Voici le poème (les lais) de Marie de France concernant le mythe arthurien. En voici la version conté en français moderne. Le quatrième lais est : Bisclavaret.
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Puisque je m’occupe à traduire des Lais, je ne veux pas oublier celui du Bisclavaret, ainsi nommé parles Bretons, et que les Normands appellent Garwal. Il est très-certain et cela arrivoit souvent dans les temps anciens, que les hommes étoient transformés en loups-garous. C’est une bête farouche, qui habite les forêts; sa rage est si grande que dans sa férocité, cette bêle dévore les humains et cause les plus grands ravages : Mais laissons cela, et veuillez écouter le Bisclavaret, que je desire vous raconter.
Parmi les seigneurs de la Bretagne, il en étoit un qui méritoit les plus grands éloges ; brave chevalier, il vivoit d’autant plus noblement qu’il étoit le favori du prince, aussi étoit il chéri de tous ses voisins. Il avoit épousé une demoiselle de bonne famille, qu’il aimoit tendrement, et dont il étoit tendrement aimé. Néanmoins une chose afféctoit la dame. Toutes les semaines son mari s’absentoit pendant trois jours entiers, et ni elle ni personne ne savoit où il alloit, ni ce qu’il devenoit pendant ce temps.
Notre chevalier rentre un jour chez lui fort gai et fort joyeux ; après les premières caresses, sa dame prenant la parole, lui parle en ces termes : Sire, mon beau doux ami, si je l’osois, je me hasarderois à vous faire une question. Mais je crains de vous fâcher, et je ne redoute rien plus au monde que votre courroux. Le mari presse sa femme entre ses bras et l’embrasse. Chère dame, demandez-moi tout ce que vous voudrez , je n’ai point de secrets pour ma femme, et si je sais la chose dont vous desirez être instruite, je me ferai un plaisir de vous l’apprendre. Eh bien , sire , me voilà rassurée, mais vous ne pouvez vous faire une idée de l’inquiétude que j’éprouve les jours que vous vous éloignez de moi. Le matin je me lève, le soir je me couche avec la crainte de vous perdre , et si vous ne calmez mes justes alarmes, il ne me reste qu’à mourir. De grace , veuillez m’instruire du lieu où vous vous rendez, de ce que vous faites et de ce que vous devenez.
Chère amie , par la miséricorde de Dieu, je crains qu’il ne m’arrive malheur si je vous apprends mon secret; peut-être cela m’empècheroit-il de vous aimer, et m’exposeroit peut-être encore à vous perdre. La dame fut bien étonnée de ce discours qui n’étoit rien moins que plaisant. Elle ne perdit pas courage , elle flatta et caressa si tendrement le chevalier, que celui-ci lui découvrit entièrement son secret. Sachez donc que pendant mon absence je deviens loup-garou ; j’entre dans la grande forêt, et vais me cacher dans le plus épais du bois, et là , je vis de proie et de racines. — Mais , bon ami, veuillez me dire si vous vous dépouillez de vos habits, ou bien si vous les gardez ? — Madame , je vais tout nu. — De grace enseignez-moi où vous déposez vos vêtements. — Cela m’est impossible, car non-seulement si je venois à les perdre, mais encore à être aperçu, quand je les quitte, je resterois loup-garou toute la vie, et je ne pourrois reprendre ma forme ordinaire qu’à l’instant où ils me seroient rendus; d’après cela vous ne devez pas être surprise de mon silence à cet égard.
Sire, vous savez que je vous aime au-delà de toute expression , dès lors vous n’avez rien à craindre de ma part et ne devez rien me cacher. La confiance naît de l’amitié , et vous me feriez croire que je ne possède ni l’une ni l’autre chez mon époux; je vous le demande, ai-je rien fait pour cesser de les mériter? dites-le-moi, je vous prie. Enfin la dame redoublant de caresses et d’instances , obtint l’aveu qu’elle desiroit tant. — Dans la forêt, près d’un carrefour, et sur le bord du cbemin est une vieille chapelle, qui souvent me devient fort nécessaire. Là , sous un buisson se trouve une grande pierre creuse où je cache mes habits jusqu’au moment où je dois les reprendre pour revenir à la maison. La femme fut tellement effrayée de la révélation de son mari, qu’elle pensa dès lors aux moyens de le quitter, et ne voulut plus coucher avec lui.
Dans le voisinage étoit un chevalier qui luiavoit long-temps fait la cour; elle ne lui âvoit jamais rien accordé, pas même une promesse. Par un message la dame l’engagea à revenir auprès d’elle. Réjouissez-vous, bel ami, lui dit-elle en le voyant, les maux que vous avez soufferts vont cesser; je vous offre aujourd’hui tout ce que vous m’avez demandé, je vous donne mon cœur, mon amour, et faites de moi votre amie. Le chevalier charmé d’apprendre une nouvelle aussi agréable, remercie la dame. Ils promettent par serment de s’aimer toujours. Dès que l’intimité fut établie, la dame instruisit son amant de tout ce que faisoit son mari ; elle lui enjoignit d’aller prendre ses vêtements dans l’endroit où ils étoient déposés. Ainsi le Bisclavaret fut trahi par sa femme, qui le rendit bien malheureux , puisqu’on ignoroit entièrement l’époque où il reparoîtroit. Ses amis et ses parents inquiets de ne plus le voir, venoient souvent à sa maison pour s’informer de ses nouvelles. Plusieurs même partirent pour aller à sa recherche; l’inutilité de leurs démarches les engagea à n’en plus faire. La dame épousa bientôt le chevalier, dont elle étoit aimée depuis long- temps.
Il s’étoit bien passé un an depuis que le roi n’avoit été à la chasse. Le prince eut envie de prendre cet exercice et se rendit à cet effet dans le bois habité parle Bisclavaret que les chiens rencontrèrent dès l’instant, où ils furent découplés. Ilfut poursuivi tout le jour, avoit reçu plusieurs blessures par des chasseurs qui étoient près de le prendre, lorsque voyant venir le roi, il alla à sa rencontre pour demander grace. Le Bisclavaret saisit l’étrier du monarque, lui baise le pied et la jambe. Le roi eut d’abord peur, mais aussitôt revenu de son effroi, il appelle à lui ses compagnons. Venez, seigneurs, venez considérer cette merveille; regardez comme cet animal s’humilie ; il a l’intelligence de l’homme , puisqu’il crie miséricorde. Faites retenir les chiens et veillez à ce que personne ne le blesse. Allons, apprêtez-vous, retournons au château, car je ne veux pas chasser davantage, et suis trop satisfait de ma-découverte.
Le prince se met en marche avec le Bisclavaret qui suit ses pas et qui ne veut pas l’abandonner. Le roi joyeux de sa capture qu’il regarde comme une chose surprenante l’emmène au château. Ayant pris le Bisclavaret en affection, le monarque ordonne aux gens de sa cour, sous peine d’être privés de ses bonnes graces, non-seulement de ne point battre ou toucher à son loup, mais encore d’en avoir le plus grand soin. Pendant le jour, le Bisclavaret restoit près des chevaliers, et passoit les nuits dans la chambre du roi. Tout le monde l’aimoit parce qu’il ne faisoit de mal à personne, « et que par – tout où il suivoit le roi, jamais on n’avoit eu à s’en plaindre , mais au contraire à s’en louer.
Or écoutez ce qui arriva plus tard à nne cour plénière tenue parle roi, et à laquelle pour la rendre plus belle, il avoit invité tous ses barons et ses vassaux. Le chevalier époux de la femme du Bisclavaret s’y rendit avec sa dame, qui ne savoit pas se rencontrer avec son premier mari. Dès que le Bisclavaret aperçoit le chevalier qui entroit au palais, il court à sa rencontre, s’élance, le saisit, le mord et lui fait une large blessure. Le traître eût sans doute perdu la vie si le roi n’eût rappelé le Bisclavaret, et ne l’eût menacé d’une baguette. Deux autres fois il voulut encore se jeter sur son ennemi ; chacun fut étonné de la colère de cet animal qui, jusques-là, avoit été d’une douceur extrême. Dans tout le palais , il n’étoit d’autre bruit que le Bisclavaret ne l avoit sans doute pas fait sans raison et sans doute aussi qu’il avoit à venger un méfait. Pendant la durée de la fête, il fut toujours le même. Lorsqu’elle fut achevée, les barons prirent congé pour retourner chez eux.
Le chevalier que le Bisclavaret avoit assailli avec tant deraison, fut un des premiers qui s’en alla. Il arriva peu de temps après que le roi voulut aller chasser dans la forêt où le Bisclavaret avoit été trouvé. Il suivit le prince qui séjourna dans la contrée où demeuroit son infidèle épouse ; instruite du passage du monarque, la dame s’apprête richement et demande audience pour lui faire un présent. Le prince l’octroie, et comme elle entroit dans la chambre, le bisclavaret l’aperçoit, sans que personne puisse l’arrêter, il court sur elle, lui saute à la figure, et pour assouvir sa vengeance , il lui arrache le nez. Les courtisans le menacent et il alloit être mis en pièces, lorsqu’un philosophe prenant la parole, dit au roi : Sire, daignez m’écouter: cet animal vous accompagne sans cesse , il n’est aucun de nous qui ne le connoisse parfaitement, et qui plusieurs fois n’ait été placé près de lui; jamais il n’a fait de mal à personne, si ce n’est à cette dame qui vous a été présentée.
Par la foi que je vous dois, il faut absolument qu’il ait à se plaindre tant de cette femme que de son mari. Elle avoit d’abord épousé ce chevalier dont vous estimiez tant les vertus et le courage, et dont on n’a point de nouvelles depuis long-temps. On ne sait pas ce qu’il est devenu. Faites renfermer cette dame, sire, ordonnez qu’elle soit mise à la gêne ; par ce moyen vous lui ferez dire pourquoi cette bête la hait. Car vous savez que nous avons vu mainte aventure extraordinaire qui ont eu lieu dans la Bretagne. Le roi suivit le conseil qui venoit de lui être donné, il fit arrêter le chevalier et sa femme qui furent conduits en prison. Bientôt la dame effrayée des mesures qu’on prenoit avoua comment elle avoit trahi son premier époux,en indiquant l’endroit où il cachoit ses vêtements. Elle ne savoitce qu’il étoit devenu depuis cette époque puisqu’il n’étoit point retourné chez lui. Au surplus la dame pensoit et croyoit que le Bisclavaret pouvoit être son. premier mari. Le roi ordonna sur le champ d’apporter les habits, que cela lui fut agréable ou non. Sitôt qu’ils sont arrivés, on les étala devant le Bisclavaret, qui sembla d’abord n’y pas faire grande attention, parce qu’il y avoit trop de monde devant lui.
Le philosophe fit appeler le roi pour lui donner un nouveau conseil. Sire, permettez – moi de vous dire que votre loup ne veut pas mettre ses vêtements en public, puisqu’il doit redevenir homme. Il craint et a peur d’être aperçu dans sa métamorphose. Faites le conduire dans vos appartements avec ses dépouilles, nous le laisserons reposer à son aise, puis on verra bien s’il devient homme. Le roi conduisit lui-même le Bisclavaret, et revint en fermant toutes les portes sur lui. Au bout de quelque temps d’attente, le prince, suivi de deux barons, entra dans la chambre, où il aperçut le chevalier qui dormoit dans son lit. Aussitôt le roi courut l’embrasser, puis le serra dans ses bras. Dès qu’ils eurent causé, il lui rendit sa terre et lui fit des dons magnifiques. La dame infidèle fut chassée du pays ainsi que son époux, pour une trahison aussi noire. Ils eurent par suite plusieurs enfants qui étoient fort aisés à reconnoître. Toutes les filles vinrent au monde sans nez. Ceci est de la plus exacte vérité , c’est pourquoi elles furent surnommées énasées.
N’en doutez pas , l’aventure que vous venez d’entendre est très-vraie. Les Bretons qui en conserveront toujours le souvenir, en ont fait le Lai du Bisclavaret.