Voici une version de la Jalousie d’Emer, de la branche rouge de la mythologie irlandaise.
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ToggleLa Jalousie d’Emer
[1.] Une assemblée se tenait en Ulster chaque année; c’était trois jours avant Samain, trois jours après et le jour de Samain même. A cette époque, les Ulates se trouvaient dans la plaine de Murthemné chaque année pour l’assemblée de Samain, et il n’y avait rien au monde qu’ils fissent alors si ce n’était jeu, marché, choses brillantes et belles, repas et festins; aussi les fêtes de Samain sont-elles célébrées dans toute l’Irlande.
[2.] Cette fois-là donc avait lieu l’assemblée des Ulates dans la plaine de Murthemné, et ils s’étaient réunis pour faire montre chacun de leurs combats et de leur bravoure, car, l’objet principal de leur assemblée, était le récit de leurs combats; or, ils mettaient dans leur poche le bout des langues de tous les hommes qu’ils avaient tués, et, pour augmenter le nombre de leurs victoires, ils y mettaient aussi des langues de quadrupèdes; tous donnaient en public les preuves de leurs combats, mais chacun à son tour. Et voici comment cela se passait : ils avaient leurs épées sur leurs cuisses quand ils rivalisaient ainsi, et les épées se retournaient contre eux quand ils mentaient, c’était inévitable; en effet, par leurs épées, les démons parlaient contre eux; par conséquent les épées étaient pour le guerrier sincère une garantie de véracité.
[3.] Les Ulates vinrent tous à l’assemblée, sauf deux seulement, Conall le Triomphateur et Fergus fils de Roeg. « Que l’assemblée ait lieu, » dirent les Ulates. — « En vérité non, » répondit Cùchulainn, « pas avant que Conall et Fergus ne soient venus. » Fergus, en effet, était son père nourricier, Conall le Triomphateur son frère de lait. Sencha dit alors : « A présent jouons aux échecs, qu’on chante des poèmes et que les jongleurs se mettent à l’oeuvre. » Ce qui fut fait. Ensuite, comme les Ulates s’occupaient ainsi, voici qu’une troupe d’oiseaux descendit sur le lac, près d’eux. Il n’y avait pas, en Irlande, une troupe d’oiseaux plus belle.
[4.] L’envie vint aux femmes d’avoir ces oiseaux qui jouaient sur le lac. Elles se disputaient, chacune voulait se faire donner les oiseaux. Ethné Aitencâithrech, femme de Conchobar, dit : « Je désire mettre sur chacune de mes deux épaules un oiseau de cette troupe-là. » — « Nous toutes, » dirent les autres, « nous le désirons aussi. » — « Si on les prend pour quelqu’un, c’est pour moi d’abord qu’on les prendra, » dit Ethné Ingubé, femme de Cùchulainn. « Que faire? » demandèrent les femmes. — « Ce n’est pas difficile, » répondit Leborcham, fille d’Oa et d’Adarc, « j’irai de votre part faire votre demande à Cùchulainn. »
[5.] Alors elle alla vers Cùchulainn et lui dit : « Il serait agréable aux femmes que tu leur donnasses ces oiseaux. » Il prit son épée pour l’en frapper. « Les prostituées d’Ulster ne trouvent rien de mieux à faire que de me donner à chasser des oiseaux aujourd’hui! » — « Tu as certes tort, » dit Leborcham, « de t’irriter contre elles : tu es cause de la troisième infirmité qui accable les femmes d’Ulster, et qui les rend borgnes. » Il y avait trois infirmités auxquelles étaient sujettes les femmes d’Ulster : être contrefaites, bègues et borgnes. En effet, toutes les femmes qui aimaient Conall le triomphateur étaient contrefaites; toutes celles qui aimaient Cuscrad le bègue de Mâcha, fils de Conchobar, parlaient en bégayant; et de même toutes les femmes qui aimaient Cùchulainn cessaient de voir d’un oeil, pour lui ressembler et par amour pour lui. Cùchulainn avait un tic particulier : quand il était mécontent, il enfonçait un de ses yeux, si profondément dans sa tête, qu’une grue n’aurait pu l’atteindre, et il faisait sortir l’autre, qui semblait aussi grand qu’une chaudière à cuire un boeuf.
[6.] « Attelle-nous le char, Loeg, » dit Cùchulainn. Alors Loeg attelle le char, Cùchulainn y monte et frappe les oiseaux d’un tel coup de son épée que leurs pattes et leurs ailes restent dans l’eau. A eux deux, ils les prirent tous, les emportèrent et les partagèrent aux femmes ; il n’y eut point de femme qui n’eût deux oiseaux, à l’exception de la seule Ethné Ingubé. Cùchulainn vint alors vers sa femme. « Tu es mécontente, » lui dit-il. — « Non, » répondit Ethné, « puisque c’est à cause de moi qu’on les leur a distribués. D’ailleurs, tu ne pouvais me le refuser, » ajouta-t-elle; « il n’est aucune de ces femmes qui ne t’aime et qui ne soit à toi en partie, mais, pour moi, il n’est personne qui ait part de moi-même : je suis à toi seul. » — « Ne sois donc pas mécontente, » reprit Cùchulainn. « S’il vient des oiseaux dans la plaine de Murthemné ou dans celle de Bond, les deux plus beaux seront pour toi. »
[7.] Peu de temps après, on vit sur le lac deux oiseaux, et, entre ces oiseaux, il y avait une chaîne d’or rouge; ils chantaient une musique douce. Le sommeil s’empara de la troupe des guerriers. Cùchulainn se leva et se dirigea vers les oiseaux. « Si » tu m’écoutais, » dirent Loeg et Ethné, « tu n’irais pas à eux, car il y a un pouvoir caché derrière ces oiseaux. Il me viendra, » ajouta Ethné, d’autres oiseaux sans ceux-ci. » — « Est-il possible que vous m’insultiez ainsi! » dit Cùchulainn. « Prends une pierre pour la fronde, Loeg. » Alors, Loeg prit une pierre et la mit dans la fronde. Cùchulainn lance la pierre contre les oiseaux. Mais il manque son coup. « Malheur à moi, » s’écria-t-il. Il prend une autre pierre. Il la lance contre eux, mais il dépasse le but. « J’ai du malheur, » dit-il ; « depuis que j’ai pris les armes, je n’avais point manqué mon coup jusqu’à ce jour. » II jette son javelot sur eux; le javelot traversa l’aile de l’un des oiseaux, tous deux disparurent sous l’eau.
[8.] Après cela, Cùchulainn s’en alla ; il s’appuya le dos contre un rocher; son esprit s’attrista, et le sommeil s’empara de lui; alors, il vit deux femmes venir à lui; l’une avait un manteau vert autour d’elle, l’autre un manteau de pourpre cinq fois replié. La femme au manteau vert s’approche, se met à lui sourire et lui donne un coup de cravache. L’autre vient vers lui, lui sourit et le bat de la même manière. Elles furent longtemps occupées ainsi à le frapper chacune à son tour, aussi peu s’en fallait qu’il ne fût mort. Puis elles s’éloignèrent.
[9.] Tous les Ulates remarquèrent qu’il avait quelque chose ef dirent qu’il fallait l’éveiller. « Non, » dit Fergus, « ne le remuez pas; il voit un songe. » Enfin, Cùchulainn se réveilla de son sommeil. « Que t’a-t-il été fait? » lui demandèrent les Ulates. Il ne pouvait leur répondre. « Qu’on me porte, « dit-il, « à mon lit de malade, c’est-à-dire à Teté Brecc. Que ce ne soit ni à Dùn Imrith ni à Dùn Delca. »
[10.] « Te portera-t-on chez Emer, à Dùn Delca? » dit Loeg. « Non, » dit-il, « portez-moi à Teté Brecc. » Alors, on l’y porta, et il fut, jusqu’à la fin de l’année, dans cet endroit sans parler à personne.
Un jour donc, avant Samain, à la fin de l’année, il y avait des Ulates dans sa maison, savoir : Fergus entre lui et la paroi, Conall le triomphateur entre lui et le poteau, Lugaid aux ceintures rouges entre lui et l’oreiller, Ethné Ingubé à ses pieds. Ils étaient alors ainsi placés, lorsqu’un homme vint vers eux, dans la maison, et s’assit devant la façade de la chambre où était Cùchulainn. « Qu’est-ce qui t’a amené ici? » demanda Conall le triomphateur. — « Voici, » répondit-il. « Si l’homme qui est ici était en bonne santé, il protégerait tous les Ulates ; il est malade et faible, sa protection est bien plus grande encore. Je ne crains rien, puisque je suis venu pour lui parler. » — « Sois le bienvenu, ne crains rien, » dirent les Ulates.
[11.] Alors, l’inconnu se leva et leur chanta les vers suivants :
Cùchulainn ! de ta maladie
Ne serait pas longue la durée.
Elles te guériraient, si elles étaient ici,
Les filles d’Aed Abrat.
Voici ce que dit, en Mag-Cruach,
Liban, qui est à la droite de Labraid le rapide
« L’amour possède Fand ;
Elle veut épouser Cùchulainn.
Précieux serait le jour vraiment
Où Cùchulainn viendrait dans ma terre;
[Qu’il vienne!] il aura de l’argent et l’or;
Il aura beaucoup de vin à boire.
Puissent-il m’aimer assez pour cela,
Cùchulainn. fils de Sualdam !
Je l’ai vu dans son sommeil,
Certes sans son armée. »
C’est à Mag-Murthemné que tu iras,
La nuit de Samain, sans dommage pour toi.
De ma part viendra Liban,
Pour guérir ta maladie, ô Cùchulainn !
O Cùchulainn ! de ta maladie
Ne serait pas longue la durée.
Elles te guériraient si elles étaient ici,
Les filles d’Aed Abrat. »
[12.] « Qui es-tu? » demandèrent les Ulates. — « Je suis Oengus, fils d’Aed Abrat, » répondit-il. Puis il les quitta, et eux ne surent pas comment il était entré ni d’où il était venu. Alors, Cùchulainn se leva sur son séant et parla. « Voici ce qui est à propos, » dirent les Ulates ; « raconte ce qui t’est arrivé. » — « J’ai eu, » répondit-il, « une vision le jour de Samain, l’année dernière. » Il leur raconta tout, comme il l’avait vu en songe. « Que faire à cela, roi Conchobar? » demanda Cùchulainn. — « Que faire? » reprit Conchobar; « lève-loi et va au rocher où les femmes t’ont apparu. »
[13.]Cùchulainn partit alors, il arriva au rocher, et il vit la femme au manteau vert venir à lui. « C’est bien, Cùchulainn, » dit-elle. — « Mais, certes, ce n’est pas aussi bien pour moi. Pourquoi êtes-vous venues l’année dernière me voir? » demanda Cùchulainn. — « Ce n’est pas pour te faire du mal que nous sommes venues, » dit elle, « mais c’est pour te demander ton amitié. Je viens aujourd’hui pour te parler, » ajouta la femme, « de la part de Fand, fille d’Aed Abrat. Manannan, fils de l’Océan, l’a abandonnée et elle t’a donné son amour. Liban est mon nom. J’ai pour toi une commission de mon mari, Labraid, le rapide manieur d’épée. Il te donnera Fand, si tu combats un jour avec lui contre Senach l’endiablé, Eochaid Iul et Eogan Inbir. « — « Cela ne me réussirait pas, » dit Cùchulainn, « de combattre des hommes. » — « Ton mal ne sera pas de longue durée, » répliqua Liban; tu guériras, et tu recouvreras la force qui te manque. Il faut que tu fasses cela pour Labraid, car c’est un héros qui est le meilleur des guerriers du du monde. » — « En quel endroit habite-t-il? » demanda Cùchulainn. — « Il est à Mag-Mell, » dit-elle. — « J’aimerais mieux aller autre part, » répondit Cùchulainn. « Que Loeg aille avec toi pour savoir d’où tu es venue. » — « Qu’il vienne donc, » dit Liban.
[14.] Ils partirent alors, pour arriver à l’endroit où était Fand. Alors, Liban s’approcha de Loeg et le prit par l’épaule. « Tu ne t’en iras pas aujourd’hui en vie, ô Loeg, » dit-elle, « si tu n’as pas la protection d’une femme. » — « Ce n’est pas ce que nous étions le plus habitués à faire jusqu’à ce moment, » répondit Loeg, « que de recourir à la protection d’une femme. » — « Il est malheureux, bien malheureux que Cùchulainn ne soit pas ici sous tes traits, » répliqua Liban. — « J’aimerais mieux aussi qu’il fût à ma place, » répondit Loeg.
[15.] Ils partirent ensuite et allèrent du côté de l’île; là ils virent la petite barque de bronze sur le lac devant eux. Ils montèrent alors sur la barque et arrivèrent dans l’île. Ils se dirigèrent vers la porte de la maison et virent un homme qui venait à eux. Alors Liban chanta un quatrain :
« Où est Labraid, le rapide manieur d’épée,
Le chef de troupes victorieuses?
La victoire est .sur son char solide;
Il teint en rouge les pointes des javelots. »
L’homme lui répondit alors en chantant quatre vers :
« Labraid, le rapide manieur d’épée,
N’est point lent, il sera puissant.
On s’assemble pour le combat, on s’apprête pour le carnage
Qui remplira la plaine de Fidga. »
[16.] Puis ils se rendirent à la maison ; ils virent trois fois cinquante chambres dans la maison et trois fois cinquante femmes dans ces chambres. Les femmes souhaitèrent toutes la bienvenue à Loeg. Voici ce qu’elles lui dirent toutes : « Bienvenue à toi, » Loeg. à cause de celle avec qui tu es arrivé, de » celui qui t’a envoyé et de toi-même. » — « Que vas-tu faire maintenant, Loeg?» dit Liban. « Iras-tu » tout de suite parler à Fand ? » — « J’irai une fois » que je saurai où elle est. » — « C’est facile; elle » est dans une chambre à part. » Alors ils allèrent parler à Fand; elle leur souhaita la bienvenue de la même manière tue les autres.
[17.] Fand était donc fille d’Aed Abrat. Aed Abrat veut dire « prunelle, » littéralement « feu de l’oeil. » Fand, ensuite, est le nom de la larme qui traverse la prunelle. Ce fut à cause de sa pureté que cette femme fut nommée ainsi; ce fut aussi à cause de sa beauté; car il n’y avait point au monde de femme qui lui fût comparable. Comme ils étaient là, voilà qu’ils entendirent le roulement du char de Labraid venant vers l’île. « Labraid n’est pas content aujourd’hui, » dit Liban. « Allons lui parler. » Ils sortirent; Liban souhaita la bienvenue à Labraid et lui chanta un poème :
« Salut, Labraid, rapide manieur d’épée !
Héritier d’une troupe — petite et armée de lances!
Il hache les boucliers, — il disperse les javelots,
Il blesse les corps, — il tue les hommes libres;
Il recherche les carnages, — il y est très beau,
Il anéantit les armées ; — il disperse les trésors.
O toi qui attaques les guerriers, salut, Labraid !
Salut, Labraid, rapide manieur d’épée!
Héritier d’une troupe — petite et armée de lances ! »
[18.] Labraid ne répondit pas encore, et Liban reprit en chantant :
Salut, Labraid, rapide manieur de l’épée de bataille ;
Prompt à donner, — libéral envers tous, — avide de combats;
Au côté blessé, — à la parole belle, — au droit fort,
A la domination aimante, — à la droite audacieuse, — à la puissance vengeresse.
Il repousse les guerriers. — Salut, Labraid !
Salut, Labraid, rapide manieur de l’épée de bataille ! »
Labraid ne répondit pas davantage; alors, de nouveau, Liban lui chanta un poème :
Salut, Labraid, rapide manieur d’épée !
Le plus brave des guerriers, — plus fier que les mers !
il détruit les forces, — il engage les combats;
Il éprouve les guerriers, — il élève les faibles ;
Il abaisse les forts. — Salut, Labraid !
Salut, Labraid, rapide manieur d’épée ! »
[19.] « Ton discours ne me plaît pas, femme, » répondit Labraid; et alors chanta :
« Il n’y a ni orgueil, ni arrogance chez moi, ô femme !
Et un charmé trompeur n’enivre pas mon jugement.
Nous allons à un combat d’issue douteuse, important et très dur,
Où les épées rouges joueront dans les mains droites.
Contre les troupes nombreuses et unanimes d’Eochaid Iul.
Je n’ai point de présomption; — il n’y a ni orgueil, ni arrogance chez moi, ô femme ! »
[20.] « Réjouis-toi donc, » lui dit Liban ; « Loeg, cocher de Cùchulainn, est ici ; il a une commission à te faire de la part de Cùchulainn qui t’amènera une armée. » Labraid souhaita la bienvenue à Loeg, en lui disant : « Salut à toi, Loeg, à cause de la femme avec qui tu es arrivé et de celui qui t’a envoyé. Retourne chez toi, ô Loeg, » continua Labraid, « et Liban t’accompagnera. »
Alors Loeg partit pour Emain et raconta son histoire à Cùchulainn et à tous les autres. Cùchulainn se leva sur son séant et passa la main sur son visage. Il parla clairement à Loeg, et son esprit reprit sa force tandis qu’il écoutait le récit que lui faisait son valet.
[21.] Il y eut, à cette époque, une assemblée de quatre des cinq grandes provinces d’Irlande. On voulait savoir si on trouverait à choisir quelqu’un pour lui donner la royauté suprême d’Irlande. On regrettait que sur Tara, colline de la suprématie et de la seigneurie d’Irlande, il n’y eût pas juridiction de roi. On regrettait que les peuples fussent sans autorité de roi pour réprimer chez eux les fautes des citoyens. Car il n’y eut pas autorité de roi suprême sur les Irlandais pendant l’espace de sept ans, depuis la mort du roi suprême Conairé à Bruden da Derga, jusqu’à cette grande assemblée-ci de quatre des cinq grandes provinces d’Irlande, à Tara des rois, dans la maison d’Erc, fils de Coirpré le héros des guerriers.
[22.] Voici les noms des rois qui se trouvèrent à cette assemblée : Medb et Ailill, reine et roi de Connaught ; Cùroi, roi de Desmond ; Tigernach Tétbannach, fils de Luchté, roi de Thomond ; Find, fils de Ross, roi de Leinster. Ils n’appelèrent pas à leur conseil Conchobar, roi d’Ulster, parce qu’ils étaient ligués contre les habitants d’Ulster. Dans cette assemblée ils célébrèrent la fête du taureau, pour savoir par elle à qui donner la royauté.
[23.] Voici comment se célébrait la fête du taureau. On tuait un taureau blanc ; un homme mangeait de la chair et prenait du bouillon de ce taureau en quantité suffisante pour se rassasier. Bien repu, il s’endormait. Quatre druides chantaient sur lui une parole de vérité, et il voyait en songe la manière d’être de celui qui devait être élevé à la royauté, ses traits, son costume, ce qu’il faisait en ce moment. Quand l’homme se réveilla de son sommeil, il raconta aux rois ce qu’il avait vu en songe. Il avait vu un guerrier jeune, noble, vigoureux, avec deux ceintures rouges autour de lui ; ce guerrier faisait partie d’un groupe de six personnes réunies auprès de la couche d’un malade, à Emain-Macha, capitale de l’Ulster.
[24.] Les rois, assemblés à Tara, envoyèrent des députés à Emain. En ce moment, les grands seigneurs d’Ulster se trouvaient assemblés autour de Conchobar, leur roi, à Emain, et Cùchulainn, malade, était au lit. Les députés allèrent exposer leur mission à Conchobar et aux grands de son royaume. « Nous avons, » leur dit Conchobar, « un jeune homme de noblesse distinguée, dont le signalement répond aux indications que vous donnez; c’est Lugaid aux ceintures rouges, fils des trois Find d’Emain. Il a été élevé par Cùchulainn, et il est près de l’oreiller de son père nourricier, dont il prend soin; en effet, Cùchulainn est malade. »
Alors, Cùchulainn se leva et prit la parole pour l’enseignement de son élève. Voici ce qu’il lui dit :
Enseignement de Cùchulainn.
[25.] « Ne sois pas excitateur de querelle rapide et vulgairement sauvage. Ne sois pas fougueux, sans dignité, hautain. Ne sois pas peureux, violent, prompt, téméraire. Ne sois pas du nombre des ivrognes, qu’on craint et qui détruisent. Prends garde de te faire comparer à une puce qui gâterait la bière dans la maison des cinq rois provinciaux. Ne fais pas de longs séjours sur la frontière des étrangers. Ne fréquente pas des hommes obscurs et sans puissance. Ne laisse pas expirer les délais de la prescription contre une injustice. Que les souvenirs soient consultés, pour savoir à quel héritier doit revenir la terre! Que les jurisconsultes soient consciencieux et justes en la présence ! Qu’il se trouve des juges pour rendre la justice au pays ! Que les rameaux des généalogies soient prolongés quand naîtront des enfants! Que les vivants soient appelés aux successions, et que, sous la foi du serment, la vie soit rendue aux habitations des morts! Que les héritiers deviennent riches suivant leur juste droit! Que les détenteurs étrangers aux familles s’en aillent, cédant la place à la noble force des successeurs légitimes ! »
[26.] « Ne réponds pas avec orgueil. Ne parle pas bruyamment. Évite la bouffonnerie. Ne te moque de personne. Ne trompe pas les vieillards. N’aie de préventions contre personne. Ne demande rien de difficile. Ne renvoie aucun solliciteur sans réponse. Tu n’accorderas, tu ne refuseras, tu ne prêteras rien sans de bonnes raisons. Reçois humblement les enseignements des sages. Souviens-toi de la doctrine des vieillards. Suis les lois posées par les ancêtres. N’aie pas le coeur froid pour tes amis. Sois vigoureux contre tes ennemis. Évite les contestations contraires à ton honneur dans tes nombreuses rencontres. No sois pas un conteur opiniâtre. N’opprime personne. N’amasse rien qui ne soit utile. Que la réprimande corrige ceux qui commettent l’iniquité. Que ta justice ne soit pas corrompue par les passions des hommes. Ne prends pas le bien d’autrui de crainte de t’en repentir. Ne sois pas querelleur pour ne pas te faire haïr. Ne sois point paresseux de crainte d’être faible. Prends garde d’être trop remuant, pour y perdre la considération. Consens-tu à suivre ces conseils, ô mon fils ? »
[27.] Lugaid répondit :
« Ces préceptes sont bons à pratiquer sans exception.
Tout le monde le verra.
Aucun d’eux ne sera négligé.
Ils seront exécutés, s’il est possible. »
Puis Lugaid partit avec les messagers pour Tara. On le proclama roi. Il coucha cette nuit à Tara, et ensuite chacun retourna chez soi.
[28.] Nous allons maintenant continuer le récit de aventures de Cùchulainn.
« Va, Loeg, » dit Cùchulainn, « va trouver Emer, raconte-lui que des side sont venues me voir et qu’elles m’ont bien maltraité; dis-lui que je me porte mieux et qu’elle vienne me trouver. » Loeg, pour rendre courage à Cùchulainn, lui chanta les vers qui suivent :
Grandement inutile est à un guerrier le lit
Où il dort malade;
Son mal est l’oeuvre des fées,
Des femmes qui habitent la plaine de feu du misérable chef.
Elles t’ont vaincu,
Elles t’ont réduit en captivité;
Elles t’ont fait sortir de la bonne voie.
La puissance des femmes t’a mis hors d’état de rien faire.
Réveille-toi du sommeil où t’ont battu des gens
Qui ne sont pas des soldats.
Le moment est venu de prendre place avec toutes tes forces,
Parmi les héros que leur char mène au combat.
Il faut que tu t’asseoies sur le siège du char de guerre.
Alors se présenteront à toi les occasions
Où, te couvrant de blessures,
Tu feras de grandes actions.
Quand Labraid aura montré sa force,
Quand brillera le rayon de sa gloire,
Il faudra te lever
Et tu seras grand.
Grandement inutile est à un guerrier le lit
Où il dort malade ;
Son mal est l’oeuvre des fées,
Des femmes qui habitent la plaine de feu du misérable chef.
[29.] Ensuite, Loeg se rendit à l’endroit où était Emer et lui raconta dans quel état se trouvait Cùchulainn : « Loeg, » dit-elle, « il est mal à toi, qui fréquentes le pays des fées, de n’en pas avoir rapporté le remède qui te ferait l’honneur de guérir ton maître. Il est honteux pour les Ulates de ne pas chercher le moyen de rendre la santé à ce grand homme. Si Conchobar avait une blessure, si Fergus [fils de Roeg] était tombé dans un sommeil léthargique, si un coup avait déchiré la chair de Conall le triomphateur, ce serait Cùchulainn qui viendrait à leur secours. » Et elle chanta le poème que voici :
Loeg, fils de Riangabair ! hélas !
En vain tu as plusieurs fois visité le séjour des side :
Tu tardes bien à en rapporter ici
La guérison du fils de Dechtiré.
Malheur aux généreux Ulates !
Ni le père nourricier, ni le frère de lait de Cùchulainn
Ne font par le monde aucune recherche
Pour nous trouver le moyen de guérir leur héroïque ami.
Si Fergus, père nourricier de Cùchulainn, était en léthargie,
Et si, pour le guérir, il fallait la science d’un druide.
Le fils de Dechtiré ne resterait pas en repos,
Tant qu’il n’aurait pas trouvé un druide maître du mal.
Si c’était le frère de lait de Cùchulainn, Conall le triomphateur,
Qui avait des blessures graves,
Cùchulainn parcourrait le monde entier,
Jusqu’à ce qu’il eût découvert un médecin pour le guérir.
Si Loégairé le vainqueur
Avait été vaincu dans un combat trop hardi,
Cùchulainn chercherait dans toute l’Irlande aux vertes prairies
La guérison du fils de Connad Mac Iliach.
Si c’était Celtchar aux trahisons
Qui fût tombé dans un long sommeil léthargique,
On verrait nuit et jour voyager,
Dans le pays des side, Cùchulainn.
Si c’était l’héroïque Furbaidé
Qui fût alité au loin,
Cùchulainn parcourrait le monde entier
Pour trouver le moyen de le sauver.
Ils sont morts les habitants du palais des side du sureau;
Leurs grands exploits ont pris fin.
Leur chien ne devance plus à la course les chiens des hommes,
Depuis que le sommeil s’est emparé de ce domaine des side.
Hélas ! la maladie me saisit,
A cause de Cùchulainn, chien du forgeron de Conchobar!
Le mal que je sens au coeur s’étend à mon corps tout entier.
Quand t’amènerai-je un médecin qui te guérisse !
Hélas ! la mort est dans mon coeur !
Une maladie arrête le guerrier qui en char traversait la plaine,
Et maintenant il ne va plus
Aux assemblées de Murthemné !
Pourquoi ne sort-il pas d’Emain?
C’est à cause de la side qui l’a quitté.
Ma voix s’affaiblit et meurt ;
Je suis trop malheureuse !
Mois, saison, année se sont écoulés,
Et chez lui le sommeil n’a pas repris son cours régulier,
Il n’y avait près de lui personne. Une douce parole
Ne s’est pas fait entendre à lui, ô Loeg, fils de Riangabair !
Loeg, fils de Riangabair ! hélas !
En vain tu as plusieurs fois visité le séjour des side ;
Tu tardes bien à en rapporter ici
La guérison du fils de Dechtiré.
[30.] Emer partit pour Emain, afin d’aller voir Cùchulainn. Elle s’assit dans la chambre où il était, et elle lui adressa la parole : « C’est pour toi, » lui dit-elle, « une honte de garder le lit par amour pour une femme ; la cause de ta maladie est que tu es resté au lit trop longtemps. » Et, après avoir causé avec lui, elle chanta un poème :
Lève-toi, héros des Ulates,
Réveille-toi bien portant et gai ;
Regarde le roi d’Ulster, vois combien il est grand !
Tu as assez longtemps dormi.
Regarde ses épaules brillantes,
Ses cornes à boire pleines de bière.
Voilà ses chars qui avancent dans la vallée ;
Regarde leur course sur le belliqueux échiquier.
Voilà ses puissants guerriers,
Voici ses femmes jeunes et douces;
Voilà ses rois en course de bataille,
Voici ses reines majestueuses.
Regarde comment débute l’hiver brillant,
Comment chaque heure apporte ses merveilles.
Vois, c’est pour toi que sont faits
Son froid, sa durée, sa terne atmosphère.
C’est un mal qu’un sommeil trop lourd ;
C’est l’affaiblissement qui suit la défaite.
Un sommeil trop long, c’est le lait à satiété,
C’est le lieutenant de la mort; de la mort il a toute la puissance.
Réveille-toi. Le sommeil, c’est la paix de l’homme ivre ;
Rejette-le avec une énergie vigoureuse.
J’ai beaucoup parlé, mais c’est un doux amour qui m’inspire.
Lève-toi, héros des Ulates !
Lève-toi, héros des Ulates.
Réveille-toi bien portant et gai.
Regarde le roi d’Ulster, vois combien il est grand !
Tu as assez longtemps dormi.
[31.] Quand elle eut chanté, Cùchulainn se leva, se passa la main sur le visage. Sa faiblesse et sa pesanteur avaient cessé. Il se leva donc et se mit à marcher. Il se rendit auprès du rocher où avaient eu lieu ses visions précédentes. Liban lui apparut de nouveau, lui parla et l’invita à venir au séjour des side. « Quel est l’endroit où se trouve Labraid? » demanda Cùchulainn. — « Je vais te l’expliquer, » répondit Liban. Et elle chanta :
Labraid habite sur les bords d’une mer pure,
Que fréquentent des troupes de femmes.
Tu arriveras sans fatigue dans ce pays,
Si d’abord Labraid en est prévenu.
Sa main hardie repousse le danger;
Cent fois je l’ai vu, et c’est pour cela que je le dis.
D’un splendide ton de pourpre
Sont les joues de Labraid.
II agite sa tête comme un loup dans la bataille
Devant les minces épées que le sang rougit.
Il brise les armes des ennemis impuissants ;
Il brise les boucliers qui abritent les guerriers.
Sa peau est toute oeil dans le combat ;
Sa poursuite est sans pitié.
Il est le premier de tous les soldats,
Seul il en tua plus de mille.
Labraid, le plus brave des guerriers, merveille de l’histoire,
Atteignit la terre d’Eochaid Iul, son ennemi.
Sa chevelure ressemblait à des baguettes d’or,
Son haleine avait l’odeur du vin.
Labraid, le plus merveilleux des héros, entreprend le combat;
Il est dur pour l’ennemi qui habite les contrées lointaines.
Courses de bateaux et de chevaux
Devant l’ile où est Labraid.
Il y a un guerrier qui a fait au delà des mers une multitude d’exploits :
C’est Labraid, le rapide manieur d’épée.
Cùchulainn, vaincu par lui, a été longtemps sans pouvoir combattre,
Car Labraid est le chef des side qui ont endormi le héros d’Ulster.
Ses chevaux ont à leurs colliers des freins d’or rouge.
Ces freins ne sont pas ses seuls bijoux.
Il y a un pilier d’argent et de verre,
Dans la maison que Labraid habite.
Labraid habite sur les bords d’une mer pure
Que fréquentent des troupes de femmes.
Tu arriveras sans fatigue dans ce pays
Si d’abord Labraid en est prévenu.
[32.] « Je n’irai pas dans ce pays sur l’invitation d’une femnae, » dit Cùchulainn. — « Que Loeg y aille, » répliqua Liban; « il verra tout. » — « Qu’il parte, » répondit Cùchulainn. Loeg se mit en route avec Liban. Ils passèrent par Mag-Luada, par Bile-Buada, par Oenach-Emna, et arrivèrent à Oenach-Fidga : ce fut là qu’ils trouvèrent Aed Abrat avec ses filles. Fand souhaita la bienvenue à Loeg : « Pourquoi, » demanda-t-elle, « Cùchulainn ne vient-il pas? » — « Il lui a déplu, » dit Loeg, d’accepter l’invitation d’une femme. » Et s’adressant à Labraid : « Il ne sait pas même si tu as entendu parler de lui. » — « C’est moi qui l’invite, » répondit Labraid; « qu’il se hâte de venir me trouver, car c’est aujourd’hui que se livre la bataille. »
[33.] Loeg retourna dans l’endroit où était Cùchulainn. Liban l’accompagnait. « Comment ton voyage s’est-il passé, Loeg? » demanda Cùchulainn. Loeg répondit : « Il faut que tu partes, car le combat aura lieu aujourd’hui même. » Et après avoir parlé ainsi, il chanta un poème :
Je suis allé en un clin d’oeil
Dans un pays merveilleux que je connaissais déjà.
J’ai atteint le monceau de pierres aux vingt bataillons,
J’y ai trouvé Labraid à la longue chevelure.
Je l’ai trouvé sur le monceau de pierres,
Assis; des milliers d’armes à l’entour.
Sur sa tête, de beaux cheveux blonds
Attachés à une pomme d’or.
Malgré le temps écoulé depuis ma dernière visite, il me reconnut
A mon manteau de pourpre cinq fois replié.
Il me dit : « Viendras-tu avec moi,
Dans la maison où est Failbé le Beau? »
Il y a dans la maison deux rois :
Failbé le beau et Labraid.
Trois fois cinquante guerriers entourent chacun d’eux ;
Malgré leur nombre, tous habitent la même maison.
A droite, cinquante lits,
Et dans ces lits autant de guerriers.
A gauche, cinquante lits,
Et dans chaque lit un guerrier.
Les lits ont des piliers ronds,
De belles colonnes bien dorées.
Ils sont éclairés par une chandelle,
Le chandelier est fait d’une pierre précieuse et brillante.
A la porte de l’ouest,
Du côté où se couche le soleil,
Il y a une troupe de chevaux gris à la crinière tachetée.
Et une autre troupe de chevaux au pelage rouge foncé.
A la porte de l’est, il y a
Trois arbres de verre pourpre,
Du haut desquels une troupe d’oiseaux fait retentir un chant doucement prolongé,
Aux oreilles des jeunes gens qui habitent la royale forteresse.
A la porte du château, il y a un arbre ;
De ses rameaux s’échappe une belle et harmonieuse musique.
C’est un arbre d’argent que le soleil éclaire;
Il brille autant que de l’or.
Il y a là trois fois cinquante arbres.
Tantôt leurs feuillages se touchent, tantôt ils ne se touchent pas.
Chaque arbre nourrit trois cents personnes,
De gland abondant et sans écorce.
Il y a une source dans le noble palais des side.
On y trouve aussi trois fois cinquante manteaux bigarrés,
Avec une broche d’or éclatante
Pour attacher chacun des manteaux bigarrés.
Là est une cuve de réjouissant hydromel,
A partager entre les habitants de la maison.
Elle ne s’épuise jamais; la coutume est établie
Qu’elle soit toute pleine à toujours.
Il y a une femme dans le noble palais ;
Elle ne ressemble pas aux femmes d’Irlande.
Quand elle sort, on voit sa chevelure blonde;
Elle est belle, elle a beaucoup de talents.
Les paroles qu’elle adresse à chacun
Ont un charme merveilleux.
Elle blesse tout homme au coeur,
Par l’amour qu’elle inspire.
La noble femme dit :
« Quel est ce valet que nous ne connaissons pas?
Viens un peu ici, si c’est toi
Qui es le valet du guerrier de Murthemné. »
Je me rendis à son appel lentement, bien lentement.
Je craignais pour mon honneur.
Elle me dit : « Vient-il ici,
Le fils unique de l’excellente Dechtiré? »
C’est un malheur que tu n’y sois point allé, ô Cùchulainn!
Chacun t’y demande.
Il faut que toi-même tu voies comment est faite
La grande maison que j’ai vue.
Si l’Irlande m’appartenait tout entière,
Avec la royauté suprême sur ses blonds habitants,
Je l’abandonnerais, — la tentation serait irrésistible —
J’irais habiter le pays où je suis allé.
Je suis allé en un clin d’oeil
Dans un pays que je connaissais déjà.
J’ai atteint le monceau de pierre aux vingt bataillons;
J’y ai trouvé Labraid à la longue chevelure.
[34.] « Tu me rapportes de bonnes nouvelles, » dit Cùchulainn. — « Oui, » reprit Loeg, « il faut partir et aller dans ce pays-là. Tout ce qu’on y trouve est bon. » Et alors Loeg continua de raconter les belles choses qu’il avait vues dans la demeure des side y il chanta :
J’ai vu une terre brillante et noble,
Où l’on ne dit ni mensonge ni injustice,
Là est un roi qui commande à une magnifique armée :
C’est Labraid, le rapide manieur d’épée.
Quand j’ai traversé Mag-Luada,
L’arbre sacré de la victoire m’est apparu.
Je me suis assis en Mag-Denna,
Près de deux serpents à double tète.
Liban m’a dit :
Dans l’endroit où je suis allé,
Ce serait un prodige bien doux pour moi,
Si, sous tes traits, Cùchulainn était venu ici.
Ce sont de jolies femmes ; par leurs victoires, elles ne font pas le malheur du vaincu,
Les filles d’Aed Abrat.
La beauté de Fand mérite une bruyante renommée;
Elle n’a jamais été égalée ni par reine ni par roi.
Je répéterai ce qu’on m’a dit :
C’est une fille d’Adam sans le péché.
La beauté de Fand en mon temps
N’a pas sa pareille.
J’ai vu des guerriers glorieux
Avec des armes tranchantes,
Des vêtements aux brillantes couleurs;
Ce n’étaient pas des vêtements de roturiers.
J’ai vu les femmes joyeuses au festin ;
J’ai vu la troupe des jeunes filles;
J’ai vu de beaux garçons
Se promener autour dé l’arbre de la colline.
J’ai vu dans la maison les musiciens
Jouant pour Fand.
Si je ne m’étais hâté d’en sortir,
J’aurais reçu une blessure — qui n’est pas cruelle.
J’ai vu la colline où s’élevait cette maison.
C’est une belle femme qu’Ethné Ingubé ;
Mais la femme dont je parle ici
Ferait perdre la raison à des armées entières.
J’ai vu une terre brillante et noble,
Où l’on ne dit ni mensonge ni injustice.
Là est un roi qui commande à une magnifique armée :
C’est Labraid le rapide manieur d’épée.
[35.] Cùchulainn partit avec Liban pour ce pays mystérieux. Il emmena avec lui sod char et son cocher. Il arriva avec Liban dans l’île. Labraid lui souhaita la bienvenue ; les femmes firent de même toutes ensemble. Fand souhaita séparément la bienvenue à Cùchulainn. « Qu’allons-nous faire? » demanda le héros. — « La réponse est facile, » répliqua Labraid ; « ce que nous ferons sera d’aller trouver l’ennemi. » Puis ils sortirent, s’approchèrent de l’armée ennemie et jetèrent les yeux sur elle : elle était innombrable, cette armée. « Va-t-en, » dit Cùchulainn à Labraid. Labraid partit et Cùchulainn resta seul en face de l’ennemi. Les deux corbeaux magiques annoncèrent sa présence. Les guerriers jetèrent un cri : « C’est probablement, » dirent-ils, « le héros grimaçant d’Irlande qui vient; voilà ce que nous annoncent les corbeaux. »
[36.] Les troupes armées arrivèrent en masses compactes; il ne restait pas une place vide dans le pays. Eochaid Iul alla se laver les mains à la source ; il était bon matin. Cùchulainn lui vit l’épaule dans le manteau ouvert et lui lança un javelot qui lui traversa le corps et qui, du même coup, tua trente-trois hommes. Puis il attaqua Senach l’endiablé, et, après un grand combat, il le tua. Labraid revint alors, et, devant lui, Cùchulainn continua le massacre. Labraid le pria de cesser le carnage. « Il est à craindre, » dit Loeg, « que le guerrier ne tourne sa fureur contre nous, car il ne s’est pas encore rassasié de combat. Il faut préparer trois cuves d’eau fraîche pour éteindre son ardeur. Quand il est dans la première cuve, l’eau devient tellement chaude qu’elle bout; quand il passe dans la seconde, la chaleur de l’eau est si grande que personne ne pourrait la supporter ; mais pour la troisième cuve, la température de l’eau y est supportable. »
[37.] Lorsque les femmes revirent Cùchulainn, Fand chanta :
Le héros majestueux qui s’avance en char sur la route,
Quoique sans barbe encore, quoique jeune.
Est beau, parcourant ainsi le pays dans sa course rapide,
Le soir, après l’assemblée de Fidga.
Le voile du navire qui l’amena ne résonnait pas de la musique des side ;
Il est couleur de sang.
Le chant qui murmure sourdement au-dessus de son char
Est celui qu’au-dessous de lui chantent les roues.
Les chevaux attelés à son char vigoureux
Ont longtemps fait attendre ma curiosité.
Nulle part on n’a trouvé des chevaux pareils ;
Ils sont plus rapides que le vent du printemps.
Cùchulainn jongle avec trente pommes d’or,
Qu’on voit passer et repasser devant son visage.
Nulle part on n’a trouvé un roi égal à lui,
Soit par la douceur, soit par la force.
Il y a sur chacune de ses deux joues
Des fossettes rouges comme le sang,
Des fossettes vertes, des fossettes bleues,
Des fossettes pourpres à la douce couleur.
Son oeil lance sept rayons de lumière;
On ment quand on dit qu’il est aveugle.
Son oeil noble est orné
D’un cil noir comme scarabée.
Il a sur la tête le digne guerrier. —
On l’a raconté dans toute l’Irlande; —
Il a des cheveux de trois couleurs différentes,
Ce jeune homme sans barbe.
Son épée, qui tranche et se rougit de sang,
A une poignée d’argent.
Son bouclier est orné de bosses d’or jaune
Et d’une bordure de laiton blanc.
Il marche à travers les guerriers dans le carnage ;
Il parcourt le champ de bataille au milieu du danger.
Parmi vos guerriers braves, il n’en est pas un
Qui puisse être comparé à Cùchulainn.
C’est Cùchulainn qui est venu ici,
C’est le jeune guerrier de Murthemné;
Et celles qui au bout de longtemps ont obtenu son arrivée
Ce sont les filles d’Aed Abrat.
Une pluie de sang longue et rouge,
Tombant à côté des arbres, est le signe de sa présence.
Superbe, orgueilleux, hautain, il fait pousser des gémissements,
Et malheur à celui contre lequel s’irrite le héros!
Le héros majestueux qui s’avance en char sur la route,
Quoique sans barbe encore, quoique jeune,
Est beau parcourant ainsi le pays dans sa course rapide.
Le soir, après l’assemblée de Fidga.
[38.] Après Fand, ce fut Liban qui souhaita la bienvenue à Cùchulainn. Elle chanta :
Salut à toi, Cùchulainn, sanglier royal aux heureux succès !
Grand prince de la plaine de Murthemné!
Tu as l’esprit grand, tu es l’honneur des guerriers qui triomphent dans les combats.
Coeur de héros, fort comme une pierre de fronde adroitement
lancée, rouge comme le sang dans ta colère,
Toujours prêt à combattre les ennemis des braves Ulates.
Ton beau teint a la couleur des yeux des jeunes femmes. Salut !
Salut à toi, Cùchulainn, sanglier royal aux heureux succès,
Grand prince de la plaine de Murthemné !
« Qu’as-tu fait ici depuis ton arrivée, ô Cùchulainn? demanda Liban. Cùchulainn répondit :
Lancé a été mon javelot
Dans la forteresse d’Eogan Inbir.
J’ignore si j’ai gagné le célèbre trésor
Qui devait être le prix de la victoire.
Ai-je réussi ou non dans le combat ?
En tout cas, je n’ai pas encore obtenu la récompense à laquelle j’ai droit.
J’ai lancé mon javelot, le brouillard m’a empêché de voir si je suis arrivé au but ;
Mais si un homme a été atteint, il n’est plus vivant aujourd’hui.
Une belle armée très rouge, aux chevaux nombreux,
Vint m’attaquer; l’attaque était de flanc.
C’étaient les gens de Manannan, fils de l’Océan ;
Eogan Inbir avait demandé leur aide.
Je dirigeai mon char autour d’eux comme je pus,
Et quand j’eus trouvé le point favorable,
Seul contre trois cents,
Je leur donnai la mort à tous.
J’ai entendu les gémissements d’Eochaid Iul ;
Mais quand ce sont des paroles d’amour que [veulent] prononcer les lèvres,
Vraiment, oui vraiment, des batailles ne doivent pas être
Le sujet des paroles alternativement lancées.
Lancé a été mon javelot
Dans la forteresse d’Eogan Inbir :
J’ignore si j’ai gagné le célèbre trésor
Qui devait être le prix de la victoire.
[39.] Cùchulainn épousa Fand et resta un mois en sa compagnie. Au bout du mois, il lui fit ses adieux. Elle lui dit : « Tu me donneras rendez-vous où tu voudras; j’irai. » Ils convinrent de se retrouver en Irlande, à Ibar-Cind-Trachta. Cela fut raconté à Emer. Emer se fit fabriquer des poignards pour tuer Fand. Elle vint, accompagnée de cinquante femmes, à l’endroit où Cùchulainn et Fand s’étaient donné rendez-vous. Cùchulainn et Loeg jouaient aux échecs, et ne firent pas attention aux femmes qui approchaient d’eux. Mais Fand aperçut les femmes ; elle dit à Loeg : « Regarde, Loeg, ce que je vois. » — « Qu’est-ce que c’est? » demanda Loeg. Il leva les yeux. Alors Fand chanta :
[40.] Regarde, Loeg. Derrière toi
Sont à t’écouter de belles femmes à la noble intelligence,
Avec des poignards bleus et pointus dans la main droite ;
De l’or couvre leurs poitrines aux belles formes.
On verra ce que feront les braves guerriers qui vont en char au combat.
Il est clair qu’Emer, fille de Forgall, a changé de manière.
Cùchulainn, s’adressant à Fand, chanta :
Ne crains pas, il ne t’arrivera rien du tout.
Tu viendras dans le char puissant,
Près du siège ensoleillé,
Devant moi-même.
Je saurai te dé fondre
Contre une multitude de femmes
Aux quatre coins de l’Ulster.
En vain la fille de Forgall menace.
Devant ses cinquante amies,
De faire acte de violence.
Certes, contre moi elle n’osera.
[41.] Cùchulainn continua en s’adressant à Emer :
Je recule devant toi
Comme on recule devant ses amis.
Quand je frappe
Du javelot dur, ma main n’est pas tremblante;
Mon poignard n’est guère mince,
Ni ma colère faible ou ses effets étroits.
Ma force est bien grande
Pour être contrainte à la retraite par la force d’une femme.
« Réponds-moi, » dit Emer. « Pour quelle raison m’as-tu déshonorée devant toutes les femmes d’Ulster, devant toutes les femmes d’Irlande et devant tous les gens d’honneur? Je suis venue ici en me cachant de toi, et j’ai pour moi une grande force. En effet, quelque grandes que soient les querelles que t’a faites ma fierté, certes, tu chercherais en vain contre moi une cause de divorce, quelques efforts que tu fisses. »
[42.] « Une question, Emer, » dit Cùchulainn « Quelle raison as-tu pour ne pas me laisser quelque temps en compagnie de Fand? Elle est pure, chaste, blanche, habile, égale à roi; elle a une multitude d’attraits, cette femme que les vagues ont apportée des régions situées au delà des mers immenses. Elle est belle et de noble naissance; elle sait broder et fait habilement les travaux des mains; elle est intelligente, elle a l’esprit mûr et ferme, elle possède quantité de chevaux et de vaches. Il n’y a rien sous le ciel qu’elle ne ferait pour son époux, pas d’engagement qu’elle ne tiendrait, quoi qu’elle eût promis. Quant à toi, Emer, tu ne trouveras pas de vainqueur aux belliqueuses cicatrices qui soit égal à moi. »
[43.] « Certes, » reprit Emer, « elle n’est pas meilleure que moi la femme à qui lu t’es attaché. Mais on trouve beau tout ce qui est rouge, blanc tout ce qui est nouveau, joli tout ce qui est étrange. Tout ce qui est accoutumé paraît amer, les absents ont tort, ce que l’on connaît ennuie, et on le quitte pour aller apprendre tout ce qu’on ne sait pas. mon ami, » continua-t-elle, « il fut un temps où j’étais en dignité près de toi, et je le serais encore si je te plaisais. » Sa douleur attrista Cùchulainn. « Sur ma parole, » dit-il, « tu me plais toujours et tu me plairas tant que tu vivras. »
[44.] « Je serai donc délaissée, » dit Fand. — « Il vaut mieux que ce soit moi, » répondit Emer. — « Non, » reprit Fand, « ce sera moi qui serai abandonnée : voilà longtemps que ce danger me menace. » Elle était accablée de douleur et de découragement. Elle ressentait une grande honte d’être répudiée et de retourner si lot chez elle. Son grand amour pour Cùchulainn devenait pour elle un supplice, et, pour exprimer son chagrin, elle chanta ce poème ci :
Moi je vais partir ;
C’est ce que je puis faire de mieux, mais c’est par force.
Quoique mon bonheur exige,
J’aimerais mieux rester.
Il me serait plus agréable de demeurer ici,
Sous ta douce autorité de mari,
Quelque étrange que je puisse te sembler,
Que de retourner dans la chambre d’Aed Abrat, mon père.
Emer! Cùchulainn t’appartient;
Il m’a quitté, ô heureuse femme !
Il m’est impossible de le posséder,
Et je ne puis m’empêcher de le regretter.
Beaucoup d’hommes ont demandé mon amour.
Tant à la maison qu’au désert.
J’ai repoussé leurs prières.
Car je suis honnête femme.
Quel malheur que d’aimer un homme
Qui ne fait pas attention à moi !
Mieux vaut m’en aller
Que de ne pas trouver un amour égal au mien.
Cinquante femmes sont venues ici,
Emer à la noble chevelure blonde !
Pour attaquer Fand, — ce n’était pas bien, —
Et pour la tuer misérablement.
J’ai trois fois cinquante
Femmes très belles et non mariées.
Elles m’appartiennent et habitent une forteresse ensemble.
Elles ne m’abandonneraient pas, moi.
Moi, je vais partir;
C’est ce que je puis faire de mieux, mais c’est par force.
Quoique mon honneur exige,
J’aimerais mieux rester.
[45.] Cependant Manannan vint à savoir ce qui se passait : il apprit que Fand, fille d’Aed Abrat, engagée dans une lutte inégale avec les femmes d’Ulster, était abandonnée par Cùchulainn. Il vint d’Orient chercher Fand ; il arriva près d’elle et personne ne le vit, sauf Fand seule. Saisie d’une grande jalousie et d’une tristesse profonde, Fand, en voyant Manannan, chanta un poème :
Regardez le fils des guerriers de l’Océan;
Il vient des plaines d’Eogan Inbir.
C’est Manannan. Sa beauté surpasse le monde entier.
Il fut un temps où il m’était bien cher!
J’ai aujourd’hui poussé un noble cri;
Mon coeur a fièrement cessé d’aimer le héros d’Ulster.
Il y a un chemin où l’amour nous conduit;
Le connaître ne sert à rien.
Le jour où le fils de l’Océan et moi nous nous trouvâmes ensemble
Dans une chambre de la forteresse d’Inber,
Nous crûmes tout de suite
Que jamais rien ne pourrait nous séparer.
Quand le majestueux Manannan m’emmena,
Je fus une épouse égale à lui.
Il n’a pas, en me prenant, supporté
Une perte au hasardeux jeu d’échec du mariage.
Quand le majestueux Manannan m’emmena,
Je fus une épouse égale à lui.
Un bracelet d’or que j’ai
Fut le cadeau dont il paya ma pudique rougeur.
J’avais sur la bruyère, hors de la maison,
Cinquante femmes aux multiples couleurs.
Je lui donnai cinquante hommes ;
Les cinquante femmes étaient sans défaut.
Ce n’est pas badinage : quatre fois cinquante
Étaient les habitants de notre unique maison,
Deux fois cinquante hommes heureux et bien portants,
Deux fois cinquante femmes belles et en bonne santé.
Je vois venir ici traversant l’Océan,
Invisible pour les sots qui m’entourent,
Le cavalier chevelu de la mer.
Il n’a pas besoin des vaisseaux des side.
Il est arrivé près de nous.
Seule, toi, ô side, tu vois,
Grâce à la supériorité de ton intelligence, le plus petit objet,
Quand même il serait loin de toi.
Mon malheur était inévitable,
Car les femmes n’ont guère de bon sens.
Le héros d’Ulster que j’ai tant aimé,
M’a livrée à l’injustice de mes ennemis.
dieu à toi, beau Cùchulainn !
Il est bien facile de te quitter ;
Puisque je n’atteins pas le but de mon désir,
La dignité me commande la retraite.
Le moment du départ est venu pour moi.
Il y a une personne contre laquelle ici
On a eu de grands torts,
Loeg, fils de Riangabair !
J’irai trouver mon véritable époux,
Afin qu’il ne fasse rien de contraire à ma volonté.
Pour que vous ne disiez pas que je m’enfuis en cachette,
S’il vous plaît, regardez !
Regardez le fils des guerriers de l’Océan ;
Il vient des plaines d’Eogan Inbir :
C’est Manannan. Sa beauté surpasse le monde entier.
Il fut un temps où il m’était bien cher!
[46.] Après avoir ainsi chaulé, Fand se leva et s’approcha de Manannan. Manannan lui souhaita la bienvenue et lui dit : « Eh bien! femme, attends-tu Cùchulainn maintenant, ou est-ce avec moi que tu viendras? » — « Sur ma parole, » répondit-elle, « il y a un de vous que je préférerais m’attacher comme époux; mais c’est avec toi que j’irai. Je n’attendrai pas Cùchulainn, car il m’a abandonnée; d’ailleurs, il n’y a pas à tes côtés une reine digne de toi; il y en a une près de Cùchulainn. »
[47.] Mais Cùchulainn, voyant Fand s’éloigner de lui et suivre Manannan, adressa la parole à Loeg : « Qu’est-ce que cela? » — « C’est facile à voir, » répondit Loeg ; « Fand part avec Manannan, fils de l’Océan, et la cause en est qu’elle ne te plaît pas. » Alors Cùchulainn fit trois sauts en l’air et trois sauts à droite du lieu appelé Luachair. Puis il resta longtemps sans boire ni manger, parcourant les montagnes ; il y dormait toutes les nuits sur le chemin de Mid-Luachair.
[48.] Emer alla voir le roi Conchobar à Emain et lui raconta dans quel état se trouvait Cùchulainn. Conchobar envoya des poètes, des savants et des druides d’Ulster, avec mission d’aller prendre Cùchulainn et de l’amener à Emain. Cùchulainn voulut les tuer. Mais ils chantèrent devant lui des paroles magiques, puis ils le prirent par les pieds et par les mains, et le bon sens lui revint. Alors il demanda à boire et à manger. Les druides lui donnèrent le breuvage d’oubli. Aussitôt qu’il l’eut bu, il oublia Fand et tout ce que cette side lui avait fait faire. Les druides donnèrent aussi le breuvage d’oubli à Emer; ils lui ôtèrent par ce moyen la jalousie, qui l’avait mise dans un état pareil à celui de son mari. Manannan agita son manteau entre Cùchulainn et Fand, pour empêcher à jamais entre eux toute rencontre.
[49.] L’apparition de ces side avait failli faire périr Cùchulainn. Car la puissance des démons était grande avant le christianisme ; elle était si grande que les démons, sous forme corporelle, livraient bataille aux hommes, et leur faisaient apparaître de mystérieuses beautés en leur persuadant qu’avec elles ils vivraient éternellement. Ce sont ces apparitions que les ignorants appelaient side et race des side.