Nous sommes au XIVe siècle, voici l’histoire du pont de Céret. A cette époque les deux rives du Tech étaient joints par un pont de bois régulièrement emporté par les crues de ce fleuve côtier si imprévisible. Il vint un jour aux cérétans une idée fort naturelle : faire un pont solide en maçonnerie; mais les rives du Tech étaient fort escarpées, à quelle endroit le construirait-on ? On manda les ingénieurs du pays qui, après une sérieuse inspection des lieux, déclarèrent le projet irréalisable.
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ToggleLe pont de Céret
L’un d’eux pourtant, après bien des hésitations, alléché par la grosse somme offerte, se chargea de l’entreprise et prit l’engagement de l’amener à bonne fin dans un an. Notre ingénieur dressa les plans, tandis que les habitants se mirent en mesure de réunir l’argent promis. Les travaux commencèrent et furent poussés rondement. Bientôt les deux culées se dressèrent au Grau d’Exala. Les charpentiers établissaient l’échafaudage de la voûte. Malheur ! Un gros orage survint qui fit déborder le fleuve de ses rives; les eaux emportèrent culées et échafaudages !
Les cérétans, très contrariés, crièrent après l’ingénieur qui, cependant, n’eu pas de peine à leur faire comprendre qu’il n’y avait pas de sa faute. Pour se remettre à l’ouvrage il demanda 5000 ducats de plus. Il est eut. Six mois après le pont enjambait le Tech avec son grand arc de pierre; en une semaine tout aller être fini. Les cérétans jubilaient et félicitaient l’ingénieur.
Tout à coup on entend un terrible et long craquement : les claies de l’échafaudage se rompent, la voûte s’écroule, plus de pont ! La colère des cérétans fut à son comble. Ils accusèrent l’ingénieur d’être l’auteur de tout le mal et lui signifièrent, par la bouche de leurs consuls, qu’il eu à relever le pont dans le délai de six mois, et cela sans nouvel appel à leur bourse, ou il le pendrai haut et court.
Le pauvre ingénieur se remit au travail; ce qu’il sua et trima Dieu seul le sait. Cependant le jour fixé, jour fatal, approchait. La veille tout allait bien (…) mais de larges nuages se traînaient sur les cimes du Boularic, puis descendent dans la vallée, un vent froid, rapide, violent, se précipite et tourne dans la plaine; le tonnerre gronde, les éclairs déchirent les nuages : c’est un orage, une tempête, une trombe d’eau !
Le fleuve descend à grand bruit, se gonfle, gorge les berges, emporte tout ce qui lui fait obstacle. Le pont de Céret n’est déjà plus ! L’ingénieur désespéré pris la fuite par les sentiers de montagne. Tout à coup une espèce d’homme, grand, maigre, sec, le saisit par le bras.
– « Où vas-tu ? »
– « Que t’importe; laisse-moi passer »
– « Je sais qui tu es et je veux te sauver »
– « Et toi, qui es-tu ? »
– « Que t’importe; laisses moi faire. Ce soir à minuit, le pont sera relevé; seulement je met une condition que tu me livreras le premier vivant qui le traversera. »
L’ingénieur tressailli de frayeur; reconstruire le pont en quelques heures ! Le Diable seul était capable d’un pareil effort.
– « Et bien que dis-tu de cela ? »
– « J’accepte », murmura l’ingénieur.
Aussitôt une forte odeur de soufre se répandit dans l’air et l’homme disparut; cet homme c’était bien le diable en personne.
Lui parti, l’ingénieur regagna furtivement sa demeure à la faveur des ténèbres. Là, il se mit à réfléchir sur son aventure. Que faire ? Vers onze heure, alors que tout reposait en silence de la nuit, il sortit de chez lui et se dirigea vers le Tech; il portait sur son dos un sac de toile dont le Diable lui-même n’aurait deviné le contenu. D’ailleurs celui-ci était fort occupé en ce moment. En effet, fidèle à la parole donnée, il travaillait avec ardeur à la reconstruction du pont, entassant les matériaux avec l’habileté d’un maître maçon. Notre ingénieur le vit et se blottit derrière un rocher de la rive.
Onze heure et demie ! La voûte maintenant se dessinait sous les pâles rayons de la lune qui venait de monter sur la crête de l’Albère. Minuit sonne ! Aussitôt notre ingénieur, qui s’était mis au bout du pont, ouvre le sac d’où s’échappe un chat noir dont la queue traîne une casserole en fer. Le Diable pose la dernière pierre, la clef de voûte; il la laisse échapper pour mettre la main sur ce premier passant, qu’il prend pour un chevalier faisant sonner son armure. « Trompé, trahi », s’écria t-il en saisissant le matou ! Et il disparut, laissant le pont inachevé.
Il est resté tel, car tout le savoir des ingénieurs n’a pu réussir à fixer la pierre qui manque.