Voici l’Immrama dit Voyage de Maeldun.
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ToggleVoyage de Maeldun
Il y avait une fois un homme célèbre chez les Eoganacht de Ninuss, c’est-à-dire chez les Eoganacht des Ara. Il s’appelait Ailill, on l’avait surnommé Tranchant-de-bataille. C’était un puissant guerrier, le héros de sa tribu et de sa famille. Une jeune religieuse, abbesse d’un monastère de nonnes, eut des rapports avec lui. Des deux naquit un homme distingué, Mael-Duin, fils d’Ailill.
Voici de quelle manière eurent lieu la conception et la naissance de ce Mael-Duin :
Un jour, le roi des Eoganacht alla en expédition dans un autre territoire, dans une autre province ; Ailill Tranchant-de-bataille l’accompagnait. Ils dételèrent et campèrent sur une colline. Il y avait une église de nonnes dans le voisinage de cette colline. A minuit, quand tout mouvement eut cessé dans le camp, Ailill vint à l’église. C’est à cette heure que sortit l’abbesse pour frapper la cloche et sonner matines. Ailill lui saisit les mains, la renversa et la viola. « Elle n’est pas belle ma situation, » dit la femme; « je vais avoir un enfant. De quelle famille es-tu, et quel est ton nom ? »
Le guerrier répond : « Je m’appelle Ailill Tranchant-de-bataille ; je suis des Eoganacht de Ninuss, dans le Munster septentrional. » Le roi retourna ensuite chez lui avec Ailill, il avait ravagé la contrée et fait des prisonniers. Peu après son retour dans son pays, Ailill fut tué par des pirates, qui brûlèrent sur lui l’église de Dubcluain. La religieuse, au bout de neuf mois, mit au monde un fils et lui donna le nom de Mael-Duin. L’enfant fut ensuite secrètement transporté auprès de la reine, amie de sa mère, et femme du roi [des Eoganacht]; il fut élevé par elle et elle lui dit qu’elle était sa mère.
Sa mère adoptive l’éleva avec les trois fils [qu’elle avait] du roi, dans un même berceau, sur le même sein, dans le même giron. Ses formes étaient belles; il est douteux qu’aucune créature de chair fût aussi accomplie que lui. Il grandit et devint un guerrier habile dans le métier des armes. Grand était son éclat, grandes sa fierté et son adresse aux jeux. Il surpassait chacun dans tous les jeux, soit qu’il lançât la balle, courût, sautât, jetât les pierres ou fît courir les chevaux ; bref il était victorieux dans tous ces exercices. Un jour, un guerrier, qui était jaloux de lui, lui dit emporté par la colère : « On ne connaît ni ton clan, ni ta famille, on ne sait qui sont ta mère ni ton père, toi qui l’emportes dans tous les exercices, que nous luttions sur terre ou sur mer, ou au jeu d’échecs. »
Mael-Duin se tut; jusqu’alors il avait pensé qu’il était fils du roi et de la reine, sa mère adoptive, puis il dit à celle-ci : « Je ne mangerai ni ne boirai, jusqu’à ce que tu m’aies appris quelle est ma mère et quel est mon père. »
« Pourquoi cette demande; » répondit-elle ?« n’accueille pas dans ton esprit les paroles des guerriers orgueilleux. C’est moi qui suis ta mère : sur la terre, il n’est pas d’être dont l’amour pour son fils soit plus fort que le mien pour toi. »
« C’est vrai, » reprit-il ; « néanmoins fais-moi connaître mes vrais parents. »
Sa mère adoptive l’emmena alors et le remit aux mains de sa mère; il pria sa mère de lui dire qui était son père.
« Sotte demande, » dit celle-ci! « Quand même tu saurais qui est ton père, tu n’auras de lui ni bien, ni bon accueil, car il y a longtemps qu’il est mort. »
« Je préfère le connaître, » répliqua-t-il, « quel qu’il soit. »
Sa mère lui dit alors la vérité : « Ailill Tranchant-de-bataille était ton père, il était des Eoganacht de Ninuss. » Mael-Duin alla ensuite dans le pays de son père prendre possession de son héritage; ses frères de lait étaient avec lui, c’étaient de beaux guerriers. Ses parents lui souhaitèrent bienvenue et lui firent bon accueil. Quelque temps après, nombre de guerriers se tenaient dans le cimetière de l’église de Dubcluain [et s’amusaient à] lancer des pierres. Le pied de Mael-Duin posait sur les [ruines] incendiées de l’église contre laquelle il lançait des pierres. Un homme à la langue de poison, un des vassaux de l’église, nommé Briccné, dit à Mael-Duin : « Il vaudrait mieux pour toi venger l’homme qui a été brûlé ici que de lancer des pierres sur ses ossements décharnés et brûlés. »
« Qui est cet homme? » dit Mael-Duin.
« C’est Ailill, ton père. »
« Qui l’a tué? »
Briccné : « Des brigands de Leix, et c’est ici qu’ils l’ont tué. » Mael lâcha la pierre [qu’il tenait], s’enveloppa tout armé dans son manteau, et fut triste de ce qu’on lui avait dit. Puis il demanda la route pour aller à Leix, les sages lui dirent qu’il n’y en avait d’autre que la mer.
Mael se rendit alors à Corcomroe demander à un druide qui demeurait là, ses charmes, sa bénédiction, pour commencer la construction d’un navire; Nuca était le nom du druide, et c’est de lui que Boirend Nuca a pris son nom. Il indiqua à Mael-Duin le jour [où devait commencer] la construction du navire et le chiffre de l’équipage qui serait de dix-sept hommes (ou de soixante, suivant beaucoup d’autres auteurs); il l’avertit, en outre, de ne pas augmenter ou diminuer ce chiffre, et il lui indiqua le jour où il devrait prendre la mer.
Mael-Duin construisit donc un navire à trois peaux , et [ses compagnons] furent prêts à y entrer avec lui. Parmi eux se trouvaient Germain et Diuran le Poète.
Mael-Duiu et ses compagnons prirent donc la mer le jour que lui avait fixé le druide. Ils s’étaient un peu éloignés de terre après avoir dressé la voile, quand arrivèrent dans le port les trois frères de lait de Mael-Duin, fils de son père et de sa mère adoptifs; ils lui crièrent de revenir en arrière afin [qu’ils pussent] aller avec lui. « Retournez chez vous, » dit Mael-Duin ; « quand bien même nous reviendrions en arrière, je ne prendrai avec moi que ceux qui sont ici [dans le navire]. » — « Nous te suivrons dans la mer et nous serons noyés si tu ne viens pas à nous. »
Ils se jetèrent ensuite tous trois dans la mer et nagèrent loin de terre. A cette vue, Mael-Duin retourna vers eux de peur qu’ils ne se noyassent et les prit dans son vaisseau.
[I. — Mael-Duin trouve les meurtriers dans une île, mais, avant de pouvoir les châtier, il est repoussé dans l’Océan par une tempête.]
Ce jour-là, ils naviguèrent jusqu’au soir, et pendant la nuit jusqu’à minuit ; ils rencontrèrent alors deux petites îles dénudées avec deux châteaux, et ils entendirent les cris et les paroles d’hommes ivres qui étaient dans ces châteaux; c’étaient des guerriers qui se vantaient. Et voici ce qu’un d’eux disait à un autre : « Cède-moi ; ma vaillance l’emporte sur la tienne, car c’est moi qui ai tué Ailill Tranchant-de-bataille, et brûlé sur lui l’église de Dubcluain; cependant je n’ai jamais depuis éprouvé aucun mal de la part de sa famille ; toi, tu n’as jamais rien fait de pareil. »
« La victoire est dans nos mains, » s’écrièrent Germain et Diuran le poète; « Dieu nous a menés ici tout droit, c’est lui qui a guidé notre vaisseau. Allons et détruisons ces deux châteaux, puisque Dieu nous y a révélé nos ennemis. »
Au moment où ils prononçaient ces mots, un grand vent fondit sur eux et les poussa toute la nuit jusqu’au matin. Et le lendemain, ils ne virent ni terre ni sol, et ils ne surent de quel côté ils allaient. Alors Mael-Duin prononça ces paroles : « Laissons le navire sans direction et que Dieu le porte où il lui plaira. »
Ils entrèrent ensuite dans l’Océan immense, illimité, et Mael dit à ses frères de lait : « C’est vous qui avez causé tout ceci en vous précipitant dans ce navire malgré la parole du magicien, du druide ; il nous avait dit que le nombre d’hommes embarqués ne devrait pas dépasser celui que nous avions avant votre arrivée. »
Ils ne lui donnèrent aucune réponse, mais demeurèrent silencieux un peu de temps.
[II. — L’île des fourmis énormes.]
Ils furent trois jours et trois nuits sans voir une terre quelconque. Le matin du troisième jour, ils entendirent un bruit au nord-est. « C’est le bruit de la vague contre le rivage, » dit Germain. Quand vint l’aube, ils touchèrent terre. Comme ils tiraient au sort pour savoir qui d’entre eux débarquerait, voici qu’arrive un grand essaim de fourmis, chacune de la taille d’un poulain, [se dirigeant] vers eux sur le rivage et dans la mer. Ce qu’elles voulaient, c’était les manger avec leur navire. Ils furent trois autres jours et trois nuits sans voir une terre quelconque.
[III. — L’île des grands oiseaux.]
Le matin du troisième jour, ils entendirent le bruit de la vague frappant le rivage, et, à l’aube, ils aperçurent une île élevée, étendue, entourée de terrasses (?). Les terrasses allaient en s’abaissant ; autour de chacune d’elles était une rangée d’arbres, et sur ces arbres il y avait une foule de grands oiseaux. Ils tinrent conseil pour savoir qui débarquerait pour visiter l’île et [s’assurer si] les oiseaux n’étaient pas dangereux. « C’est moi qui irai. » dit Mael-Duin. Il débarqua, explora l’île et n’y trouva rien de mauvais. Mael-Duin et ses compagnons se rassasièrent d’oiseaux, et en emportèrent d’autres dans leur navire.
[IV. — Le cheval monstrueux .]
Ils furent ensuite sur mer trois jours et trois nuits. Le matin du quatrième jour, ils aperçurent une autre île, grande; son sol était sablonneux. Comme ils atteignaient le rivage de l’île, ils virent une bête semblable à un cheval. Elle avait les pattes d’un chien, avec des sabots durs et tranchants. Grande fut sa joie à leur vue, et elle fut prise d’un grand appétit en leur présence, car elle désirait les manger avec leur vaisseau . « Elle ne serait pas fâchée de nous rejoindre, » dit Mael-Duin ; « fuyons cette île. » Ainsi firent-ils, et quand la bête s’aperçut de leur fuite, elle courut sur le rivage, fouilla le sol avec ses sabots tranchants et leur lança [des pierres]; ils se hâtèrent de lui échapper.
[V. — La course des démons.]
Ils naviguèrent longtemps, et ils aperçurent une grande île plate devant eux. Le mauvais sort d’aller visiter cette île tomba sur Germain. « Nous irons ensemble, » dit Diuran le Poète ; « mais une autre fois, tu m’accompagneras si c’est mon tour d’aller en reconnaissance. » Ils allèrent donc tous deux dans l’île. Grandes étaient son étendue et sa largeur; ils virent une longue et vaste pelouse et d’énormes empreintes de sabots de cheval. Aussi large qu’une voile de navire était l’empreinte du sabot de chaque cheval ; ils virent aussi des coquilles de noix grandes comme des *** et aperçurent de grands débris d’un festin [de chair] humaine.
Épouvantés à cet aspect, ils appelèrent à eux leurs compagnons pour leur faire voir ce spectacle. Ceux-ci furent aussi effrayés à cette vue, et tous, le plus vite possible et en toute hâte, regagnèrent le vaisseau .
Ils s’étaient de peu éloignés de terre quand ils aperçurent sur la mer, [se dirigeant] vers l’île, une grande multitude de gens qui firent une course de chevaux, après avoir atteint la pelouse de l’île. Chaque cheval était plus rapide que le vent ; les hommes criaient et parlaient très haut; Mael-Duin entendit les coups de cravache, et comprit ce que disait chacun de ceux qui prenaient part à la course : « Amenez le cheval gris ! » « Ici le cheval brun ! » « Amenez le cheval blanc ! » « Mon cheval est plus rapide ! » « Le mien saute mieux ! » Quand Mael-Duin et ses compagnons entendirent ces paroles, ils se sauvèrent de toutes leurs forces, car il était clair pour eux que c’était une réunion de démons qu’ils voyaient.
[VI. — La maison du saumon.]
Après avoir navigué une semaine entière, ayant faim et soif, ils aperçurent une île grande, élevée, et une maison sur le rivage de la mer. Une porte de la maison donnait sur la plaine dans l’intérieur de l’île, et l’autre porte sur la mer; et cette porte était fermée par une pierre. Cette pierre avait un trou à travers lequel les vagues de la mer poussaient le saumon au milieu de la maison. Ils entrèrent dans cette maison et n’y trouvèrent personne. Ils virent ensuite un lit dressé pour le propriétaire de la maison, et des lits pour trois personnes de la maison, de quoi manger pour trois personnes devant chaque lit, un pot de verre avec de la bonne bière devant chaque lit, et une coupe de verre devant chaque pot. Ils prirent pour leur repas ces mets et cette bière, et rendirent grâce à Dieu tout puissant qui les avait sauvés de la famine.
[VII. — Les fruits merveilleux.]
En quittant cette île, ils furent longtemps à naviguer sans nourriture, souffrant la faim, jusqu’à ce qu’ils trouvassent une île entourée de grandes falaises sur toutes les faces; et dans cette île était une forêt longue et étroite ; grandes étaient sa longueur et son étroitesse. — Mael-Duin prit dans sa main une baguette quand il eut atteint ce bois en naviguant à côté. Trois jours et trois nuits la baguette fut dans ses mains pendant que le navire sous ses voiles côtoyait [la falaise], et le troisième jour il trouva une grappe de trois pommes au bout de la baguette. Chaque pomme les rassasia pendant quarante nuits.
[VIII. — Tours de force de la bête de l’île.]
Ils trouvèrent ensuite une autre île avec une enceinte de pierres autour d’elle. Quand ils approchèrent, une bête énorme apparut dans cette île et courut tout autour. Mael-Duin la trouva plus rapide que le vent. Elle courut ensuite au sommet de l’île et se dressa le corps tout droit, la tête en bas et les jambes en l’air; voici comment elle faisait : tantôt elle tournait dans sa peau ; la chair et les os tournaient, mais la peau à l’extérieur était sans mouvement ; — tantôt, au contraire, la peau à l’extérieur tournait comme un moulin, tandis que les os et la chair restaient immobiles.
Après avoir demeuré longtemps dans cette position, [la bête] se redressa et courut autour de l’île comme elle avait fait tout d’abord ; puis elle retourna à la même place et cette fois la partie inférieure de sa peau restait en repos et la partie supérieure tournait comme une meule. Tel était son exercice quand elle courait tout autour de l’île. Mael-Duin et sa troupe s’enfuirent de toutes leurs forces. La bête vit leur fuite et courut sur le rivage pour les saisir ; elle se mit à les attaquer, elle les atteignit et les frappa avec les pierres du port. Une pierre tomba dans le vaisseau, traversa le bouclier de Mael-Duin et arriva à la quille (?) du navire.
[IX. — Les combats de chevaux.]
Peu de temps après, ils trouvèrent une autre île haute et belle avec nombre de grands animaux semblables à des chevaux. Chacun d’eux prenait un morceau du flanc d’un autre et emportait la chair avec la peau, de sorte que des torrents de sang pourpre jaillissaient de leurs flancs et que la terre en était remplie. Aussi Mael-Duin et ses compagnons abandonnèrent-ils cette île, rapidement, impétueusement, à la hâte, affligés, gémissants, épuisés; et ils ne savaient dans quelle partie du monde ils iraient ni en quel lieu sur terre ils trouveraient assistance.
[X. — Les bêtes de feu et les pommes d’or.]
Ils atteignirent une autre grande île après avoir souffert la faim et la soif, affligés, gémissants, ayant perdu tout espoir de secours. Il y avait beaucoup d’arbres dans cette île; ils étaient à fruits, ils portaient des pommes d’or. Des animaux rouges semblables à des porcs étaient sous ces arbres. Ils allaient auprès de ces arbres, les frappaient avec leurs pattes de derrière, en sorte que les pommes tombaient et qu’ils les mangeaient. Telle était leur occupation depuis le matin jusqu’au coucher du soleil; mais du coucher du soleil au matin, ils ne paraissaient pas et restaient dans des cavernes. Tout autour de l’île de nombreux oiseaux nageaient sur les vagues. Depuis matines jusqu’à nones, ils nageaient [en s’éloignant] de plus en plus de l’île; mais depuis nones jusqu’à vêpres ils se rapprochaient de plus en plus de l’île et ils l’atteignaient après le coucher du soleil. — Ils pelaient ensuite les pommes et les mangeaient. « Allons dans l’île où sont les oiseaux, » dit Mael-Duin ; « ce n’est pas plus difficile pour nous que pour les oiseaux. » L’un d’eux alla visiter l’île, et, à terre, il appela à l’aide ses compagnons. Le sol était brûlant sous leurs pieds, et ils ne purent demeurer là à cause de la chaleur, car c’était une terre de feu et les animaux [cachés dans les cavernes] échauffaient le sol au-dessus d’eux. Ils emportèrent avec eux quelques pommes qu’ils mangèrent dans leur navire. Au point du jour, les oiseaux quittèrent l’île pour nager sur la mer, les bêtes de feu dressèrent leurs têtes hors des cavernes et mangèrent les pommes jusqu’au coucher du soleil. Quand elles furent rentrées dans leurs retraites, les oiseaux vinrent à leur place manger les pommes. Mael-Duin vint alors avec ses compagnons, ils cueillirent ce qu’il y avait de pommes cette nuit-là, et, grâce à elles, se préservèrent de la faim et de la soif. Ils chargèrent leur navire de ces pommes qui leur plaisaient fort et reprirent la mer de nouveau.
[XI. — Le château gardé par le chat.]
Les pommes vinrent à manquer, et la faim et la soif furent grandes; leurs bouches et leurs nez étaient pleins de l’amertume de la mer. Ils aperçurent alors une île peu grande, sur elle une forteresse et autour un mur blanc élevé comme s’il avait été fait de chaux vive de manière à ne former qu’un seul bloc. La hauteur du mur était grande, il touchait aux nuages. La forteresse était ouverte. Autour des remparts étaient de grandes maisons blanches comme la neige. Ils entrèrent dans la plus grande des maisons et n’y trouvèrent personne si ce n’est au milieu un petit chat qui jouait sur les quatre piliers de pierre qui se trouvaient là. Il sautait d’un pilier à l’autre ; il regarda un peu les hommes et ne cessa pas son jeu. Ils virent ensuite trois rangées dans la muraille faisant le tour d’une porte à l’autre. La première rangée consistait en broches d’or et d’argent dont les pointes étaient fixées dans la muraille. La seconde rangée était formée de colliers d’or et d’argent, [grands] chacun comme les cercles d’un tonneau. Dans la troisième rangée on voyait de grands glaives aux poignées d’or et d’argent. Les chambres étaient remplies de couvertures blanches et de vêtements brillants. Du bœuf rôti et du porc salé [se trouvait] sur le sol, ainsi que de grands pots d’une bière délicieuse et enivrante. « Est-ce pour nous que cela a été laissé ? » dit Mael-Duin au chat. Celui-ci les regarda soudainement et continua ses jeux. Mael-Duin reconnut ainsi que c’était pour eux qu’était préparé le repas. Ils mangèrent donc, burent et dormirent. Ils mirent les restes (?) de la bière dans les pots et resserrèrent les débris de la nourriture. Lorsqu’ils furent prêts à partir, un des trois frères de lait de Mael-Duin dit à ce dernier : « Emporterai-je avec moi un de ces colliers? » — « Non pas! » répondit Mael-Duin, « la maison n’est pas sans gardien. » Son frère de lait emporta cependant le collier jusqu’au milieu de la maison, mais le chat le suivait, et, sautant sur lui comme une flèche de feu, le brûla au point de le réduire en cendres ; puis il retourna de nouveau sur ses piliers. Mael-Duin adoucit le chat avec des paroles, remit le collier en sa place, nettoya le sol de la maison des cendres et les jeta sur les falaises de la mer.
Ils retournèrent ensuite dans leur vaisseau remerciant et glorifiant le Seigneur.
[XII. — L’île des changements de couleur.]
Le matin du troisième jour qui suivit, ils aperçurent une autre île avec une palissade de cuivre qui la partageait en son milieu, et ils virent là de grands troupeaux de moutons : ici, un troupeau noir d’un côté de la palissade; là, un troupeau blanc de l’autre côté. Ils virent aussi un homme de grande taille en train de séparer les moutons. Quand il lançait un mouton blanc par dessus la palissade du côté du troupeau noir, ce mouton devenait noir à l’instant. Quand il jetait de l’autre côté un mouton noir, celui-ci devenait blanc aussitôt. Mael et ses compagnons furent dans une grande frayeur à la vue de ce prodige. « Il serait bon », dit Mael-Duin, « de jeter deux baguettes dans cette île. Si elles changent de couleur nous en changerons aussi si nous allons dans l’île. » Ils jetèrent alors une baguette à l’écorce noire du côté où étaient les [moutons] blancs et elle blanchit aussitôt. Ils jetèrent ensuite une baguette blanche écorcée, du côté où étaient les [moutons] noirs, et elle devint noire aussitôt.
« L’expérience n’a pas été heureuse (?), » dit Mael-Duin, n’allons pas dans l’île. Certainement il n’en adviendrait pas mieux de notre couleur que de celle des baguettes. »
Ils s’éloignèrent de l’île avec terreur.
[XIII. — L’île des porcs énormes et des veaux monstrueux.]
Trois jours après ils aperçurent une autre île, grande, étendue et, sur elle, un beau troupeau de porcs. Ils tuèrent un petit porc du troupeau. Ils ne pouvaient le transporter pour le cuire, et ils vinrent tous autour de lui. Ils le rôtirent et l’emportèrent dans leur vaisseau.
Ils virent ensuite une grande montagne dans cette île et décidèrent d’y aller, voulant, du haut, contempler l’île. Diuran le Poète et Germain partirent alors pour visiter la montagne ; ils rencontrèrent une rivière large mais peu profonde. Germain trempa dans la rivière le bout de sa lance qui fut détruit aussitôt, comme si le feu l’eût brûlé. Ils n’allèrent pas plus loin. Et ils virent couchés de l’autre côté de la rivière de grands bœufs sans cornes et un géant assis à côté d’eux. Germain frappa le bois [de sa lance] contre son bouclier pour effrayer les bœufs. « Pourquoi effrayer les veaux stupides, » dit le grand berger. — « En quel endroit sont les mères de ces veaux ? » demanda Germain. — « Elles sont de l’autre côté de cette montagne-ci, » répondit le géant. Ils retournèrent vers leurs compagnons et leur racontèrent cette histoire. Ils partirent ensuit.
[XIV. — Le moulin effrayant.]
Peu après, ils trouvèrent une île et un moulin grand, affreux, avec un meunier querelleur, hideux. Ils lui demandèrent : « Quel est ce moulin ?» — « Comment! » répondit-il, « il faut être bien ignorant pour m’adresser cette question ; vous ne le savez donc pas? » — « Non certes ! » répondirent-ils. — « La moitié du grain de votre pays est moulue ici. Tout ce qui cause plainte et murmure est moulu en ce moulin. » Là-dessus ils virent des charges lourdes, innombrables, sur des chevaux et des hommes [entrer] dans le moulin et en ressortir; mais tout ce qui était transporté au dehors allait du côté de l’ouest. Ils demandèrent de nouveau quel était le nom du moulin. — « Le moulin d’Imber TreGenand, » dit le meunier.
Ils se signèrent du signe de la croix du Christ après avoir entendu et vu tout cela. Ils reprirent le chemin de leur vaisseau.
[XV. — Vile des pleureurs noirs.]
Après avoir quitté l’île du moulin, ils trouvèrent une grande île où il y avait une grande troupe d’hommes. Ils étaient noirs de corps et de vêtements. Ils avaient des résilles autour de leurs têtes et ne cessaient de gémir. Le mauvais sort d’aller dans l’île tomba sur un des deux frères de lait de Mael-Duin. Quand il fut arrivé auprès des hommes qui se lamentaient, il devint aussitôt noir comme eux et se prit à se lamenter avec eux. Deux hommes furent envoyés pour le retirer de là, ils ne le reconnurent pas parmi ses compagnons et se mirent eux aussi à gémir. Mael-Duin s’écria : « Que quatre de vous aillent avec leurs armes et m’amènent les hommes par force ; ne regardez ni à terre ni en l’air, ramenez vos vêtements sur votre nez et sur votre bouche, ne respirez pas l’air de la terre et ne fixez vos yeux que sur vos compagnons. » Ils firent ainsi. Ils allèrent tous les quatre et ramenèrent par force les deux autres. Quand on leur demanda ce qu’ils avaient vu dans cette terre, ils répondirent : « Nous ne savons, mais ce que nous avons vu [faire], nous l’avons fait. » Ils s’éloignèrent promptement de l’île.
[XVI. — L’île partagée en quatre.]
Ils arrivèrent ensuite à une autre île; elle était haute et divisée en quatre sections par quatre palissades; la première palissade était d’or, la deuxième d’argent, la troisième de cuivre, la quatrième de verre. Des rois étaient dans la quatrième section, des reines dans la troisième, des guerriers dans la seconde, et des jeunes filles dans la première. Une jeune fille vint vers Mael et ses compagnons, les invita (?) à descendre à terre et leur donna à manger. Ce qu’elle donna leur parut ressembler à du fromage et chacun y trouvait la saveur qu’il désirait. Ils se partagèrent le breuvage contenu dans un petit pot; si bien que, devenus ivres, ils dormirent trois jours et trois nuits. La jeune fille prit soin d’eux pendant tout ce temps. Le troisième jour, quand ils s’éveillèrent, ils étaient sur mer dans leur vaisseau. Ils ne virent plus ni île, ni jeune fille. Ils poursuivirent leur navigation.
[XVII. — Le pont magique et la jolie hôtesse.]
Ils trouvèrent une autre île qui n’était pas grande. Il y avait dans cette île une forteresse ; la porte était de bronze, les ferrements aussi. Un pont de verre [se trouvait] devant la porte. Ils montèrent plusieurs fois sur ce pont, mais chaque fois ils retombèrent en arrière. Ils virent une femme sortir du château, un seau à la main. Elle souleva une dalle de verre à la partie inférieure du pont; emplit le seau à la source qui était sous le pont et revint dans le château.
« Voici une ménagère pour Mael-Duin! » dit Germain. — « Oui, vraiment, pour Mael-Duin! » dit-elle en fermant la porte derrière elle. Ils frappèrent alors les ferrements de bronze et le filet (?) de bronze qui étaient devant eux. Le bruit qu’ils firent fut un chant mélodieux et suave; puis ils tombèrent endormis jusqu’au lendemain matin. Quand ils s’éveillèrent, ils aperçurent la même femme hors du château, le seau à la main, puisant sous la même dalle, « Voici une ménagère qui vient pour Mael-Duin, » dit Germain. — « Mael-Duin est merveilleusement estimable à mes yeux, » dit-elle en fermant la clôture du château derrière elle. La même musique les fit dormir jusqu’au lendemain. Il en fut ainsi trois jours et trois nuits. Le quatrième jour la femme vint à eux. Elle était belle : un manteau blanc l’enveloppait; un cercle d’or ceignait ses cheveux dorés; elle avait des sandales d’argent à ses pieds roses; une broche d’argent avec des boutons d’or sur son manteau; et une chemise membraneuse (sic) de soie sur sa peau blanche.
« Bienvenue à toi, Mael-Duin ! » dit-elle; puis elle prit à part chaque homme et le nomma par son propre nom. « Il y a longtemps qu’on prévoit et qu’on sait votre arrivée ici, » reprit-elle.
Elle les emmena ensuite dans une grande maison, dans le voisinage de la mer, et tira leur vaisseau à terre. Ils virent devant eux dans la maison un lit pour Mael-Duin seul, et un lit pour ses hommes trois par trois. Elle leur donna dans un panier un mets semblable à du fromage ou à du tath. Elle en donna une portion à chaque [groupe] de trois hommes. Et chacun trouvait en ce mets la saveur qu’il désirait. Puis la femme servit Mael-Duin à part. Elle emplit le vase à la même fontaine, leur distribua [l’eau par groupes] de trois. Elles sut quand ils en eurent suffisamment et cessa de leur en donner. « Voici une femme comme il en faut à Mael-Duin, » se dirent-ils entre eux. Elle les quitta alors avec son vase unique et son seau. Les hommes dirent à Mael-Duin : « Lui parlerons-nous pour savoir si elle dormira avec toi? »
« Que perdrez-vous à lui parler? » dit Mael. Elle revint le lendemain. Ils lui dirent : « Voudrais-tu faire amitié avec Mael-Duin et dormir avec lui? Pourquoi ne pas reposer [avec lui] la nuit? » Elle répondit qu’elle ne savait ce que c’était le péché, et elle retourna chez elle. Le lendemain, elle vint à la même heure et les servit, et quand ils eurent bu et mangé à leur souhait, elle leur redit les mêmes paroles. « Demain malin, » ajouta-t-elle, « une réponse à ce sujet vous sera donnée. » Elle rentra chez elle et ils dormirent sur leurs lits. Quand ils se réveillèrent, ils étaient dans leur navire, près d’un rocher, et ils ne virent plus ni île, ni château, ni femme, ni l’endroit où ils étaient auparavant.
[XVIII — L’île des oiseaux chanteurs.]
En quittant ce lieu, ils entendirent au nord-est une voix puissante et un chant, comme si on eût chanté les psaumes. Cette nuit-là, et le jour suivant, jusqu’à nones, ils naviguèrent sans savoir quelle était cette voix ni quel était ce chant. Ils virent une île élevée, montagneuse, remplie d’oiseaux noirs, bruns, tachetés, criant et parlant (sic) très fort.
[XIX. — Vile du pèlerin solitaire.]
Ils naviguèrent un peu à partir de cette île, et trouvèrent une autre île qui était peu grande. Là étaient de nombreux arbres et sur ceux-ci de nombreux oiseaux. Et ils virent ensuite un homme dans cette île ; il n’avait pour tout vêtement que sa chevelure. Ils lui demandèrent qui il était et de qui il tenait son origine. « Des hommes d’Irlande, » répondit-il. « J’allai en pèlerinage dans une petite barque ; mon esquif se brisa sous moi comme j’étais peu éloigné de terre. Je retournai à terre, je mis sous mes pieds une motte du sol natal et m’élevai sur mer. Le Seigneur affermit ici pour moi cette motte de terre. Depuis lors, Dieu augmente son étendue d’un pied chaque année, et chaque année un arbre y pousse. Les oiseaux que vous voyez dans les arbres sont les âmes de mes enfants et de ma famille, soit femmes, soit hommes; ils sont là attendant le jour du Jugement. Dieu m’a donné la moitié d’un pain, une tranche de poisson et l’eau de la source. Cela me vient chaque jour par le ministère des anges. A l’heure de nones, une autre moitié de pain et une tranche de poisson vient pour chacun de ces hommes et de ces femmes-ci, avec de l’eau de la source suffisamment pour chacun. »
Après avoir reçu l’hospitalité trois jours pleins, ils firent leurs adieux au pèlerin qui leur dit : « Vous atteindrez tous votre pays, à l’exception d’un seul. »
[XX. — L’île à la fontaine merveilleuse.]
Trois jours après, ils trouvèrent une autre île entourée d’un mur d’or, dont la base était blanche comme du duvet. Et ils virent là un homme qui avait pour vêtements les cheveux de son propre corps. Ils lui demandèrent alors de quels aliments il se soutenait. Il répondit : « I1 y a une source dans cette île. Le vendredi et le mercredi elle donne du petit lait ou de l’eau ; mais les dimanches et aux fêtes des martyrs, elle verse du bon lait. Aux fêtes des apôtres, de la Vierge, de saint Jean-Baptiste et autres solennités, elle donne de la bière et du vin. A none, le Seigneur envoie à chaque homme la moitié d’un pain, une portion de poisson; et tous boivent leur compte de la liqueur fournie par la fontaine de l’île ; puis ils tombent dans un profond sommeil qui dure jusqu’au lendemain matin. » Après qu’ils eurent reçu l’hospitalité trois jours, le clerc leur ordonna de partir. Ils se remirent en route et prirent congé de lui.
[XXI. — L’île des forgerons terribles.]
Après être restés longtemps à voyager sur les vagues, ils virent au loin une île et, en s’approchant, ouïrent le tapage de trois ou quatre forgerons en train de frapper une masse sur l’enclume avec des marteaux. En s’approchant encore plus, ils entendirent un homme demander à un autre : « Sont-ils proches? » — « Oui, » répondit l’autre. Le premier reprit : « Qui sont ceux qui viennent ici? » — « Ils semblent de petits garçons dans une petite barque. » Quand Mael-Duin eut entendu la conversation des forgerons, il dit [à ses compagnons] : « Rebroussons chemin, et que le vaisseau ne vire pas ; laissons la poupe en tête pour qu’ils ne s’aperçoivent pas de notre fuite. »
Ils naviguèrent donc, la poupe du vaisseau en avant. Le même homme dans la forge demanda de nouveau : « Approchent-ils du port, maintenant? »
— « Ils sont immobiles, » répondit l’observateur; « ils n’avancent ni ne reculent. » Peu après, le premier demanda encore : « Que font-ils maintenant? » « Il me semble, » répondit l’observateur, « qu’ils vont à reculons, car ils paraissent maintenant plus loin du port que tout à l’heure. » Le forgeron sortit alors de sa forge, tenant en main, avec les pinces, une énorme masse [de fer], et il la lança dans la mer après le vaisseau, en sorte que toute la mer fut en ébullition; mais il n’atteignit pas [son but], car ils s’enfuirent de toutes leurs forces de combats (sic), rapidement, à la hâte, dans l’Océan immense.
[XXII. — La mer de cristal.]
Ils naviguèrent ensuite et arrivèrent dans une mer semblable à du cristal vert. Sa transparence était telle qu’on apercevait au fond de la mer le gravier et le sable. Ils ne virent ni monstres, ni animaux entre les rochers, mais seulement le gravier pur et le sable vert. Ils furent longtemps à naviguer sur cette mer; grandes étaient sa splendeur et sa beauté.
[XXIII. — La mer de nuage.]
Ils tombèrent ensuite dans une autre mer semblable à un nuage et il leur sembla qu’elle ne les supportait ni eux, ni leur navire. Ils aperçurent au fond de la mer, au-dessous d’eux, des châteaux bien bâtis et un beau pays ; ils virent une grande bête, effrayante, monstrueuse, là-bas dans un arbre, une troupe de bergers et de bestiaux en cercle autour de l’arbre, et à côté de l’arbre un homme armé de l’écu et du glaive.
Quand il aperçut la bête énorme qui était sur l’arbre, il recula pour fuir aussitôt. La bête allongea son cou hors de l’arbre, mit sa tête sur le dos du bœuf le plus proche du troupeau, l’attira à soi dans l’arbre et le mangea en un clin d’œil. Les bestiaux et les bergers s’enfuirent aussitôt. A cette vue, Mael-Duin et ses gens furent saisis d’une frayeur et d’un tremblement encore plus grands, car il leur semblait qu’ils ne pourraient traverser cette mer sans tomber en bas à cause de sa ténuité semblable à celle du brouillard.
Ils la traversèrent cependant après grand péril.
[XXIV. — Les insulaires craintifs.]
Ils rencontrèrent une autre île; la mer se dressait autour faisant en cercle un immense ressac. Quand les habitants de cette contrée les remarquèrent, ils se mirent à crier après eux et à dire : « Ce sont eux, ce sont eux ! » à perte d’haleine. Mael et ses compagnons virent alors des hommes nombreux, de grands troupeaux de bétail, des troupes de chevaux et une foule de moulons. Une femme était en train de les abattre d’en bas avec de grandes noix qui restaient sur les vagues à la surface. Ils recueillirent beaucoup de ces noix et les emportèrent avec eux. Ils rebroussèrent chemin et les cris cessèrent alors.
« Qui sont-ils donc? » dit l’homme qui avait commencé à crier après Mael et ses compagnons.
— « Ils s’en sont allés », dit une autre bande.
— « Ce ne sont pas eux, » dit une autre troupe. Il est probable qu’il s’agissait de quelqu’un que les [insulaires] savaient vouloir détruire leur pays et les en chasser.
[XXV. — Le fleuve arc-en-ciel.]
Ils gagnèrent une autre île où leur apparût une chose surprenante ; un grand cours d’eau jaillissait sur le rivage de l’île, traversait l’île comme un arc-en-ciel et retombait sur l’autre bord. Et ils passèrent dessous sans se mouiller ; ils percèrent [à coups de lance] de grands saumons qui nageaient dans le fleuve au-dessus d’eux ; ces grands saumons tombèrent du fleuve en bas dans l’île. Et toute l’île fut remplie de l’odeur du poisson, on ne put achever de les recueillir tant il y en avait.
Du dimanche au lundi après midi, ce fleuve ne coulait pas, mais demeurait immobile dans la mer en cercle autour de l’Ile. Ils rassemblèrent les plus gros des saumons, en emplirent leur navire et, quittant l’île, retournèrent sur l’Océan.
[XXVI. — La colonne et le filet d’argent.]
Ils naviguèrent ensuite et trouvèrent une grande colonne d’argent. Elle avait quatre côtés, la largeur de chaque côté égalait celle de deux coups d’avirons (sic) du navire, en sorte que la circonférence était en tout de huit coups d’avirons. Et il n’y avait pas une motte de terre autour mais l’Océan illimité. Et ils ne virent pas comment était sa base ni son sommet, qui était trop élevé. Du haut de la colonne descendait au loin un filet d’argent, et le navire sans voiles passa travers une maille du fîlet. Diuran donna un coup de tranchant de son épée à travers les mailles de ce filet. « Ne détruis pas le filet, » dit Mael-Duin, « car ce que nous voyons est l’œuvre d’hommes puissants, » — « C’est pour la gloire de Dieu que j’agis ainsi, » répliqua Diuran, « pour qu’on croie au récit de mes aventures, et pour porter [un morceau de filet] sur l’autel d’Armagh si je reviens en Irlande. »
[On trouva au morceau de filet, un poids] de deux onces et demi, quand à Armagh on le pesa. Ils entendirent alors une voix puissante et claire du haut de la colonne, mais ne surent quel langage elle parlait, ni qui parlait.
[XXVII. — L’île au piédestal.]
Ils virent une île sur un piédestal, c’est-à-dire qu’elle reposait sur un seul pied. Et ils naviguèrent tout autour, cherchant une voie [pour y pénétrer] et ils n’en trouvèrent pas ; mais ils virent au bas du piédestal une porte fermée par une serrure. Ils reconnurent que c’était le chemin pour entrer dans l’île. El ils virent sur le sommet de l’île un laboureur ; mais ils ne lui adressèrent pas la parole et lui-même ne parla à aucun d’eux. Ils rebroussèrent chemin.
[XXVIII. — L’île de la reine et de ses dix-sept filles.]
Ils atteignirent ensuite une grande île; là étaient une grande plaine et des collines [recouvertes] non pas de bruyères mais d’un gazon uni. Ils virent dans cette île une forteresse grande, élevée, solide, et dedans une demeure ornée et avec de bons lits. Dix-sept filles étaient en train de préparer un bain. Ils descendirent dans l’île et s’assirent sur la colline devant la forteresse. Mael-Duin parla ainsi : « Il est sûr que c’est pour nous qu’est préparé ce bain. » A l’heure de nones, ils virent un cavalier sur un cheval de prix se diriger vers la forteresse. Sous lui était une housse belle et ornée. Il portait un capuchon bleu ***, un manteau pourpre orné de franges, il avait aux mains des gants brodés d’or et aux pieds de belles sandales. Quand il fut descendu de cheval une des filles prit aussitôt sa monture. Il entra ensuite dans la forteresse et se mit au bain. Ils s’aperçurent alors que c’était une femme qui était descendue de cheval, et peu après une des filles vint vers eux. « Bienvenue est votre arrivée ! » dit-elle; « entrez dans le château, la reine vous invite. » Ils entrèrent dans le château et se baignèrent tous. La reine s’assit d’un côté de la maison entourée de ses dix-sept filles. Mael-Duin s’assit de l’autre côté, en face de la reine, ses dix-sept hommes autour de lui. Un plat de bonne nourriture fut mis devant Mael-Duin avec une coupe de verre pleine d’une agréable liqueur ; et ses hommes, par trois, eurent un plat et une coupe. Quand ils eurent fini leur repas la reine s’écria : « Comment dormiront les hôtes? » — « Comme tu le décideras, » dit Mael-Duin. Elle reprit : «… votre départ de l’île. Que chacun de vous prenne la femme qui lui plaît le mieux et la suive dans sa chambre. » Il y avait, en effet, dix-sept chambres ornées où étaient placés de beaux lits. Ainsi ces dix-sept hommes et les dix-sept jeunes filles dormirent ensemble, et Mael-Duin reposa avec la reine. Ils sommeillèrent jusqu’au lendemain matin. Ils se levèrent alors. « Demeurez ici, » dit la reine, « et votre âge ne dépassera pas celui que vous avez actuellement ; votre existence sera éternelle et ce que vous avez trouvé là hier soir vous le trouverez chaque nuit sans vous donner aucune peine pour cela. Vous n’aurez plus à errer d’île en île sur l’Océan. »
— « Dis-nous, » reprit Mael-Duin, « comment tu es ici? » — « C’est facile, » reprit-elle. « Il y avait en cette île un homme excellent qui en était le roi. Je lui ai donné ces dix-sept filles ; je suis leur mère. Leur père est mort sans laisser d’hommes pour héritier, et c’est moi qui ai pris la royauté de l’île après lui. Chaque jour, je vais dans une grande plaine qui est dans l’île pour juger les gens et en donner la solution de leurs procès. »
— « Pourquoi nous quitter maintenant, » dit Mael-Duin. — « Si je ne pars point, » reprit-elle, « ce qui vous est arrivé la nuit dernière ne vous arrivera plus [jamais]. Ainsi, restez en votre maison et vous n’aurez ni besoins ni peines. Je vais juger les peuples dans votre intérêt. » Ils demeurèrent donc en cette île trois mois d’hiver qui leur parurent trois années. « Il y a longtemps que nous sommes ici, » dit à Mael-Duin un des hommes de sa troupe ; pourquoi ne pas regagner notre patrie? »
— « Tu as mal parlé, » répondit Mael-Duin, « nous ne trouverons en notre pays rien de préférable à ce que nous avons ici. » La troupe se prit à murmurer contre Mael-Duin : « L’amour d’une femme est grand chez Mael-Duin. Laissons-le avec elle si cela lui plaît et retournons en notre patrie. » —
« Je ne resterai pas derrière vous, » dit Mael-Duin.
Un jour donc la reine s’en alla juger comme d’habitude. Quand elle fut partie, ils coururent à leur navire. Elle arriva alors à cheval et jeta un câble derrière eux; Mael-Duin saisit ce câble qui s’attacha à sa main. Elle tenait à la main l’autre bout du câble et, au moyen de ce câble, tira à elle le navire et le ramena dans le port.
Ils passèrent avec elle les trois mois [du printemps.] Ils tinrent alors conseil. « Nous sommes sûrs de la profondeur de l’amour de Mael-Duin pour cette femme. C’est exprès qu’il attend que le câble s’attache à sa main pour nous ramener au château. » — « Qu’un autre prenne garde au câble, » dit Mael-Duin; « s’il s’attache à sa main qu’on la lui coupe. »
Ils entrèrent dans leur vaisseau. La reine jeta le câble derrière eux. Un des hommes de l’équipage l’attrapa et il s’attacha à sa main. Diuran le Poète lui trancha la main qui tomba avec le câble. A cette vue, la reine se mit aussitôt à pleurer et à crier et à remplir toute la contrée de ses lamentations. C’est ainsi qu’ils lui échappèrent et [quittèrent] l’île.
[XXIX. — Les fruits enivrants.]
Ils restèrent ensuite longtemps à errer sur les vagues et trouvèrent une île avec des arbres qui tenaient du saule et du coudrier, et qui portaient des fruits merveilleux, de grandes baies. Ils dépouillèrent [de ses fruits] un petit arbre et tirèrent au sort pour savoir qui goûterait ces fruits. Le sort tomba sur Mael-Duin. Il en pressa une partie dans une coupe, but [le jus] et tomba aussitôt dans un profond sommeil qui dura jusqu’à la même heure du jour suivant. Ses compagnons ne savaient s’il était vivant ou mort : il avait aux lèvres une écume rouge, et cela dura jusqu’à son réveil le lendemain. Il leur dit : « Cueillez ces fruits, ils sont excellents. » Ils les cueillirent et, pour en éteindre le ppouvoir enivrant et soporifique, ils y mélangèrent de l’eau. Ils récoltèrent tous les fruits qu’il y avait là, les pressèrent et remplirent du jus tout ce qu’ils possédaient de vases; puis ils quittèrent l’île.
[XXX. — L’ermite et le lac de la jeunesse.]
Ils abordèrent ensuite une autre île. Elle était grande. La moitié était une forêt d’ifs et de grands chênes, l’autre moitié était une plaine avec un petit lac; là étaient de grands troupeaux de moutons. Ils aperçurent une petite église et une forteresse. Ils allèrent à l’église. Là était un vieux prêtre entièrement vêtu de sa chevelure. Mael-Duin lui demanda d’où il était. « Je suis le dernier des quinze compagnons de Brenann de Birr. Nous allâmes en pèlerinage sur l’Océan et nous arrivâmes en cette île. Tous sont morts excepté moi. » Et il leur montra les tablettes de Brenanc, qu’ils avaient emportées dans leur pèlerinage. Ils s’agenouillèrent tous devant les tablettes et Mael-Duin leur donna un baiser. Le vieillard reprit : « Mangez des moutons selon vos besoins, mais non au delà. » Ils se nourrirent quelque temps de chair des moutons gras.
Un jour que de l’île ils regardaient la mer, ils virent un nuage venir à eux du sud-ouest. Continuant à regarder, ils reconnurent, au battement des ailes, que c’était un oiseau. L’oiseau arriva dans l’île et s’abattit sur un tertre voisin du lac.
Ils pensèrent qu’il allait les emporter sur mer dans ses serres. Il portait avec lui une branche d’un grand arbre, cette branche était plus grosse qu’un grand chêne; elle avait de grands rameaux, son sommet était couvert d’un feuillage épais et frais. Lourds et abondants étaient les fruits qu’ils portaient ; c’étaient des baies rougeâtres semblables à des grappes de raisin, mais un peu plus grosses.
Mael-Duin et ses compagnons s’étaient cachés; ils regardaient ce que ferait l’oiseau. Vu sa fatigue, il resta un instant en repos, puis il se mit à manger les fruits de l’arbre. Mael-Duin marcha alors jusqu’au pied de la colline où était l’oiseau pour voir si l’oiseau lui ferait du mal, et il ne lui en fit pas. Tous les compagnons de Mael-Duin le rejoignirent à cette place.
« Que l’un de nous aille cueillir un fruit de cette branche qui est devant l’oiseau, » dit Mael-Duin. L’un d’eux y alla et cueillit quelques baies. L’oiseau ne le lui défendit pas, ne le vit pas et ne fit pas un mouvement. Les dix huit guerriers vinrent alors derrière l’oiseau avec leurs boucliers et n’éprouvèrent aucun mal.
Le même jour, à l’heure de nones, ils virent deux grands aigles au sud-est, à l’endroit d’où était venu le grand oiseau, et ils s’abattirent devant lui. Après être demeurés longtemps en repos, ils se mirent à nettoyer et débarrasser le grand oiseau des insectes qui étaient sur sa crête, sur son jabot, autour de ses yeux et de ses oreilles. Ils firent ainsi jusqu’à vêpres. Alors les trois oiseaux se mirent à manger les baies, les fruits des branches. Le lendemain, depuis le matin jusqu’à midi, ils se livrèrent sur leurs corps à la chasse des mêmes animaux, arrachèrent leurs vieilles plumes et enlevèrent les vieilles écailles de la gale. A midi, ils détachèrent les baies de l’arbre, les brisèrent avec leurs becs contre les pierres et les jetèrent ensuite dans le lac, en sorte qu’il fut couvert d’une écume rouge. Le grand oiseau entra alors dans le lac et resta là presque jusqu’à la fin de la journée. Il sortit alors du lac et se plaça sur la même colline, mais à un autre endroit pour éviter le retour des bestioles qui lui avaient été enlevées.
Le lendemain matin, les aigles lui nettoyèrent et lui lissèrent son plumage avec leurs becs comme si c’eût été avec un peigne. Ils s’y occupèrent jusqu’au milieu du jour. Ils se reposèrent un peu et repartirent du côté d’où ils étaient venus auparavant. Le grand oiseau resta après eux à nettoyer (?) et à agiter ses ailes jusqu’à la fin du troisième jour. Il prit alors son essor à l’heure de tierce, vola trois fois tout autour de l’île, s’abattit sur la même colline et y resta quelque temps; puis il partit du côté d’où il était venu d’abord. Son vol était encore plus rapide et plus vigoureux qu’auparavant. Aussi Mael-Duin et ses compagnons reconnurent-ils clairement qu’il avait transformé sa vieillesse en jeunesse selon la parole du prophète Renovabitur ut aquilae juventus tua. A la vue de ce grand prodige, Diuran s’écria : « Allons nous baigner dans le lac pour nous revivifier là où les oiseaux l’ont été. » — « Non! » dit un autre; « car les oiseaux y ont laissé leur venin. » —
« C’est absurde ce que tu dis, » reprit Diuran; « j’entrerai là le premier. » Il y entra, s’y baigna, trempa ses lèvres dans l’eau et en but une gorgée. Depuis ce moment et pendant toute sa vie ses yeux restèrent sains; il ne perdit ni une dent, ni un cheveu et n’éprouva ni faiblesse, ni maladie. Ils dirent alors adieu au vieillard et firent provision de moutons. Ils lancèrent leur navire à la mer et regagnèrent l’Océan.
[XXXI. — L’île des rieurs.]
Ils trouvèrent une autre île étendue avec une grande plaine. Une multitude de gens étaient dans cette plaine à jouer et rire sans trêve. On tira au sort pour savoir qui descendrait explorer l’île. Le sort tomba sur le troisième des frères de lait de Mael-Duin. Aussitôt arrivé, il se prit à jouer et à rire sans cesse comme les habitants, comme s’il avait passé sa vie avec eux. Mael et ses compagnons restèrent longtemps à l’attendre, mais il ne revint pas. Aussi l’abandonnèrent-ils.
[XXXII. — L’île entourée d’un rempart de feu.]
Ils aperçurent ensuite une petite île; un mur de feu l’entourait, ne mur était mobile et tournait tout autour. Il y avait une porte ouverte sur un côté de ce mur. Quand cette porte (par l’effet du mouvement de révolution du mur) arrivait en face d’eux, ils voyaient l’île entière, ce qu’il y avait dedans et tous les habitants : c’étaient des hommes beaux, nombreux, aux vêtements magnifiques, qui, une coupe d’or en main, faisaient un festin. Et ils entendirent leurs chansons à boire. Ils s’oublièrent longtemps dans la contemplation de ce merveilleux spectacle qui leur paraissait délicieux.
[XXXIII. — Le voleur devenu ermite.]
Peu après s’être éloignés de cette île, ils aperçurent au milieu des vagues quelque chose (?) de semblable à un oiseau blanc. Ils dirigèrent la proue de leur navire au Sud vers cet objet pour le mieux voir. Quand ils s’en furent approchés en naviguant, ils virent que c’était un homme recouvert seulement de la blanche chevelure de son corps. Il se tenait à genoux sur une large roche. Quand ils furent arrivés auprès de lui, ils le prièrent de leur donner sa bénédiction. Ils lui demandèrent d’où il était venu sur ce rocher.
« Je suis venu de Torach, » répondit-il. « C’est à Torach que j’ai été élevé. J’y devins cuisinier, et un malhonnête cuisinier, car je vendais la nourriture de l’église où j’étais pour des trésors et des objets précieux que je m’appropriais; en sorte que ma maison se remplit de courte-pointes, de coussins, de vêtements de toutes couleurs en lin et en laine, de seaux de cuivre, de petits lellenda (?) de cuivre, de broches d’argent avec des pointes d’or ; et que ma maison n’avait plus rien à désirer de ce qui est agréable à l’homme, en livres dorés, boîtes à livres, ces boîtes ornées de cuivre et d’or. Je creusais en dessous les maisons de l’église et en tirais bien des trésors, mon orgueil et mon arrogance étaient grands. Un jour que je creusais une tombe pour le corps d’un paysan qui avait été porté dans l’île, j’entendis une voix qui venait du sol, sous mes pieds : « Ne creuse pas à cette place, » disait-elle, « ne mets pas au-dessus d’un homme saint et pieux le cadavre d’un pécheur. » — « Cela, c’est entre moi et Dieu, m’écriai-je dans mon orgueil. » — « Si tu portes ce cadavre sur moi; » reprit le saint homme, « ta chair périra avant trois jours, tu iras en enfer, et le cadavre n’en sera pas moins enlevé d’ici. » Je demandai au vieillard : « Quel bien me feras- tu si je n’enterre pas cet homme au-dessus de toi ?» « Tu habiteras éternellement auprès de Dieu, » reprit-il.
« — Comment le saurais-je? » — « Cela ne sera ni difficile, ni ***. La fosse que tu creuses va se remplir de sable. Il sera donc clair pour toi que tu ne pourras y enterrer cet homme au-dessus de moi quand même tu l’essaierais. » A peine avait-il fini ces paroles que la fosse fut pleine de sable. J’ensevelis alors le cadavre à un autre endroit.
Quelque temps après, je lançai à la mer une barque neuve à la peau rouge, j’entrai dans le bateau, je regardai avec plaisir autour de moi : je n’avais rien laissé dans ma maison de petit ou de grand que je n’eusse emporté avec moi, soit cuves, soit coupes, soit plats. Pendant que j’étais à contempler la mer, alors calme pour moi, un grand vent fondit sur moi et me poussa au large, en sorte que je ne vis plus la terre. Puis mon bateau resta immobile, sans pouvoir bouger de place. En regardant de tous côtés, je vis à main droite un homme sur les vagues. Il me dit : « De quel côté vas-tu? » — Je lui répondis. « Plaisante est pour moi la direction de mon regard sur la mer. » — « Elle ne serait pas si plaisante si tu savais quelle troupe t’entoure. » — « Quelle est cette troupe? » lui répliquai-je. « Aussi loin que s’étende ton regard sur la mer et en haut jusqu’aux nuages, il n’y a partout qu’une troupe de démons qui t’environnent, à cause de ta convoitise, de ton orgueil, de ton arrogance, de tes rapines et de tous tes méfaits. Sais-tu pourquoi ton bateau est immobile? » — « Vraiment non! » répondis-je. « Il ne bougera pas de cette place jusqu’à ce que tu accomplisses ma volonté. » — « Je ne le souffrirai pas, » m’écriai-je. « Tu souffriras les peines de l’enfer, si tu ne souffres ma volonté. » Il vint à moi et mit sa main sur moi, et je lui promis [de faire] sa volonté. « Jette la mer toutes ces richesses mal acquises qui sont là dans ta barque. » — « Il est bien malheureux que tout cela soit perdu. » — « Cela ne sera pas perdu, » reprit-il; « il y a un de ces objets [que tu pourras garder] et qui te servira. » Je jetai tout à la mer, à l’exception d’une petite coupe en bois. « Avance maintenant, me dit-il, et demeure à l’endroit où ton bateau s’arrêtera; » Puis il me donna une tasse de petit-lait et sept pains, comme provisions. »
« J’allai », poursuivit l’inconnu, « du côté où le vent poussa ma barque, car je laissai rames et gouvernail. Je fus ballotté au milieu des vagues qui m’amenèrent sur ce rocher-ci, et je doutais si le navire était arrivé au but, car je ne voyais pas la terre ; puis je me souvins de ce qu’on m’avait dit de demeurer à l’endroit où ma barque s’arrêterait. Je me levai alors et vis un petit rocher autour duquel se jouaient les vagues. Je mis le pied sur le petit rocher, ma barque s’éloigna, le rocher m’éleva en l’air, les vagues reculèrent. Je vécus là sept ans des sept gâteaux et de la tasse de petit-lait que m’avait donnés l’homme qui m’avait envoyé. Puis je n’eus plus d’autre provision que cette tasse de petit-lait ; je la conservais toujours. [N’ayant plus de pain,] je jeûnai trois jours durant, après quoi, à l’heure de nones, une loutre m’apporta un saumon de la mer; je réfléchis qu’il ne m’était pas possible de manger le saumon cru; je le rejetai et restai encore trois jours à jeûner. A l’heure de nones du troisième jour, je vis une loutre me ramener le saumon de la mer, et une autre loutre apporter du bois allumé, le déposer, souffler dessus avec son haleine, en sorte que le feu flamba. Je fis cuire le saumon et je vécus ainsi sept autres années; chaque jour, il me venait un saumon avec le feu pour le cuire; et le rocher augmentait [peu à peu] jusqu’à sa grandeur actuelle. Au bout de ces sept années, le saumon ne me fut plus donné, et je fus encore trois jours à jeûner. Le troisième jour, à l’heure de nones, on me donna la moitié d’un pain de froment et une portion de poisson. Ma coupe de petit-lait m’échappa, et il me vint une coupe de même grandeur pleine d’un bon liquide qui est sur ce rocher, et elle est remplie chaque jour. Ni vent, ni pluie, ni chaud, ni froid ne m’incommodent en cet endroit-ci. Telles sont mes aventures », dit le vieillard.
A l’heure de nones, arriva la moitié d’un pain et une portion de poisson pour chaque homme [de l’équipage], et la coupe qui était devant le saint homme sur le rocher fut trouvée pleine d’une bonne liqueur. Le vieillard leur dit alors : « Vous atteindrez tous votre patrie ; toi, Mael-Duin, tu trouveras devant toi l’homme qui a tué ton père. Ne le tue pas, mais accorde-lui ton pardon, car Dieu vous a préservés de grands et nombreux périls, et vous êtes des hommes coupables qui méritez la mort». Ils firent leurs adieux au vieillard et reprirent leur route accoutumée.
[XXXIV. — Retour en Irlande.]
Après avoir quitté le vieillard, ils rencontrèrent une île avec de nombreux quadrupèdes, bœufs, vaches et moutons. Il n’y avait là ni maisons, ni forteresses, et ils mangèrent la chair des moutons. A la vue d’un grand oiseau de mer, ils se dirent les uns aux autres-: « Cet oiseau de mer ressemble à ceux d’Irlande. » — « C’est vrai, » répondit un autre. — « Attention 1 » reprit Mael-Duin ; « regardons de quel cté l’oiseau s’envole. » Ils virent qu’il volait vers le sud-est. Ils allèrent derrière l’oiseau dans la direction qu’il avait prise. Ce jour-là, ils naviguèrent jusqu’au soir. Au commencement de la nuit, ils aperçurent une terre semblable à celle d’Irlande. Ils cinglèrent vers elle. Ils trouvèrent une petite île; c’était celle d’où le vent les avait poussés dans l’Océan au commencement de leur expédition sur mer. Ils abordèrent et se dirigèrent vers la forteresse qui était dans l’île. Ils écoutèrent les habitants du château, qui étaient en train de souper. Voici ce que disait l’un d’eux : « Il serait bon pour nous de ne pas voir Mael-Duin. « — « Mael-Duin s’est noyé, » répondit un autre. « Il se pourrait bien qu’il vous réveillât de votre sommeil, » dit un troisième. « S’il arrivait maintenant, que ferions-nous ?» — « C’est facile, » dit le maître de la maison, « nous lui ferions un bel accueil s’il arrivait, car ses souffrances ont été grandes et ont duré longtemps. »
Là-dessus, Mael-Duin frappe avec le marteau de la porte. « Qui va là? » demande le portier. — « Mael-Duin. » — « Ouvre la porte », dit le maître; « ton arrivée est bien venue! » Ils entrèrent dans la maison où on leur fit grande fête et où on leur donna des vêtements neufs. Ils racontèrent toutes les merveilles que Dieu leur avait montrées, selon la parole du divin poète : Haec olim meminisse juvabit. Mael-Duin retourna dans son pays, et Diuran le Poète déposa sur l’autel d’Armagh les cinq demi-onces [d’argent] qu’il avait détachées du filet, [comme témoignage] triomphant et glorieux des miracles et des merveilles que Dieu avait faits pour eux. Et ils racontèrent leurs aventures du commencement à la fin, les dangers qu’ils avaient rencontrés et leurs périls sur mer et sur terre.
Aed Finn, ardecnaid d’Irlande, arrangea cette histoire comme elle est actuellement ; il le fit pour réjouir dans la suite l’esprit des hommes d’Irlande.