Le mont Kazbeg culmine à 5033 mètres. Il est l’un des plus imposants sommets du Caucase. Un dieu des Vainakh, un peuple descendant des Kavkaz, à l’origine du nom « Caucase », y serait enchaîné pour avoir donné le feu aux hommes. Il partage sa place avec Amirani, un autre dieu de la mythologie géorgienne, puni pour les mêmes raisons. Leur exil ressemble tout à fait à celui de Prométhée, par ailleurs également condamné par Zeus au supplice sur un rocher du Caucase.
Cette cohabitation divine sur des sommets aiguisés comme des lames de rasoirs ne laisse rien présager de paisible. Le mythe de la création des montagnes du Caucase, selon la tradition orale de ses habitants est grandiose, mais se raconte comme un avertissement. Dieu créa un monde si plat que les hommes se noyaient à chaque raz-de-marée. Il décida donc d’y mettre un peu de relief et rassembla dans un sac des montagnes pour les répartir sur la terre. Le diable, sachant que les montagnes étaient un présent trop raffiné pour les hommes, perça le sac du créateur quand il survolait le Caucase et les montagnes s’y plantèrent toutes là. Furieux, Dieu défendit au diable de fouler le Caucase à jamais, car les hommes de ces montagnes auraient la vie assez dure comme cela. Comme Prométhée puni par souci de la condition humaine, les montagnards étaient géographiquement et socialement à part et redoutés, car trop proches du divin. Les hautes vallées étaient réservées aux princes, aux bandits, aux nobles.
Comme si l’altitude leur avait donné droit à une différence de statut fondamentale, les peuples du Caucase se conçoivent d’abord montagnards. Ensuite seulement comme Géorgiens, Arméniens, Azéris ou Russes. Ils se sont accrochés à leur langue, comme à Xinaliq, un village perdu dans le Caucase en Azebaijan, où les 2000 habitants actuels parlent une langue non indo-européenne qui n’a aucun lien avec l’azeri, le géorgien ou l’arménien et reste incomprise du village voisin de 40 kilomètres. Ils se sont accrochés à leurs lois, comme à Svaneti en Géorgie où la vendetta est une institution encore d’usage.
Si la géographie du Caucase, cet accordéon de montagnes pliées sur elles-mêmes, est favorable à la conservation des identités locales, elle a aussi su les protéger des empires qui s’arrachaient ce trait d’union entre l’Orient et l’Occident. Le Caucase est le far West manqué de la Russie. Cela fait plus de 200 ans que Moscou cherche un moyen de russifier la région, sans succès. Avant les Tsars, l’empire perse et ottoman s’y sont cassé les dents également. Les pics enfantent, dit-on, des guerriers préférant mourir libres que de vivre l’échine basse. Il faut un goût prononcé pour la liberté et l’indépendance pour défier les Ottomans, les Perses, ou les Russes. Le fabriquant des cigarettes soviétiques « Kazbek » a usé habilement du symbole. Le paquet montre un cavalier chevauchant devant la montagne. Le design aurait été approuvé par Staline lui-même.
Le mont Kazbeg et le village qui se trouve à son pied, Kazbegi (officiellement « Stepantsminda ») forment un lieu mythique dans tous les sens du terme. Le Patriarche Iliya II, à la suite d’une épiphanie, a déclaré que lors de la seconde venue du Christ, l’apocalypse, les habitants de Kazbegi seraient sauvés en premier. Pour ceux que Bugarach auraient déçu, Kazbegi est donc une destination de choix. La montagne abrite le monastère de la trinité de Guergétie construit au XIVe siècle, et qui surplombe l’historique route militaire géorgienne, connue déjà dans l’antiquité grecque, mais dont le tracé actuel date de l’annexion de la Géorgie par le Russie sous Alexandre Ier. Cordon ombilical entre ces deux pays, cette route joua une grande importance dans le développement du Caucase, comme les cols du Gothard et du Simplon en Suisse. Elle est aujourd’hui la seule porte de sortie et d’approvisionnement au Nord pour les Arméniens, tenaillé entre la Turquie et l’Azerbaijan. Il est donc important pour les Arméniens que cette route reliant deux nations en froid reste pourtant ouverte. Kazebgi, à 10 minutes de la frontière russe, est aussi utilisé par le pouvoir géorgien, comme carte de visite. Un magnifique hôtel cinq étoiles, dont la construction, en face de la montagne, fut suggérée, dit-on, par le Président Saakachvili, donne une très bonne impression de la Géorgie aux Russes qui rejoignent Tbilisi. La politique aussi instrumentalise le paysage.
Ainsi, le mont Kazbek abrite une part de l’histoire du Caucase et donne raison à la légende. Une place plus proche des dieux n’est pas de tout repos, mais peut faire des envieux. C’est aussi plus coûteux. Ce qui revient à dire qu’elle peut se vendre. Pour autant que les dieux ne s’amusent pas à tromper tour à tour Moscou et Tbilisi, ces montagnards auront peut-être une occasion de voir leur place prendre de la valeur. La politique économique a semble-il intégré l’importance du tourisme et les projets de développement d’infrastructures se multiplient. Comme à Gudauri, par exemple, où une station de ski en plein chantier accueille les mordus de ski extrême. Pas à pas, ces montagnards échappent à la malédiction légendaire. Depuis trois ans maintenant, Kazbek accueille aussi les coureurs d’un marathon automnal. Histoire d’apaiser la montagne ?