon taureau; je suis trop vieux et trop faible pour le corriger.

– Combien l’as-tu vendu ? dit-elle.

II tira la grande bourse et dit:

– Vois, cette bourse est pleine d’or et d’argent. C’est le prix le plus élevé qu’on ait jamais trouvé d’un taureau.

– Tu es l’amour de coeur, dit-elle, nous sommes riches pour toujours.

Murrchadh et sa femme menèrent une vie heureuse à la suite de cela, mais quand il sut que sa mort était proche, il envoya chercher un ami et lui raconta l’histoire depuis le commencement jusqu’à la fin; l’histoire alla de bouche en bouche en sorte que ma grand-mère en eut connaissance et c’est d’elle que je l’ai eue.