La Dispute des deux porchers

On demandera d’où vient L’enlèvement des Vaches de Cooley. Il n’est pas difficile de répondre. La cause première de cet enlèvement est la Génération des deux porchers, ou la Dispute des deux porchers, sujet et titre du morceau qui va suivre.

la Dispute des deux porchers

I. LES DEUX PORCHERS

Friuch était porcher de Bodb, Rucht porcher d’Ochall Ochné. Entre Bodb et Ochall Ochné il y avait eu querelle. Entre eux la paix fut faite, entre Ochall Ochné, roi des génies [Nous risquons de traduire ainsi le mot irlandais side qu’on pourrait aussi rendre par dieu, ou aussi par fée si le mot français n’était pas féminin.] de Connaught, et Bodb, roi des génies de Munster. Là-dessus Bodb alla dans son palais des génies, le sid de Femen, et Ochall Ochné dans le sien, le sid de Crûachan. Bodb et Ochall étant amis, leurs porchers Friuch et Rucht le furent aussi

Voici la marque d’amitié que se donnèrent les deux porchers. Quand il y avait abondance de glands au sud, c’est-à-dire en Munster, Rucht, le porcher du nord, c’est-à-dire de Connaught, menait ses cochons manger des glands en Munster ; quand il y avait des glands au nord, c’est-à-dire en connaught, Friuch, le porcher du sud, c’est-à-dire de Munster, menait ses cochons maigres manger des glands au nord en Connaught, et au retour ils étaient gras. Mais alors querelle surgissait entre les deux porchers. Quand les cochons de Connaught étaient allés s’engraisser en Munster, les génies de Munster, sujets de Bodb, disaient que Friuch, leur porcher, était plus fort que Rucht, porcher de Connaught et d’Ochall. Quand les cochons de Munster étaient allés s’engraisser en Connaught, les génies de Connaught prétendaient que Rucht, leur porcher, était plus fort que celui de Munster.

Une année, il y eut abondance de glands en Munster, Rucht, le porcher de Connaught et d’Ochall mena ses cochons manger des glands en Munster avec ceux de son collègue Friuch, porcher de Munster et de Bodb.

Après avoir souhaité la bienvenue à Rucht, Friuch continua ainsi : « Puisque tu es venu ici, il y aura querelle entre nous. Les gens de Munster disent que tu es plus fort que moi, que ton habileté est supérieure à la mienne.
— Je ne suis pas moins habile que toi, répondit Rucht, le porcher de Connaught.
— On le vérifiera, répliqua Friuch, je ferai défense à tes cochons d’engraisser quoiqu’ils mangent des glands, et les miens engraisseront. »

La prohibition magique prononcée par Friuch se réalisa, Rucht retourna en Connaught avec ses cochons maigres, ils étaient dans un état si pitoyable qu’ils avaient peine à marcher; les génies de Connaught se moquèrent de lui. « Tu as mal choisi l’époque de ton voyage en Munster, lui disaient-ils tous, ton collègue est plus fort que toi.
— Ce n’est pas vrai, répondit Rucht, une année viendra où il y aura des glands en Connaught, et je jouerai à Friuch le tour qu’il m’a joué. »
Il fit comme il avait dit.

En effet, au bout d’un an, Friuch, le porcher de Munster, alla au nord avec ses cochons maigres pour leur faire manger des glands, et Rucht, le porcher de Connaught, lança sur les cochons de Munster la malédiction que l’année précédente Friuch avait lancée sur ceux de Connaught, et les cochons de Munster dépérirent cette année comme l’année d’avant avaient dépéri ceux de Connaught. Tout le monde dit que les deux porchers étaient aussi forts l’un que l’autre.

II. LES DEUX CORBEAUX

Friuch revint en Munster avec ses cochons maigres, ils étaient à peine en vie. Bodb, roi des génies de Munster, lui ôta ses cochons ; Ochall, roi des génies de Connaught, retira à Rucht la garde des siens, Friuch et Rucht vécurent sous forme de corbeaux deux années entières. Ils passèrent la première année au nord, en Connaught, au-dessus de la forteresse de Crûachan, la seconde année au sud, en Munster, auprès du palais des génies qu’on appelle Sîd de Femen. Cette année était finie quand les habitants de Munster se réunirent un jour en assemblée ; ils se dirent l’un à l’autre: « Il n’est pas petit le bruit que les oiseaux font devant vous ; voilà une année entière qu’ils ont été à se battre, cette année se termine aujourd’hui. »

Ils venaient de parler ainsi, quand devant eux, sur la colline où se tenait l’assemblée, ils virent paraître l’intendant d’Ochall, roi des génies de Connaught, il s’appelait Fuidel, il était fils de Fiadmir. Les habitants de Munster lui souhaitèrent bienvenue : « Il est grand, dit-il, le bruit que font devant vous les oiseaux. Ce sont, semble-t-il, ceux qui l’année dernière furent chez nous en Connaught, ils ont fait le même bruit jusqu’à la fin de cette année-là. »

Puis les habitants de Munster virent une chose merveilleuse : les deux corbeaux avaient repris forme humaine, on reconnut les deux porchers. L’assemblée leur souhaita bienvenue. « Vous avez tort de nous souhaiter bienvenue, » dit Friuch, porcher de Bodb, « de notre lutte résultera la mort de beaucoup d’hommes chéris, et bien des gémissements en seront la conséquence.
— Que vous est-il arrivé? demanda Bodb.
— Ce n’est pas du bien qui nous est arrivé, répondit Friuch, depuis notre départ à nous deux, nous avons vécu sous forme de corbeaux pendant deux années entières qui se sont terminées aujourd’hui. Vous avez vu ce que nous avons fait un an entier sous forme de corbeaux près du palais des génies de Crûachan en Connaught, puis pendant une autre année sous la même forme près du palais des génies de Femen en Munster, en sorte que les habitants de Connaught au nord , ceux de Munster au midi, nous ont vu nous battre l’un contre l’autre. Nous allons maintenant être métamorphosés en animaux aquatiques. Nous vivrons sous les mers et sous les eaux jusqu’à la fin de deux années. »

III. LES DEUX PHOQUES OU BALEINES

Puis les deux porchers partirent de la colline où se tenait l’assemblée, et se dirigèrent chacun d’un côté différent : l’un alla dans le Shannon, l’autre dans le Suir. Ils furent deux années entières au fond des mers et sous l’eau. Pendant toute une année on les vit se mordre l’un l’autre dans le Suir ; durant une autre année entière, on les vit se battre l’un contre l’autre dans le Shannon.

Un jour, les habitants de Connaught tenaient une assemblée sur les bords de l’Eany, affluent du Shannon. Ils virent sur le Shannon deux animaux aussi gros qu’une montagne ; aussi haut que le sommet d’une montagne s’élevait leurs clos ; ils se battaient l’un contre l’autre ; de leurs gueules sortaient des glaives de feu qui atteignaient les nuages du ciel. De tous côtés, la foule vint autour d’eux. Les deux animaux sortant du fleuve, arrivèrent sur la rive : ils y prirent forme humaine sous les yeux de la foule. Les assistants reconnurent les deux porchers. Ochall, roi des génies de Connaught, leur souhaita bienvenue. « Quelles ont été vos aventures ? demanda-t-il.
— Nos aventures ont été bien fatigantes, répondirent-ils. Vous avez vu ce que nous avons fait sous vos yeux. Deux années entières nous avons été sous forme d’animaux aquatiques au fond des mers et des eaux; il nous faut une nouvelle métamorphose afin que chacun de nous éprouve encore la force de son collègue. »

IV. LES DEUX CHAMPIONS

Puis ils partirent, allant chacun d’un côté différent. Chacun d’eux devint un champion. L’un se mit au nombre des gens de Bodb, roi des génies de Munster, l’autre au service de Fergna, dit aussi Carpre Cromm, roi des génies de Nento-sous-eau en Connaught. Tout exploit fait par les gens de Bodb était en réalité l’œuvre du champion. Il en était de même au palais des génies de Nento. La gloire des deux champions se répandit dans toute l’Irlande. On ne savait quelle était leur famille.

Bodb sortant de Munster se rendit en Connaught. Les habitants de Connaught avaient alors une grande assemblée près de Loch Riach. Le cortège qui accompagnait Bodb était aussi beau que cette brillante assemblée. Bodb amenait avec lui sept fois vingt chars et sept fois vingt cavaliers. Tous les chevaux avaient la même couleur; ces chevaux étaient tachetés, et à leurs brides on voyait des mors d’argent. Parmi les guerriers montés sur les chars il n’y en avait pas qui ne fussent fils de rois et de reines. Tous portaient des manteaux verts, ornés de quatre franges pourpres et attachés avec des broches d’argent. Ils avaient des tuniques ornées de garnitures rouges avec des fils d’or tout autour. Leurs guêtres étaient garnies de fils d’or et leurs chaussures bordées de bronze. Des coiffures avec ornements de cristal et de laiton leur couvraient la tête. De brillantes bandes d’or entouraient le cou de chaque homme ; chacune de leurs pierreries valait une vache laitière qui vient de faire son premier veau. Les bracelets que chaque homme portait au bras valaient chacun trente onces. Sur les bossettes de tous leurs boucliers on voyait des ornements d’or. Ils tenaient tous dans leurs mains des lances à cinq pointes avec côtes d’or, d’argent et de bronze à l’entour, et avec colliers d’or à la jointure de la haste et du fer. Les poignées de leurs épées étaient d’or et sur elles il y avait des figures de serpents en or et en escarboucle. L’éclat de cet équipement illuminait le camp tout entier.

Jamais troupe plus belle n’était venue avant ce jour-là ni ne viendra jusqu’au jugement dernier. Sept fois vingt personnes, tant femmes qu’enfants, moururent de peur à la vue de ces guerriers. Ceux-ci sautèrent de leurs chars sur la pelouse, ils y laissèrent leurs chevaux et leurs chars sans personne pour les garder.

Quand ils se furent tous arrêtés, Ochall vint au-devant d’eux. « Voilà une fière troupe, » dirent les gens de Connaught, « elle est plus fière que toutes les aulres. » Les nouveaux venus s’avancèrent sur la colline où se faisait la réunion, ils s’assirent en prenant pour siège les hommes qui se trouvaient là, en sorte que tous ces hommes moururent. Pendant trois jours et trois nuits les gens de Connaught les entourèrent sans pouvoir rien contre eux. Sept fois vingt reines devaient s’enfuir avec eux quand ils s’en retournèrent en Munster.

En attendant, Ochall leur adressa la parole : « Sois le bienvenu, ô Bodb, dit-il.
— Tu aurais beau me faire mauvais accueil, » répondit Bodb, tu es forcé de recevoir ma visite.
— Pourquoi êtes-vous venu ? demanda Ochall
— Pour parler au roi, à la reine et aux bons guerriers, répliqua Bodb.
— Ils sont tous ici, dit Ochall.
— Nous n’en voyons guère parmi vous, reprit Bodb.
— Ils obéissent à l’ordre qu’ils reçoivent, répondit Ochall. De jeunes guerriers s’avancent vers vous.
— Qu’on nous donne protection à charge de réciprocité. »
Ochall promit cette protection. « Viens ici, Rinn, » s’écria Bodb, et Rinn (Friuch) le champion de Munster, s’avança dans l’assemblée : « Qu’un de vous se présente pour me combattre, » dit-il.

Les guerriers des trois provinces du Connaught se réunirent en un groupe et délibérèrent. Mais parmi eux il ne se trouva personne qui osât s’offrir pour combattre Rinn. « C’est une honte, dit Ochall, l’honneur est perdu. »

Là-dessus, on aperçut quelque chose : une troupe venait de la région septentrionale du Connaught. Il y avait trois fois vingt chevaux bridés et trois fois vingt chars; les chevaux attelés à ces chars étaient noirs, ils semblaient avoir traversé la mer ; les mors de leurs brides étaient d’or. Les guerriers portaient des manteaux bleu foncé entourés de cordons pourpre, chacun avait sur la poitrine une roue d’or, des tuniques blanches rayées de pourpre leur enveloppaient le corps ; sur le sommet de leurs têtes on voyait des cheveux d’un noir si foncé qu’on aurait cru qu’une vache leur avait léché la tête. Ils portaient sur le dos des boucliers sur lesquels des emblèmes étaient gravés, et qu’entouraient de jolies bordures de bronze; sous leurs manteaux ils avaient des épées dont les poignées étaient d’ivoire et ornées de figures de cuivre ; chaque homme tenait une lance à l’extrémité arrondie et aux rivets d’argent; un fil d’or, épuré au feu, faisait cinquante fois le tour de chacun d’eux ; ils n’avaient ni sandales ni couvre-chef. Un seul excepté, personne parmi eux ne se distinguait des autres. Ils entrèrent dans le camp. Trois fois vingt d’entre eux arrivèrent, les uns en char, les autres à cheval, autant vinrent à pied.

Ensuite les Conmacne se levèrent devant eux sur la colline ; voilà pourquoi les Conmacne sont soumis à la servitude jusqu’au jugement dernier. Ils ont à perpétuité la charge de nourrir les fils de rois et de reines et les chiens de chasse.

[protestation d’un copiste]

Cela n’est pas vrai du tout, car alors les Conmacne n’étaient pas au monde. Ils descendent de Fergus mac Roig, qui alors n’était pas encore né. Il s’agit ici des gens qui ont précédé les Conmacne sur le sol que les Conmacne ont depuis occupé. Ce sont ces prédécesseurs des Conmacne qui se levèrent devant les nouveaux venus.

Ensuite l’assemblée s’assit et souhaita la bienvenue aux guerriers du Connaught septentrional. « Sois le bienvenu, dit Ochall.
— Nous avons confiance », ajouta Fergna.

« Malheureux », s’écria Mainchenn, druide de Grande-Bretagne. « D’aujourd’hui à jamais, » continua-t-il, « aussitôt que toi et tes descendants vous verrez un roi, vous serez ses sujets. Jusqu’ici Fergna se tenait droit, désormais Fergna sera courbé et sa puissance supportera le poids des tributs. Où as-tu laissé tes chevaux?
— Dans la plaine, répondit Fergna.
— La terre qui est devant toi t’appartenait, reprit Mainchenn, elle a été choisie pour domaine par un autre qui est arrivé devant toi.
— Qui est-ce? demanda Fergna. C’est Bodb, répondit Mainchenn, c’est le roi des génies de Munster. »

Dès qu’on vit Bodb dans l’assemblée, le saisissement et une frayeur mortelle firent perdre la vie à vingt hommes. Il ne se trouva pas dans les trois Connaught un guerrier pour combattre Rinn, le champion de Munster. « A vos ordres, » s’écria Fâebar (Rucht), le champion de Connaught, « j’irai l’attaquer. » Là-dessus, les deux champions se précipitèrent l’un contre l’autre, le combat dura trois jours et trois nuits, ils se donnèrent l’un à l’autre de tels coups qu’on voyait leurs poumons. Puis on les sépara.

V. LES DEUX FANTÔMES (ou DÉMONS)

Par une erreur manifeste Friuch et Rucht se transformèrent de champions en fantômes. Un tiers du peuple mourut de peur. Le lendemain, les survivants étaient retenus au lit par la maladie ***

VI. LES DEUX VERS

Ils partirent ensuite et prirent forme de bêtes d’eau, c’est-à-dire qu’ils devinrent deux vers. L’un (Rucht) alla dans la source de Uaran Garad, province de Connaught, l’autre (Friuch) dans celle de Glass Cruind, en Cooley, province d’Ulster.

Or, une fois la reine Medb de Cruachan alla à la source de Uaran Garad pour se laver le visage, elle tenait à la main un blanchâtre vase de bronze où elle voulait se laver les mains. Elle plongea le vase dans l’eau et le ver s’y précipita. Il était tacheté et de toutes les couleurs. Elle le regarda longtemps ; les couleurs de ce ver lui semblaient jolies. Puis l’eau disparut, le ver resta seul dans le vase. « Il est malheureux, ô bête, dit Medb, que tu ne parles pas, et que tu ne me racontes pas quelque chose de ce qui doit m’arriver depuis que j’ai pris possession du royaume de Connaught.
— Quelle est, répondit le ver, la chose que tu désires le plus me demander ?
— Je voudrais d’abord, répliqua Medb, savoir comment tu te trouves de ton état de bête?
— Je suis une bête malheureuse, répondit le ver, j’ai été malheureux sous toutes les formes que j’ai eues. »
Et il raconta à Medb quelle avait été son existence sous chacune de ses formes successives, puis voici les bons conseils qu’il lui donna: « Il est, dit-il, dommage qu’étant si belle femme, tu ne sois pas mariée avec un guerrier jeune et illustre auquel tu ferais partager ton autorité.
— Je n’ai voulu, répondit Medb, épouser aucun des habitants de Connaughl, j’ai craint qu’il ne prétendît être mon maître.
— Nous connaissons, reprit le ver, quelqu’un qui te conviendrait bien, c’est l’homme le plus brillant, le plus beau, le plus illustre qui existe, c’est Ailill, fils de Ross-Rûad, roi de Leinster ; sa mère est Mata Muresc, fille de Maga, roi de Connaught. C’est un jeune homme doux, sans tache, sans défaut, sans jalousie, sans orgueil. Prends-le pour époux, il ne te dominera pas. Il est beau, ardent et fort. Et toi, tous les jours sans manquer, tu me donneras à manger dans cette source. Cruinniuc (c’est-à-dire arrondi) est mon nom. » Voilà ce qu’il dit à Medb. Puis Medb retourna chez elle et le ver dans la source.

Le même jour, chose singulière, Fiachna, fils de Daire, alla à la source de Glass Cruinn (c’est-à-dire vert bleu et ronde) en Cooley, et en se lavant les mains, il vit un objet qui attira son attention : il y avait un ver sur la pierre devant lui, et ce ver était tellement tacheté qu’il n’avait pas de couleur qu’on ne vît sur lui. « Tant mieux pour toi, Fiachna, », dit le ver. Fiachna eut peur de l’animal qu’il voyait devant lui, et il recula un peu. « Ne fuis pas, dit le ver, ne crains rien, tu feras mieux, tu causeras avec moi.
— Que nous raconterons-nous? demanda Fiachna.
— D’abord, répondit le ver, il t’arrivera tout plein de bonheur.
— Et après? demanda Fiachna.
— Tu trouveras au bout de ta terre, répliqua le ver, un bateau qui t’apporte des trésors.
— Et après ? répéta Fiachna.
— Tu me donneras l’hospitalité, reprit le ver, et tu me feras du bien.
— Quel bien te ferai-je ? demanda Fiachna.
— Tu me donneras à manger, répondit te ver.
— Pourquoi te donnerai-je à manger ? demanda Fiachna.
— Parce que je suis au bout de ta terre, dit le ver, et que je n’ai rien à manger.
— Et cela quoique tu ne sois qu’une bête, répliqua ironiquement Fiachna.
— Mais je suis un homme, dit le ver; je suis le porcher de Bodb.
— Quel est ton nom ? demanda Fiachna.
— Tummuc (c’est-à-dire plongeur), répondit le ver.
— Nous avons entendu parler de toi, reprit Fiachna.
— Il n’est pas nécessaire, dit le ver Tummuc, que je te raconte notre histoire : mon collègue est à Uaran Garad en Connaught, et Medb de Cruachan lui fait du bien, mais moi je suis sans force parce que je n’ai rien à manger.
— A tes ordres, répondit Fiachna ; puisque tu m’as demandé à manger, tu auras à manger.
— Lève-toi et pars, dit le ver, la barque que je t’ai annoncée est arrivée, tu m’enverras à manger demain matin. »

Fiachna emmena la barque avec lui et le ver rentra dans la source de Glass Cruinn en Gooley. Fiachna lui donna à manger tous les jours pendant un an et un jour, et chaque jour c’était Fiachna lui-même qui allait lui porterla nourriture. De même, c’était Medb qui chaque jour, jusqu’à la fin de l’année, allait portera manger au ver de l’ouest (c’est-à-dire de Connaught).

VII. LES DEUX TAUREAUX

Un jour donc (l’année venait de finir), Fiachna se rendit à la source de Glass Cruinn : « Viens causer avec moi, dit-il au ver. » Aussitôt le ver arriva : « Très bien, dit Fiachna au ver.
— Ce sera tout profit pour toi, reprit le ver, il te viendra de terre et de mer abondance de blé, une vraie bénédiction. Tu as été très bon pour moi, depuis ta première venue jusqu’aujourd’hui. Bientôt arrivera en Connaught une rencontre célèbre entre moi et l’animal dont je t’ai parlé il y a un an.
— Quelle rencontre? demanda Fiachna.
— Il est facile de le répondre, répliqua le ver: une de tes vaches me boira demain matin, et une des vaches de Medb boira mon collègue ; de là résultera une grande bataille en Irlande entre nous. Nous combattrons l’un contre l’autre, toi tu seras sain et sauf. »

Ensuite toute cette prédiction se réalisa. Le matin suivant, Tummuc fut bu par la vache de Fiachna ; le même jour son collègue Grunniuc fut bu par la vache de Medb.

Voici quels furent les noms des animaux sous chacune de leurs formes : 1° Rucht (cochon), Ruccne quand ils étaient porchers ; 2° Ingen (griffe), Ette (aile), quand ils étaient corbeaux; 3° Bled (baleine) et Blod, quand, sous forme de cétacés, ils habitaient au fond des mers ; 4° Rinn (pointe) et Fâebar (tranchant) quand ils étaient champions ; 5° Scîath (bouclier) et Scâth (ombre) quand ils étaient fantômes ; 6° Cruinniuc (arrondi) et Tummuc (plongeur) quand ils étaient vers ; 7° Find (blanc) et Dub (noir) quand ils étaient taureaux.

Findbennach (blanc cornu) et Donn (brun) de Cooley sont les deux bêtes à cornes les plus belles qu’il y ait jamais eu en Irlande : leurs cornes furent ornées d’or et d’argent par les deux provinces de Connaught et d’Ulster. Il n’y avait en Connaught aucune bête à corne qui osât mugir contre le Findbennach, le taureau de cette province occidentale. De même, il ne se trouvait en Ulster aucune bête à corne assez hardie pour mugir contre le taureau de cette province orientale, le Donn de Cooley.