Erec et Enide : Onomastique

Pour l’étude de ce texte, Erec et Enide, nous utiliserons l’édition de Jean-Marie Fritz, d’après le manuscrit BN. Fr 1376, Le livre de Poche, « lettres gothiques » n° 4526, 1992. Voici la première partie de l’étude : l’onomastique.

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Le Nom est un élément essentiel qui fait, ou non, le héros. Dès l’Iliade, on sait l’importance du nom, et de la généalogie, que les héros proclament fièrement devant l’ennemi avant le combat, et pour lequel ils sont prêts à moourir : la « belle mort » confèrera au nom, c’est-à-dire à eux-mêmes, la gloire et l’immortalité.

Dans Érec et Énide, nous distinguerons trois groupes de personnages :

  • Ceux qui ont un nom ;
  • Ceux qui n’ont pas de nom au départ, mais qui en acquièrent un au fil du roman ;
  • Ceux qui restent anonymes, une catégorie spécifique à Chrétien de Troyes.

Les personnages dotés d’un nom

Les Chevaliers de la Table Ronde

Parmi les personnages nommés, l’on trouve d’abord le « premier cercle » :

  • le Roi Arthur, en majesté, premier personnage de la Cour ; il n’a pas d’âge (un peu plus tard, les romans de chevalerie le diront centenaire ; ici rien ne l’indique) ; c’est lui qui décide en dernier recours : on le voit dans l’épisode de la chasse au cerf blanc. À Gauvain qui s’inquiète des possibles conséquences pour la cohésion de la cour (v. 39-58), Arthur réplique :
          […]Ce sai je bien.
          Mais por ce n’en lairai je rien,
          Car ne doit estre contredit
          Parole puis que rois l’a dite.

    Le Roi a une haute conception de sa mission, comme en témoigne la longue tirade qu’il consacre à son rôle, v. 1789-1810 :
    • respecter lui-même les valeurs courtoises (ne pas mentir, s’interdire félonie et démesure) ;
    • « maintenir la loi, la vérité, la foi et la justice » dans son royaume ;
    • maintenir « la coutume et l’usage » de sa lignée.
    C’est une conception aristocratique et courtoise de la monarchie, et l’affirmation de la puissance spirituelle de la société profane.
  • La Reine Guenièvre est le pendant féminin du Roi Arthur. Elle incarne idéalement les valeurs courtoises ; elle conseille le Roi à plusieurs reprises, en retardant de trois jours la cérémonie du « baiser du cerf blanc », en décidant du châtiment d’Ydier ; c’est elle qui accueille Énide à la Cour, et la pare de ses propres robes, c’est elle enfin qui prépare la nuit de noces des héros. Si, pour Érec, elle est la « Dame » par excellence, pour qui il part à l’aventure afin de venger l’affront qu’elle a subi, à qui il envoie ses prisonniers, il n’est encore nullement question de l’amour qu’elle inspirera à Lancelot.
  • Gauvain, neveu préféré du Roi Arthur, est le « chevalier parfait ». Presque toujours nommé « mon seignor » (v. 39) ou « mes sire » (v. 299) ; notons que c’est la première fois dans la langue française que ce titre est attribué à un grand seigneur. Gauvain incarne la raison, la mesure, et aussi l’art du discours. Il est nommé le premier parmi les chevaliers : cf. v. 1688 : « doit estre Gauvains li premiers ».
  • Keu, enfin, Sénéchal [« Officier du palais royal, remplissant le rôle des anciens maires du palais sous les Mérovingiens et les Capétiens, puis exerçant des fonctions militaires, de finances et de justice sous les Capétiens jusqu’au XIIIe s. » selon le Trésor de la Langue française] et demi-frère du Roi Arthur, est l’antithèse de Gauvain : aussi brutal et maladroit que Gauvain est habile négociateur et courtois, il multiplie les gaffes ; orgueilleux, langue de vipère, impulsif, il gâche ses meilleures intentions par son attitude discourtoise. Cf. p. 311 et suivantes : voulant inviter Érec, qu’il n’a pas reconnu, à la Cour, il s’y prend de manière si brutale qu’il provoque un combat, et se fait battre de la manière la plus humiliante… Par sa maladresse inguérissable, Keu est un personnage plutôt comique.

Le « Second cercle » des Chevaliers

Les Chevaliers nommés dès le départ sont censés être connus de tous : leur renom garantit leur qualité. C’est le cas du « catalogue des Chevaliers » (v. 1687-1746) ; parmi eux certains connaîtront une belle postérité littéraire, comme Lancelot, Yvain ou Perceval.

Mais le plus important pour nous ici est bien évidemment Érec, fils du roi Lac. Protagoniste du roman, il est nommé dès le prologue, au vers 19 : « D’Erec, le fil Lac, est li contes ». On le retrouve ensuite, au moment de la « Chasse au cerf blanc », v. 81 :

      Uns chevaliers, Erec ot non.
      De la Tauble Reonde estoit,
      Moult grans los en la cort avoit.
      De tant con il i ot esté,
      N’i ot chevalier plus amé ;
      Et fu tant beax qu’en nule terre
      N’esteüst plus bel de lui querre.
      Mout estoit beax et prouz et genz,
      Se n’avoit pas .xxv. anz.
      Onques nuns hom de son aage
      Ne fu de greignor vasselage.

Ce tout jeune chevalier (« il n’avait pas 25 ans ») n’a encore ni Dame, ni exploit à son actif – raison pour laquelle il ne participe pas à la chasse ; mais sa « bravoure » (vasselage) va de soi aux yeux de tous ; elle lui est constitutive, et garantie par son nom et son lignage (« Fils du Roi Lac »).

Enfin, une nouvelle liste présente les « invités du Roi Arthur », v. 1919-2007 : une liste, parfois cocasse, de vingt noms (auxquels s’ajoutent, évidemment, la suite de chaque invité, notamment les 300 compagnons du vieux Quarron, roi d’Ariel ! La fantaisie et l’humour font d’ailleurs leur apparition dans cette liste : ami de la Fée Morgane, nains et géants, vieillards hors d’âge…

Les personnages nommés tardivement.

Chrétien de Troyes temporise avant de nommer certains personnages : c’est une nouveauté dans la littérature de l’époque, qui d’ordinaire donne un nom à un personnage, dès qu’il se manifeste. Ici, plusieurs personnages doivent attendre, avant d’être nommés.

Des personnages dont le sort est réglé

Souvent les personnages sont nommés seulement à la fin d’un combat ou d’une péripétie, lorsque, une fois sortis de l’anonymat, ils s’apprêtent à sortir du récit :

  • Ydier, fils de Nut, chevalier qui avait, accompagné de sa pucelle et de son nain, initié les aventures d’ Érec (cf. texte 2) ; anonyme tout au long de son histoire, il se nomme au vers 1046, reconnaissant ainsi sa défaite.
  • Guivret le petit, apparu v. 3675, sera d’abord vaincu par Érec et contraint de donner son nom au vers 3864. Par la suite, il réapparaîtra dans le récit au vers 4935 ; voulant venir au secours d’Érec, il l’attaquera sans le reconnaître, puis une fois levé le malentendu, recueille chez lui le blessé et sa Dame.
  • Le chevalier Cadoc de Tabriol, enlevé par un Géant et secouru par Érec (v. 4305-4573), donne son nom en forme de reconnaissance ; en revanche, Érec refuse de se nommer.
  • Le méchant comte de Limors se voit nommer à titre posthume (Comte de Limors n’est qu’un titre, pas un nom) par Guivret, au vers 5066
  • Mabonagrain, chevalier d’une taille imposante, retenu prisonnier dans le verger de la « Joie de la Cour », apparaît anonymement v. 5890, et se nomme, une fois vaincu (mais après qu’Érec se soit lui-même fait reconnaître), au v. 6124. Son nom n’en est pas vraiment un : il est « fils d’Evrain ».

Énide et sa famille

Plus original est le cas d’Énide.

La pucelle, fille du Vavasseur, n’a pas de nom ; elle n’est d’abord désignée que par ses qualités (belle et sage) et sa situation : pauvre, mal vêtue, en attente.

Son nom ne sera dévoilé qu’au moment de son mariage (v. 2021-2027) : ni son arrivée à la Cour, ni le « baiser du cerf blanc » n’avaient donc suffi à lui donner une véritable existence ; elle n’acquiert son statut de « Dame » lorsqu’elle est épousée – et nommée.

Énide nommée, sa famille peut également recevoir un nom, être reconnue : son père Liconal et sa mère Tarsenefide, apparus v. 375 et v. 397, sont nommés v. 6886 et 6888, à la toute fin de l’histoire, au moment du couronnement d’Érec. L’oncle d’Énide, (v. 521) sera également désigné, lors de la même cérémonie, v. 6240, comme « Comte de Laluth », ce qui est une manière partielle de lever l’anonymat, puisqu’il ne s’agit que d’un titre.

Énide acquiert donc un statut de « Dame » en épousant Érec ; sa famille récupère le sien lorsque, Érec couronné, elle devient reine.

Les figurants anonymes

Les personnages condamnés définitivement à l’anonymat sont de deux sortes : les groupes indifférenciés, et les personnages secondaires, vivant dans l’ombre d’un autre personnage.

Les groupes

  • Les trois chevaliers-brigands
  • Les cinq chevaliers pillards
  • Les deux géants

Les individus de rencontre

  • La suivante de la Reine Guenièvre, blessée par le nain ;
  • Le Nain et la Pucelle qui accompagnent Ydier ;
  • L’oncle et la cousine d’Énide ;
  • L’écuyer qui mène les héros au château du comte Galoain ;
  • Le chapelain et le connétable de Limors ;
  • Le garçon qui mène son cheval à l’abreuvoir au château de Limors ;
  • L’amie de Cadoc de Tabriol

Tous ces personnages jouent un rôle secondaire ; mais leur anonymat est une nouveauté dans l’art du roman. Par la suite, cela deviendra un trait spécifique de l’écriture de Chrétien de Troyes.

Un cas particulier, le Comte Galoain.

Dans notre édition, ce comte vaniteux et fourbe, qui transgresse les lois de l’hospitalité en essayant de ravir par la force Énide à Érec, n’est nommé qu’aux vers 3125-3126 ; or ces deux vers sont absents de la copie de Guiot. Cela signifie que ce personnage, protagoniste d’un épisode fort important des aventures d’Érec, était peut-être un anonyme. Vaincu, blessé, il n’est pas contraint par Érec de révéler son nom (et celui-ci, donc, continuera de l’ignorer) ; il ne sera pas davantage nommé lorsqu’il reviendra à de meilleurs sentiments (v. 3628-3652). S’il s’agit d’une correction de copiste, mal à l’aise face à ce qui lui semblait une lacune, alors nous aurions ici l’un des tous premiers cas de personnage important réduit à l’anonymat chez Chrétien de Troyes, et dans la littérature occidentale.

Conclusion

Présent ou absent, le Nom revêt donc une grande importance : il signe l’appartenance du héros à un groupe, lui confère un statut et contribue à son héroïsation.

Il est d’autant mieux mis en valeur qu’il n’est pas toujours présent : dire son nom, c’est aussi reconnaître sa défaite, et d’une certaine manière « rentrer dans le rang » : après s’être nommé, le chevalier vaincu se rend à la Cour pour raconter l’exploit de son vainqueur.

Enfin, un grand nombre de personnages demeurent anonymes, pures fonctions (ainsi des groupes), ou simples entités non différenciées.