Contes de Canterburry : le Semoneur

Geoffrey Chaucer est un écrivain et poète anglais né à Londres dans les années 1340 et mort en 1400 dans cette même ville. Son œuvre la plus célèbre est Les Contes de Canterbury. Les Contes de Canterbury sont, avec Sire Gauvain et le Chevalier vert (d’un anonyme) et Pierre le laboureur (de William Langland), les toutes premières grandes œuvres de la littérature anglaise. Voici le premier conte : le Semoneur.

Contes de Canterburry : Le conte du semoneur

Le Prologue du Semoneur.

  Le Semoneur se dressa haut sur ses étriers ;
il était si furieux dans son cœur contre le frère,
qu’il frémissait de colère comme la feuille du tremble.
« Messieurs (dit-il), je ne désire qu’une chose,
et je l’implore de votre courtoisie ;
1670puisque vous avez entendu ce faux frère mentir,
souffrez qu’à mon tour je dise mon conte !
Ce frère se vante qu’il connaît l’enfer,
et, Dieu le sait, ce n’est point grand merveille ;
frères et enfer ne se séparent guère.
Car, pardieu, vous avez souventefois ouï conter
qu’un frère fut ravi en enfer
certain jour par une vision, en esprit ;
et comme un ange le conduisait deçà delà,
pour lui montrer les peines qu’on y souffrait,
1680dans tout ce séjour il ne vit pas un frère ;
d’autres sortes de gens il en vit assez, dans les tourments.
Le frère s’adressa donc à l’ange en ces termes :
« Or çà (dit-il), beau sire, telle grâce est-elle départie aux frères,
qu’aucun d’eux ne vienne en ce séjour ? »
— « Oui-dà, repartit l’ange, des millions et des millions. »
Et il le conduisit jusqu’à Satan tout au fond.
« Or Satan (ajouta-t-il) a une queue
plus large que n’est la voile d’une caraque.
Sus, relève la queue, Satan (dit-il),
1690découvre ton cul, et fais voir au frère
où nichent les frères en ce séjour. »
Et devant le trou, sur une longueur de cinquante toises,
tout comme l’essaim des abeilles s’éparpille hors de la ruche,

du cul du diable s’élancèrent vingt mille frères en troupe,
et dans l’enfer s’éparpillèrent en tout sens,
puis revinrent, aussi vite qu’ils pouvaient aller,
et dans le cul chacun rentra en rampant.
Le diable rabattit sa queue et se tint tout coi.
1700Quand le frère eut considéré tout son soûl
les supplices de ce cruel séjour,
Dieu, dans sa grâce, ramena son esprit
dans son corps et il s’éveilla ;
mais pourtant il en tremblait encore de peur,
tant lui restait toujours en pensée le cul du diable
qui est son héritage par vraie nature.
Dieu vous sauve tous, sauf ce maudit frère !
Je finirai mon prologue de cette manière. »

Ici finit le Prologue du conte du Semoneur.
*
*   *
Le Conte du Semoneur

Messires, il est dans le comté d’York, si je ne m’abuse,
1710un pays marécageux qui s’appelle Holderness.
Certain « limitour » le parcourait dans tous les sens
pour y prêcher, et aussi pour y mendier, sans aucun doute.
Or il advint qu’un jour ce frère
avait prêché dans une église à sa manière,
et spécialement, par-dessus toute chose,
excité dans son sermon les fidèles
à faire dire des trentains et à donner, pour l’amour de Dieu,
de quoi bâtir de saintes maisons,
où le service divin soit honoré,
1710non où l’argent est gaspillé et dévoré,

ni là où point n’est besoin de donner,
comme aux bénéficiers, lesquels peuvent vivre,
Dieu merci ! dans la richesse et l’abondance.
« Les trentains, (disait il), délivrent des peines
l’âme de nos amis, aussi bien vieux que jeunes ;
oui bien, mais il faut qu’ils soient chantés sans retard,
et non destinés à tenir quelque curé en joie et en gaieté,
lequel ne chante qu’une messe par jour.
« Oh ! délivrez, (poursuivit-il), vivement les Ames ;
1730il leur est bien dur d’être déchirées avec des crocs et des fers pointus,
ou de brûler et de cuire ;
donc hâtez-vous promptement, pour l’amour du Christ. »
Et quand le frère eut dit tout ce qu’il voulait,
sur un qui cum patre il se disposa à se mettre en route.
  Dès que les gens qui étaient dans l’église lui eurent fait leur offrande,
il reprit son chemin, sans vouloir s’arrêter davantage,
avec sa besace et son bâton ferré, retroussant haut sa robe.
Dans toutes les maisons son regard fouille et furette,
il demande de la farine, du fromage ou bien du blé.
1740Un compère le suit portant un bâton à bout de corne,
une paire de tablettes d’ivoire
et un poinçon soigneusement poli,
et, debout, il inscrit, — sans faute, — les noms
de tous ceux qui lui donnent quelque chose,
quasiment comme s’il se proposait de prier pour eux.
« Donnez-nous un boisseau de froment, de drèche ou de seigle,
une galette du bon Dieu ou un petit morceau de fromage,
ou bien ce que vous voudrez, nous n’avons pas à choisir,
un petit sou du bon Dieu on un gros sou pour dire une messe,
1750ou donnez-nous de votre pâté de cochon, si vous en avez ;
un morceau de votre couverture, bonne dame, —
allons, ma chère sœur, j’inscris votre nom :
lard ou bœuf, ou toute autre chose que vous trouverez. »
Un vigoureux valet marche toujours derrière eux ;
c’est le serviteur de leur hôte ; il porte un sac

et ce qu’on lui donne, il le jette sur son dos.
Et dès qu’ils ont repassé le seuil d’une maison,
le frère efface aussitôt tous les noms
qu’il venait d’inscrire sur ses tablettes :
1760il ne sert aux gens que nasillements et fables.

« Nenni, ici tu mens, Semoneur, » dit le Frère.
— « Paix ! (dit notre hôte), par la sainte mère de Dieu !
Continue ton conte et n’épargne rien. »
— « Sur mon salut ! (reprit le Semoneur), ainsi ferai-je. »

Après être allé longtemps ainsi de maison en maison,
il atteignit enfin une demeure où il avait coutume
de se rafraîchir plus qu’en cent endroits.
Le maître du logis était malade
et au lit, étendu sur une couche basse.
1770« Deux hic (dit-il), Thomas, mon ami, bonjour !
(fit le frère d’un ton courtois et doux).
Thomas ! (dit-il), Dieu vous guérisse ! Bien souvent
j’ai passé de bien bons moments sur ce banc-ci,
et j’ai ici mangé plus d’un joyeux repas. »
Ce disant il chassa le chat du banc,
déposa son bâton et son chapeau,
ainsi que sa besace, et s’assit tout doucement.
Son compère s’en était allé à la ville
avec le valet, dans l’hôtellerie
1780où lui-même se proposait de coucher cette nuit.
  « O mon cher maître ! (répondit le malade),
comment allez-vous depuis le commencement de mars ?
Voilà quinze jours ou plus que je ne vous ai vu. »
« Dieu sait, (reprit le frère), que j’ai durement travaillé ;
et j’ai spécialement pour ton salut
dit mainte et mainte précieuse oraison,
et aussi pour nos autres amis, Dieu les bénisse !
J’ai été aujourd’hui dans votre église pour la messe
et fait un sermon selon mon simple esprit,
1790et qui n’est pas tout entier dans le texte des Saintes Écritures ;
car ce texte est pour vous difficile, je suppose,

aussi veux-je vous apprendre toute la glose.
La glose est chose glorieuse assurément,
car la lettre tue, comme nous disons, nous autres clercs.
Là j’ai enseigné aux fidèles à être charitables
et à dépenser leurs biens où il convient,
et là je vis la dame de céans ; mais où est-elle ?
— « Je crois qu’elle est par là, dans la cour,
(dit l’homme) ; elle ne va pas tarder à venir. »
1800— « Eh ! maître ! soyez le bienvenu, par Saint Jean !
(dit la femme), allez-vous comme vous voulez ? »
Le frère se lève très courtoisement
et la serre étroitement dans ses bras,
et lui donne un tendre baiser et lui dit en pépiant des lèvres
comme un moineau : « Madame, tout à fait bien,
en homme qui est votre serviteur de toute manière.
Dieu soit loué, qui vous donna l’âme et la vie !
de tout le jour je n’ai vu si jolie femme
dans toute l’église, aussi vrai que j’espère faire mon salut. »
110« Mon Dieu ! (repartit-elle), le Seigneur corrige nos défauts !
de toute façon vous êtes le bienvenu, par ma foi ! »
— « Grand merci, madame, je m’en suis toujours aperçu.
Mais dans votre grande bonté, avec votre permission,
je vous prierais de ne pas vous en contrarier,
si je désire parler un petit moment avec Thomas.
Les curés sont bien négligents et bien lents
à tâter délicatement une conscience.
À confesser, à prêcher je mets mon zèle,
et à bien étudier les paroles de Saint Pierre et de Saint Paul.
1820Je vais pêchant des âmes chrétiennes,
pour rendre à Jésus-Christ son propre bien ;
répandre sa parole est tout mon désir. »
« Eh bien ! avec votre permission, cher monsieur, (dit-elle),
grondez-le bien, par la Sainte Trinité !
Il est coléreux comme une fourmi pisseuse,
quoiqu’il ait tout ce qu’il peut désirer.
J’ai beau le couvrir la nuit et lui tenir chaud,
et poser sur lui ma jambe ou mon bras,
il grogne comme notre verrat, qui est couché dans l’étable.
1830D’autre déduit, je n’en puis attendre de lui ;
je n’arrive à lui plaire en aucun cas. »

— O Thomas! Je vous dis, Thomas ! Thomas !
C’est là l’œuvre du démon, c’est chose qu’il faut amender.
La colère est un vice que le Dieu du ciel défend,
et à ce sujet je veux dire un mot ou deux :
— « Voyons, maître » (dit la femme), avant que je ne parte,
que voulez-vous pour dîner ? je vais m’en occuper. »
— « Mon Dieu ! notre dame, (répondit-il), je vous dis, sans doute,
quand je n’aurais que le foie d’un chapon,
1840et qu’une petite tranche de votre pain tendre,
et après cela la tête d’un petit cochon rôti
(mais je ne voudrais à aucun prix qu’on tuât une bête pour moi),
alors j’aurais chez vous l’humble nourriture qui me suffit.
Je suis un homme qui a besoin de peu pour se soutenir.
Mon esprit a son aliment dans la Bible.
Le corps est en tout temps si préparé et tant se peine
à veiller, que mon estomac est détruit.
Je vous en prie, madame, ne soyez pas fâchée
que je vous ouvre si amicalement mes secrets ;
1850Dieu sait que je ne les voudrais dire qu’à bien peu. »
— « Encore un mot, monsieur, (dit-elle), avant que je m’en aille ;
mon enfant est mort, il y a moins de deux semaines,
peu après votre départ de notre village. »
— « J’ai vu sa mort par révélation,
dit le frère, au couvent, dans notre dortoir.
J’ose dire que, moins d’une demi-heure
après sa mort, je l’ai vu ravi dans la félicité
en ma vision, Dieu me pardonne !
De même l’ont vu notre sacristain et notre infirmier,
1860qui sont depuis cinquante ans de bons et fidèles frères ;
ils peuvent maintenant, Dieu soit loué de ses dons !
fêter leur jubilé et aller seuls.
Alors je me levai, et tout notre couvent aussi,
bien des larmes coulant le long de mes joues,
sans bruit ni fracas de cloches. ;
nous chantâmes le Te Deum et rien autre,
sauf que je fis à Jésus-Christ une oraison,

lui rendant grâce de sa révélation.
Car, messire, et yod», madame, croyez-moi bien,
1870nos oraisons sont plus efficaces,
et nous voyons plus des choses secrètes du Christ
que les laïques, quand ce seraient des rois.
Nous vivons dans la pauvreté et dans l’abstinence,
et les laïques dans la richesse et la dépense
du manger et du boire, et dans leurs impures voluptés.
Nous avons en haine tous les plaisirs de ce monde.
Lazare et le Mauvais Riche vécurent différemment,
aussi eurent-ils récompenses différentes.
Quiconque veut prier, il lui faut jeûner et être pur,
1880et engraisser son âme et amaigrir son corps.
Nous vivons comme le veut l’Apôtre ; vêtement et nourriture
nous suffisent, quand même ils ne seraient pas très bons.
C’est la pureté et le jeûne de nous autres frères
qui fait que le Christ accepte nos prières.
  Voyez, Moïse jeûna quarante jours et quarante nuits,
avant que le grand Dieu tout-puissant
lui parlât sur la montagne de Sinaï.
C’est le ventre vide, à jeun depuis maint jour,
qu’il reçut la loi écrite
1890par le doigt du Seigneur, et Élie, vous le savez bien,
sur le mont Horeb, avant qu’il eût entretien
avec le Très-Haut, qui est le médecin de nos âmes,
resta longtemps dans le jeûne et la contemplation.
  Aaron qui eut le temple sous ses lois,
et de même chacun des autres prêtres,
quand ils devaient aller dans le temple
prier pour le peuple, et célébrer le service divin,
ils refusaient de boire toute espèce
de boisson qui pût les enivrer ;
1900ils priaient et veillaient dans l’abstinence,
de peur d’être frappés de mort. Prenez bien garde à ce que je dis :
si ceux qui prient pour le peuple ne sont pas sobres, —
faites attention à ce que je dis ; — mais assez, cela suffit !

Notre Seigneur Jésus, comme le dit la Sainte Écriture,
nous a donné l’exemple du jeûne et de la prière.
C’est pourquoi, nous autres, mendiants, nous simples frères,
nous sommes mariés à la pauvreté et à la continence,
à la charité, à l’humilité et à l’abstinence,
à la persécution pour la vertu,
1910aux pleurs, à la miséricorde et à la pureté.
Et c’est pourquoi vous pouvez voir que nos prières, —
je parle de nous, les mendiants, de nous, les frères, —
sont plus agréables au Très Haut
que les vôtres, avec les festins où vous vous attablez.
C’est pour sa gloutonnerie, à ne pas mentir,
que l’homme fut d’abord chassé du Paradis,
et qu’il fut chassé du Paradis, c’est certain.
    Mais écoute bien, Thomas, ce que je vais dire.
Je n’ai pas de texte pour cela, je crois,
1920mais je le trouverai bien dans quelque glose :
c’est spécialement des frères qu’a parlé
notre doux Seigneur Jésus, quand il a dit :
« Heureux les pauvres d’esprit »,
et ainsi de suite ; vous pouvez voir tout l’Évangile ;
ceux de notre profession ne lui sont-ils pas plus conformes
que ceux qui nagent dans l’abondance ?
Fi de leur pompe et de leur gloutonnerie,
et pour leur débauche, je les honnis.
    Ils me paraissent ressembler à Jovinien,
1930gros comme une baleine et marchant comme un canard ;
aussi plein de vin que la bouteille dans la dépense.
Leur prière est vraiment pleine de grand respect ;
quand ils disent pour les âmes le psaume de David,
écoutez : « Beu ! (disent-ils), cor meum eructavit ».
Qui suit l’Évangile du Christ et sa voie,
si ce n’est nous qui sommes humbles, chastes et pauvres,
artisans du verbe de Dieu, et non des trésoriers ?
C’est pourquoi, tout comme le faucon d’un vif essor
s’élance dans l’air, tout de même les prières

1940des frères actifs si charitables et chastes
prennent leur essor vers les deux oreilles de Dieu.
Thomas ! Thomas ! je veux perdre bras et jambes,
et j’atteste le seigneur qui s’appelle Saint Yves,
si tu n’étais pas notre frère, rien n’irait bien pour toi !
Dans notre chapitre nous prions nuit et jour
le Christ de t’envoyer santé et force,
afin que tu puisses vite reprendre l’usage de ton corps. »
    « Dieu sait, (répliqua l’autre), que je n’en ressens rien ;
le Christ m’ôte son aide, si, en quelques années,
1950je n’ai point dépensé, près de diverses espèces de frères,
mainte et mainte livre ! pourtant je ne m’en porte pas mieux.
Vraiment j’y ai employé presque tout mon bien.
Adieu, mon or ! car il est tout parti ! »
Le frère repartit : « O Thomas ! est-ce possible ?
qu’avez-vous besoin de chercher diverses confréries ?
Quel besoin a celui qui possède un médecin parfait
de chercher d’autres médecins dans la ville ?
Votre inconstance fait votre ruine.
Nous tenez-vous donc, moi ou notre couvent,
1960insuffisants pour prier pour vous ?
Thomas, cette plaisanterie-là ne vaut pas un liard ;
votre maladie vient de ce que nous avons trop peu.
« Ah ! donnez à ce couvent-ci un demi-quart d’avoine »
« Ah ! donnez à ce couvent-là vingt-quatre deniers. »
« Ah ! donnez à ce frère un gros sou et qu’il s’en aille ! »
Non, non, Thomas ! les choses ne peuvent se passer ainsi.
Qu’est-ce qu’un liard partagé en douze ?
Songez-y ; toute chose qui ne fait qu’un en soi
est plus forte que si elle est éparpillée.
1970Thomas, je ne te flatterai pas, moi :
tu voudrais avoir notre labeur pour rien.
Le Très-Haut, qui a créé tout l’univers,
dit que l’ouvrier a droit à son salaire.
Thomas ! je ne désire rien de votre trésor
pour moi-même ; mais c’est que notre couvent
est toujours si zélé à prier pour vous
et à bâtir la véritable église de Jésus-Christ.
Thomas ! si vous voulez apprendre à faire de bonnes œuvres,
vous trouverez s’il est bon de bâtir

1980des églises, dans la vie de saint Thomas de L’Inde.
Vous êtes là couché, plein de colère et d’ire,
dont le diable a enflammé votre cœur,
et vous grondez cette pauvre innocente,
votre femme, qui est si patiente et si douce.
Et c’est pourquoi, Thomas, crois-moi, s’il te plaît,
ne te dispute pas avec ta femme, dans ton intérêt ;
et, sur ta foi ! emporte ce mot-ci :
écoute ce que dit le sage touchant ce sujet :
« Ne sois pas un lion dans ta propre maison ;
1990n’opprime pas tes sujets ;
ne mets pas tes amis en fuite. »
Et Thomas, je te le recommande de nouveau,
garde-toi de l’ennemi qui dort dans ton sein ;
garde-toi du serpent qui rampe si perfidement
sous l’herbe et pique si subtilement.
Prends garde, mon fils, et écoute avec patience,
que vingt mille hommes ont perdu la vie
pour s’être disputés avec leurs concubines et leurs femmes.
Or, puisque vous avez une si sainte et si douce femme,
2000qu’avez-vous besoin, Thomas, d’entrer en dispute ?
Il n’est assurément nul serpent aussi cruel,
quand on lui marche sur la queue, ni moitié aussi féroce,
que la femme quand la colère la saisit ;
la vengeance est alors tout ce qu’elles désirent.
La colère est un péché, un des plus grands des sept,
abominable devant le Dieu du ciel,
et mène l’homme à sa destruction.
Le premier vicaire ou curé venu, tout ignorant qu’il soit,
peut vous dire que la colère engendre l’homicide.
2010La colère est, en vérité, l’exécutrice de l’orgueil.
Je pourrais rapporter sur la colère tant de douloureuses choses
que mon récit durerait jusqu’à demain.
Et c’est pourquoi je prie Dieu jour et nuit,
qu’à l’homme colérique Dieu donne petite puissance !
C’est grand mal, certes, et grande pitié

de placer un homme colérique en haut rang.
Il y eut jadis un podestat colérique,
nous dit Sénèque, durant la magistrature duquel
deux chevaliers partirent un jour pour une chevauchée,
2020et la fortune voulut
qu’un seul rentrât au logis, et l’autre pas.
Aussitôt le chevalier est amené devant le juge
qui lui dit : « Tu as tué ton compagnon,
et pour ce je te condamne à mort, sans rémission. »
Et il donne à un autre chevalier l’ordre suivant :
« Conduis-le à la mort, je te l’enjoins ».
Or il arriva que, comme ils étaient en route
pour le lieu où le condamné devait mourir,
le chevalier revint, que l’on croyait mort.
2030On se dit donc que le mieux à faire
était de les ramener tous deux devant le juge.
« Seigneur, (lui dit-on), le chevalier n’a pas tué
son compagnon : le voici devant vous tout vivant. »
« Vous allez mourir, (dit notre homme), sur ma vie !
je veux dire, l’un et l’autre, et tous les trois ! »
Et il s’adressa au premier en ces termes :
« Je t’ai condamné, il faut que tu meures de toute façon.
Et toi aussi tu dois nécessairement perdre ta tête,
car tu es cause que ton compagnon meurt. »
2040Et au troisième chevalier il dit ces mots :
« Tu n’as pas fait ce que je t’ai ordonné. »
Et ainsi il les fît mettre à mort tous les trois.
    Le colérique Cambyse était de plus ivrogne
et il mettait tout son plaisir à être barbare.
Or il advint qu’un seigneur de sa suite
qui aimait à moraliser vertueusement
lui parla un jour qu’ils étaient entre eux en ces termes :
« Un seigneur est perdu s’il a des vices,
et l’ivrognerie est une honteuse renommée
2050pour tout homme, et spécialement pour un seigneur.
Il y a bien des yeux et bien des oreilles

qui surveillent un seigneur, sans qu’il en sache rien.
Pour l’amour de Dieu, buvez plus modérément ;
le vin fait perdre misérablement à l’homme
son esprit, et de plus chacun de ses membres. »
« Tu vas voir le contraire sans tarder, (repartit Cambyse) ;
et tu feras la preuve, par ta propre expérience,
que le vin ne fait pas si grand mal aux gens.
Il n’y a pas de vin qui me prive de ma force •
2060de main ni de pied, ni de mon coup d’œil. »
Et de rage, il se mit à boire cent fois plus
qu’il n’avait fait auparavant ;
et sur-le-champ, ce maudit scélérat colérique
fit amener devant lui le fils du chevalier
et lui ordonna de se tenir debout en face de lui.
Et soudain il prit dans sa main son arc,
et tira la corde jusqu’à son oreille
et d’une flèche tua l’enfant sur place :
« Eh bien ! ai-je la main assurée ou non ?
2070(demanda-t-il), ai-je perdu toute ma force et tout mon esprit ?
le vin m’a-t-il privé de mon coup d’œil ? »
A quoi bon rapporter la réponse du chevalier ?
Son fils était tué, il n’y a plus rien à dire.
Prenez donc garde à la façon dont vous jouez avec les seigneurs.
Chantez Placebo et pour ma part je ferai de même si je puis,
sauf s’il s’agit d’un pauvre homme.
A un pauvre homme on doit dire ses vices,
mais non à un seigneur, dût-il aller en enfer.
    Vois comment le colérique Cyrus, ce roi persien,
2080détruisit la rivière de Gysen,
à cause qu’un sien cheval s’y était noyé,
lorsqu’il allait conquérir Babylone.
Il rendit la rivière si petite
que les femmes la pouvaient traverser à gué.
Oyez ! que dit-il celui qui enseigne si bien ?
« Ne fais pas ton ami d’un homme colérique ;

ne fais pas route avec un fou
de peur de t’en repentir » ; il n’y a rien de plus à dire.
Or ça, Thomas, mon cher frère, laisse là ta colère ;
2090tu me trouveras aussi juste qu’une équerre.
Ne tiens pas toujours le couteau du diable contre ton cœur ;
ta colère te fait trop cruellement souffrir ;
confesse-toi plutôt à moi de tout !
— « Non pas, (reprit le malade), par saint Simon !
je me suis confessé aujourd’hui même à mon curé ;
je lui ai conté tout l’état de mon âme ;
il n’est plus besoin d’en parler, (dit-il),
à moins que je ne veuille le faire par humilité. »
— « Alors donne-moi de ton or pour bâtir notre cloître,
2100(dit le frère), car tandis que les autres hommes vivaient à l’aise,
nous avons eu pour toute nourriture mainte moule et mainte huître,
tant nous épargnons pour élever notre cloître.
Et pourtant, Dieu le sait ! c’est à peine si les fondations
sont achevées, et il n’y a pas encore un seul carreau
pour le pavage de nos cellules.
Par Dieu, nous devons quarante livres pour pierres de taille 1
Aide-nous donc, Thomas, au nom de Celui qui dépouilla l’enfer 1
autrement il nous faudra vendre nos livres,
et si notre prédication vous manque,
2110alors le monde ira tout à la destruction.
Car quiconque nous enlèverait de ce monde,
je jure sur mon salut, Thomas, avec votre permission,
qu’il enlèverait à ce monde le soleil.
Car qui peut enseigner et opérer comme nous ?
Et cela ne date pas d’hier, (ajouta-t-il),
mais depuis le temps d’Élie ou d’Élisée
il y a eu des frères, — je trouve la chose dans les livres, —
vivant dans la charité, notre Seigneur en soit loué !
Allons, Thomas, à notre aide, par la Sainte Charité ! »
2120Et à ces mots il se jeta à genoux.
    Le malade pensa devenir fou de colère ;
il aurait voulu que le frère allât dans les flammes
pour sa fausseté et sa dissimulation.

« Ce qui est en ma possession
(dit-il), je puis donner cela et pas autre chose.
Vous me dites comme cela que je sois élu de votre confrérie ? »
    « Oui, certes, (répondit le frère), soyez-en sûr ;
j’ai apporté à la dame de céans notre lettre avec notre sceau. »
    « C’est bien (dit l’homme), et je veux donner quelque chose
2130à votre saint couvent pendant que j’ai vie encore,
et tu l’auras dans ta main sur-le-champ ;
à cette condition, et à nulle autre,
que tu répartiras mon don, mon cher frère,
de manière que chaque frère en ait autant que les autres.
Tu vas me jurer cela sur ta profession de foi
sans fraude et sans équivoque. »
    « Je le jure, (dit le frère), sur ma foi ! »
Et ce disant il mit sa main dans celle du malade.
    « Vois, tu as ma parole, et je n’y manquerai pas. »
2140    « Eh ! bien donc, enfonce ta main le long de mon dos,
(dit l’homme), et fouille bien par derrière ;
sous ma fesse tu trouveras
une chose que j’ai cachée là en lieu secret. »
    « Ah ! (se dit le frère), cela sortira d’ici avec moi. »
Et il plonge la main jusqu’à la fente des fesses,
dans l’espoir d’y trouver un don.
Et quand le malade sentit le frère
qui tâtonnait de çà de là autour du trou,
il lui lâcha au beau milieu de la main un pet :
2150il n’est cheval tirant la charrette
qui aurait pu lâcher un pet de tel fracas.
Le frère bondit comme un lion furieux.
a Ah ! perfide rustre, (dit-il), par les os de Dieu,
tu as fait cela pour me dépiter, ma parole !
tu me payeras ce pet, si je peux ! »
Les gens du malade, entendant ce tapage,
accoururent et chassèrent le frère ;
et le voilà qui s’en va, le visage tout courroucé,
chercher son compagnon, celui qui gardait les provisions.
2160Il a l’air d’un sanglier sauvage,
il grince des dents, tant il est en fureur.

D’un pas résolu, il de dirige vers le château,
où habitait un homme de grand honneur
dont il avait été de tout temps le confesseur ;
cet homme honorable était le seigneur de ce village.
Le frère arrive comme un furieux
au moment où le seigneur, assis à sa table, mangeait.
C’est à peine si le frère pouvait prononcer un mot,
enfin il dit : « Dieu vous garde ! »
2170    Le seigneur le considéra et dit : « Benedicite !
Eh bien, frère Jean, dans quel monde vivons-nous ?
Je vois bien que quelque chose va de travers.
On dirait à votre air que le bois est plein de voleurs.
Asseyez-vous d’abord et dites ce qui vous tourmente,
et j’y mettrai bon ordre, si c’est en mon pouvoir. »
    « Je viens (dit le frère), d’éprouver un affront aujourd’hui,
Dieu vous assiste ! au bas de votre village,
tel qu’il n’est en ce monde si pauvre page
qui n’aurait en abomination
2180la façon dont j’ai été traité dans votre ville.
Et pourtant rien ne m’afflige aussi cruellement
que la manière dont ce vieux rustre aux cheveux blancs
a de plus blasphémé notre saint couvent. »
    « Voyons, maître, (dit le seigneur), je vous en prie. »
    « Non pas maître, messire, (dit le frère), mais serviteur,
bien que j’aie obtenu cet honneur dans l’école.
Dieu n’aime pas qu’on nous appelle « Rabbi »,
ni sur la place du marché, ni dans votre grande salle. »
    « N’importe, (dit l’autre), mais dites-moi tout votre ennui. »
2190    « Messire, (reprit le frère), un odieux outrage
a été fait aujourd’hui à mon ordre et à moi-même,
et ainsi, per consequens, à tous les degrés
de la sainte Église, dont Dieu veuille vite la venger ! »
    « Messire, (dit le seigneur), vous savez ce qu’il y a à faire.
Ne vous emportez pas ; vous êtes mon confesseur ;
vous êtes le sel de la terre et sa saveur.
Pour l’amour de Dieu, prenez patience

et dites-moi votre ennui ». Et aussitôt le frère lui raconta
ce que vous avez déjà entendu, vous savez bien quoi.
2200    La dame du logis se tint tranquillement assise,
jusqu’à ce qu’elle eût entendu tout ce que le frère conta :
« Eh ! Sainte mère de Dieu, (dit-elle), bienheureuse vierge,
y a-t-il autre chose ? dites-le-moi fidèlement. »
    « Madame, (dit le frère), que pensez-vous de cela ? »
    « Ce que j’en pense, (reprit-elle), Dieu m’abandonne
si je ne pense pas que le rustre a fait action de rustre.
Que dirai-je ? Dieu lui refuse la santé !
Sa tête malade est pleine de folies,
je le tiens pour une sorte de frénétique. »
2210« Madame, (dit le frère), par Dieu je ne veux point mentir ;
mais j’ai d’autres façons de me venger.
Je veux le diffamer partout où je parlerai,
ce perfide blasphémateur, qui m’a chargé
de répartir ce qui ne saurait être réparti
entre tous également, le diable l’emporte ! »
    Le seigneur restait immobile comme en rêve
et dans son cœur roulait en tout sens ces pensées :
« Comment ce rustre eut-il l’imagination
de proposer un tel problème au frère ?
2220Jamais jusqu’à ce jour je n’avais ouï pareille chose ;
je crois que c’est le diable qui lui a mis cela dans l’esprit.
En la cul-métrie on ne trouverait pas
jusqu’à présent une semblable question.
Qui pourrait faire la démonstration
comme quoi chaque homme aurait part égale
du son ou de la saveur d’un pet ?
Oh ! ce fou, cet effronté de rustre ! maudite soit sa figure !
    Voyons, messieurs (poursuivit le seigneur, d’un air sévère),
qui a ouï parler de pareille chose avant cette heure ?
2230A chacun part égale ? dites-moi comment.
C’est impossible, cela ne peut pas se faire.
Ah ! ce fou de rustre, Dieu lui refuse la santé !
Le grondement d’un pet, comme tout autre son,
n’est que la réverbération de l’air,
et s’en va se perdant petit à petit.

Il n’est personne, par ma foi, qui puisse juger
s’il a été réparti également.
Voyons, mon rustre, voyons ! et de quelle maudite façon
il a aujourd’hui parlé à mon confesseur !
2240Je le tiens certes pour démoniaque !
Allons, mangez votre viande, et laissez le rustre à son jeu,
qu’il aille se faire pendre, au diable ! »
    Or l’écuyer du seigneur était debout près de la table,
à découper la viande, et il entendait, mot pour mot,
toutes les choses que je viens de vous dire.
    « Mon seigneur, (dit-il), ne vous en déplaise,
je gage le drap d’un manteau que je pourrais dire
à vous, messire frère, si cela ne vous fâche point,
comment ce pet devrait être distribué
2250parmi ceux de votre couvent, si je le voulais. »
    « Parle, (dit le seigneur), et tu auras sans retard
le drap d’un manteau, par Dieu et par Saint Jean ! »
    « Mon seigneur, (dit-il), quand le temps sera beau,
sans vent et sans perturbation de l’air,
faites apporter une roue de charrette ici dans la salle,
mais veillez à ce qu’elle ait tous ses rayons.
Une roue de charrette a ordinairement douze rayons.
Puis qu’on m’amène douze frères, savez-vous pourquoi ?
parce que treize font un couvent, je pense.
2260Le confesseur ici présent, en raison de sa dignité,
parfera le nombre voulu.
Tous s’agenouilleront d’un commun accord
et un frère mettra son nez, de cette manière,
très exactement au bout de chaque rayon.
Votre noble confesseur, Dieu l’ait en sa grâce !
tiendra son nez juste sous le moyeu.
Puis notre rustre sera amené ici,
le ventre raide et tendu comme un tambour ;
on l’assoira exactement sur la roue de la charrette,
2270au-dessus du moyeu, et on lui fera lâcher un pet.
Et vous verrez, j’en jure sur ma tête,
par preuve démonstrative
que le son se propagera en parts égales,

et aussi l’odeur, vers l’extrémité des rayons ;
sauf que ce digne homme, votre confesseur,
à cause que c’est un homme de grande dignité,
aura les prémices, comme il est juste ;
n’est-ce pas le noble usage des frères
que les plus dignes d’entre eux soient les premiers servis ?
2280et certes, celui-ci le mérite bien.
Il nous a aujourd’hui même enseigné de si bonnes choses,
en prêchant dans la chaire où il était monté,
que je ne demanderais pas mieux, à parler pour moi,
que de lui accorder la première odeur de trois pets ;
et son couvent tout entier y souscrirait sans aucun doute ;
il se conduit si noblement et si saintement ! »
    Le seigneur, la dame et tous, sauf le frère,
dirent que Janquin avait parlé sur la question
aussi bien qu’Euclide ou Ptolémée.
2290Touchant le rustre, c’était, dirent-ils, la subtilité
et le grand esprit qui le firent parler comme il avait fait ;
il n’était ni sot ni démoniaque.
    Et Janquin a gagné un manteau neuf. —
Mon conte est fini ; nous voici presque en ville.