La Razzia des vaches de Cooley

Voici l’histoire de la Razzia des vaches de Cooley, de la branche rouge de la mythologie irlandaise.

la Razzia des vaches de Cooley

La Razzia des vaches de Cooley

Une fois il arriva qu’Ailill et Medb [roi et reine de Connaught], après s’être couchés dans leur lit royal au château de Cruachan en Connaught eurent un entretien sur l’oreiller.

« Vraiment, ô femme » dit Ailill, « la femme a du mérite quand son mari en a. »

« Oui, ta femme a du mérite », répondit Medb; « pourquoi penses-tu cela ? »

« La raison pour laquelle je le pense », répondit Ailill, « c’est qu’aujourd’hui tu vaux mieux que lorsque je t’ai épousée. »

« J’avais de la valeur avant toi », répartit Medb.

« De cette valeur », répondit Ailill, « nous n’avons pas entendu parler. Femme tu vivais sur bien de femme, et, venant de la province la plus voisine, les ennemis pratiquaient sans cesse chez toi vol, pillage, brigandage. »

« Rien de pareil ne s’est produit », répliqua Medb. « Mon père était le roi suprême d’Irlande Eochaid Feidlech, fils de Find, petit-fils de Findoman, arrière-petit-fils de Findên, descendant au quatrième degré de Findguin, au cinquième de Rogen le Rouge, au sixième de Rigên, au septième de Blathacht, au huitième de Beothacht, au neuvième d’Enna Agnech, au dixième d’Oengus Turbech . Eochaid Feidlech eut six filles: Derbriu, Ethne, Ele, Clothru, Mugain, Medb. Je fus la plus noble, la plus distinguée, je fus supérieure aux autres en bienfaisance et en libéralité. Je l’emportai dans les batailles, dans les combats et à la lutte. J’avais quinze cents guerriers de race royale venus des autres provinces d’Irlande, autant de guerriers nés dans ma province et ces derniers étaient accompagnés d’un nombre de soldats qui pour chacun allait ainsi décroissant, dix, huit, sept, six, cinq, trois, deux, un. Ils formaient » ajouta Medb, « ma garde habituelle. Voilà pourquoi mon père me donna une des cinq grandes provinces d’Irlande , la province de Cruachan, en sorte qu’on m’appelle Medb de Cruachan. On vint me demander en mariage de la part du roi de Leinster Find fils de Ross le Rouge, et de celle du roi de Tara Cairpre le Grand-Guerrier, fils de Ross le Rouge ; on vint de la part du roi d’Ulster Conchobar, fils de Fachtna Fathach7, on vint de la part d’Eochaid le Petit. Et moi, je ne me rendis pas à ces invitations, car c’est moi qui demandai un prix d’achat qu’avant moi aucune femme ne demanda à un homme d’Irlande ; je demandai un homme 1° sans avarice, 2° sans jalousie, 3° sans peur . S’il y avait de l’avarice chez l’homme à qui j’appartiendrais, il ne serait pas à propos que nous vivions ensemble. Ma bonté, ma générosité, ma libéralité y feraient obstacle. On se moquerait de mon mari, si je lui étais supérieure en libéralité ; on ne se moquerait pas si nous avions égale bonté, la même bonté tous deux. Si mon mari était peureux, il ne serait pas à propos que nous vivions ensemble, car je livrerais combats et batailles, je ferais des exploits, et cela moi seule ; on se moquerait de mon mari, on dirait : il y a chez sa femme plus de vie que chez lui ; on ne se moquerait pas si nous avions égale vivacité, si nous étions aussi vifs l’un que l’autre. Si l’homme à qui j’appartiendrais était jaloux, ce serait inconvenant aussi, car avant de me marier je ne fus jamais sans un amant caché dans l’ombre d’un amant en titre. Alors je trouvai l’homme que je désirais, c’était toi, Ailill, fils de Ross le Rouge de Leinster : tu n’étais point avare, tu n’étais point jaloux, tu n’étais point paresseux. Je fis avec toi contrat de mariage et je te donnai le plus beau prix d’achat qu’une femme puisse recevoir, c’est-à-dire des vêtements de quoi habiller douze hommes, un char qui valait sept femmes esclaves, une feuille d’or rouge aussi large que ton visage, un morceau d’electrum aussi lourd que ton avant-bras gauche. Qu’un individu quelconque te fasse un affront qui te décourage ou même te rende fou, tu n’obtiendras pas dommages intérêts et prix de ton honneur sans que je reçoive autant que toi, car tu es homme sur bien de femme. »

« Je ne le suis pas », répondit Ailill, « j’ai deux frères, l’un règne à Tara, l’autre règne en Leinster, c’est-à-dire que Find est roi de Leinster et Carpré roi de Tara. Je leur abandonnai ces royaumes à cause de leur droit d’aînesse. Ils ne m’étaient pas supérieurs en bienfaisance ni en libéralité. Je n’avais pas entendu dire qu’aucune des cinq grandes provinces d’Irlande pût être propriété de femme. Pour la première fois je l’entends dire de cette province ci et d’elle seule. Je vins donc ici et je saisis la royauté, cela du droit que je tenais de ma mère. En effet Mata de Muiresc, ma mère, était fille de Maga [roi de Connaught]. Et pouvais-je trouver reine meilleure que toi ? puisque tu es fille du roi suprême d’Irlande. »

« Par conséquent », répliqua Medb, « ma fortune est plus importante que la tienne. »

« Étrange prétention » répondit Ailill. « Il n’est personne qui ait plus de choses précieuses, de trésors et de richesses que moi. Je le sais bien. »

CHAPITRE II
CAUSE DE L’ENLÈVEMENT.

[Ailill et Medb font chacun faire l’inventaire de leur fortune. Conséquence de ce double inventaire].

1. On leur présenta d’abord les articles dont la valeur était la moindre. Ce fut ainsi que l’on commença la comparaison des deux fortunes : on leur apporta leurs petits seaux, leurs grands seaux et leurs pots de fer; leurs cruches, leurs cuves et leurs pots à anses.

Les deux lots étaient égaux.

On leur apporta ensuite leurs bagues pour petits doigts, leurs bracelets, leurs bagues pour pouces, leurs bijoux d’or, leurs vêtements tant pourpres que bleus, noirs et verts, tant jaunes que multicolores et gris, tant bruns que tachetés et mouchetés.

Le roi et la reine en avaient chacun autant.

On amena des champs, des pâturages et des plaines leurs nombreux troupeaux de moutons, on compta et recompta ces bêtes et on constata dans les deux lots égalité de poids, de taille et de nombre. Il y avait cependant parmi les têtes de bétail appartenant à Medb un bélier remarquable qui valait une femme esclave, mais dans le troupeau d’Ailill il se trouvait un bélier équivalent.

On amena des pâturages et des parcs leurs chevaux de travail, leurs attelages, leurs troupeaux d’étalons, de juments et de poulains. Dans un troupeau de chevaux appartenant à Medb on trouva un animal remarquable qu’on estima une femme esclave, or Ailill avait une bête équivalente.

On amena, des bois, des vallées et de leurs pentes, des endroits cachés, leurs nombreux troupeaux de cochons; on les compta un à un ; Medb avait un porc mâle remarquable, Ailill un aussi.

Alors on fit venir des bois et des déserts de la province leurs troupeaux de vaches de toute espèce, de toute catégorie. On compta et recompta ces bêtes ; elles étaient de même poids, de même grandeur, de même nombre dans les deux lots, sauf une exception : parmi les vaches d’Ailill on trouva un taureau remarquable ; c’était un veau d’une vache de Medb ; il s’appelait le Blanc Cornu, Findbennach ; ne considérant pas qu’il fût honorable pour lui d’appartenir à une femme, il était allé dans le troupeau des vaches du roi.

2. Il sembla à Medb que ses propriétés seraient sans valeur aucune tant qu’elle n’aurait pas un taureau équivalent. Elle fit venir le courrier Mac Roth, et lui demanda si à sa connaissance il y avait dans une localité quelconque des cinq grandes provinces d’Irlande un taureau semblable à celui d’Ailill.

« Je sais », dit Mac Roth, « un endroit où se trouve le meilleur taureau possible, un taureau meilleur que celui du roi. C’est dans la province d’Ulster au canton de Cooley, chez Daré24, fils de Fiachna. Son nom est le Brun de Cooley, Donn Cualnge. »

« Va le chercher, Mac Roth », dit Medb, « et demande à Daré de me le prêter pour un an. À la fin de l’année je lui donnerai en retour cinquante génisses et je lui rendrai le Brun de Cooley. Puis fais-lui une autre proposition, Mac Roth. Si ses voisins, les habitants du même pays, prennent mal la cession par lui d’un animal de si grande valeur que le Brun de Cooley, qu’il vienne lui-même avec son taureau ; je lui donnerai en bonnes terres de Mag Aï autant de terrain qu’il en possède à Cooley ; j’y joindrai un char, valant vingt et une femmes esclaves, et je le ferai coucher avec moi. »

3. Ensuite les courriers allèrent chez Daré fils de Fiachna. Les courriers, disons-nous, car Mac Roth et ses compagnons formaient une troupe de neuf hommes. Dans la maison de Daré on souhaita la bienvenue à Mac Roth. On ne pouvait faire autrement, car Daré était chef de la mission. Daré demanda à Mac Roth quelle était la cause de son voyage, quel but il avait. Mac Roth dit pourquoi il venait ; il raconta la querelle d’Ailill et de Medb. « Je suis arrivé », ajouta-t-il, « pour demander le prêt du Brun de Cooley afin de le mettre en face du Blanc Cornu ; tu recevras en retour cinquante génisses et le Brun de Cooley te sera restitué. Voici une autre proposition : tu viendras toi-même avec ton taureau et tu auras en bonnes terres de la plaine d’Aï l’équivalent de ta propriété, plus un char valant vingt et une femmes esclaves, et en outre Medb te recevra dans son lit. »

Cette proposition fut agréable à Daré ; il s’agita tellement que les coutures de son lit de plumes se rompirent sous lui : « J’en donne ma parole », dit-il ; « peu importe la façon dont les habitants d’Ulster prendront mon acceptation : le précieux animal sera mené chez Ailill et Medb, le Brun de Cooley ira en Connaught. » Mac Roth fut content de la réponse du fils de Fiachna.

4. Puis les gens de Daré prirent soin de Mac Roth et de ses compagnons. Ils mirent sous eux de la paille et des joncs frais. Ils leur apportèrent de la bonne nourriture et leur donnèrent un festin qui les enivra complètement. Il arriva que deux courriers se mirent à causer. « Vraiment », dit l’un d’eux, « il est bon l’homme dans la maison de qui nous sommes. » — « C’est vrai », répondit l’autre. — « Y a-t-il », reprit le premier, « y a-t-il en Ulster homme meilleur que lui ? — « Oui », dit le second courrier, « c’est Conchobar auquel Daré appartient, et, quand même tous les hommes d’Ulster se réuniraient autour de Conchobar, aucun d’eux n’aurait à rougir de son roi. Daré est bien bon. Prendre de force le Brun de Cooley et le mener hors de la province d’Ulster serait une oeuvre qui exigerait le concours de quatre des cinq grandes provinces d’Irlande, et Daré donne cet animal à nous qui ne sommes que neuf courriers. »

Alors le troisième courrier se mêla à la conversation. « Que dites-vous? » demanda-t-il. Le premier courrier répéta : « Il est bon l’homme dans la maison de qui nous sommes. » — « Oui, il est bon », reprit le second courrier. — « Y a-t-il même parmi les habitants d’Ulster », dit le premier courrier, « quelqu’un de meilleur que lui ?» — « Oui certes, » répondit le second courrier, « c’est Conchobar auquel Daré appartient, et quand même tous les hommes d’Ulster se réuniraient autour de Conchobar, aucun d’eux n’aurait à rougir de son roi. Mais Daré a une grande bonté. Prendre de force le Brun de Cooley serait une oeuvre qui exigerait le concours de quatre des cinq grandes provinces d’Irlande. »

Le troisième courrier s’écria : « La bouche d’où ces paroles sont sorties mériterait de vomir du sang et d’en vomir encore. Si Daré n’avait pas donné son taureau de bon gré, on le lui aurait pris de force. »

5. En ce moment arriva dans la maison occupée par les courriers le maître d’hôtel de Daré, fils de Fiachna ; avec lui entrèrent l’échanson et le domestique qui apportait à manger. Le maître d’hôtel entendit ce qu’on disait, la colère s’empara de lui ; il donna aux courriers la nourriture et la bière, mais il n’ouvrit pas la bouche ; il ne leur dit pas : Mangez et buvez : il ne leur dit pas : Ne mangez ni ne buvez. Il alla dans la maison où était Daré, fils de Fiachna et il lui demanda : « Est-ce toi qui as donné aux courriers le célèbre trésor qu’est le Brun de Cooley ?» — « Oui, c’est moi », répondit Daré. — « Eh bien », répliqua le maître d’hôtel, « si ce que disent les courriers est vrai, tu n’es pas roi du canton où ce don a été fait. Suivant eux, si tu ne donnes pas ce taureau de bon gré, tu le donneras de force, tu y seras contraint par l’armée d’Ailill et de Medb et par la grande science guerrière de Fergus, fils de Roech. » — « Je le jure », répliqua Daré, « je le jure par les dieux que j’adore, ils ne l’emmèneront pas de force, ils ne l’emmèneront pas de bon gré. »

6. Chacun jusqu’au matin resta dans sa maison. Les courriers se levèrent le matin de bonne heure, et allèrent à la maison où était Daré. « Dis-nous », demandèrent-ils à Daré, « dis nous, ô noble seigneur, où se trouve le Brun de Cooley; nous irons le chercher. » — « Non certes », répondit Daré, « s’il était dans mes habitudes de trahir les courriers, les voyageurs, les gens qui suivent les routes, aucun de vous ne s’en irait en vie. » — « Pourquoi ? » demanda Mac Roth. — « J’ai grande raison », répondit Daré ; « vous avez dit que si je ne donnais pas le taureau de bon gré, je le céderais de force grâce à l’armée d’Ailill et de Medb et à la grande science guerrière de Fergus. » — Mais », répliqua Mac Roth, « peu importe ce que ta bière et ton repas ont fait dire aux courriers. Ces paroles ne méritent aucune attention, et tu ne peux à ce sujet adresser des reproches ni au roi Ailill ni à la reine Medb. » — « En dépit de nos conventions, ô Mac Roth », répartit Daré, « je ne donnerai pas mon taureau ; non je ne le donnerai pas du tout. »

7. Les courriers s’en retournèrent et ils arrivèrent au château de Cruachan en Connaught. Medb leur demanda quelles nouvelles ils apportaient. Mac Roth répondit qu’en fait de nouvelles il n’amenait pas le taureau de Daré. — « Pourquoi ? » demanda Medb. Mac Roth raconta comment les choses s’étaient passées. — « Il sera », dit Medb, « plus facile d’arranger cela que de polir les noeuds d’une corde. On sait que le taureau ne sera pas donné de bon gré ; on l’emmènera de force, il faudra bien que Daré l’abandonne. »

CHAPITRE III
APPEL DES GUERRIERS DE CONNAUGHT À CRUACHAN AÏ.

1. Les envoyés de Medb allèrent inviter à venir à Cruachan les sept Mané avec leurs sept fois trois mille guerriers, savoir : Mané surnommé Pareil à mère, Mané surnommé Pareil à père, Mané surnommé Qu’il les prenne tous, Mané dit Petite Piété filiale, Mané dit Grande Piété filiale, Mané dit Le plus grand parleur. D’autres envoyés allèrent trouver les fils de Maga, c’est-à-dire : Cet ou Premier, fils de Maga ; Anluan ou Brillante lumière, fils de Maga; Maccorb ou Enfant de chariot, fils de Maga ; Bascell ou Maison de mort, fils de Maga ; En ou Oiseau, fils de Maga ; Dôche ou Rapide activité, fils de Maga ; Scandai ou Insulte, fils de Maga. Ces guerriers vinrent et avec chacun d’eux trois mille hommes armés. D’autres envoyés d’Ailill et de Medb allèrent trouver Cormac à l’intelligent exil, fils de Conchobar, et Fergus fils de Roech Leur troupe fut de trois mille hommes.

2 . La première troupe qui arriva portait les cheveux courts, des manteaux verts aux broches d’argent ; chaque homme avait sur la peau une chemise à fils d’or avec entrelacs d’or rouge. Les poignées de leurs épées étaient blanches aux gardes d’argent. « Cormac est-il là ? » demandèrent les assistants. — « Non certes », répondit Medb.

La deuxième troupe avait les cheveux fraîchement coupés. Chaque guerrier était enveloppé dans un manteau bleu foncé et portait sur la peau une chemise très blanche. Les poignées de leurs épées étaient d’or et rondes avec gardes d’argent. « Cormac est-il là ? » demandèrent les assistants. — « Non certes », répondit Medb.

La troisième et dernière troupe avait la chevelure courte d’un joli blond, couleur d’or et largement étalée sur la tête, de beaux manteaux pourpre avec de jolies broches sur la poitrine. Ces guerriers portaient de belles et longues chemises de soie qui descendaient jusqu’au milieu des pieds. Ensemble ils levaient les pieds, ensemble ils les baissaient. « Est-ce Cormac ? » demandèrent les assistants. — « Oui certainement », répondit Medb.

3. Ils campèrent et s’installèrent cette nuit-là, en sorte qu’il y eut beaucoup de fumée et de feu entre quatre gués d’Aï, les gués dits Ath Moga, Ath Bercna, Ath Slissen, Ath Coltna. Ils restèrent quinze jours dans la forteresse de Cruachan à boire et à jouir de plaisirs de toute sorte pour rendre leur marche en avant plus facile.

4. Leurs prophètes et leurs druides les avaient du reste empêchés de partir avant la fin de la quinzaine pour leur faire attendre un présage favorable.

5. Puis Medb dit à son cocher d’atteler ses chevaux; elle voulait aller demander un entretien à son druide et obtenir de lui par une prophétie la science de l’avenir.

CHAPITRE IV
PROPHÉTIE

1. Quand Medb fut arrivée là où se trouvait son druide elle le pria de lui donner par une prophétie la science de l’avenir. « Beaucoup d’hommes », dit-elle, « se sont séparés aujourd’hui de ceux et de celles dont ils sont aimés et qu’ils aiment eux-mêmes, de leur patrie, de leurs champs, de leurs pères, de leurs mères. S’ils ne reviennent en bonne santé, les soupirs et les malédictions que provoquera leur malheur seront autant de coups qui me frapperont. Mais ni à la maison, ni dehors il n’y a personne qui nous soit plus cher que nous-mêmes. Apprends-moi si je reviendrai ou si je ne reviendrai pas. » — « Peu importe que tel ou tel ne revienne pas », répondit le druide, « tu reviendras ».

2. « Il n’est pas difficile », dit le cocher, « que je fasse tourner le char à droite, cela nous donnera bon augure et assurera notre retour ».

3. Le cocher fit tourner le char et conduisit Medb en arrière. Alors Medb vit une chose qui lui parut étrange : près d’elle une femme se trouvait sur le brancard d’un char qui s’approchait ; elle tissait du galon ; elle tenait dans sa main droite un fuseau de laiton orné de sept filets d’or rouge ; un manteau vert moucheté l’enveloppait ; une grosse broche à forte tête était fixée sur sa poitrine ; elle avait le visage rouge et beau, l’œil bleu et gai, les lèvres rouges et minces ; ses dents brillantes pouvaient être comparées à une pluie de perles, ses lèvres ressemblaient à de rouges alises. Autant est mélodieux le son des cordes d’une crotta entre les mains d’un artiste savant et depuis longtemps exercé, autant était agréable le son de la voix et des aimables paroles qui sortaient de sa bouche. Sa peau, là où ses vêtements ne la cachaient pas, était aussi blanche que la neige pendant la nuit. Elle avait les pieds longs et très blancs, les ongles pourpre, égaux, ronds, aigus; les cheveux longs, d’un blond beau comme l’or; trois nattes de cheveux lui entouraient la tête, une quatrième descendait si bas que l’ombre de cette natte lui frappait les mollets.

4. Medb la vit : « Que fais-tu ici en ce moment, ô fille ? » lui dit-elle. — « Je travaille » répondit-elle, « dans tes intérêts et pour ton bonheur en réunissant les guerriers de quatre grandes provinces d’Irlande pour aller avec toi dans la province des Ulates enlever les vaches de Cooley. » — « Pourquoi me rends-tu ce service ? » répliqua Medb. — « J’ai de bonnes raisons pour cela », reprit la fille, « je suis du nombre des femmes esclaves qui appartiennent à ta maison. » — « Qui donc de mes gens es-tu ? » demanda Medb. — « Je suis », répondit la fille, « Fédelm la prophétesse du palais des dieux de Cruachan. »

5. « D’où viens-tu ? » demanda Medb. — « De Grande-Bretagne après y avoir appris l’art des filid », répartit la fille. — « As-tu », dit Medb, « l’illumination autour des mains, imbas forosna ? » — « Je l’ai nécessairement », répliqua la fille.

Medb

6. « Eh bien, Fédelm, prophétesse, comment vois-tu notre armée ? »

Fédelm

« Je vois sur tes guerriers teinte écarlate, je vois rouge. »

Medb

« Mais Conchobar est à Emain Macha en proie à la maladie qui doit durer neuf fois douze heures. Mes éclaireurs sont allés à Emain. Nous n’avons rien à craindre des habitants d’Ulster. Dis la vérité Fédelm.

Fédelm, prophétesse, comment vois-tu notre armée ? »

Fédelm « Je vois sur tes guerriers teinte écarlate, je vois rouge. »

Medb

« Mais Cuscraid le Bègue de Macha, fils de Conchobar, est malade en son île. Mes éclaireurs y sont allés : nous n’avons rien à craindre des habitants d’Ulster. Dis la vérité, Fédelm.

Fédelm, prophétesse, comment vois-tu notre armée ? »

Fédelm

« Je vois sur tes guerriers teinte écarlate, je vois rouge. »

Medb

« Mais Eogan est malade au fort d’Airther. Mes éclaireurs sont allés jusque là. Nous n’avons rien à craindre des habitants d’Ulster. Dis-nous la vérité, Fédelm.

Fédelm, prophétesse, comment vois-tu notre armée ? »

Fédelm

« Je vois sur tes guerriers teinte écarlate, je vois rouge. »

Medb

« Mais Celtchair, fils d’Uthecar, est malade dans son fort. J’ai envoyé mes éclaireurs jusque là. Nous n’avons rien à craindre des habitants d’Ulster. Dis la vérité, Fédelm.

Fédelm, prophétesse, comment vois-tu notre armée ? »

Fédelm

« Je vois sur tes guerriers teinte écarlate, je vois rouge. »

Medb

« Tu crois que ce rouge annonce un désastre, moi non. Dès que les Irlandais se réunissent, il se produit entre eux querelles et batailles ; l’un insulte un autre, tumulte s’en suit ; tous veulent aller à l’avant-garde, tous à l’arrière-garde, tous au gué, tous à la rivière, tous tuer le premier cochon, le premier cerf, le premier gibier. Mais dis-nous la vérité, Fédelm.

Fédelm, prophétesse, comment vois-tu notre armée ? »

Fédelm

« Je vois sur tes guerriers teinte écarlate, je vois rouge. »

7. Et elle se remit à prophétiser. Elle prédit comment Cûchulainn traiterait les hommes d’Irlande. Elle le fit en chantant un poème :

Je vois un homme beau qui fera des tours d’adresse.
Sur sa belle peau sont de nombreuses cicatrices,
leur présence sur le devant de sa tête l’enorgueillit ,
elles fixent sur son front le souvenir de ses victoires.

Les sept pierres précieuses qui distinguent les braves héros
brillent dans ses deux yeux.
Les pointes de ses armes sont nues.
Un manteau rouge à crochets l’enveloppe.

Il a le visage très noble.
Il sait rendre honneur aux femmes.
Ce garçon jeune et de belle couleur
est un dragon dans les combats.

Je ne sais pas de quoi Cûchulainn
a tiré sa plus grande gloire ;
mais ce que je sais pourtant
c’est qu’il rendra cette armée toute rouge.

Quatre petites épées dont il joue brillamment
sont dans chacune de ses deux mains.
Il en jouera sur l’armée.
Chacun en recevra les coups.

Voyez comme il frappe et du javelot qu’il porte dans sa poche,
et de sa grande épée, et de sa lance.
Cet homme au manteau rouge
met le pied sur toutes les traces de notre armée.

Il a deux javelots sur son char brillant ;
il les lance de tous côtés, le guerrier aux contorsions.
Il s’est montré à moi sous une forme,
certainement il la changera pour une autre.

Il est parti pour le combat.
Si l’on n’y prend garde, il y aura trahison.
Pour combattre, quelqu’un vous cherche,
c’est Cûchulainn, fils de Sualtam.

Il massacrera vos armées jusqu’ici saines et sauves
et terminera par votre finale défaite.
Vous lui livrerez toutes vos têtes.
La prophétesse Fédelm ne le cache pas.

Le sang coulera de la peau des héros.
La mémoire en sera longtemps conservée.
Les corps des guerriers seront mis en pièces. Les femmes pleureront
à cause de Cûchulainn, chien du forgeron ; je le vois.

Avec la prophétie, la prédiction, se termine le morceau de tête du récit, morceau qui comprend en outre la cause de l’enlèvement, et le dialogue de l’oreiller entre Ailill et Medb à Cruachan Aï.

CHAPITRE V
ROUTE SUIVIE POUR L’ENLEVEMENT

Ce chapitre très intéressant pour ceux qui veulent étudier la géographie ancienne de l’Irlande nous a semblé inutile à mettre en français. La géographie historique de l’Irlande est un sujet spécial qui, hors de l’Irlande, n’attirera pas beaucoup de lecteurs.

[[Commencement de l’Expédition et le Nom des Routes que les armées des Quatre grandes provinces d’Irlande prirent dans le territoire d’Ulster. Le Lundi après la fin de l’Été ; elles s’ébranlèrent et avancèrent :

Au sud-est de Cruachan Ai, par Mag Cruimm, par Tuaim Mona (‘la Colline du Gazon), par Turloch Teora Crich (‘le Ruisseau des trois territoires’), par Cul Silinne (‘le Réduit de Silinne’), par Dubloch (‘Lough Noir’), par Fid Dubh (‘Bois Noirs’), par Badbgna, par Coltain, par la Shannon, par Glune Gabur, par Mag Trega, par Tethba dans le nord, par Tethba dans le sud, par Cul (‘le Réduit’), par Ochain, au nord par Uatu, à l’est par Tiarthechta, par Ord (‘le Marteau’), par Slaiss (les Coups’), au sud, par Indeoin (‘l’Enclume’), par Carn, par Meath, par Ortrach, par Findglassa Assail, (‘Flots Blancs d’Assail’), par Drong, par Delt, par Duelt, par Delinn, par Selaig, par Slabra, par Slechta, où les épées taillèrent des routes devant Medb et Ailill, par Cul Siblinne , par Dub (‘les Eaux Noires’), par Ochonn au sud, par Catha, par Cromma au sud, par Tromma, à l’est par Fodromma, par Slane, par Gort Slane, au sud de Druim Liccè, par Ath Gabla, par Ardachad (‘Haut Champ’), au nord par Feorainn, par Finnabair (‘Plaine Blanche’), par Assa au sud, par Airne, par Aurthuile, par Druim Salfind (‘Salfind Ridge’), par Druim Cain, par Druim Caimthechta, par Druim macDega, par le petit Eo Dond (‘Arbre Brun’), par le grand Eo Dond, par Meide in Togmaill (‘le Cou du Furet’), par Meide in Eoin, (‘le Cou de l’Oiseau’), par Baille (‘la Ville’), par Aile, par Dall Scena, par Ball Scena, par Ross Mor (‘Grand Pointe’), par Scuap (‘les Genêts’), par Imscuap, par Cenn Ferna, par Anmag, par Fid Mor (‘Grand Bois’) en Crannach de Cualnge, par Colbtha, par Crond en Cualnge, par Druim Cain sur la route de Midluachar, de Finnabair en Cualnge. C’est à cet endroit que les armées d’Irlande se divisèrent dans la province à la poursuite du taureau. C’est donc par ces lieux qu’ils allèrent jusqu’à ; ce qu’ils atteignent Finnabair. Ici se termine le Titre. Le récit se poursuit. ]]

CHAPITRE VI
MARCHE DE L’ARMEE

1. Après leur premier déplacement les troupes prirent à Cuil Silinne le repos de la nuit. Là, cette nuit, fut dressée la tente d’Ailill, fils de Ross, qui eut à sa droite la tente de Fergus, fils de Roech. À la suite se placèrent Cormac à l’intelligent exil, fils de Conchobar ; puis Ith, fils d’Etgaeth ; ensuite Fiachu, fils de Firaba, enfin Goibniu, fils de Lurgnech. Ainsi à la droite de la tente d’Ailill on avait mis Fergus, fils de Roech, chef de trois mille guerriers d’Ulster, qui l’accompagnaient; par là on avait rendu plus faciles les relations, les entretiens entre Ailill et eux, comme la fourniture de nourriture et de boisson à ces guerriers.

Medb de Cruachan se mit à la gauche d’Ailill, fils de Ross. À la suite se placèrent Findabair, leur fille, puis Flidais à la belle chevelure, femme d’abord d’Ailill Find, ensuite de Fergus, fils de Roech; Fergus emmenait sa femme à l’expédition. Toutes les septièmes nuits elle apportait à l’armée ce qu’il fallait de lait pour les rois, les reines, les héritiers présomptifs de rois, les filid, les étudiants.

2. En ce jour Medb ne demanda point que par une prophétie on lui fît savoir qui dans l’armée aurait eu marche lente ou marche rapide ; elle ne laissa ni dételer ses chevaux, ni abaisser le timon de son char avant d’avoir fait dans le camp une tournée d’inspection.

Cette tournée faite, ses chevaux furent dételés et le timon de son char abattu ; elle s’assit près d’Ailill, fils de Ross et de Mata Muiresc Ailill lui demanda des nouvelles, il voulait savoir qui dans l’armée se distinguait par son activité ou par sa paresse. « Il est », répondit Medb, « il est inutile de parler de personne sauf d’un seul corps de troupes, [sauf des Galiàin] ». — « Que font-ils ? » demanda Ailill, « pour mériter cet éloge qui les met au-dessus de tous les autres ?» — « J’ai bon motif pour les louer », répondit Medb, « quand les autres eurent délimité leur installation et leur campement, eux avaient achevé déjà la construction de leurs cabanes et autres abris. Quand les autres eurent terminé la construction de leurs cabanes et divers abris, eux avaient déjà fini de préparer leur repas. Quand les autres eurent préparé leur repas, chez eux déjà le repas était achevé. Quand les autres eurent cessé de manger, eux étaient déjà endormis. Leurs serfs et leurs esclaves ont sur les serfs et les esclaves d’Irlande la supériorité que leurs bons guerriers et leurs bons jeunes gens ont aujourd’hui sur les bons guerriers et les bons jeunes gens d’Irlande réunis dans notre armée. » — « Tant mieux pour nous ! » dit Ailill ; « ils viennent avec nous, c’est pour nous qu’ils combattent. » — « Qu’ils ne viennent pas avec nous ! » s’écria Medb, « qu’ils ne combattent pas pour nous !» — « Ils resteront donc ici », répondit Ailill. — « Non, ils ne resteront pas », répliqua Medb, (« car s’ils restent ils prendront les armes contre nous et s’empareront de nos terres ») . — « Que feront-ils donc », demanda Findabair, « s’ils ne partent ni ne restent ?» — « Mort, meurtre et massacre », répartit Medb, voilà ce que je veux pour eux. » — « C’est un malheur que tu dises cela », répondit Ailill, « que tu le dises parce que leur installation dans le camp ne les a pas fatigués. »

3. Fergus prit la parole : « Vraiment et en conscience on ne les tuera pas sans m’avoir tué moi-même. » — « Tu n’as pas le droit de me parler ainsi », répliqua Medb, « j’ai assez d’hommes pour tuer, massacrer et toi et tes trois mille Galiàin. J’ai avec moi les sept Mané avec sept fois trois mille guerriers, les fils de Maga avec leurs trois mille hommes, Ailill avec autant, enfin moi avec mes gens. » — « Tu as tort de me parler ainsi », répondit Fergus. « J’ai avec moi les sept rois de Munster avec leurs sept fois trois mille guerriers. J’ai avec moi trois mille des meilleurs guerriers d’Ulster et les trois mille Galiàin qui sont les meilleurs guerriers d’Irlande. Depuis que de leur pays ils sont venus ici, je garantis leur sécurité ; au jour de la bataille ils combattront pour moi. Je proposerai un moyen d’éviter toute discussion au sujet des Galiàin ; je l’ai bien compris ; je disperserai les Galiàin parmi les hommes d’Irlande en sorte qu’il n’y ait nulle part cinq Galiàin ensemble. » — « Très bien », dit Medb; « peu m’importe quelle disposition on prenne, pourvu que ces gens ne soient pas comme ici un brandon de discorde. »

Alors Fergus dispersa les Galiàin parmi les hommes d’Irlande, de telle façon qu’ils ne fussent nulle part cinq ensemble.

4. Ensuite les troupes commencèrent leur mouvement en avant. La conduite de l’armée donna de la peine aux principaux chefs ; il fallait diriger la marche de beaucoup de petits peuples, de beaucoup de races, de bien des milliers d’hommes; il fallait faire en sorte que chacun fût avec ses amis, que chaque chef eût autour de lui ses subordonnés. Les principaux chefs constatèrent que ce résultat était obtenu, que par conséquent l’expédition commençait régulièrement. Après avoir dit comment l’expédition devait se faire, ils déclarèrent que tout était comme il convenait : chaque corps d’armée était autour de son roi, chaque section de corps d’armée autour de son chef, chaque subdivision de section autour de celui qui en avait le commandement ; chaque roi, chaque héritier présomptif de roi avait pris place sur la colline qui lui était affectée.

5. Puis les principaux chefs dirent qu’il fallait faire des reconnaissances de chaque côté de la ligne qui séparait l’Ulster de la province voisine; ils ajoutèrent que Fergus en serait chargé, que son devoir serait d’accepter cette mission. Il avait été sept ans roi d’Ulster. Après le meurtre des fils d’Usnech, après cet assassinat commis malgré sa protection et sa garantie, il avait quitté l’Ulster et passé en exil dix-sept ans pendant lesquels il avait été l’ennemi des Ulates.

Telle était la raison pour laquelle il convenait qu’il fût envoyé en reconnaissance.

Puis Fergus alla en avant de l’armée comme éclaireur. Mais il fut dominé par son affection pour les Ulates. Il donna à l’armée une fausse direction tant au nord qu’au midi, par des messagers il fit prévenir les Ulates et il se mit à retenir l’armée, à retarder sa marche. Medb remarqua ce procédé et lui en fit un reproche. Elle chanta un poème :

O Fergus ! que dirons-nous de ceci ?
Quelle espèce de chemin suivons-nous?
Tantôt au nord, tantôt au sud,
nous allons chez tous les peuples, les Ulates excepté.

Fergus répondit :

O Medb pourquoi t’irrites-tu ?
Rien ici ne ressemble à une trahison.
C’est chez les Ulates que se trouve
la terre que je traverse.

Medb
Ton courage te fait craindre
par l’illustre Ailill aux nombreuses troupes.
Mais elle ne fait pas honneur à ton intelligence,
la direction que tu donnes à l’armée.

Fergus
Ce n’est pas pour nuire à l’armée
que je me détourne en ce moment du chemin ordinaire.
Je le fais au moment propice pour éviter,
quand il est temps, Cûchulainn, fils de Sualtam.

Medb
Injuste à toi de nuire à notre armée,
Fergus, fils de Ross le Rouge.
Tu as été fort bien traité chez nous
dans ton exil, ô Fergus !

« Je ne resterai pas plus longtemps devant les troupes », dit Fergus, « cherche-moi un remplaçant. » Puis, devant l’armée, Fergus s’assit.

6. Quatre des cinq grandes provinces d’Irlande passèrent à Cuil Silinne cette nuit-là. Alors vinrent à la pensée de Fergus les exploits sanguinaires de Cûchulainn. Il dit aux hommes d’Irlande de prendre leurs précautions : ils allaient voir venir le lion déchirant, le juge de ses ennemis, l’ennemi des foules, le chef de la résistance, le destructeur de grande armée, la main dispensatrice, le flambeau allumé, Cûchulainn, fils de Sualtam. Voici comment il prophétisa. Il chanta un poème et Medb lui répondit :

Fergus
Je vous recommande prévoyance et attention
avec multitude d’armes et de guerriers.
Il viendra celui que nous craignons,
l’homme aux grands exploits, le grand homme de Murthemne.

Medb
Mon amour, mon conseil de bataille,
c’est toi, très brave fils de Roech.
J’ai en quantité guerriers et armes
pour attendre Cûchulainn.

Fergus
Ils seront employés, ô Medb de la plaine d’Aï :
les guerriers et les armes pour combattre
le héros au char duquel est attelé le Gris de Macha.
Ils seront employés chaque nuit et chaque jour.

Medb
J’ai ici près de moi en réserve
des héros également aptes à combattre et à piller,
trois mille guerriers qui prennent au plus vite des otages,
les trois mille braves Galiáin.

Les guerriers de Cruachan, la belle forteresse,
les guerriers aux beaux manteaux qui viennent de Luachair,
les Gôidels blancs de quatre provinces d’Irlande
éloigneront de moi l’homme qui vient seul.

Fergus
Bairche et Banna riches en troupes
feront couler le sang au bout de leurs lances.
On verra tomber sur terre et sur sable
les trois mille Galiáin.

Avec la rapidité de l’hirondelle,
avec la vitesse d’un vent piquant,
mon cher et beau Cûchulainn
tue les êtres qui respirent.

Medb
O Fergus ! Viens avec nous,
va au-devant de Cûchulainn
Que son adresse soit arrêtée par toi.
De Cruachan lui viendra rude leçon.

Fergus
Vraiment avec viril courage les butins seront enlevés.
Et pour réjouir la fille de Bodb,
le chien du forgeron, par des gouttes de sang
coulant comme pluie, arrosera les troupes des guerriers.

7. Le poème une fois chanté, les guerriers de quatre des cinq grandes provinces d’Irlande traversèrent ce jour-là Môin Coltna, et, rencontrant un troupeau de cent soixante cerfs, ils s’étendirent autour d’eux, les enveloppèrent complètement, puis les tuèrent ; aucun n’échappa. Or, chose imprévue, ce furent les Galiáin qui, bien que dispersés, les prirent presque tous ; ils n’en laissèrent que cinq pour la part des hommes d’Irlande ; les trois mille Galiáin eurent ainsi la presque totalité des cent soixante cerfs.

[[Le §8 est manquant dans la Revue Celtique

8. Puis ils allèrent jusqu’à Mag Trega où ils dételèrent et préparèrent leur repas. Il est dit que c’est à cet endroit que Dubthach récita ce poème :—

« Aveu que vous n’avez pas entendu jusqu’à présent,
Prêtant l’oreille à l’avertissement de Dubthach:
La guerre noire, sinistre, qui vous attend,
Contre le Blanc-Cornu de la reine Medb !

« Là viendra le chef des armées,
Combattre pour Murthemne.
Les corbeaux boiront le lait du jardin,
Ce sera le fruit de la lutte (?) des porchers

« La Cronn tourbeuse les retiendra,
Les maintiendra hors de Murthemne,
Jusqu’à ce que le travail des guerriers soit effectué
Sur le mont nord d’Ochain !

« Vite, à Cormac, Ailill geint ;
Allez chercher votre fils,
Ne libérez aucun bétail des champs,
De peur que le vacarme de l’armée ne l’atteigne !

« Ils auront bataille ici prochainement,
Medb et un tiers de l’armée.
Les cadavres seront dispersés largement
Si le furieux vient à vous! »

Alors Nemain, à savoir la Badb, les attaqua et ce ne fut pas la plus calme des nuits qu’ils eurent, avec le bruit du rustre, à savoir Dubthach, dans leur sommeil. Ces craintes il les propagea aussitôt parmi l’armée et il lança une grande pierre sur la foule avant que Medb ne vienne pour le calmer. Alors ils ont continué leur marche jusqu’à ce qu’ils passent la nuit à Granard Tethba au nord, après que l’armée ait suivi un chemin détourné à travers des marécages et des cours d’eau. ]]

9. Ce jour fut le premier où vint Cûchulainn fils de Sualtam. Sualtam son père l’accompagnait. Leurs chevaux broutèrent l’herbe autour de la pierre levée d’Ard Chuillend. Les chevaux de Sualtam au nord de la pierre levée dévorèrent l’herbe jusqu’au sol. Les chevaux de Cûchulainn au midi dévorèrent l’herbe d’abord jusqu’au sol, puis en terre jusqu’à la pierre nue : « Eh bien, maître Sualtam », dit Cûchulainn, « je pense fort à l’armée, lève-toi, va prévenir les Ulates, qu’ils ne se tiennent pas en plaine, qu’ils aillent dans les bois, les déserts et les rochers de la province pour éviter les hommes d’Irlande. » — « Et toi », demanda Sualtam, « toi, mon jeune élève, que feras- tu ? » — « Il est nécessaire », répondit Cûchulainn, « que j’aille à un rendez-vous avec Fédelm Nóichride et que j’y reste jusqu’au matin, c’est un engagement que j’ai pris. » — « Malheur ! » s’écria Sualtam, malheur à qui part ainsi en laissant les guerriers d’Ulster sous les pieds de leurs ennemis et des étrangers pour aller trouver une femme ! » — « Pourtant », reprit Cûchulainn », il faut que j’y aille. Si je n’y vais, on traitera de mensongers les engagements des hommes, on dira que ce sont les femmes qui tiennent leur parole. »

Sualtam alla prévenir les Ulates. Cûchulainn entra dans le bois et d’un coup d’épée trancha la plus belle tige de chêne, tronc et tête branchue ; puis, se servant avec vigueur d’un pied, d’une main et d’un œil, il en fit un cercle, traça une inscription ogamique à la jointure des deux extrémités, mit le cercle autour de la partie supérieure et mince de la pierre levée d’Ard Chuillend, enfin poussa le cercle en bas de manière à lui faire atteindre la partie grosse de la pierre. Après cela Cûchulainn alla à son rendez-vous.

10. Voici ce qui arriva ensuite aux hommes d’Irlande. Ils allèrent jusqu’à la pierre levée d’Ard Chuillend et se mirent à regarder une province qu’ils ne connaissaient pas, l’Ulster.

Deux des gens de Medb étaient toujours en avant du camp et de l’armée, arrivant les premiers à tous les gués, à toutes les rivières, à tous les gouffres, pour empêcher que, dans la presse, les vêtements des fils de rois ne fussent dégradés. Ces gens de Medb étaient les fils de Néra, fils lui-même de Nuatar dont le père était Tacân. Néra était gouverneur de Cruachan. Les deux jeunes guerriers s’appelaient l’un Err et l’autre Innell ; Fraech et Fochnam étaient les noms de leurs cochers.

Les nobles d’Irlande allèrent jusqu’à la pierre levée et regardèrent le pâturage brouté par les chevaux autour de cette pierre ; ils remarquèrent le cercle rustique mis par le royal héros autour de la même pierre. Ailill prit le cercle dans sa main et le mit dans la main de Fergus. Fergus lut l’inscription ogamique tracée à l’endroit où, pour former le cercle, les deux extrémités de l’arbre avaient été attachées l’une à l’autre. Puis il expliqua aux hommes d’Irlande ce que l’inscription voulait dire et pour le leur faire comprendre il chanta le poème suivant :

Fergus Que signifie pour vous ce cercle ?
De ce cercle en quoi consiste le secret ?
Combien d’hommes l’ont-ils placé ici?
Est-ce un seul homme ? est-ce plusieurs ?

Si vous dépassiez ce cercle cette nuit
sans rester la nuit au camp,
le chien qui déchire toute chair vous atteindrait.
De l’insulte à ce cercle résulterait pour vous la honte.

Il causera grand dommage à l’armée
si vous allez plus loin que lui.
Trouvez, O Druides, ici,
pourquoi a été fait le cercle.

Que signifie pour nous ce cercle ?
De ce cercle en quoi consiste le secret ?
Combien d’hommes l’ont ils placé ici ?
Est-ce un seul homme? est-ce plusieurs?

Le druide répondit :

Un héros l’a coupé, un héros l’a jeté.
Ce cercle est pour les ennemis menace de catastrophe.
Cet obstacle, qui arrête des rois et une armée,
a été posé d’une seule main par un seul homme.

C’est ainsi vraiment qu’a travaillé dans une colère sauvage
le chien du forgeron du Rameau Rouge
De là une obligation qu’impose un héros dont la fureur vous lie.
Tel est le sens de l’inscription gravée sur le cercle.

Fergus
Que signifie pour nous ce cercle ?
De ce cercle en quoi consiste le secret ?
Combien d’hommes l’ont-ils placé ici?
Est-ce un seul homme ? est-ce plusieurs?

Le Druide
Il est là pour mettre entrave par des centaines de combats
à la marche des guerriers de quatre grandes provinces.
Ou je ne sais rien, ou c’est comme je dis.
Voilà pourquoi a été fait ce cercle.

Fergus
Que signifie pour nous ce cercle ?
De ce cercle en quoi consiste le secret?
Combien d’hommes l’ont-ils placé ici?
Est-ce un seul homme? est-ce plusieurs ?

Après avoir ainsi chanté, il continua en prose :

« Je donne ma parole que si vous insultez ce cercle et le royal héros qui l’a fait, c’est-à-dire si cette nuit vous ne restez pas campés ici, ou si quelqu’un ne fait pas d’un pied, d’un œil et d’une main un cercle semblable à celui-ci, peu importe que le héros soit en ce moment sous terre ou dans une maison fortifiée, il est certain qu’avant demain matin il vous aura infligé une mort sanglante pour venger cette insulte. »

« Il ne nous serait pas agréable », dit Medb, « de perdre notre sang et d’en rougir notre peau à notre entrée dans cette province inconnue qu’est l’Ulster. Nous aimerions mieux verser le sang des autres et faire rougir leur peau. »

« Nous ne méprisons pas ce cercle », reprit Ailill, « et nous n’insultons pas le royal héros qui l’a fait. Nous nous mettrons jusque demain matin à l’abri dans la grande forêt qui est au sud. C’est là que nous camperons. »

Les armées allèrent dans cette forêt. De leurs épées les guerriers coupèrent les arbres devant leurs chars en sorte que cet endroit fut depuis surnommé Slechta, c’est-à-dire « les coupes », là où sont les petits Partraig au sud-ouest de Kells des Rois, au-dessus de Cuil Sibrille.

Il tomba quantité de neige cette nuit. Il y en eut assez pour atteindre les épaules des hommes, les cuisses des chevaux, les essieux des chars ; la neige rendit plates et unies toutes les provinces d’Irlande. Les hommes ne se disposèrent aucun abri, ne dressèrent aucune tente, ne se préparèrent ni à manger, ni à boire, ne firent aucun repas. Jusqu’au lever du soleil le lendemain matin aucun homme ne put distinguer l’approche d’ami ni d’ennemi. Certainement les hommes d’Irlande ne trouvèrent nulle part un campement où la nuit fût plus déplaisante et plus pénible que cette nuit à Cuil Sibrille. Le matin de bonne heure, quand le soleil se leva, les guerriers de quatre des cinq grandes provinces d’Irlande partirent à travers la neige brillante et allèrent camper ailleurs.

11. Voici pendant ce temps ce qui arriva à Cûchulainn. Il ne se leva pas de bonne heure, il voulut manger un morceau, faire un repas, se laver et se baigner. Il dit à son cocher d’amener les chevaux et de les atteler au char. Le cocher amena les chevaux et les attela. Cûchulainn monta dans le char. Avec son cocher il alla chercher les traces de l’armée.

Ils trouvèrent ces traces près de la pierre levée et plus loin encore : « Hélas, maître Lôeg », dit Cûchulainn, « il est malheureux que j’aie été hier à ce rendez-vous. Nous serions moins embarrassés, si d’un pays voisin quelqu’un nous faisait entendre un appel, un cri, un avertissement, une parole; mais nous n’avons non plus rien dit. Les hommes d’Irlande sont allés plus loin que nous en Ulster. » — « Je te l’ai prédit », répondit Lôeg, « puisque tu allais à ton rendez-vous, il devait t’arriver un chagrin tel que celui que tu éprouves. » — « Bien, Lôeg », répartit Cûchulainn, « conduis-nous sur les traces de l’armée. Fais-en une évaluation, dis-nous le nombre des hommes d’Irlande qui sont venus nous attaquer. »

Lôeg alla sur les traces de l’armée, il en fit le tour, il en vit le devant, le côté, le derrière. « Tu fais confusion dans ton calcul, maître Lôeg », dit Cûchulainn. — « La confusion est inévitable », répondit Lôeg. — « Monte dans le char », reprit Cûchulainn, « et je ferai l’évaluation ». Cûchulainn parcourut les traces de l’armée, fit l’évaluation. Il alla sur le côté, il alla par derrière. « Tu fais confusion dans ton calcul, mon petit Cûchulainn », dit Lôeg. — « Non, je ne me trompe pas », répondit Cûchulainn. « Je sais le nombre de l’armée qui est passée à côté et au delà de nous : dix-huit corps de trois mille hommes chacun » et le dix-huitième corps a été réparti entre les dix-sept autres composés d’Irlandais. »

Cûchulainn avait la supériorité en beaucoup de genres :

Supériorité des formes du corps, supériorité de figure, supériorité dans l’action, supériorité dans la natation, supériorité dans l’équitation, supériorité au jeu d’échecs et au trictrac, supériorité dans les grandes batailles, supériorité dans les petites batailles, supériorité dans les duels, supériorité dans les évaluations, supériorité en éloquence, supériorité en conseil, supériorité à la chasse, supériorité au pillage, supériorité de son pays sur le pays voisin.

« Eh bien ! maître Lôeg », dit Cûchulainn, « attelle les chevaux au char, aiguillonne-les, fais partir le char, prends la droite de l’armée, et fais en sorte d’atteindre soit l’avant-garde, soit le centre, soit l’arrière-garde; car je serai mort demain, si je n’ai avant la nuit fait tomber sous mes coups un des hommes d’Irlande, soit ami, soit ennemi. » Alors Lôeg aiguillonna les chevaux, et, laissant l’armée à sa gauche, il arriva à Taurloch du grand bois, au nord de Cnogba des Rois, dans l’endroit qu’on appelle aujourd’hui Ath Gabla, « gué de la fourche ».

Cûchulainn entra dans le bois, sauta en bas de son char et d’un coup d’épée coupa, tige et tête branchue, une fourche à quatre pointes. Il l’appointa en la brûlant, grava sur un côté une inscription ogamique, et, se servant d’une seule main, il la lança de l’arrière de son char. Le jet fut si puissant que les deux tiers de la fourche pénétrèrent dans le sol, un tiers seulement resta au-dessus de terre. Ce fut alors que, près de cette fourche, arrivèrent accompagnés de leurs cochers les deux jeunes gens dont il a déjà été parlé, nous voulons dire les fils de Néra, petit-fils de Nuatar, arrière petit-fils de Tacân. Ils se demandèrent lequel des deux donnerait le coup de la mort à Cûchulainn et lui trancherait la tête. Cûchulainn se tourna vers eux, trancha les quatre têtes [deux têtes des guerriers, deux têtes des cochers] et les mit chacune sur une des quatre pointes de la fourche. Il laissa leurs chevaux devant l’armée irlandaise qu’ils précédaient sur la route ; les rênes étaient flottantes sur les cous rouges de sang, des corps des hommes décapités le sang coulait sur les bois des chars; il semblait à Cûchulainn que prendre les chevaux, les vêtements et les armes des hommes qu’il avait tués n’aurait pas été beau pour lui.

12. L’armée vit donc arriver devant elle les chevaux des guerriers qui la précédaient, elle vit les corps sans têtes de ces guerriers et le sang qui coulait sur le bois des chars. L’avant-garde s’arrêta derrière eux, il y eut comme un grand coup avec bruit d’armes. Medb, Fergus, les Mané et les fils de Maga s’approchèrent.

Medb voyageait avec neuf chars, deux devant elle, deux derrière elle, deux à droite, deux à gauche, le sien au milieu. L’objet des huit chars qui l’entouraient était d’empêcher que les mottes de terre soulevées par les sabots des chevaux, que l’écume venue sur les mors des brides, que la malpropreté d’une si grande armée et d’une si nombreuse foule ne vînt souiller l’or du diadème de la reine.

« Qu’y a-t-il ? » demanda Medb. — « Il est facile de vous le dire », répondit-on. « Nous avons vu arriver les chevaux des deux fils de Néra, et derrière, dans les chars, les corps sans têtes. »

Là-dessus on tint conseil. On conclut que ce désastre attestait la venue d’une troupe nombreuse, qu’une grande armée avait attaqué ces guerriers, que c’était l’armée d’Ulster On résolut d’envoyer Cormac à l’intelligent exil, fils de Conchobar, vérifier qui était dans le gué. On pensait que, si des guerriers d’Ulster se trouvaient là, ils ne tueraient pas le fils de leur roi. Puis Cormac à l’intelligent exil, accompagné de trois mille hommes en armes, alla voir qui était dans le gué. Une fois arrivé, il n’aperçut d’abord que la fourche plantée dans le gué et sur elle les quatre têtes desquelles le sang coulait jusqu’en bas de la fourche dans le cours d’eau. Puis il vit les traces des pas de deux chevaux, celles des roues d’un char qui avait dû mener un seul guerrier hors du gué à l’est.

Les nobles d’Irlande allèrent au gué et se mirent à regarder la fourche. La manière dont avait été posé ce trophée leur parut merveilleuse : « Quel a été, Fergus », dit Ailill, « quel a été le nom de ce gué chez vous jusqu’à ce jour ?» — « Ath Grena », répondit Fergus, mais désormais on l’appellera toujours Ath Gabla « gué de la fourche ». Et il chanta un poème :

Ath Grena changera de nom
par le fait d’un chien fort et violent.
Il y a ici une fourche à quatre pointes ;
elle a rendu perplexes les hommes d’Irlande.

Sur deux pointes en signe de bataille
sont la tête de Fraech et la tête de Fochnam.
Sur deux autres pointes
la tête d’Err et la tête d’Innell

Que signifie l’inscription ogamique au côté de la fourche ?
Trouvez, ô Druides, élégamment
qui fit cette fourche,
qui la planta en terre.

[Un druide répondit] :

Cette fourche avec la terreur que la force te cause,
tu la vois ici, ô Fergus !
Pour sa bienvenue un seul homme l’a coupée
d’un excellent coup d’épée.

Il l’a rendue pointue, l’a portée sur son dos.
Ce n’était pas petite habileté.
Il a jeté en bas ici cette fourche
Pour qu’un de vous la tire de terre.

[Puis Fergus reprit] :

Ce gué s’est appelé Ath Grena jusqu’ici.
Son souvenir ne s’effacera pas.
Ce gué s’appellera désormais Ath Gabla
à cause de la fourche que tu y vois. »

13. Une fois ce poème chanté, Ailill dit : « J’admire et je m’étonne, ô Fergus. Qui donc a pu si vite devant nous couper la fourche et les quatre têtes ?» — « Ce qui est encore plus admirable et plus étonnant », répondit Fergus, « c’est l’adresse avec laquelle d’un seul coup on a coupé cette fourche tige et tête branchue et après l’avoir appointée et brûlée on l’a, du bout d’une seule main, lancée de l’arrière du char en sorte que deux tiers ont pénétré en terre, un tiers seulement est resté au-dessus du sol. Celui qui a ainsi enfoncé la fourche n’avait pas d’abord creusé la terre avec son épée. C’est à travers de vertes pierres qu’elle est enfoncée. Il y a défense aux hommes d’Irlande de traverser ce gué avant qu’un d’eux n’ait d’une main arraché cette fourche qu’on a enfoncée en la jetant d’une main. » — « Parmi nos guerriers », dit Medb, « c’est à toi que cette tâche revient, arrache la fourche du fond de ce gué. » — « Qu’on m’amène un char », répondit Fergus. — On lui amena un char, au moyen du char il essaya d’ébranler la fourche, et le char fut réduit en minces débris. — « Qu’on m’amène un char », dit Fergus. On lui amena un autre char, puis il tira si violemment la fourche qu’il mit ce char en pièces. — « Qu’on m’amène un char », répéta Fergus. Avec ce troisième char il fit un effort pour tirer la fourche et le char se brisa en petits morceaux. Tel fut le sort de dix-sept chars de Connaught et Fergus n’avait pu arracher la fourche du fond du gué.

« Finis cet exercice, Fergus », lui dit Medb, « ne brise pas ainsi tous nos chars. Cette opération a été bien longue. Si tu n’étais pas dans notre armée et si tu ne nous avais pas ainsi fait perdre notre temps, nous aurions déjà atteint les Ulates, nous aurions fait beaucoup de butin et enlevé bien des vaches. Nous savons pourquoi tu agis ainsi. C’est pour arrêter l’armée, la retarder, c’est pour nous faire attendre que les Ulates, guéris de leur maladie, se lèvent et nous offrent bataille. Ce sera la bataille de l’enlèvement. »

« Qu’on m’amène mon char de bataille » s’écria Fergus. On lui amena son char, et Fergus tira la fourche sans faire fendre, sans faire craquer ni une roue, ni l’assemblage du char, ni un seul des essieux. Autant avait montré de vigueur le héros qui avait enfoncé la fourche, autant en avait déployé celui qui l’avait tirée. À lui seul ce guerrier batailleur aurait triomphé de cent adversaires, tel un marteau qui anéantit ce qu’il frappe, telle la pierre qui brise la tête de celui qui résiste. Il peut à lui seul lutter contre une foule, hacher une grande armée ; il est le flambeau allumé qui éclaire, il est chef dans un grand combat. Du bout d’une seule main Fergus arracha la fourche, il la fit arriver sur son épaule et il la mit dans la main d’Ailill. Ailill la vit, la regarda : « Je trouve cette fourche parfaite », dit-il, « c’est d’un seul coup que tout entière, tige et tête branchue, elle a été coupée. » — « Oui certes elle est parfaite », dit Fergus, et pour la vanter il chanta un poème :

Voici la fourche célèbre
près de laquelle fut le cruel Cûchulainn
et à laquelle il a donné, présent funeste,
quatre têtes de nos compatriotes.

Certes on ne fuirait pas devant elle,
comme devant un homme très brave et très hardi.
Cependant, laissée là par un chien qui n’est pas malade,
elle a tout autour sa rude peau couverte de sang.

Il est malheureux que l’armée aille à l’orient
à cause du terrible taureau brun de Cooley.
Des héros, après s’être séparés de l’armée,
seront frappés par le glaive empoisonné de Cûchulainn.

Le fort taureau ne fut pas donné [par Daré].
Autour de lui avec armes aiguës on combattra ;
les crânes de beaucoup de têtes seront écrasés.
En Irlande toutes les familles gémiront.

Ce n’est pas à moi de raconter
les combats que livrera le fils de Dechtire
à propos desquels les hommes et les femmes entendront dire
comment est faite la fourche qui est ici.

14. Quand Fergus eut fini de chanter, Ailill dit qu’il fallait s’arrêter, dresser les tentes, préparer à manger et à boire, faire de la musique et des jeux, puis commencer le repas. Certainement les hommes d’Irlande n’avaient jamais trouvé quartier ni campement plus désagréable et plus incommode que celui de la nuit précédente. Ils s’installèrent, dressèrent leurs tentes, préparèrent de quoi manger et boire, chantèrent des morceaux de musique, firent des jeux, puis vint le festin.

Ailill adressa la parole à Fergus : « C’est », dit-il, « une merveille, une chose étrange à mes yeux qu’un guerrier soit venu jusqu’à nous à cette limite de province et si rapidement ait tué les quatre hommes qui nous précédaient. Il est probable que ce guerrier est le roi suprême d’Ulster Conchobar, fils de Fachtna Fathach » — « C’est invraisemblable », répondit Fergus, « il serait honteux d’insulter Conchobar en son absence, il n’est pas de prix qu’il ne s’engagerait à donner pour conserver son honneur. S’il était venu ici lui-même, des armées, une foule de guerriers d’élite inséparables de lui l’aurait accompagné. Supposez que les hommes d’Irlande et d’Ecosse, les Bretons et les Saxons, entreprenant une expédition contre lui, se soient réunis au même campement, sur la même colline, il leur aurait livré bataille et ce serait eux qui auraient été vaincus, ce ne serait pas lui. »

« Qui donc serait venu ? » demanda Ailill. « Serait-ce Cuscraid le Bègue, fils de Conchobar ; il serait arrivé d’Inis Cuscraid ?» — « C’est invraisemblable », répondit Fergus ; « Cuscraid le Bègue est fils d’un grand roi. Il n’y a pas de prix qu’il ne s’engagerait à donner pour conserver son honneur. Si c’était lui qui était venu ici, il aurait été accompagné par les fils de rois et les chefs royaux qui ne font qu’un avec lui et qui moyennant salaire lui donnent service de guerre. En vain les hommes d’Irlande et d’Ecosse, les Bretons et les Saxons, entreprenant une expédition contre lui, se seraient réunis au même campement, sur la même colline, il leur aurait livré bataille, et les aurait exterminés. Ce ne serait pas lui qui aurait été vaincu. »

« Qui donc serait venu ? » demanda Ailill, « serait-ce le roi de Farney, Eogan fils de Durthacht ?» — « C’est invraisemblable », répondit Fergus. « Si c’était lui qui était venu ici, les forces de Farney l’auraient accompagné, il aurait livré bataille à nos quatre guerriers, il les aurait mis en pièces, ce ne serait pas lui qui aurait été défait. »

« Qui donc est venu à notre rencontre ? » demanda Ailill. « Probablement c’est Celtchair fils d’Uthechar. » — « C’est invraisemblable », répondit Fergus. « Honte à qui l’insulterait quand il est absent ! Il est la pierre qui écrase les ennemis de la province, il est le chef de l’assemblée des guerriers, c’est lui qui ouvre la bataille à la tête des Ulates. En vain contre lui, dans un endroit quelconque, en une réunion guerrière, une expédition, un camp, sur une colline les hommes de toute l’Irlande, de l’est à l’ouest, du sud au nord, seraient assemblés contre lui, il leur aurait livré bataille, il les aurait mis en pièces, ce ne serait pas lui qu’on aurait massacré. »

15. « De qui donc », demanda Ailill, « la venue est-elle probable ? » « Ce ne peut être », répliqua Fergus, « ce ne peut être que mon élève, aussi l’élève de Conchobar, ce petit garçon qu’on appelle Cûchulainn, c’est-à-dire chien de Culann le forgeron. » — « Mais oui », répondit Ailill. « Je vous ai entendu parler de ce petit jeune homme autrefois à Cruachan. Quel âge ce petit garçon a-t-il à peu près maintenant ? » — « Ce n’est pas son âge qui est le plus dangereux » répliqua Fergus, « car au temps où il était plus jeune, ses actes furent encore plus virils qu’aujourd’hui. » — « Comment cela ? » demanda Medb. « Y a-t-il maintenant parmi les Ulates quelqu’un de son âge qui soit plus dangereux que lui ? » — « Non », répliqua Fergus, « il n’y a pas de loup plus sanguinaire, de guerrier plus audacieux. Il n’y a pas de guerrier du même âge qui vaudrait le tiers ou même le quart de Cûchulainn. Tu ne peux concevoir son pareil comme guerrier, comme massue meurtrière, comme vainqueur des troupes assez orgueilleuses pour l’attaquer. Personne ne lutte plus bravement avec le plus digne. Personne à son âge ne réunit à un si haut degré la taille, la beauté, les attraits, l’éloquence, la cruauté, l’adresse, l’aptitude guerrière, l’habileté à la chasse, la hardiesse de l’attaque, les succès meurtriers, le talent de harceler l’ennemi. Personne n’est autant que lui ardent, furieux, impétueux : personne ne gagne aussi vite que lui la partie au jeu des neuf hommes sur chacun de ses cheveux(?). » — « Nous ne ferons pas grand cas de lui », répliqua Medb, « il n’a qu’un corps, il évite les blessures, il ne peut éviter de se laisser faire prisonnier. Il a l’âge de fille à marier; ce jeune gamin sans barbe ne l’emportera pas sur nos braves guerriers. » — « C’est ce que nous ne disons pas » répondit Fergus, « car les actes de ce garçon furent virils en un temps où il était plus jeune qu’aujourd’hui. »

CHAPITRE VII
EXPLOITS DE CUCHULAINN ENFANT RACONTES PAR TROIS ORATEURS

SECTION PREMIÈRE
Récit de Fergus fils de Roech. — Les jeux à Emain.

1. « Cet enfant » dit Fergus, « fut élevé dans la maison de son père et de sa mère en Mag Muirthemne. On lui racontait ce que faisaient les gentils enfants à Emain. »

« Voici comment Conchobar a joui de la royauté, dès qu’il en fut investi. Aussitôt qu’il était levé il commençait par mettre en ordre les affaires de la province. Puis il faisait trois parties du reste de la journée. Il en employait le premier tiers à regarder les gentils enfants faire des tours d’adresse, jouer, lancer des boules; les jeux de trictrac et d’échecs occupaient le second tiers ; il passait le dernier tiers à manger et à boire jusqu’au moment où le sommeil s’emparait de tout le monde, alors les musiciens l’endormaient. Je suis maintenant en exil à cause de lui et cependant je donne ma parole que ni en Irlande ni en Grande-Bretagne il n’y a guerrier égal à Conchobar. »

« On raconta à l’enfant ce que faisaient à Emain les gentils enfants, la troupe de jeunes garçons, et l’enfant dit à sa mère qu’il irait jouer là où ils jouaient, à Emain. « C’est trop tôt pour toi, petit garçon », répondit sa mère, « attends qu’un des guerriers d’Ulster vienne avec toi, ou qu’un des guerriers de l’entourage de Conchobar t’accompagne pour te protéger contre les jeunes garçons ou te venger s’il y a lieu. » — « Ce que tu me conseilles », répliqua le petit garçon, « est loin de ma pensée. Je n’attendrai pas qu’il me vienne un protecteur, mais enseigne-moi où est Emain. » — « C’est bien loin de toi », répartit sa mère, « le mont Fuad est entre Emain et toi. » — « Je me rendrai compte de la distance », dit le petit garçon. »

2. « Il partit, il emportait ses jouets, son bâton courbe de bronze, sa boule d’argent, son javelot, son bâton brûlé au gros bout ; et il s’en servait pour égayer son chemin. De son bâton courbe il donnait un coup à sa boule et ainsi la lançait au loin. Puis du même bâton il donnait un second coup et la boule n’allait pas moins loin que la première fois. Il lançait son javelot, il jetait son bâton courbe et courait après lui. Il prenait tantôt son bâton courbe, tantôt son javelot, et le gros bout de son bâton n’avait pas touché terre que déjà en l’air il en avait saisi le petit bout. »

« Allant devant lui, il atteignit le haut plateau d’Emain où se trouvaient les jeunes garçons. Cent cinquante gentils enfants, entourant Folloman fils de Conchobar, étaient à leurs jeux sur la pelouse d’Emain. Le petit garçon alla dans l’endroit où ils jouaient, se mit au milieu d’eux, et des deux pieds lança loin d’eux sa boule de telle façon qu’elle ne dépassât pas la hauteur de ses genoux et qu’elle ne descendit pas plus bas que ses chevilles. Elle suivit, sans s’écarter la direction que de ses deux pieds il lui avait donnée, elle échappa aux projectiles jetés par ses rivaux et allant plus loin qu’eux elle dépassa le but. »

3. « Tous ensemble en sont témoins », « c’est merveilleux, c’est étrange», pensèrent-ils. « Eh bien, enfants », dit Folloman, fils de Conchobar, « réunissez-vous tous contre lui. Qu’il soit tué ! Il y a magique défense qu’aucun gentil garçon vienne se mêler à vos jeux sans avoir auparavant obtenu votre protection. Tous à la fois mettez-vous contre lui. Nous savons qu’il est du nombre des fils des héros d’Ulster et ces jeunes garçons ne doivent pas prendre coutume de venir se mêler à vos jeux sans avoir préalablement obtenu votre protection ou votre garantie. »

« Alors ils se mirent tous contre lui. Ils lancent sur le sommet de sa tête cent cinquante bâtons courbes et lui de son unique bâton détourne les cent cinquante. Ils lancent contre lui leurs cent cinquante boules, mais lui levant les bras et les mains écarte ces cent cinquante projectiles. Ils jettent contre lui leurs cent cinquante javelots de jeu brûlés au gros bout; lui, élevant son petit bouclier fait de planchettes, éloigne ces cent cinquante javelots. »

4. « Puis il fit des contorsions. Il sembla qu’à coups de marteau on avait fait rentrer dans sa tête chacun de ses cheveux à l’endroit d’où chaque cheveu en était sorti. Il sembla que chacun de ces cheveux jetait une étincelle enflammée. Il ferma un de ses yeux qui ne fut pas plus large que le trou d’une aiguille, il ouvrit l’autre qui devint plus grand qu’une coupe d’hydromel. Il écarta tellement les mâchoires que sa bouche atteignit les oreilles. Il ouvrit si fort les lèvres qu’on voyait le dedans de son gosier. Du sommet de sa tête jaillit la lumière qui atteste les héros.

« Alors il prit l’offensive ; il renversa cinquante fils de rois qui tombèrent à terre sous lui. Cinq d’entre eux » dit Fergus, « arrivèrent entre moi et Conchobar; nous étions à jouer aux échecs sur la table de Conchobar; cette table était dressée sur le haut plateau d’Emain. Le petit garçon suivait ces cinq enfants, il voulait les mettre en pièces. Conchobar lui saisit le bras. « Je crois, petit garçon », dit-il, « que tu ne traites pas légèrement les enfants. » — « J’ai de bonnes raisons pour agir ainsi », dit le petit garçon. « Quand je suis venu les trouver, je n’ai pas reçu d’eux les honneurs qu’on doit aux hôtes. » — « Qui es-tu ? » demanda Conchobar. — « Je suis le petit Setanta », répondit-il, « je suis le fils de Sualtam et de Dechtire, ta sœur; il était invraisemblable que je fusse maltraité comme je l’ai été chez toi. » — « Comment ne sais-tu pas », dit Conchobar, « qu’il y a magique défense de venir trouver les enfants sans s’être d’abord mis sous leur protection. » — « Je ne le savais pas », répondit le petit garçon, « autrement, j’aurais demandé leur protection. » — « Eh bien, enfants », demanda Conchobar, « prenez-vous le petit garçon sous votre protection ?» — « Nous y consentons », dirent-ils. »

5 . « Le petit garçon se trouva dès lors sous la protection des enfants. Leurs mains qui le tenaient le lâchèrent. Mais lui, de nouveau, se précipita contre eux. Il jeta sous lui à terre cinquante fils de rois. Leurs pères les crurent morts, cependant ils n’étaient qu’étourdis par les coups qu’ils avaient reçus au front, c’étaient de grands, très grands coups. « Mais », demanda Conchobar, « quel rapport y a-t-il désormais entre eux et toi ?» — « Par les dieux que j’adore », répliqua le petit garçon, « je jure qu’ils se mettront sous ma protection et sous mon patronage, ainsi que sous leur protection et sous leur patronage je me suis placé, en sorte que ma main ne se retirera pas d’eux avant de les avoir relevés au-dessus de terre. » — « Bien, petit garçon », répondit Conchobar, « prends les enfants sous ta protection. » — « J’y consens », répondit le petit garçon. Et les enfants furent sous la protection et le patronage du petit garçon. »

6. « Quand », ajouta Fergus, « un petit garçon a fait ces exploits cinq ans après sa naissance, a pu à cet âge terrasser les fils des guerriers et des héros à la porte de leur château, il n’y a pas lieu d’éprouver de l’étonnement ni de l’admiration parce que le même personnage à l’âge de dix-sept ans, pendant l’expédition faite pour enlever [le taureau divin] et les vaches de Cooley, est venu à la frontière de la province, a coupé une fourche à quatre pointes et a tué un, deux, trois ou quatre hommes. »

SECTION DEUXIÈME
Récit de Cormac à l’intelligent exil, fils de Conchobar.
Meurtre du chien du forgeron par Cûchulainn qui dut son nom à cet exploit.

1. Après Fergus, Cormac à l’intelligent exil, fils de Conchobar, prit la parole : « Le petit garçon », dit-il, « fit un second exploit un an après celui qui vient d’être raconté. » — « Quel exploit? » demanda le roi de Connaught Ailill. Voici la réponse de Cormac : « Culann, forgeron d’Ulster, prépara un festin pour Conchobar et se rendit à Emain afin de l’inviter. Il lui dit de n’amener qu’un seul convive avec lui à moins qu’il ne se fit accompagner par des hôtes indulgents : « Car », ajouta-t-il, « je ne possède ni un domaine, ni même un champ, je n’ai que mes marteaux, mon enclume, mes poings et mes tenailles, » Conchobar répondit qu’il n’amènerait qu’un seul compagnon. Puis Culann regagna sa maison qui était fortifiée, et il s’occupa de préparer à boire et à manger. »

« Conchobar resta assis dans Emain jusqu’à la chute du jour, puis il revêtit son manteau léger de voyage et alla prendre congé des enfants. Arrivé sur la pelouse, il vit une chose qui l’étonna; cent cinquante enfants à une extrémité de la pelouse, un seul enfant à l’autre extrémité et ce dernier l’emportait sur tous les autres par l’adresse avec laquelle il lançait la boule et atteignait le but. Le but était un trou dans la pelouse d’Emain. Quand était venu leur tour de lancer leurs boules et son tour à lui d’empêcher leurs boules d’entrer dans le trou, il faisait en sorte qu’aucune n’y pénétrât. Quand arrivait leur tour d’arrêter ses boules et le sien de les lancer, il les faisait toutes entrer dans le trou, jamais il ne manquait son coup. Lorsque le jeu était d’enlever les vêtements, il déchirait les cent cinquante vêtements, et l’on ne pouvait même arracher la broche qui fermait son manteau. Le moment de la lutte venait-il, il faisait tomber sous lui les cent cinquante enfants, et réunis autour de ce petit garçon, ceux-ci ne parvenaient pas à se rendre maîtres de lui. »

« Conchobar se mit à regarder le petit garçon : « Ah! jeunes gens », dit-il, « heureux le pays d’où est venu le petit garçon que vous voyez, si ses exploits à la guerre sont un jour semblables à ses jeux d’enfant ! » — « Le doute que tu exprimes est déplacé », reprit Fergus, « de même que ce petit garçon grandira, de même grandiront ses exploits. Que ce petit garçon soit appelé à venir avec nous prendre part au festin où nous allons. » Et Conchobar appela le petit garçon : « Viens avec nous, petit garçon », dit Conchobar; « viens au festin où nous allons. » — « Non certes, je n’irai pas », répondit le petit garçon. — « Pourquoi cela ? » demanda Conchobar. — « Parce que les enfants », répliqua le petit garçon, « n’en ont pas encore assez de leurs jeux et de leurs plaisirs. » — « T’attendre jusqu’à ce qu’ils en aient assez demanderait un temps trop long », dit Conchobar, « nous ne t’attendrons pas du tout. » — « Va devant », répondit le petit garçon, « ensuite j’irai vous rejoindre. » — « Petit garçon », répartit Conchobar, « tu ne sais pas le chemin. » — « Je suivrai », répliqua le petit garçon, « je suivrai les traces du cortège, des chevaux et des chars. »

2. « Puis Conchobar se rendit à la maison de Culann le forgeron Il fut accueilli avec l’honneur que méritait son rang, sa dignité, son droit, sa noblesse et conformément aux bons usages. Sous lui et sous ses compagnons on étala de la paille et du jonc frais. On se mit à boire et à manger de bonnes choses. Culann adressa une question à Conchobar. « Eh bien, ô roi, as-tu donné à quelqu’un l’ordre de venir te trouver ici cette nuit? » — « Non certes », répondit Conchobar, « je n’ai donné à personne un ordre pareil. » Il ne se rappelait plus le petit garçon qu’il avait invité à venir au festin avec lui. « Pourquoi cette question? » ajouta-t-il. — « J’ai un bon chien de guerre », répartit Culann, « aussitôt qu’il est débarrassé de sa chaîne, personne dans le canton n’oserait en se promenant, s’approcher de lui. Il ne connaît que moi. Il a la force de cent hommes. » — Conchobar dit alors : « Qu’on ouvre la forteresse au chien de guerre et qu’il protège le canton. » On débarrassa de sa chaîne le chien de guerre, il fit rapidement le tour du canton, gagna le point élevé du haut duquel il veillait sur la ville; il s’y plaça la tête sur les pattes; il était tout ce qu’on peut concevoir de plus féroce, barbare, furieux, farouche, terrible, belliqueux.

« Que devinrent pendant ce temps les enfants d’Emain ? Ils se séparèrent, allèrent chacun dans la maison de son père et de sa mère, ou de sa mère nourricière et de son père nourricier. Le petit garçon, suivant les traces du cortège, se dirigea vers la maison de Culann le forgeron. Il abrégeait la route en s’amusant avec ses jouets. Arrivé à la pelouse devant la forteresse où étaient Conchobar et Culann, il jeta ses jouets à l’exception de sa boule. Le chien de guerre remarqua le petit garçon et poussa des hurlements que tout le monde entendit. Il se faisait fête d’avaler le petit garçon d’un seul coup tout entier, de lui donner pour logement son ventre après l’avoir fait passer par sa vaste gorge et au travers de sa poitrine. Le petit garçon employa le seul moyen qu’il eût de se défendre, vigoureusement il lança au chien de bataille sa boule qui, entrant dans la gueule de l’animal, lui pénétra dans le cou, lui traversa les entrailles et sortit par la porte de derrière; puis l’enfant, saisissant deux pieds du chien, le lança contre une pierre levée dont le choc le mit en pièces et joncha tout autour la terre de ses débris. »

3. « Conchobar entendit l’aboiement du chien. « Hélas, ô guerriers », dit-il, « nous n’avons pas eu bonne chance quand nous sommes venus boire la bière à ce festin-ci. » — « Pourquoi ? » demanda chacun. — « Le petit garçon qui venait à ma suite », répondit Conchobar, « le fils de ma sœur, Setanta, fils de Sualtam, a été tué par le chien. » À ces mots les glorieux Ulates se levèrent tous ensemble. Quoique la porte de la forteresse fût ouverte, chacun, au lieu de se diriger vers cette porte, alla droit devant lui et traversa la palissade qui entourait la forteresse. Tout le monde allait vite, mais Fergus plus vite que les autres. Il prit à terre le petit garçon, le plaça sur son épaule. Culann sortit aussi et vit son chien mis en pièces; ce fut un coup violent qui l’atteignit au coeur Puis il rentra dans la forteresse avec tous les autres. « Ta venue, petit garçon », dit-il, « m’a fait plaisir à cause de ton père et de ta mère; mais non à cause de toi. » — « Qu’as-tu contre ce petit garçon ? » demanda Conchobar. — « Ce n’est pas pour mon bonheur», continua Culann, « que tu es venu chez moi, petit garçon, boire ma bière et manger ma nourriture, car aujourd’hui mon avoir est détruit, comme ma vie ! elle est anéantie ma vie ! Celui de mes gens que tu m’as ôté était un excellent serviteur qui gardait mes bestiaux, mes troupeaux, tous mes meubles. » — « Ne te mets pas en colère, maître Culann », répondit le petit garçon, « car je porterai sur cette affaire un jugement juste. » — « Quel jugement porteras-tu ? » demanda Conchobar. — « S’il y a un petit chien de la race de ce chien en Irlande », répondit le petit garçon, « je l’élèverai jusqu’à ce qu’il puisse faire ce que faisait son père. Jusque-là je serai le chien protecteur des troupeaux, des meubles et de la terre de Culann. » — « Il est bon », reprit Conchobar, « le jugement que tu as porté. » — « Nous ne porterions pas meilleur jugement », ajouta le druide Cathba. « Pourquoi ne t’appellerait-on pas à cause de cela chien de Culann, cû Chulainn ? » — « Non certes », répondit le petit garçon, « je préfère mon nom, Setanta, fils de Sualtam. » — « Ne dis pas cela, petit garçon », répondit Cathba, « car le nom de Cûchulainn sera célèbre en Irlande et en Grande-Bretagne, les lèvres des hommes d’Irlande et de Grande-Bretagne seront remplies de ce nom. » — « En ce cas », répartit le petit garçon, « ce que tu me proposes me sera avantageux. » Dès lors ce nom célèbre devint le sien, on l’appela chien de Culann Cû-Chulainn depuis qu’il eut tué le chien qui était chez Culann le forgeron. »

4. « Quand un petit garçon a fait cet exploit », ajouta Cormac à l’intelligent exil, fils de Conchobar, « quand il l’a fait six ans après sa naissance, quand à cet âge il a tué un chien de guerre si redoutable que les troupes, les armées n’osaient approcher du canton défendu par cet animal, il n’y a pas de raison pour éprouver admiration ou étonnement parce qu’à l’âge de dix-sept ans pendant l’expédition entreprise pour enlever [le taureau divin et] les vaches de Cooley, il est venu à la frontière d’une province voisine, a coupé une fourche à quatre pointes et a tué un, deux, trois ou quatre hommes. »

SECTION TROISIÈME
Meurtre des trois fils de Necht Sceni. Récit de Fiachu fils de Féraba.

1. « Un an après, le petit garçon fit un troisième exploit », dit Fiachu, fils de Féraba. » — « Quel exploit fît-il? demanda Ailill, roi de Connaught. — « Le druide Cathba », répondit Fiacha, « donnait à ses élèves son enseignement au nord-est d’Emain. Il avait près de lui cent élèves zélés apprenant l’art druidique. Un d’eux demanda au maître quel événement les présages annonçaient pour ce jour et si cet événement serait heureux ou malheureux. « Un petit garçon », répondit Cathba, « prendra aujourd’hui les armes, il sera brillant et célèbre, mais aura la vie courte; sa vie ne sera pas longue. » Le petit garçon entendit ces paroles au milieu des jeux au sud-ouest d’Emain. Aussitôt il jeta ses jouets et vint dans la maison où Conchobar avait l’habitude de prendre le repos de la nuit. « Je te souhaite tout le bonheur possible, ô roi des Féné », dit l’enfant. — « À tes paroles je devine que tu viens me demander quelque chose », répondit Conchobar. « Que veux-tu, petit garçon ?» — « Prendre les armes », répliqua le petit garçon. — « Qui t’en a suggéré l’idée, petit garçon ? » — demanda Conchobar. — « Cathba, le druide », répliqua le petit garçon. — « Son conseil ne sera pas une trahison », répondit Conchobar. Il donna à l’enfant deux lances, une épée, un bouclier; le petit garçon, secouant et agitant violemment ces armes, les réduisit en menus morceaux, en menus débris. Conchobar lui remit deux autres lances, une autre épée, un autre bouclier; l’enfant les secoua, les agita violemment une fois, recommença et en fit de petits morceaux, de petits débris. Il y avait là des lances, des épées, des boucliers de quoi armer quatorze des gentils garçons, des enfants qui étaient près de Conchobar à Emain. Quand un d’eux prenait les armes, c’était Conchobar qui les leur donnait ; ils livraient bataille pour lui et lui jouissait de leurs triomphes. De toutes ces armes le petit garçon fit de menus morceaux, de menus débris. « Ces armes ne sont pas bonnes, maître Conchobar », dit le petit garçon, « elles ne sont pas dignes de moi. » Conchobar lui donna les deux lances, l’épée, le bouclier dont lui-même se servait. Le petit garçon agita et secoua violemment les lances et le bouclier, brandit l’épée et la plia de telle façon que la pointe toucha la poignée ; il ne brisa pas ces armes, elles résistèrent à tous ses efforts. « Ces armes sont bonnes », dit-il; « c’est ce qui me convient. Heureux le roi à qui ces armes appartiennent! Heureuse la terre qui lui a donné le jour! »

2. « [Le roi et l’enfant étaient dans une tente.] Le druide s’y rendit. « Le petit garçon a-t-il pris ces armes?» demanda Cathba. — « Oui certes, et ce ne pouvait être autrement », répondit Conchobar. — « Il ne peut m’être agréable », répartit Cathba, « que le fils de sa mère ait pris les armes aujourd’hui. » [Cathba savait que le petit héros une fois armé devait mourir tout jeune.] « Quoi? » s’écria Conchobar «n’est-ce pas toi qui l’as conseillé? » — « Nullement », répondit Cathba. — « Que penser de toi ? lutin, petit démon », dit Conchobar, s’ adressant au petit garçon. « Nous as-tu menti ?» — « Ne te mets pas en colère, maître Conchobar », répliqua l’enfant, « c’est bien Cathba qui m’a conseillé. Un de ses élèves lui a demandé quel pronostic il avait pour ce jour-ci. Il a répondu qu’un petit garçon prendrait les armes aujourd’hui, qu’il serait illustre, qu’il serait célèbre, mais qu’il aurait la vie courte et de peu de durée. » — C’est vrai, c’est ce que je sais », dit Cathba, « tu seras illustre, tu seras célèbre, tu auras la vie courte et de peu de durée. » — Tu me prédis un merveilleux mérite », répondit le petit garçon. « Ne serais-je au monde qu’un jour et qu’une nuit, peu importe, pourvu qu’après moi restent mon histoire et le récit de mes aventures. »

3. « Bien, petit garçon », répartit Conchobar, « monte en char. Voici le premier char que je t’offre. » Le petit garçon monta en char. Au premier char dans lequel il monta, il donna et réitéra des secousses si violentes qu’il en fit de menus morceaux, de menus débris. Il monta dans un second char et le réduisit comme le premier en petits morceaux, en petits débris. Il mit encore en pièces un troisième char. Dans l’endroit où étaient conservés dix-sept chars à la disposition des jeunes gens, des gentils garçons chez Conchobar à Emain, il n’y eut plus que menus morceaux, menus débris de ces chars, tous brisés par le petit garçon, aucun n’avait pu lui résister. « Ils ne sont pas bons ces chars, maître Conchobar », dit le petit garçon, « ils ne sont pas dignes de moi.»

« Où est le fils de Riangabair, Ibar mon cocher ? » demanda Conchobar. — « Ici certes », répondit Ibar. — « Prends avec toi mes deux chevaux», dit Conchobar, « et attelle-les à mon char. » Alors Ibar prit les chevaux et les attela au char du roi. Puis le petit garçon monta dans le char de Conchobar, le secoua tout autour, le char résista, ne se brisa pas. « Certes ce char est bon », dit le petit garçon, « c’est le char qui me convient. » — « Bien! petit garçon », reprit Ibar, « pour cette fois-ci laisse les chevaux sur leur pâturage. » — « C’est trop tôt pour moi », répondit le petit garçon; « va devant nous hors d’Emain aujourd’hui, c’est la première journée qui suit ma prise d’armes, il faut qu’une grande victoire atteste mon aptitude guerrière. » Ils firent trois fois le tour d’Emain. « Maintenant laisse les chevaux sur leur pâturage, petit garçon », dit Ibar. — « C’est encore trop tôt pour moi, ô Ibar », répondit le petit garçon. « Allons devant nous afin que les enfants me souhaitent bonne chance aujourd’hui, la première journée après ma prise d’armes. » Ils allèrent devant eux jusqu’à l’endroit où étaient les enfants. « A-t-il pris les armes » ? demanda chacun des enfants. « Il le faut bien », se répondirent-ils. « Puisses-tu », continuèrent-ils, « puisses-tu obtenir la victoire, tuer ton premier adversaire, triompher; mais pour nous c’est trop tôt que tu as pris les armes, parce que tu te sépares de nous, tu ne prendras plus part à nos jeux. » — « Je ne me séparerai pas de vous », répondit-il ; « mais un présage m’a fait prendre les armes aujourd’hui. »

4. « Laisse, petit garçon », dit Ibar, « laisse cette fois les chevaux sur le pâturage. » — « C’est encore trop tôt », répliqua le petit garçon ; « et cette grande route qui va tournant devant nous, où mène-t-elle? » — « Que t’importe ? » répondit Ibar », cela n’empêche que tu ne sois un aimable jeune homme. » — « Eh bien, gentil serviteur », reprit le petit garçon, « je vais te questionner sur les principales routes de la province. Jusqu’où va celle-ci ?» — « Elle va au gué de la garde du mont Fuad », répondit Ibar. — « Pourquoi l’appelle-t-on gué de la garde », demanda le petit garçon, « le sais-tu ?» — « Oui je le sais », répliqua Ibar. « Un bon guerrier des Ulates y est de garde pour la défense de son pays. Si des guerriers étrangers voulaient venir en Ulster pour offrir bataille, ce serait lui qui relèverait le défi au nom de toute la province. Si des artistes de talent, mécontentés, voulaient sortir d’Ulster, ce serait lui qui pour les y retenir et pour conserver ainsi l’honneur de la province, leur offrirait de riches présents. Si, au contraire, des artistes de talent pensaient entrer en Ulster, ce serait lui, qui se porterait garant des libéralités par lesquelles Conchobar les rémunérerait pour leurs poèmes chantés et pour leurs histoires récitées à Emain après leur arrivée. » — « Sais- tu », dit le petit garçon, « qui est près de ce gué aujourd’hui ? » – « Oui je le sais », répondit Ibar, « c’est Conall Cernach, l’héroïque querelleur, fils d’Amargin, c’est Conall Cernach le royal guerrier d’Irlande. » — « Mène-nous en avant, gentil serviteur », dit le petit garçon, « fais-nous atteindre le gué. »

« Allant devant eux, ils arrivèrent en face du gué : « Celui-ci a-t-il pris les armes ? demanda Conall. — « Il le faut bien », répondit Ibar. — « Puisses-tu, petit garçon », dit Conall, « puisses-tu remporter la victoire, triompher en tuant ton premier adversaire ! Mais pour nous c’est trop tôt que tu as pris les armes, car tu n’es pas capable d’obtenir un tel succès. Au contraire, si l’étranger qui viendrait ici était un artiste qui te demanderait de lui garantir un salaire, tous les Ulates te cautionneraient; dans le cas où de ton engagement résulterait une bataille, tous les nobles d’Ulster se lèveraient pour te soutenir. » — « Que fais-tu ici, maître Conall ? » demanda le petit garçon. — « Je monte la garde pour la défense de la province, petit garçon », répondit Conall. — « Retourne à la maison pour cette fois, maître Conall », répartit le petit garçon, « et laisse-moi monter ici la garde pour la défense de la province. » — « Non, petit garçon », dit Conall, « tu n’es pas encore maintenant capable de tenir tête à de bons guerriers. »

« Alors », dit le petit garçon, « j’irai plus au sud, à Fertais Locba Echtrann, pour voir si aujourd’hui je trouverai à me baigner les mains dans le sang d’un ami ou d’un ennemi. » « J’irai te protéger », répondit Conall, « il ne faut pas que tu ailles seul dans la province voisine. » — « Non », répliqua le petit garçon, « tu ne viendras pas. » — « Certes j’irai », s’écria Conall ; « les Ulates me roueraient de coups si je te laissais seul dans la province voisine. « On amena les chevaux de Conall ; ils furent attelés à son char, et il partit pour aller protéger le petit garçon; il arriva aussi loin que lui. Mais le petit garçon ne voulait pas être supplanté par Conall, si l’occasion se présentait de faire une action glorieuse. À terre il prend une pierre qui lui remplit la main et il la lance au loin contre le joug du char de Conall ; le joug se brise en deux, Conall tombe à terre entre les deux morceaux et se démet l’épaule. « Qu’as-tu fait, ô mon fils? » dit Conall. — « J’ai lancé une pierre », répondit le petit garçon, « c’est pour voir si je sais diriger mon jet, comment je décoche un projectile, et s’il y a en moi l’étoffe d’un guerrier. » — « Maudit soit ton jet de pierre ! » s’écria Conall ; « maudit soit toi-même ! Quand même tu devrais aujourd’hui laisser ta tête chez les ennemis, je n’irais pas te défendre plus longtemps. » — « C’est ce que je vous ai demandé à vous tous guerriers d’Ulster », répliqua le petit garçon, « car il y a chez vous défense magique d’aller chercher la mort dans vos chars. » Conall retourna au nord prendre sa place au gué de la garde. »

5. « Racontons les aventures du petit garçon. Il alla au sud jusqu’à Fertais Locha Echtrann. Il y resta jusqu’à ce que vînt la fin du jour. « Si j’osais exprimer un avis », dit Ibar, » il serait maintenant à propos pour nous de retourner à Emain. L’assemblée est commencée depuis longtemps, comme le partage et la distribution de ce qu’on mange et de ce qu’on boit; une place t’y est réservée tous les jours, tu t’assois entre les pieds de Conchobar; ma place est entre les domestiques et les jongleurs attachés à la maison de Conchobar, le moment est venu d’aller me quereller avec eux. » — « Prends les chevaux pour nous emmener », dit le petit garçon ; puis il monte dans le char. « Mais, ô Ibar », dit-il, « comment s’appelle cette colline que maintenant je vois au nord ?» — « C’est la montagne de Mourne », répondit Ibar. — « Et qu’est-ce que ce tas de pierres blanches que je vois au sommet de cette montagne ? » demanda le petit garçon. — « C’est », répliqua Ibar, « c’est le carn blanc de la montagne de Mourne. » — « Mais il est joli ce carn-là », dit le petit garçon. — « Oui il est joli », répartit Ibar; « avançons, enfant gâté, afin d’arriver à ce carn-là. Tu es un garçon charmant, et cependant insupportable, je le vois bien. C’est aujourd’hui la première fois que je t’accompagne ; ce sera la dernière jusqu’à la fin du monde, si même je rentre à Emain. »

« Ils arrivèrent au sommet de la montagne. « Nous sommes bien ici », dit le petit garçon. « Enseigne-moi ce qui de chaque côté appartient à la province d’Ulster, car je ne connais pas du tout le royaume de mon maître Conchobar. » — Ibar lui apprit de quoi tout autour était composée la province d’Ulster, il lui montra tout autour les hauteurs, les collines et les montagnes de la province, les plaines, les châteaux, les points élevés de l’Ulster. « Bien, ô Ibar », dit le petit garçon, « mais quelle est au sud cette plaine où il y a tant de coins, d’angles, de lisières, de vallées? » — « Mag Breg » répondit Ibar. — « Apprends-moi », demanda le petit garçon, « quels sont les bâtiments et les forteresses de Mag Breg ? » Ibar lui montra Tara, Teltown, Knowth, Brug na Boine, et le château des fils de Necht. — « Mais », ajouta le petit garçon, ne sont-ce pas ces fils de Necht qui se sont vantés de n’avoir pas laissé en vie plus d’Ulates qu’ils n’en ont tué ?» — « Oui ce sont eux », répondit Ibar. — « Allons devant nous», répliqua le petit garçon. « Allons au château des fils de Necht. » — « Quel malheur que tu dises cela? » s’écria Ibar. « Il est évident, pour moi que tu me proposes de faire une folie. Y aille qui voudra », ajouta-t-il, « ce ne sera pas moi. » — « Tu iras vivant ou mort », dit le petit garçon. — « J’irai vivant au château des fils de Necht », répartit Ibar; « mais ce sera mort que j’en sortirai. »

« Ils allèrent devant eux jusqu’au château des fils de Necht et le petit garçon sauta du char sur la pelouse. Sur cette pelouse il y avait une pierre levée, autour de cette pierre un cercle de fer, et sur la fermeture de ce cercle une inscription ogamique faisant appel aux héros. Cette inscription disait : « À tout homme armé qui viendra sur la pelouse défense d’en partir sans avoir demandé combat singulier. » Le petit garçon lut l’inscription, mit ses bras autour de la pierre, la jeta avec le cercle dans le cours d’eau voisin et les flots s’élevèrent au-dessus d’elle. « À mon sens », dit Ibar, « il aurait mieux valu que cette pierre restât où elle était. Nous savons que cette fois-ci tu trouveras sur cette pelouse ce que tu cherches, la mort, oui la mort, une mort tragique. » — « Bien, Ibar » répondit le petit garçon, « arrange- moi la couverture du char et sa fourrure pour que je prenne un peu de sommeil. » — « Quel malheur que tu me parles ainsi », répliqua le cocher, « car nous sommes ici en pays ennemi, cette pelouse n’est pas une de celles où l’on s’amuse. » Cependant le cocher arrangea la couverture et la fourrure, puis sur la pelouse le petit garçon s’endormit. »

6. « Alors vint sur la pelouse un des fils de Necht. Il s’appelait Foill, fils de Necht. « Ne détèle pas les chevaux, cocher » dit Foill. — « Je ne songe pas à les dételer », répondit Ibar, « j’ai encore les brides et les rênes en main. » — « À qui sont ces chevaux? » demanda Foill. — « Ce sont les chevaux de Conchobar », répondit Ibar. « Vois leurs têtes tachetées. » — « Je les reconnais », reprit Foill, « et qui les a menés d’Ulster à la frontière de la province voisine ? » — « Un doux et gentil petit garçon » , répartit Ibar, « il a pris les armes chez nous et il est venu à la frontière de la province limitrophe pour montrer sa bonne mine. » — « Ce ne sera pas pour vaincre et triompher », dit Foill; « si je le savais capable de combattre, ce ne serait pas vivant que d’ici au sud il retournerait au nord à Emain; non il n’y rentrerait pas vivant. » — « Il est certainement incapable de combattre, quoiqu’on en puisse dire », répondit Ibar, « il est dans sa septième année. »

« En ce moment le petit garçon leva son visage au-dessus de terre, il porta la main sur sa figure, il devint pourpre et prit de la tête aux pieds la forme d’une meule de moulin. « Certainement », dit-il, « je suis capable de combattre. » — « Ce qui me paraît à moi plus vraisemblable que ce que tu dis » répondit Foill, « c’est que tu n’es pas capable de combattre. » — « Pour que tu saches quelle est la vraisemblance », répondit le petit garçon, « il faut que nous allions ensemble au gué. Mais va chercher tes armes. Venu sans elles au gué, tu n’es pas un guerrier. Je ne tue ni les cochers, ni les palefreniers, je ne tue pas les gens sans armes. » Foill se hâta d’aller chercher ses armes. « Dans notre intérêt », dit Ibar, « il est à propos que tu fasses bien attention, petit garçon », dans ta lutte contre lui. » — «Pourquoi cela est-il nécessaire?» demanda le petit garçon. — « Sur Foill, fils de Necht, sur l’homme que tu vois », répondit Ibar, « ni les pointes, ni les tranchants des armes n’ont prise. » — « Ce n’est pas à moi qu’il est à propos de dire cela », répartit le petit garçon. « De ma main je lui jouerai le jeu du tour, je lui lancerai ma pomme de fer deux fois fondue, elle atteindra le plat du bouclier de Foill, le plat de son front, et, après les avoir traversés, elle fera sortir la cervelle par le derrière de la tête dont elle fera en quelque sorte un crible : à travers sa tête on verra le jour. » Foill sortit de son château. Le petit garçon fit le jeu dit du tour, lança la pomme de fer qui arriva sur le plat du bouclier et sur le plat du front de Foill, et les ayant traversés, lui fît sortir la cervelle par le derrière de la tête ; on voyait le jour au travers de la tête de Foill et le petit garçon la coupa. »

7. « Alors arriva le second des trois frères, Tuachall, fils de Necht. — « Je vois que tu te vantes d’un exploit », dit Tuachall. — « Je n’ai pas le droit de me vanter parce que j’ai tué un guerrier », répondit le petit garçon. — « Il n’y aura pas cette fois-ci lieu de te vanter », reprit Tuachall, « car je te tuerai. » — « Va chercher tes armes, puisque tu es venu sans elles », répliqua le petit garçon. Tuachall se hâta de les aller prendre. « Il est à propos dans notre intérêt », dit Ibar, « que tu fasses bien attention, petit garçon, dans ta lutte contre lui. » — « Pourquoi cela? » demanda le petit garçon. — « Tuachall, fils de Necht, l’homme que tu vois », répondit Ibar, « il faut l’abattre du premier coup d’épée, du premier coup de l’arme de jet, à la première attaque; autrement tu ne le vaincras jamais à cause de l’adresse et de l’agilité avec lesquelles il tourne autour des pointes des armes. » — « Ce n’est pas à moi qu’on peut dire cela », repartit le petit garçon. « Je prendrai en main la lance de Conchobar; cette lance empoisonnée traversera son bouclier, arrivera au-dessus de son ventre, en tout brisant elle pénétrera entre les côtes jusqu’à l’autre côté de son corps après lui avoir traversé le coeur » — « Ce sera », dit Ibar, « l’exploit d’un ennemi et non l’acte amical d’un concitoyen. » — « Je ne l’enverrai pas au médecin », répondit le petit garçon, « et de sa santé je ne prendrai jamais aucun soin. » Tuachall, sortant de son château, vint sur la pelouse. Le petit garçon saisit la lance de Conchobar et la lança dans le bouclier de Tuachall au-dessus du ventre de ce guerrier; en tout brisant elle pénétra entre les côtes jusqu’à l’autre côté du corps après avoir traversé le coeur Le petit garçon coupa la tête de Tuachall avant que par la chute du corps elle eût touché terre. »

8. « Alors sortit du château et vint sur la pelouse le plus jeune des trois frères, Faindlé ou l’hirondelle, fils de Necht. « Ils ont été bien bêtes ceux qui ont combattu contre toi », dit Faindlé. — « Pourquoi? » demanda le petit garçon. — « Viens » répondit Faindlé, « viens près d’ici en bas, dans l’eau ton pied n’atteindra pas le fond [sans que l’eau te dépasse la tête]. » Et Faindlé s’élance vers l’eau.

« Il est à propos, petit garçon « , dit Ibar, « que tu fasses bien attention dans ta lutte contre lui. » — « Pourquoi cela est-il nécessaire? » demanda le petit garçon. — « Faindlé, l’homme que tu vois, » répondit Ibar, « doit son nom, Faindlé, c’est-à-dire hirondelle, à ce qu’il parcourt la mer comme font l’hirondelle et la belette. Les nageurs du pays ne peuvent rien contre lui. » — « Il n’est pas à propos que tu me parles ainsi », répondit le petit garçon. « Tu connais la rivière qui est voisine de nous à Emain, la Callann. Quand les enfants l’entouraient et faisaient passer leurs jouets sur elle, sans se mettre dans l’eau eux-mêmes, je prenais moi un gentil garçon sur chacune de mes deux mains, un gentil garçon sur chacune de mes deux épaules, puis étant ainsi sous eux, je marchais sur l’eau sans qu’elle mouillât même la cheville de mes pieds. » Faindlé et le petit garçon se livrèrent bataille sur l’eau. Le petit garçon mit son avant-bras sur Faindlé et le fit enfoncer dans l’eau qui atteignit le sommet de la tête de Faindlé, puis, lui donnant un habile et rapide coup de l’épée de Conchobar, il lui trancha la tête qu’il emporta en laissant le corps dans le cours d’eau. »

« [Ensuite derrière lui et derrière Ibar on entendit le cri plaintif de Necht, mère des trois morts] ».

« Après cela le petit garçon et Ibar allèrent au château, dévastèrent les maisons, les brûlèrent : ce qui resta des bâtiments ne dépassait pas en hauteur les rejets de terre des fossés de circonvallation. Puis ils retournèrent au mont Fuad emportant les trois têtes des fils de Necht. »

9. « Alors ils virent devant eux un troupeau de cerfs : « Qu’est-ce, ô Ibar, que ces nombreuses bêtes si agiles ? » dit le petit garçon, « sont-ce de ces animaux apprivoisés qui sont favoris de reines, ou est-ce une espèce de vaches ? » — « Des vaches », répondit Ibar ; « elles se cachent dans les solitudes du mont Fuad. » — « Pique de l’aiguillon les chevaux », dit le petit garçon ; « voyons si nous pourrons prendre quelques-uns de ces animaux. » Le cocher piqua de l’aiguillon les chevaux; mais ces chevaux, qui appartenaient au roi Conchobar, étaient trop gros pour courir aussi vite que la troupe de cerfs. Le petit garçon descendit du char et prit dans cette troupe deux cerfs agiles et forts. Il les attacha au brancard du char par des courroies. »

10. « Puis Ibar et le petit garçon allèrent devant eux jusqu’au plateau d’Emain où ils virent près d’eux une troupe de cygnes blancs. « Qu’est-ce que ces oiseaux ?» demanda le petit garçon ; « seraient-ils de ces oiseaux apprivoisés qui sont les favoris des reines, ou est-ce une autre espèce d’oiseaux ?» — « Ce sont d’autres oiseaux », répondit Ibar; « c’est une troupe de cygnes qui, arrivant des rochers et des îles de la grande mer extérieure, viennent pâturer sur les plaines et les plateaux de l’Irlande. » — « Des deux lequel serait le plus glorieux, ô Ibar », dit le petit garçon, « ou les amener vivants à Emain, ou les y amener morts ? » — « Le plus glorieux serait de les amener vivants », répondit Ibar; « tout le monde ne peut pas prendre les oiseaux vivants. » Alors le petit garçon par un premier coup d’adresse s’empara de huit de ces oiseaux, puis par un second coup plus adroit il en captura seize. Puis avec des courroies et des cordes il les attacha au brancard du char. « Prends avec toi ces oiseaux, ô Ibar », dit le petit garçon. — « Cela m’est difficile », répondit Ibar. — « Pourquoi cela ? » demanda le petit garçon. — « Il y a pour cela grande raison », repartit Ibar. « Si je me déplace, les roues de fer du char me couperont à cause de la forte, vigoureuse et très puissante allure des chevaux. Si je fais le moindre mouvement les cornes des cerfs me perforeront, me transperceront. » — « Tu n’es pas un vrai guerrier, ô Ibar », répliqua le petit garçon. « Le coup d’œil que je jetterai sur les chevaux suffira pour les empêcher de sortir du bon chemin. Je n’aurai qu’à regarder les cerfs pour leur faire baisser la tête, tant ils auront peur de moi, et tu n’auras rien à craindre de leurs cornes. »

11. « Continuant leur course ils atteignirent Emain. [La sorcière] Leborcham qui était fille d’Aue et d’Adarc [esclaves de Conchobar, et qui devait un jour prédire la mort de Cûchulainn], les remarqua. « Un guerrier arrive en char », dit-elle, « sa venue est effrayante. Les têtes des ennemis qu’il a tués sont dans son char près de lui. De beaux oiseaux tout blancs se trouvent à côté de lui dans son char. Des cerfs, ces animaux sauvages qu’on ne peut atteler sont près de lui tenus captifs par des liens, emprisonnés par des cordes ; si l’on ne se met pas en garde contre lui cette nuit, il tuera les guerriers d’Ulster. » — « Nous connaissons », répondit Conchobar, « ce voyageur qui arrive en char, c’est le petit garçon, fils de ma sœur. Il est allé jusqu’aux frontières de la province voisine, ses mains sont toutes rouges de sang; il n’est pas rassasié de combat, et si l’on n’y prend garde, par son fait périront tous les guerriers d’Emain. » Voici la décision que prirent Conchobar et son conseil : faire sortir des femmes, les envoyer au-devant du petit garçon, trois fois cinquante femmes ou dix en sus de sept fois vingt, toutes nues comme leur immodeste conductrice, Scandlach, à leur tête, pour montrer leur nudité au petit héros. La jeune troupe des femmes sortit et sans aucune réserve lui montra sa nudité. Mais lui se cacha le visage en le tournant contre la paroi du char et il ne vit pas la nudité des femmes. Alors on le fit sortir du char. Pour calmer sa colère on lui apporta trois cuves d’eau fraîche. On le mit dans une première cuve, il donna à l’eau une chaleur si forte que cette eau brisa les planches et les cercles de la cuve comme on casse une coque de noix. Dans la seconde cuve, l’eau fit des bouillons gros comme le poing. Dans la troisième cuve la chaleur fut de celles que certains hommes supportent et que d’autres ne peuvent supporter. Alors la colère du petit garçon diminua. »

12. « On le rhabilla ; il reprit sa figure ordinaire. De sa personne, à commencer par le sommet de la tête pour finir aux pieds, il fit une roue pourpre. Il avait sept doigts à chacun des deux pieds, autant à chacune des deux mains, sept pupilles à chacun de ses deux yeux, et dans chacune de ces pupilles on voyait briller sept pierres précieuses. Sur chacune de ses deux joues il y avait quatre taches, une tache bleue, une tache pourpre, une tache verte, une tache jaune. Cinquante mèches de cheveux très blonds lui allaient d’une oreille à l’autre, on pouvait les comparer à un peigne de bouleau ou à des aiguilles d’or pâle éclairées par le soleil. Le reste de ses cheveux étaient coupés courts et brillaient comme si une vache les eût léchés. Un manteau vert maintenu par une broche d’argent l’enveloppait. Sous ce manteau il portait une tunique de fils d’or. Il vint s’asseoir entre les pieds de Conchobar qui lui passa la main entre les cheveux. »

13. « Ce petit garçon a fait ces exploits à l’âge de sept ans : à cet âge il a vaincu les grands guerriers qui avaient tué les deux tiers des hommes d’Ulster. Ces hommes n’avaient pas trouvé de vengeur avant que cet enfant s’élevât contre leurs meurtriers. Il ne faut pas s’étonner de ce que plus tard, étant venu à la frontière de la province à l’âge de dix-sept ans accomplis, il ait tué un homme, deux hommes, trois hommes, ou quatre hommes pendant notre expédition pour enlever [le taureau divin] et les vaches de Cooley. »

[Fiachu fils de Féraba cessa de parler. ]

Tels furent les récits des exploits de Cûchulainn enfant comme on les trouve dans l’épopée qui raconte l’enlèvement [du taureau divin] et des vaches de Cooley. Ces récits viennent après 1° la préface (c’est-à-dire les 4 premiers chapitres), 2° le tableau de la route (chapitre V), 3° la narration de la marche de l’armée (chapitre VI).

Maintenant nous allons continuer l’histoire.

CHAPITRE VIII
SUITE DE LA MARCHE DE L’ARMÉE.

1 [Premier désastre].

« Partons maintenant d’ici », dit Ailill. Ils vont à Mag Muicceda. Cûchulainn coupe devant lui un chêne et trace une inscription ogamique sur un côté de cet arbre. Cette inscription disait que personne n’irait au delà de ce chêne tant qu’un guerrier avec son char ne l’aurait pas dépassé en sautant par-dessus. L’armée dresse là ses tentes et, montés dans leurs chars, les guerriers essaient de sauter par-dessus le chêne. Trente chevaux y périrent, trente chars y turent brisés. Cet endroit fut appelé Passage de la Gloire [nous verrons plus bas que ce fut plus tard à cause du succès de Fergus], et ce nom lui sera toujours conservé.

2. Meurtre de Fraech (c’est-à-dire La Bruyère).

L’armée reste là jusqu’au matin. Ailill et Medb font appeler Fraech, fils de Fidach. « Délivre-nous », dit Medb, « éloigne de nous la fatalité qui pèse sur nous. Viens à notre aide contre Cûchulainn; nous voulons savoir si tu le combattras. »

Fraech partit le matin de bonne heure avec huit compagnons. Il arriva au gué de Fúad et il vit Cûchulainn prenant un bain dans la rivière. « Attendez », dit Fraech à ses gens, « attendez jusqu’à ce que j’aie atteint l’homme qui est là-bas. L’eau n’est pas bonne pour vous. » Il se dépouille de ses vêtements et dans l’eau se dirige vers Cûchulainn. « Ne viens pas vers moi », lui dit Cûchulainn, « si tu le fais, tu en mourras et pour moi il serait triste de te tuer. » — « Certes j’irai », répondit Fraech, « j’irai afin que nous nous rencontrions dans l’eau et que ton jeu avec moi soit à risque égal pour nous deux. » — « Apprécie cela comme tu le trouves bon », repartit Cûchulainn. — « Que chacun de nous deux mette sa main autour de l’autre », répliqua Fraech. Ils font chacun de grands efforts pour se terrasser l’un l’autre dans l’eau, et Fraech est submergé. Cûchulainn le relève. « Cette fois-ci », demanda Cûchulainn, « supporteras-tu que je te fasse grâce de la vie ?» — « Non », répondit Fraech, « je ne le supporterai pas. » Alors Cûchulainn fit tomber Fraech et Fraech mourut. Cûchulainn tira sur la rive du cours d’eau le cadavre que les gens de Fraech portèrent au camp. Et le gué fut depuis toujours appelé Gué de Fraech. Tous les guerriers du camp chantèrent la plainte du mort. Puis on vit arriver autour du cadavre de Fraech fils de Fidach une troupe de femmes vêtues de tuniques vertes [c’étaient des síde, c’est-à-dire des déesses ou des fées], elles l’emmenèrent dans leur palais divin [en irlandais síd] qui dès lors s’appela Síd de Fraech.

Alors Fergus dans son char sauta au delà du poteau de chêne [planté par Cûchulainn, de là pour cet endroit le nom de Passage de la Gloire].

3. Meurtre d’Orlam.

Le matin suivant, les guerriers de quatre des cinq grandes provinces d’Irlande allèrent à l’est de l’autre côté de la montagne appelée Cronn (c’est-à-dire de l’autre côté du Mont-Rond). Cûchulainn vint au-devant d’eux et rencontra le cocher d’Orlam, fils du roi Ailill et de la reine Medb. C’était au lieu depuis dit Tombe d’Orlam, près du Désert de Lochad au nord. Le cocher coupait dans la forêt du bois de houx pour faire un char. « Hélas », s’écria Cûchulainn, « quel acte téméraire font les habitants d’Ulster si ce sont eux qui ainsi coupent du bois en face de l’ennemi. Attends ici un peu », dit-il à son cocher, « attends jusqu’à ce que je sache qui coupe ainsi du bois. » Cûchulainn partit et arriva près du cocher d’Orlam. « Que fais-tu ici, mon garçon? » demanda Cûchulainn. — « Je suis », répondit le cocher d’Orlam. « je suis à couper du houx pour faire un char, parce qu’hier nos chars se sont brisés en donnant la chasse au chevreuil célèbre qui est par ici. Je veux parler de Cûchulainn. Et toi, par ta valeur je t’en conjure, donne-moi ton aide et empêche ce fameux Cûchulainn de venir m’attaquer. » — « Je te donne le choix, mon garçon », reprit Cûchulainn, « ou tu feras l’assemblage des pièces de houx dont le char doit se composer, ou tu les tailleras, ce sera l’un des deux. » — « Je ferai l’assemblage », dit le cocher d’Orlam, « c’est plus aisé. » Cûchulainn se mit à tailler les pièces de houx et les tirant avec les doigts de ses pieds et de ses mains il les frottait les unes contre les autres de manière à faire disparaître tant leurs courbes que leurs noeuds et à rendre ces pièces de bois si polies qu’une mouche ne pouvait se tenir sur elles quand il s’éloignait. Le cocher d’Orlam le regardait faire. « Il me semble », dit cet homme, « que je t’ai donné un travail indigne de toi ; qui es-tu donc ? » — « Je suis », répondit le guerrier, « je suis ce célèbre Cûchulainn, dont tu parlais ce matin. » — « C’est un grand malheur pour moi », répliqua le cocher d’Orlam, « par le fait de ce guerrier me voilà perdu pour toujours ». — « Nullement, mon garçon », répondit Cûchulainn, « je ne tue ni les cochers, ni les courriers, ni les gens sans armes. Mais où ton maître se trouve-t-il? » — « Il est près d’ici sur la tombe », répliqua le cocher d’Orlam. — « Va le trouver », reprit Cûchulainn, « préviens-le, fais attention à lui, car si nous nous rencontrons il tombera sous mes coups. » Le cocher d’Orlam alla chercher son maître, sa course fut rapide, plus rapide encore celle de Cûchulainn. Celui-ci coupa la tête d’Orlam et la levant très haut la montra aux guerriers d’Irlande.

[Ensuite Cûchulainn mit la tête d’Orlam sur le dos du cocher de ce malheureux et lui dit : « Porte-la sur toi et va au camp avec ce fardeau. Si tu n’y vas pas comme je dis, tu recevras une pierre lancée de ma fronde par moi. » Arrivé auprès du camp, le cocher ôta de son dos la tête de son maître. Puis il raconta à Medb et à Ailill (père et mère d’Orlam) ce qui venait de lui arriver. « Tuer Orlam », dit Medb, « n’est certes pas la même chose que de prendre un oiseau. » — « Cûchulainn a déclaré », reprit le cocher, « que si je ne portais pas la tête d’Orlam sur mon dos jusques au camp, il briserait ma tête avec une pierre.]

4. Meurtre des trois fils de Gára.

Alors les trois fils de Gára vinrent à la rencontre de Cûchulainn au gué de Ciannacht. Ils s’appelaient Lon (merle), Ual (orgueil) et Diliu (déluge), les noms de leurs cochers étaient Meslir, Meslaig, Meslethair. La raison pour laquelle ils vinrent attaquer Cûchulainn était qu’ils considéraient comme une énormité ce qu’il avait fait les jours précédents : le meurtre des trois fils de Nera, fils de Núatar, petit-fils de Tacán au gué de la Fourche et le meurtre du fils d’Ailill et Medb, Orlam dont il avait montré la tête aux guerriers d’Irlande. Ils dirent que de même ils tueraient Cûchulainn et emporteraient sa tête pour la montrer. Ils allèrent au bois et coupèrent trois baguettes de coudrier blanc, les mirent entre les mains de leurs cochers, et dirent qu’à eux six ensemble ils iraient attaquer Cûchulainn. Cûchulainn se tourna vers eux et coupa les six têtes. Ce fut ainsi que les fils de Gára tombèrent sous les coups de Cûchulainn.

5. Meurtre de Léthan.

Léthan voulant combattre Cûchulainn vint au gué situé près de Nith dans le territoire de Conaille en Murthemne. Gué du Char est le nom du gué où les deux guerriers se rencontrèrent. Il doit ce nom à ce que le char de Léthan se brisa pendant le combat livré dans le gué. Alors Mulche [cocher de Léthan frappé par Lôeg cocher de Cûchulainn tomba mort sur la colline entre les deux gués. Et voilà pourquoi cette colline s’est depuis appelée colline de Mulche. Dans le Gué du Char Cûchulainn et Léthan se rencontrèrent. Cûchulainn, avant terrassé Léthan, lui coupa la tête et laissa cette tête près du cadavre. De là le nom que ce gué porta depuis : Gué de Léthan au territoire de Conaille en Murthemne.

6. Les beaux et bons harpistes.

Alors pour récréer les guerriers irlandais amenés par Ailill et Medb, vinrent les beaux et bons harpistes d’Ess Rúaid (Assaroë). Les guerriers irlandais crurent que ces harpistes étaient les éclaireurs des habitants d’Ulster. Ils leur donnèrent une chasse incomparable qui dura longtemps, jusqu’à ce que ces harpistes vinrent à se transformer en cerfs dans les rochers de Lia Mór. On disait que c’étaient de beaux et de bons harpistes, mais c’étaient de très savants druides.

7. Meurtre du furet et de l’oiseau favori.

Alors Cûchulainn fit une menace : « Là », dit-il « où je verrai Medb, je lui lancerai une pierre qui arrivera près d’elle à côté de sa tête. » En effet, là où il vit Medb il lui lança de sa fronde une pierre et cette pierre tua l’oiseau favori que Medb portait sur son épaule près du gué au couchant. Medb alla au delà du gué au levant. Alors Cûchulainn lança de sa fronde sur elle une seconde pierre et cette pierre tua le petit furet que Medb portait sur son épaule près du gué au levant. De là vient que Nuque du Furet, Nuque de l’Oiseau ont été les noms de ces deux endroits. Et le gué au delà duquel Cûchulainn lança de sa fronde les deux pierres a reçu le nom de Gué de la Fronde. [……]

8. Avertissement donné au taureau de Cooley par la déesse Morrigu.

Pour la première fois le Brun de Cooley vint dans le territoire de Margine. Cinquante de ses génisses l’entouraient. [Il était suivi par son pâtre nommé Forgemen. Il jeta par terre les cent cinquante enfants qui jouaient sur son dos et en tua les deux tiers]. Au même moment fut par lui creusée sa fouille et à coups de cornes il jeta la terre au loin.

Ce fut le même jour que des palais des dieux vint [sous forme d’oiseau] Morrigu fille d’Ernmas. Elle se posa sur la pierre levée qui se trouvait à Tara de Cooley. Elle voulait avertir le Brun de Cooley du danger auquel l’exposait l’arrivée des guerriers d’Irlande. Elle lui adressa la parole : « Eh bien, malheureux Brun de Cooley », dit Morrigu, « fais attention, car les guerriers d’Irlande viendront près de toi, ils te mèneront dans leur camp si tu ne prends garde. »

Alors elle fit au taureau un discours conservé par les manuscrits et où elle lui annonce de grands malheurs, mais dont une grande partie reste à présent inintelligible.

Puis le Brun de Cooley partit. Il alla devant lui au Val des Génisses sur le mont Culinn (c’est-à-dire du Houx) et cinquante de ses génisses avec lui.

Un des triomphes du Brun de Cooley consistait à couvrir chaque jour cinquante génisses, qui le lendemain donnaient le jour à des veaux. Celles qui ne pouvaient les mettre bas se déchiraient en éclatant autour du veau qu’elles portaient, car elles n’étaient pas de force à supporter la saillie du Brun de Cooley.

Un autre des triomphes du Brun de Cooley était que tous les jours le soir [trois fois] cinquante gentils petits garçons se livraient aux jeux d’adresse sur son aimable dos.

Un autre des triomphes du Brun de Cooley consistait en ce que cent guerriers étaient protégés par son ombre contre la chaleur, par son abri contre le froid.

Un autre des triomphes du Brun de Cooley était que ni génie à visage pâle, ni génie à visage de bouc, ni fée de vallée n’osait approcher du canton habité par lui.

Un autre des triomphes du Brun de Cooley était le mugissement mélodieux que tous les jours le soir il faisait entendre en approchant de son enclos, de son étable, de sa basse-cour. Tout ce que pouvait désirer de musique un guerrier du nord, un guerrier du sud, un guerrier du centre du canton de Cooley, ce guerrier l’obtenait grâce au mélodieux mugissement fait tout les soirs par le Brun de Cooley, quand ce taureau approchait de son enclos, de son étable, de sa basse-cour.

Nous avons ainsi dit quelque chose des triomphes du Brun de Cooley.

9. L’armée en Murthemne.

Ensuite les armées allèrent le matin autour des rochers et des dunes du territoire de Conaille en Murthemne. Or, Medb dit qu’on mît sur sa tête des boucliers pour la protéger; elle craignait les projectiles que du haut des collines Cûchulainn lui aurait lancés. Mais ce jour-là Cûchulainn ne fit aux guerriers d’Irlande aucune blessure, il ne les attaqua pas pendant leur marche autour du territoire de Murthemne.

10. Meurtre de Loche.

Les guerriers des quatre grandes provinces d’Irlande dormirent à Réde Loche après y avoir pris étape et campement pour la nuit.

Medb dit à une de ses aimables servantes d’aller à la rivière chercher de l’eau à boire pour elle-même et pour cette fille. Loche était le nom de cette fille. Loche y alla, cinquante femmes l’accompagnaient, elle avait sur la tête le diadème d’or de la reine. Cûchulainn lui lança une pierre de sa fronde en sorte qu’il brisa en trois morceaux le diadème d’or et tua la fille. De là vient qu’il se trouve en Cooley une plaine dite de Loche. Il est vraisemblable qu’il y avait erreur chez Cûchulainn et qu’il avait pris cette fille pour Medb.

11. Meurtre de Lôthar.

A partir de Findabair en Cooley les troupes irlandaises se partagèrent en plusieurs corps [et parcoururent le canton à la recherche du taureau de Cooley]. Elles détruisirent le pays par le feu. Elles réunirent en Findabair tout ce qu’il y avait de femmes, de fils, de filles et de vaches en Cooley. « Vous ne l’avez pas trouvé », dit Medb, « je ne vois pas le taureau parmi vous. » — « Il n’est pas dans le canton », répondit chacun. On invita Lôthar le pâtre à venir trouver Medb. « Où est le taureau ? » demanda Medb, « qu’en penses-tu? » — « J’ai grande crainte de le dire », répondit le pâtre. Il parla cependant. « La nuit où chez tous les Ulates commença la maladie qui devait durer neuf fois douze heures, le taureau est parti avec trois fois cinquante vaches autour de lui. Il est à Dubchaire dans la vallée des Osiers. » — « Levez-vous ». dit Medb, « et par groupe de deux portez un brin d’osier. » Ils le font. De là vient le nom de Glenn Gat, Vallée des Osiers, portée par cette localité. [Ayant trouvé le taureau] ils l’amènent à Findabair. Dès que le taureau vit le pâtre Lôthar, il l’attaqua et bientôt il porta sur ses cornes les entrailles de ce malheureux. Il attaqua aussi avec ses cent cinquante génisses les guerriers dans leur camp, en sorte qu’il en tua cinquante. Cette expédition est connue sous le nom de Meurtre de Lôthar. Le taureau sortit du camp et on ne sut où il était allé. Les Irlandais en furent tristes. Medb demanda au pâtre [qui, parait-il, n’avait pas encore expiré] en quel endroit il pensait que serait le taureau. « Probablement », dit-il, « il s’est caché sur le mont Culinn (ou du Houx). »

Ils y retournèrent après avoir dévasté le canton de Cooley et ils n’y trouvèrent pas le taureau. La rivière de Cronn se leva contre eux jusqu’aux sommets des arbres. [Ils passèrent la nuit et] dormirent près de cette rivière. Puis Medb donna l’ordre à une partie de ses gens de la traverser.

12. Mort de Uala.

Les troupes partirent le matin, atteignirent la rivière de Cronn et essayèrent en vain de la traverser. Prairie des Chars est le nom de l’endroit où ils arrivèrent, parce que la rivière entraîna jusqu’à la mer cent de leurs chars. Medb dit à ses gens qu’un d’eux irait tenter le passage de la rivière. Des gens de Medb un guerrier fort et grand se leva. Son nom était Uala; il mit sur son dos une forte pierre de roche et alla tenter le passage de la rivière. Mais la rivière le rejeta sans vie, sa pierre sur le dos. Medb dit de porter le cadavre plus haut, sa tombe fut creusée, sa pierre dressée, c’est la pierre de Uala en Cooley.

13. Meurtre des compagnons de Róen et de Rói.

Cûchulainn s’approcha beaucoup de l’armée ce jour-là. Il provoquait les guerriers au combat. Il en tua cent autour de Róen et de Rói, les deux historiens qui ont les premiers raconté l’enlèvement [du taureau divin et] des vaches de Cooley.

14. Appel par Medb à ses guerriers.

Medb dit à ses gens d’aller combattre Cûchulainn. « Je ne veux pas que ce soit moi », dit chacun de la place où il était, « personne de ma famille ne doit rien à Cûchulainn. Du reste peu importe de savoir qui est son débiteur. Le combattre est trop difficile ».

15. Passage par une brèche pratiquée dans une montagne.

Les troupes longèrent la rivière qu’elles ne pouvaient traverser et arrivèrent à la source de cette rivière qui sort de la montagne. Ils auraient pu passer entre la source et le haut de la montagne. Mais la permission de le faire fut refusée par Medb. Elle exigea que devant elle pour lui plaire une tranchée fût creusée dans la montagne, c’était un affront pour les habitants d’Ulster. Depuis on appela cette tranchée Brèche de l’Enlèvement des vaches de Cooley, parce que ce fut là que passa l’expédition.

16. Campement au Val de la Laiterie.

La nuit suivante les guerriers des quatre grandes provinces d’Irlande prirent étape et campement au Carrefour de l’Ile, en irlandais Bélat Aileáin. Cet endroit s’était appelé jusque-là ainsi; depuis, son nom a été Val de la Laiterie, à cause de la quantité de lait que les bestiaux, les troupes de vaches donnèrent à boire aux hommes d’Irlande. Étable de pierre est un autre nom de la même localité parce que les hommes d’Irlande construisirent là leurs étables et leurs cours de fermes pour leurs bestiaux, pour leurs troupes de vaches.

17. Campement sur le bord de la rivière appelée depuis Glass Gatlaig, cours d’eau de l’entrelacs d’osier.

Continuant leur route, les guerriers des quatre grandes provinces d’Irlande arrivèrent au Séchair. Séchair était le nom d’une rivière qui s’est appelée depuis cours d’eau de l’entrelacs d’osier, Glass Gatlaig. Elle tire son nom des entrelacs d’osier dans l’enceinte desquelles les guerriers d’Irlande mettaient leurs troupeaux, leurs bestiaux ; et après avoir traversé la rivière, ils y laissèrent leurs entrelacs d’osier. Voilà pourquoi ce cours est dit Glass Gatlaig.

18. Fergus et Medb. Vengeance du mari.

Il y a cependant des auteurs et des livres qui font suivre aux guerriers d’Irlande une autre route pour aller de Findabair en Conaille.

Après que chacun fut arrivé avec son butin en Findabair de Cooley, Medb dit : « Il faut partager l’armée en deux. L’expédition ne sera pas conduite par une seule route. Qu’Ailill avec moitié des troupes aille par Midluachair. Nous irons Fergus et moi par la Brèche des Ulates. » — « Elle n’est pas belle », dit Fergus, « la moitié de l’expédition qui nous est attribuée. On ne pourra mener les vaches à travers la montagne sans les partager. » On fit ainsi, et la Brèche des Vaches d’Ulster porte ce nom à cause du passage des vaches.

Alors Ailill dit à Cuillius, son cocher : « Trouve-moi aujourd’hui Medb et Fergus; j’ignore pourquoi ils se sont réunis ainsi ; je serais bien aise si tu me procurais une preuve. » Cuillius part. Quand Medb et Fergus furent en Cluichre, ils restèrent en arrière des guerriers qui continuèrent la route en avant. Cuillius s’approcha du couple. Medb et Fergus n’entendirent pas l’homme qui les voyait. Il arriva que Fergus avait posé son épée à côté de lui. Cuillius la tira du fourreau et laissa le fourreau vide. Puis il alla trouver Ailill. « C’est donc vrai », dit Ailill. — « Oui », répondit Cuillius, « tu comprends la valeur de ce signe. » — « Très bien », répartit Ailill. Et tous deux se regardèrent l’un l’autre en riant. — « Comme tu le pensais », reprit Cuillius, « je les ai trouvés couchés ensemble. » — « C’était une nécessité pour elle », dit Ailill, « il fallait qu’elle agît ainsi pour assurer le succès de l’expédition. Fais en sorte de conserver cette épée en bon état; mets-la sous ton siège dans le char en l’enveloppant de toile à chemises. »

Fergus se leva pour prendre son épée : « Hélas ! » dit-il. — « Qu’as-tu ? » demanda Medb. — « J’ai fait contre Ailill une mauvaise action », répondit Fergus. « Attendez ici que je sorte de la forêt », dit-il à Medb et à son cocher, « et ne vous étonnez pas s’il se passe longtemps avant que je revienne. » Medb ne s’était pas aperçue que Fergus eût perdu son épée. Il part tenant à la main l’épée de son cocher, et dans la forêt il se fait une épée de bois. De là pour cette forêt en Ulster le nom de Forêt du Grand Fourreau. « Allons d’ici rejoindre nos camarades ». dit Fergus. Les guerriers de toutes les troupes se réunissent dans la plaine. Ils dressent leurs tentes. De la part d’Ailill, Fergus est invité à venir jouer aux échecs. Quand il arriva dans la tente d’Ailill celui-ci lui rit au nez……

19. Suite des exploits de Cûchulainn.

Cûchulainn vint en face du gué de Cronn. « Maître Lôeg », dit Cûchulainn à son cocher, « les armées sont près de nous. » — « Je jure par les dieux »,. répondit le cocher, « je ferai vraiment de grands exploits en face des guerriers montés en char »…

« Je prie », dit Cûchulainn, « les eaux de me venir en aide. Je prie le ciel et la terre, la rivière de Cronn en particulier. Le Cronn va les attaquer, il ne les laissera pas rester en Murthemne jusqu’à ce que soit fini le travail des guerriers d’Irlande au mont des gens d’Ochaine. » Alors l’eau s’éleva tellement qu’elle atteignit le sommet des arbres.

Mane, fils d’Ailill et de Medb s’avança devant toute l’armée. Cûchulainn le tua sur le gué ; trente cavaliers de la maison de Mane y furent noyés. Cûchulainn fit tomber sur le bord de l’eau trente-deux autres bons guerriers de Mane. Les guerriers d’Irlande dressèrent leurs tentes près de ce gué. Lugaid, fils de Nós, c’est-à-dire du petit-fils, de Lomarc, alla accompagné de trente cavaliers, s’entretenir avec Cûchulainn. « Je te souhaite bienvenue, Lugaid », dit Cûchulainn. « Si une troupe d’oiseaux vient chercher sa pâture dans la plaine de Murthemne tu auras un canard entier avec moitié d’un autre. S’il vient du poisson dans la rivière, tu auras un saumon entier avec moitié d’un autre, tu auras aussi trois brins d’herbe, un de cresson, un de varech, un d’algue. Un homme te remplacera au gué. » — « J’y compte », répondit Lugaid,- « et je souhaite que mon remplaçant soit des plus distingués. » — « Vos armées sont belles », reprit Cûchulainn. — « Il est triste », répliqua Lugaid, « que tu sois seul en face d’elles. » — « J’ai avec moi », répondit Cûchulainn, « les exploits et la valeur guerrière. Dites, maître Lugaid, si vos armées me craignent. » — « Je jure », répliqua Lugaid, « je le jure par le dieu [par qui jure mon peuple] : jamais un homme ni deux ensemble n’oseraient aller seuls verser leur urine hors du camp; il faut qu’ils soient vingt ou trente ensemble pour en avoir la hardiesse. » — « Ils ne l’auront pas », répondit Cûchulainn, « si de ma fronde je leur lance des projectiles . »

Cûchulainn leur tua trente guerriers sur le gué de Dorn. Les troupes ne purent atteindre le coin d’Airther avant la nuit et là Cûchulainn leur tua encore trente guerriers. Les guerriers d’Irlande dressèrent leurs tentes au coin d’Airther. Le matin Cuillius, cocher d’Ailill, se mit à laver dans le gué la garniture du char de son maître, Cûchulainn lui lança une pierre et ainsi le tua. Ce fut à cause de cela que le coin d’Airther prit le nom de Gué de l’anéantissement, Ath Cuillne.

CHAPITRE IX
LES NÉGOCIATIONS AVEC CÛCHULAINN

Les guerriers des quatre grandes provinces d’Irlande allèrent prendre étape et campement pour la nuit à la Colline des Oiseaux, Druim En, au territoire de Conaille en Murthemne. La même nuit Cûchulainn campa près de là, à Ferta Illerga, et cette nuit, il secoua tellement ses armes que cent guerriers moururent de saisissement par l’effet de la crainte, de la terreur que leur causa Cûchulainn. Medb dit à Fiachu, fils de Ferfébe, guerrier d’Ulster, d’aller s’entretenir avec Cûchulainn et lui porter proposition d’arrangement. « Quelle proposition lui porterai-je ? » demanda Fiachu. — « Ce ne sera pas difficile à dire », répondit Medb. « Par son entremise on indemnisera tous ceux des habitants d’Ulster qui ont subi préjudice; on lui paiera à lui-même l’indemnité la plus élevée suivant la sentence des Irlandais. Il y aura toujours fête à Cruachan pour lui. On lui donnera sa part de vin et d’hydromel. Il viendra à mon service à moi et au service d’Ailill, et ce sera plus avantageux pour lui que d’être au service du petit seigneur qu’il sert. » Dans l’Enlèvement [du taureau divin et] des vaches de Cooley il n’a pas été dit plus grande moquerie et parole plus injurieuse que celle-là : traiter de petit seigneur le meilleur roi de province qui fût alors en Irlande; nous parlons de Conchobar.

Fiachu, fils de Ferfébe, alla parler à Cûchulainn. Cûchulainn lui souhaita bienvenue. « Ce souhait fait à moi est loyal », répondit Fiachu. — « Il est loyal en effet », repartit Cûchulainn. — « Je suis venu », dit Fiachu « pour te parler de la part de Medb. » — « Quelle proposition m’apportes-tu ? » demanda Cûchulainn. — « La voici », repartit Fiachu : « paiement à toi des dommages-intérêts dus aux habitants d’Ulster, et tu recevras toi-même l’indemnité que fixeront les hommes d’Irlande. À Cruachan on te fera fête, on te donnera vin, hydromel et tu te mettras au service d’Ailill et de Medb qui sera pour toi plus avantageux que le service du petit seigneur chez qui tu es. » — « Non certes », répondit Cûchulainn, « je ne vendrai pas le frère de ma mère pour le remplacer par un autre roi ». — « Enfin », reprit Fiachu, « tu viendras demain matin au rendez-vous que te donnent Medb et Fergus à Glenn Fochaine ».

Le matin de bonne heure Cûchulainn alla à Glenn Fochaine. Medb et Fergus se trouvèrent au rendez-vous. Medb regarda Cûchulainn dont la vue l’étonna beaucoup, car il ne lui parut par plus grand qu’un gentil enfant. « Est-ce donc là », demanda Medb, le célèbre Cûchulainn dont tu parles, ô Fergus ? » Et, s’adressant à Fergus, elle fit le poème qui suit :

« Est-ce donc là ce beau chien
Dont vous parlez chez vous, habitants d’Ulster?
Ce chien qui ne donne pas du pied contre un fort guerrier.
Sans enlever ce guerrier aux hommes d’Irlande. »

[Fergus]
« Quelque jeune que soit le chien que tu vois,
Qui voyage sur la plaine de Murthemne,
Il ne met pas pied sur terre
Sans, à lui seul, éloigner ses adversaires par les exploits d’un guerrier. »

[Medb]
« Une proposition est portée de notre part à ce guerrier ;
S’il demande plus, il est insensé :
Moitié de ses vaches et de ses femmes lui sera donnée ;
Mais qu’il change sa façon de combattre. »

[Fergus]
« Il est bon, à mon avis, que ne soit pas vaincu par vous
Le chien de Murthemne la noble,
Il ne craint pas d’exploits sauvages et brillants.
Je le sais, voilà bien ce qu’il est. »

[Medb]
« Est-ce donc là ce beau chien
Dont vous parlez chez vous, habitants d’Ulster ?
Ce chien qui ne donne pas du pied contre un fort guerrier
Sans enlever ce guerrier aux hommes d’Irlande ? »

« Adresse la parole à Cûchulainn, ô Fergus », dit Medb. — « Non », répondit Fergus, « parles-lui toi-même. Il y a peu de distance entre nous et lui d’un côté à l’autre de cette vallée-ci, la Glenn Fochaine. » Et Medb commença un entretien avec Cûchulainn, elle le fit en vers.

[Medb]
« O Cûchulainn fais la paix avec nous,
Éloigne de nous ta fronde,
Ton combat sauvage, brillant, nous a écrasés,
Nous a brisés et plongés dans l’affliction. »

[Cûchulainn]
« O Medb, épouse du grand fils de Maga,
Je ne suis pas un guerrier mauvais et sans gloire.
Tant que je serai en vie, tu ne me feras pas cesser
D’attaquer de toutes parts ceux qui enlèvent les vaches de Cooley. »

[Medb]
« Si tu acceptais de nous,
O chien batailleur de Cooley,
La moitié de tes vaches et de tes femmes,
Elle t’appartiendrait, nécessaire effet de tes exploits. »

[Cûchulainn]
« Puisque c’est moi qui, par le droit de la guerre,
Suis en quelque sorte le vétéran protecteur des Ulates,
Je n’accepterai rien tant qu’on ne me donnera pas
Toutes les vaches laitières et toutes les femmes prises aux Gôidels. »

[Medb]
« Ton appréciation de ton droit est trop élevée ;
Tu as massacré nos bons guerriers.
Tu nous a tué beaucoup de chevaux, détruit bien des objets précieux,
Et toi, notre seul adversaire, tu conserverais tout ton avoir, »

[Cûchulainn]
« O fille d’Echaid le beau d’Irlande,
Je ne suis pas habile dans les combats de parole.
Quoique comme guerrier j’aie un bonheur brillant,
Mes avis ont peu de valeur. »

[Medb]
« Ce que tu dis n’est pas honteux pour toi,
O fils de Dechtire, tu vaux une troupe de guerriers ;
Tu tiens dans le monde une place célèbre,
O chien belliqueux de Culann ! »

Ainsi se termina le poème. Cûchulainn n’accepta aucune des propositions que Medb le pria d’accueillir; ils se séparèrent, allant chacun du côté opposé de la vallée; ils partirent en colère également tous les deux.

Les guerriers des quatre grandes provinces d’Irlande prirent étape et campement pendant trois jours et trois nuits à la Colline des Oiseaux, Druim En, chez les Conaille de Murthemne; mais ils ne dressèrent ni cabanes ni tentes, ils ne firent pas de repas, ne prirent aucune nourriture; ils ne chantèrent pas de poèmes, ne firent pas de musique pendant ces trois jours et ces trois nuits. Chaque nuit Cûchulainn leur tuait cent guerriers avant que le jour apparût.

« Notre armée » , dit Medb, « sera bientôt détruite de cette manière, si Cûchulainn nous tue cent guerriers chaque nuit. Pourquoi ne lui porterait-on pas une proposition en lui adressant la parole de notre part ?» — « Quelle proposition ? » demanda Ailill. — « On lui amènerait », répondit Medb, « toutes les vaches laitières, toutes les femmes esclaves que nous avons prises; lui cesserait de lancer avec sa fronde des projectiles sur les hommes d’Irlande; il laisserait dormir nos troupes. » — « Qui ira porter cette proposition? » demanda Ailill. — « Qui?» répondit Medb; « ce ne peut être que Mac Roth le courrier. » — « Je n’irai certes pas », répliqua Mac Roth « il me manque un renseignement indispensable : je ne sais pas où est Cûchulainn. » — « Demande-le à Fergus », dit Medb, « il le sait probablement. » — « Je ne le sais certes pas », repartit Fergus; «mais une chose est vraisemblable : il serait entre Focháin et la mer, laissant souffler le vent et briller le soleil sur lui après la dernière nuit passée sans sommeil pendant laquelle il a, lui seul, frappé et massacré l’armée. » Et vraiment Cûchulainn était là où Fergus le pensait.

Il tomba beaucoup de neige cette nuit; en sorte que la neige fit prendre à toutes les provinces d’Irlande l’aspect d’une planche blanchie. Et Cûchulainn rejeta les vingt-sept chemises raidies comme tablettes de cire que sous fils et cordes il portait sur sa peau. Il ne voulait pas que son jugement si intelligent fût troublé quand viendrait l’heure de son emportement. La grande ardeur de Cûchulainn et la chaleur de son corps firent fondre la neige autour de lui jusqu’à une distance de trente pieds. Sa colère, son ardeur belliqueuse, la chaleur de son corps étaient si grandes que son cocher ne put rester près de lui.

« Un guerrier vient vers nous, mon petit Cûchulainn », dit Lôeg. — « Comment est fait ce guerrier? » demanda Cûchulainn. — « C’est un garçon brun », répondit Lôeg. «Il a le visage large et beau, un manteau brun de forme élégante l’enveloppe, une brillante broche de bronze est fixée dans ce manteau, une solide camisole de peau de taureau lui couvre le corps, entre ses deux pieds et la terre sont deux sandales, il a dans une main un bâton de coudrier blanc pour chasser les chiens, dans l’autre main une épée tranchante d’un côté, et dont la poignée est d’ivoire. » — « Mais », dit Cûchulainn, « ce sont les signes distinctifs des courriers. Des courriers d’Irlande quel est celui-ci qui m’apporte un message? » Mac Roth, s’avançant, arriva à l’endroit où se trouvait Lôeg. « Quel est le nom du maître au service de qui tu es, mon garçon ? » demanda Mac Roth. — « Je suis au service du guerrier qui est là-haut », répondit Lôeg. Mac Roth se rendit à l’endroit où se trouvait Cûchulainn. — « Quel est le nom du guerrier au service de qui tu es? » demanda Mac Roth. — « Je suis au service de Conchobar, fils de Fachtna Fathach », répondit Cûchulainn. — «Peux-tu préciser davantage ? », insista Mac Roth. — « Pour le moment ce que j’ai dit suffît », repartit Cûchulainn. — – « Saurais-tu », reprit Mac Roth, « et pourrais-tu me dire en quel endroit je trouverai ce fameux Cûchulainn à cause de qui en ce moment les hommes d’Irlande poussent des cris de douleur dans cette expédition-ci. » — « Pourquoi », répondit Cûchulainn, « ne me dirais-tu pas ce que tu lui dirais à lui-même ?» — « De la part d’Ailill et de Medb », répliqua Mac Roth, « je suis venu pour lui parler, lui faire une proposition, lui offrir un amical rendez-vous. » — « Quelle proposition lui apportes-tu ? » demanda Cûchulainn. — « On lui offre les vaches laitières enlevées, et les femmes esclaves qui sont prisonnières, on les lui donnera à condition qu’il ne fasse plus usage de sa fronde contre notre armée, car le jeu bruyant comme tonnerre qu’il fait sur elle chaque nuit n’est pas agréable. » — « Quand même », repartit Cûchulainn, « celui que tu cherches serait devant toi et près de toi, il n’accepterait pas la proposition que tu lui fais; car les habitants d’Ulster, pour réparer leur honneur flétri par vos outrages, par vos satires, par vos prohibitions magiques, tueraient les vaches laitières prises par vous; ils les tueraient, à moins que ne soit tari le lait des vaches qui leur restent. S’ils acceptaient votre offre, ils mettraient dans leurs lits [au lieu des femmes libres restées chez vous prisonnières] les femmes esclaves [restituées par vous] et nous verrions grandir en Ulster [au lieu d’enfants libres] de petits esclaves à côté des femmes esclaves leurs mères ».

Mac Roth s’en retourna. « N’as-tu pas trouvé celui que tu cherchais? » demanda Medb. — « J’ai trouvé », répondit Mac Roth, « j’ai trouvé entre Focháin et la mer un garçon bourru, colère, furieux, terrible. Je ne sais pas si c’est Cûchulainn. » — « A-t-il accepté la proposition ? » reprit Medb. — « Non », répliqua Mac Roth, « il ne l’a pas acceptée. » Et Mac Roth exposa les motifs du refus. — « C’est bien à Cûchulainn que tu as parlé », dit Fergus.

« Qu’on lui porte une autre proposition », dit Medb. — « Quelle proposition?, demanda Ailill. « Des vaches capturées », répondit Medb, « on lui amènera celles qui ne donnent pas de lait, et parmi les femmes captives, ce seront les femmes libres qu’on lui conduira; mais qu’avec sa fronde il ne lance plus rien à nos troupes ; le jeu de tonnerre qu’il fait sur elles chaque soir n’est rien moins qu’agréable. » — « Qui ira porter cette proposition ? », dit Ailill. — « Qui ? » répondit-on, « si ce n’est Mac Roth. » — « J’irai », dit Mac Roth, « cette fois je sais qui je vais trouver. » Mac Roth partit pour adresser la parole à Cûchulainn. « Je suis venu cette fois », dit-il, « pour t’adresser la parole, car je sais que tu es le célèbre Cûchulainn. » — « Quelle proposition m’apportes-tu ? » demanda Cûchulainn. — « On t’offre », répondit Mac Roth, « celles des vaches capturées qui ne donnent pas de lait et les femmes libres qui ont été faites prisonnières, mais ne lance plus rien avec ta fronde sur les hommes d’Irlande, laisse-leur le sommeil ; le jeu de tonnerre que tu fais sur eux chaque nuit n’a rien d’agréable. » — « Je n’accepte pas cette proposition », répondit Cûchulainn, « car si elle était acceptée, les habitants d’Ulster par point d’honneur tueraient ces vaches qui ne donnent pas de lait. Les habitants d’Ulster sont gens d’honneur, et ils n’auraient plus ni vaches stériles, ni vaches laitières. [N’ayant plus de femmes esclaves] ils obligeraient les femmes libres à tourner les meules des moulins, à pétrir le pain, à faire métier de femmes esclaves. Il ne serait pas bien pour moi de laisser en Ulster après moi les filles de rois et de grands chefs réduites à mener une vie de servantes et d’esclaves. » — « Y a-t-il une proposition que tu acceptes? » demanda Mac Roth. — « Oui certes », répondit Cûchulainn. — « Me diras-tu quelle est cette proposition ? » demanda Mac Roth. — « Non certes », repartit Cûchulainn, « je ne la dirai pas. » — « Ainsi nous restons dans le doute », dit Mac Roth. » — « Si dans votre camp et parmi vous », répondit Cûchulainn, « il y a quelqu’un qui sache les conditions que j’exige, il vous les dira, sinon, que personne ne vienne m’apporter une proposition quelconque ou m’offrir un rendez-vous; quel que soit le messager, il n’aurait pas longtemps à vivre. »

Mac Roth s’en retourna : « L’as-tu trouvé ? » demanda Medb. — « Oui certes, je l’ai trouvé », répondit Mac Roth. — « A-t-il accepté ? » demanda Medb. — « Il n’a pas accepté », répondit Mac Roth. — « Y a-t-il », demanda Medb, « des conditions qu’il accepte ?» — « Il y en a », répondit Mac Roth. — « T’as-t-il dit ces conditions? » demanda Medb. — « Voici ses paroles », répondit Mac Roth : « Ce ne sera pas lui qui vous dira ces conditions. » — « Nous restons dans le doute », dit Medb. — « Mais ». reprit Mac Roth, « Cûchulainn a dit que s’il y a parmi vous quelqu’un qui sache les conditions exigées par ledit Cûchulainn, ce personnage peut me les dire à moi; dans le cas contraire, Cûchulainn n’entend pas qu’on lui envoie désormais demander réponse quelconque. Quant à moi, voici ce que je déclare : m’offrît-on la royauté d’Irlande, je n’irai plus porter aucun message à Cûchulainn. »

Alors Medb jeta un coup d’œil sur Fergus : « Quelles sont », demanda-t-elle, « les conditions que désire Cûchulainn? » « Je ne considère pas comme bonnes pour vous les conditions qu’il désire », répondit Fergus. — « Quelles sont ces conditions ? » demanda Medb. — « Les voici », répondit Fergus : « Un des guerriers d’Irlande ira chaque jour combattre avec lui. Pendant qu’il tuera ce guerrier, l’armée suspendra sa marche. Quand il aura tué ce guerrier, on enverra un autre guerrier combattre avec lui sur le gué ou bien les guerriers d’Irlande prendront là étape et campement jusqu’à ce que le jour se lève le lendemain matin; et, tant que durera notre expédition, la nourriture et le vêtement de Cûchulainn seront à notre charge. » — « Franchement », dit Ailill, « ces conditions sont ignominieuses. » — Ce sont de bonnes conditions », répliqua Medb, elles me vont. Mieux vaut lui abandonner un guerrier par jour que cent par nuit. » — « Qui ira », dit Ailill, « lui faire connaître ces conditions? » — « Qui? » répondit Medb. « Ce ne peut être que Fergus. » — « Non », repartit Fergus. — « Pourquoi cela ? » dit Ailill. — « Il faut », repartit Fergus, « que, pour garantir l’exécution des conditions proposées des cautions, des sûretés soient données à Cûchulainn. » — « Je me porte caution », dit Medb. Et Fergus prit le même engagement.

CHAPITRE X
MEURTRE D’ETARCOMOL

Les chevaux de Fergus furent pris et attelés à son char. En même temps les deux chevaux d’Etarcomol furent attelés au char de ce dernier qui était fils de Fid et de Lethrinn. C’était un tendre et gentil jeune homme de la maison de Medb et d’Ailill. « Où vas-tu ? » demanda Fergus. — « Nous allons avec toi », répondit Etarcomol. « Je voudrais voir quels sont la mine et les traits de Cûchulainn, je désire le regarder. » — « Si tu m’écoutais », répondit Fergus, « tu n’irais pas du tout. » — « Mais pourquoi cela ? » demanda Etarcomol. — « À ta gaieté, à ta fierté », répondit Fergus, « s’opposent la férocité, la belliqueuse habileté, la haine du jeune homme au devant duquel tu vas. Il est vraisemblable qu’il y aura bataille entre vous avant que vous ne vous sépariez. » — « Ne pourras-tu pas intervenir entre nous ? « demanda Etarcomol. — « Je le pourrais », répliqua Fergus, « si toi-même ne cherches pas le combat. » — « Je ne le chercherai jamais », répondit Etarcomol.

Ensuite ils allèrent trouver Cûchulainn. Celui-ci était alors entre Focháin et la mer. Il jouait avec Lôeg à cette espèce du jeu de dames qu’on appelait en irlandais bûanbach ; rien n’arrivait dans la plaine sans que Lôeg le remarquât, et cependant contre Cûchulainn il gagnait toutes les parties. « Un guerrier se dirige vers nous, mon petit Cûchulainn », dit Lôeg. — « Quelle espèce de guerrier? » demanda Cûchulainn. — « Le char qui porte ce guerrier », répondit Lôeg, « me semble aussi grand que la plus haute montagne qui domine la vaste plaine. La chevelure touffue, bouclée, d’un beau blond doré, étalée autour de sa tête, me paraît aussi grande qu’un des principaux arbres dressés sur la pelouse du principal château d’Ulster. Une tunique pourpre avec franges de fil d’or l’enveloppe. Une broche d’or bien décorée est fixée sur son manteau. Il tient dans sa main une large lance verdâtre à flamme rouge. Il porte un bouclier bombé ciselé avec bossette d’or rouge. Une épée longue, aussi longue que le gouvernail d’une barque, repose sur les deux cuisses du grand et fier guerrier qui est au milieu du char. » — « Mais », dit Cûchulainn, « nous ferons bon accueil à cet hôte qui nous vient. Nous connaissons cet homme; c’est mon maître Fergus qui arrive ici. Je vois encore un autre guerrier en char qui s’approche de nous. Ses chevaux s’avancent avec assez d’habileté, d’élégance, d’agrément. Celui-là, maître Lôeg, lequel est-ce des gentils fils des guerriers irlandais ? Il est venu voir ma mine et mes traits, car je suis célèbre parmi eux jusqu’au milieu de leur camp. » Fergus arriva et sauta en bas de son char. Cûchulainn lui souhaita la bienvenue. « Je tiens pour sincère le souhait que tu me fais, » dit Fergus. — « Oui, certes, il est sincère, répondit Cûchulainn, « car si une troupe d’oiseaux traverse la plaine, tu auras une oie sauvage avec une autre qui fera la paire; si du poisson vient à l’embouchure d’une rivière, tu auras un saumon avec un autre qui fera la paire. Tu auras une poignée d’une espèce de cresson, une poignée de varech, une poignée d’une seconde espèce de cresson. Si tu as à soutenir combat ou bataille, ce sera moi qui irai au gué pour te garder, pour te protéger, jusqu’à ce que le sommeil te venant tu t’endormes. » – « Très bien », répondit Fergus, « nous avons déjà fait l’expérience de ton amicale hospitalité dans cette expédition pour l’enlèvement [du taureau divin et] des vaches de Cooley. Mais cet engagement que tu as demandé aux hommes d’Irlande de prendre envers toi, envoyer un guerrier te combattre, tu l’obtiens. Je suis venu pour faire cette convention avec toi ; l’acceptes-tu ?» — « Oui, je m’y engage, maître Fergus », répondit Cûchulainn, et l’entretien ne fut pas plus long. Fergus craignait que les hommes d’Irlande ne pensassent qu’il les avait trahis ou abandonnés pour plaire à son élève Cûchulainn. Les deux chevaux de Fergus furent pris et attelés, il s’en retourna.

Après le départ de Fergus Etarcomol resta assis. Il regarda longtemps Cûchulainn. « Que regardes-tu, mon garçon ? » demanda Cûchulainn. — « Je te regarde », répondit Etarcomol. — « Tu n’as pas la vue longue », répartit Cûchulainn, « il faut que tu regardes attentivement. Si tu savais, combien est en colère la petite bête que tu regardes ! Cette petite bête, c’est moi. Et quelle espèce d’individu suis-je à tes yeux ? » — « Cependant », répliqua Etarcomol, « tu me fais bonne impression. Tu es un gentil garçon, de belle, d’admirable prestance, qui joues nombre de jeux brillants, dignes d’être vus ; mais si tu penses être compté parmi les bons guerriers, parmi les bons soldats, parmi les héros de bravoure, parmi ces marteaux dont les coups anéantissent l’ennemi, nous ne sommes pas de ton avis, nous ne te placerons point parmi eux. » — « Je sais », répondit Cûchulainn, « qu’ici tu es en sûreté : quand tu es venu du camp ennemi, l’honneur de mon maître Fergus a été ta garantie. Mais je jure par mes dieux, ces dieux que j’adore : si ce n’était l’honneur de Fergus, tu ne rentrerais pas au camp sans qu’auparavant tes os n’aient été réduits en petits morceaux, tes membres mis en pièces. » — « Mais », répliqua Etarcomol, « ne m’adresse pas de menaces plus longtemps ; tu as désiré obtenir des guerriers irlandais un combat singulier. Or, le seul homme d’Irlande qui vienne demain t’attaquer c’est moi. » — « Viens donc », repartit Cûchulainn. « Quand même tu viendrais de bien bonne heure, tu me trouveras ici, je ne fuirai pas devant toi. » Etarcomol alla en arrière et se mit à causer avec son cocher. « Je serai demain, mon garçon », dit-il, dans la nécessité de me battre avec Cûchulainn. » — « Tu l’as promis », répondit le cocher, « mais j’ignore si tu tiendras ta parole. » — « Lequel vaut mieux », demanda Etarcomol, « ou de combattre demain, ou de le faire ce soir tout de suite ? » — « En conscience, répondit le cocher, » quand même tu ne devrais pas triompher demain, il serait encore plus désastreux de te battre ce soir, puisque ton combat [et ta défaite) seraient plus proches. » « Fais retourner notre char, mon garçon », répondit Etacormol; « car je le jure par les dieux que j’adore, jamais je ne reviendrai au camp tant que je ne pourrai rapporter avec moi pour la montrer la tête de ce petit cerf, la tête de Cûchulainn. »

Le cocher fit tourner le char vers le gué. Lui et son maitre mirent le côté gauche de leur tête en face de leurs deux adversaires dans la direction du gué. Lôeg le remarqua. « Voici », dit-il, « le guerrier en char qui vint à la suite de Fergus. Il est ici depuis longtemps, mon petit Cûchulainn. » — « Que dis-tu de lui? » demanda Cûchulainn. — « Il a tourné le côté gauche de sa tête dans la direction du gué, » répondit Lôeg. — « C’est Etarcomol, mon garçon, » repartit Cûchulainn, « il cherche bataille contre moi. Cela ne m’est pas très agréable à cause de l’honneur de mon père nourricier sous la protection duquel il est venu du camp ici. Mais moi, je ne le protégerai pas du tout. Porte, mon garçon, mes armes au gué. Il ne serait pas honorable pour moi qu’il arrivât au gué avant moi. » Puis Cûchulainn alla au gué mit son épée nue sur sa blanche épaule et fut prêt au gué en face d’Etarcomol. Celui-ci arriva au gué. « Que viens-tu chercher ? » demanda Cûchulainn. — « Bataille contre toi, voilà ce que je cherche, » répondit Etarcomol. — « Si tu faisais ce que je désire », dit Cûchulainn, « tu ne viendrais pas à cause de Fergus et de son honneur sous la protection duquel tu es arrivé du camp ; mais tu n’as pas du tout à compter sur ma protection. » Puis Cûchulainn donna un coup par lequel il coupa le gazon sous la plante des pieds d’Etarcomol. Celui-ci tomba en arrière comme un sac avec le gazon sur le ventre. Cûchulainn aurait pu, s’il lui avait plu, faire du corps d’Etarcomol deux morceaux. « À ton tour maintenant », dit Cûchulainn, « je viens de te donner un avertissement. » — « Je ne veux pas m’en aller », répondit Etarcomol, « nous nous battrons encore. » Du tranchant de son épée Cûchulainn le frappa avec modération et lui coupa les cheveux, de la nuque au front, d’une oreille à l’autre. On eût pu croire que les cheveux avaient été coupés avec un rasoir tranchant et léger ; pas une goutte de sang ne coula sur Etarcomol. « A ton tour maintenant, » dit Cûchulainn, « car je n’ai fait que me moquer de toi. » — « Je ne m’en irai pas », répondit Etarcomol, « tant que nous n’aurons pas combattu encore, tant que je n’aurai pas emporté ta tête, tant que, vainqueur, je n’aurai pas triomphé de toi ; ou bien il faut que tu aies emporté ma tête, et qu’ainsi tu aies obtenu victoire sur moi, gloire à mes dépens. » — « Eh bien », repartit Cûchulainn, « de ces deux alternatives ce sera la seconde qui se réalisera. J’emporterai ta tête et vainqueur de toi, je tirerai gloire de ta défaite. » Puis Cûchulainn lui donna un premier coup qui du sommet de la tête atteignit le nombril, ensuite, d’un second coup perpendiculaire au premier il partagea le corps de son adversaire en trois morceaux qui tombèrent à terre. Ainsi périt Etarcomol fils de Fid et de Lethrinn.

Fergus ne savait pas que la bataille se livrait. Son ignorance là-dessus était inévitable, car jamais Fergus ne regardait derrière lui, ni en s’asseyant, ni en se levant, ni en voyageant, ni en se promenant, ni au rempart, ni pendant une bataille ou un combat singulier. Il ne voulait pas qu’on dît qu’en regardant derrière lui, il fit acte de prudence exagérée ; il ne regardait que ce qui était ou devant lui ou sur la même ligne que lui. Le cocher d’Etarcomol arriva sur la même ligne que Fergus. « Où est ton maître, mon garçon ? » demanda Fergus. — « Il y a longtemps », répondit le cocher, « qu’il a été tué sur le gué par Cûchulainn ». – – « Il n’a pas agi régulièrement », répliqua Fergus, « ce lutin démoniaque, lorsqu’il m’a insulté ainsi par le meurtre d’un homme venu sous ma protection. Fais retourner notre char, mon garçon », dit Fergus à son cocher, « allons nous entretenir avec Cûchulainn. »

Le cocher fit tourner le char. Ils allèrent trouver Cûchulainn au gué. « Pourquoi », demanda Fergus, « pourquoi m’as-tu insulté, lutin démoniaque, en tuant un homme venu sous ma protection et sous ma garde ? » — « Après l’éducation et les soins que tu m’as donnés », répondit Cûchulainn, «  lequel préfèrerais-tu, ou la victoire et le triomphe d’Etarcomol sur moi ou ma victoire et mon triomphe sur lui ? Et encore un mot : demande à son domestique, qui d’Etarcomol ou de moi s’est mis dans son tort. [Cûchulainn posa lui-même la question au cocher d’Etarcomol : « Est-ce moi qui suis la cause de son malheur? » — « Nullement », répondit le cocher. — « Etarcomol, « reprit Cûchulainn, « a dit qu’il ne partirait pas sans emporter ma tête ou sans me laisser la sienne. Des deux, maître Fergus, lequel était le plus facile ?» — « Le plus facile, » répondit Fergus « était ce qui a été fait. » Etarcomol a été bien insolent].

« Des deux résultats possibles » continua Fergus, « je préfère celui que tu as obtenu. Je bénis la main qui a frappé Etarcomol ».

Alors ils attachèrent deux liens aux chevilles des pieds d’Etarcomol et son cadavre fut traîné derrière ses chevaux et son char. Chaque fois que ce cadavre butait contre une pierre saillante, il restait autour de cette pierre haute et dure, un débris soit de son poumon soit de son foie ; dans les endroits unis, ces débris, d’abord épars, se réunissaient autour des chevaux. Le cadavre fut traîné ainsi dans le camp jusqu’à la porte de la tente d’Ailill et de Medb. « Voici votre aimable fils », dit Fergus, « on devait vous le restituer, vous le rendre. »

Medb sortit par la porte de sa tente. Elle éleva très haut la voix. « Certes », dit-elle, « il nous semble que l’ardeur et la colère d’Etarcomol, ce petit chien, était grands, quand au commencement de la journée il sortit du camp. On ne pouvait, pensions-nous, mépriser l’honneur sous la protection duquel il partait, l’honneur de Fergus. » — « Quelle cause », répliqua Fergus, « a rendu folle cette femme mal élevée, cette rustaude ? Pourquoi ce chien de condition infime a-t-il attaqué le chien de guerre dont n’osent s’approcher et à qui n’osent tenir tête les guerriers de quatre grandes provinces d’Irlande ? Moi-même, dans le cas où je l’attaquerais, j’aurais du bonheur, si je pouvais m’en retourner la vie sauve. »

Ce fut ainsi que périt Etarcomol.

[La fosse d’Etarcomol fut creusée, et (après l’y avoir enterré), on posa sa pierre, sur laquelle son nom fut gravé en écriture ogamique ; on exécuta pour lui une plainte solennelle. Pendant la nuit suivante Cûchulainn ne lança rien par sa fronde à l’armée d’Ailill et de Medb.]

Ici se et termine le récit du combat d’Etarcomol et de Cûchulainn.

CHAPITRE XI
MEURTRE DE NATHCRANTAIL

Alors se leva un fort et grand guerrier qui était du nombre des gens de Medb ; il s’appelait Nathcrantail. Il vint attaquer Cûchulainn. Il ne daigna pas prendre d’autres armes que vingt-sept épieux de houx : en les brûlant dessus et dessous il les avait rendu pointus. Cûchulainn se trouva près du cours d’eau devant Nathcrantail. Rien ne l’abritait. Nathcrantail lui lança un premier épieu : Cûchulainn en marchant dépassa la pointe de cet épieu. Nathcrantail lança un second épieu, puis un troisième, et Cûchulainn en marchant les évita ; il fit ainsi jusqu’au dernier épieu.

Alors apparut dans la plaine une troupe d’oiseaux. Cûchulainn les poursuivit, il les poursuivit chacun, aucun ne lui échappa, en sorte qu’ils lui laissèrent de quoi faire la nuit suivante le repas de cette nuit-là. C’était une des occupations de Cûchulainn pendant l’enlèvement des vaches de Cooley : il préparait et consommait des poissons, des oiseaux et de la chair de cerf. Mais pour Nathcrantail l’apparence était que, vaincu et mis en fuite, Cûchulainn s’éloignait de lui. Nathcrantail alla jusqu’à la porte de la tente d’Ailill et de Medb et, élevant très haut la voix :

« Ce Cûchulainn, dont tu faisais un guerrier célèbre », dit-il, « a été défait et ce matin a pris devant moi la fuite. » — « Nous savions bien, » repartit Medb, « qu’attaqué par de bons guerriers, par des jeunes gens valeureux, Cûchulainn, ce jeune lutin sans barbe, ne résisterait pas à ces braves. Quand il a vu un bon guerrier s’approcher, il ne lui a pas tenu tête, il a pris la fuite ».

Entendant cela, Fergus éprouva une grande contrariété il ne pouvait admettre qu’on se vantât d’avoir mis Cûchulainn en fuite. Il dit à Fiachu, fils de Ferfébe, d’aller parler à Cûchulainn. Il s’exprima ainsi « Dis-lui qu’il a été honorable pour lui d’être plus ou moins longtemps devant les troupes irlandaises à faire des exploits contre elles, mais qu’il serait pour lui plus convenable de se cacher que de fuir devant un de leurs guerriers. Fiachu alla ensuite parler à Cûchulainn. Celui-ci lui souhaita la bienvenue. « Je me fie à cette bienvenue », répondit Fiachu. « Mais je viens te parler de la part de ton père nourricier Fergus. » Et il continua : « Il a été honorable pour toi d’être plus ou moins longtemps devant les troupes irlandaises à faire des exploits contre elles, mais il serait pour toi plus convenable de te cacher que de fuir devant un de leurs guerriers. » — « Qu’est-ce que cela veut dire ? » demanda Cûchulainn « Qui chez vous se vante de m’avoir fait fuir ? » — « C’est Nathcrantail. » répondit Fiachu. — « Quoi donc ? » repartit Cûchulainn, « ne savez-vous pas, toi, Fergus, et les nobles d’Ulster, que je ne tue ni les cochers, ni les courriers, ni les gens sans armes ? Nathcrantail n’avait d’autres armes que des épieux de bois. Je ne pourrai le tuer tant qu’il n’aura pas d’armes véritables. Dis-lui de venir ici demain matin de bonne heure, et je ne fuirai pas devant lui. »

Nathcrantail trouva long d’attendre qu’il fit jour et qu’on vît clair, pour aller se battre avec Cûchulainn ; il alla le matin de bonne heure l’attaquer. Cûchulainn se leva de bon matin et la colère s’empara de lui ce jour-là. Ce fut dans un mouvement de colère qu’il jeta sur lui son manteau. Un pilier de pierre se trouvait près de lui. Son manteau dépassa ce pilier, l’enleva de terre, et le pilier de pierre se trouva placé entre Cûchulainn et son manteau. Cûchulainn ne s’en aperçut pas, tant était grand le mouvement de colère qui l’agitait. « Où donc est ce Cûchulainn ? » demanda Nathcrantail. — « Mais le voilà », répondit Cormac à l’Intelligent Exil, fils de Conchobar. — « Non », repartit Nathcrantail, « ce n’est pas l’aspect du guerrier que j’ai vu hier. » — « Cependant, » reprit Cormac, défends-toi contre ce guerrier-là, ce sera la même chose que si tu te défendais contre Cûchulainn. »

Puis Nathcrantail s’avança et de loin lança son épée contre Cûchulainn. Cette épée atteignit le pilier de pierre qui était entre Cûchulainn et son manteau. Contre ce pilier elle se brisa. Cûchulainn marchant sur le sol arriva contre la bossette qui était sur le haut du bouclier de Nathcrantail, et, frappant Nathcrantail au-dessus du bord supérieur de son bouclier, il lui coupa la tête; puis, levant très vite la main, il lui porta un coup d’épée sur le sommet du dos, du sommet du dos jusqu’à terre il fit deux morceaux du corps de Nathcrantail. Ce fut ainsi que Nathcrantail succomba, tué par Cûchulainn.

Cûchulainn dit ensuite :

« Nathcrantail est tombé,
Mais les combats se multiplieront.
Il est dommage qu’à cette heure je n’ai pas à me battre
Contre Medb et le tiers de l’armée. »

CHAPITRE XII
DÉCOUVERTE DU TAUREAU

1. [Alors Medb alla avec le tiers de l’armée en Mag Coba pour chercher le taureau. Cûchulainn la suivit ] Il tua Fer Taidle, d’où vient le nom du lieu dit Taidle ; il tua les fils de Buachaill, d’où le nom du pierrier appelé Carn Mac im-Buachalla ; il tua Luasce sur les pentes qu’on appelle à cause de cela Pentes de Luasce ; il tua Bobulge dans ces boues qu’on a depuis nommées Boues de Bobulge ; il tua Murthemne sur sa hauteur, dite dès lors Pointes de Murthemne.

2. Puis Cûchulainn se dirigea de nouveau vers le nord pour protéger et défendre son pays et sa terre à lui, car il préférait son pays et sa terre à tout autre pays et à toute autre terre.

3. Alors il rencontra les hommes de Crandche, c’est-à-dire les deux Artinne, les deux fils de Lecc, les deux fils de Durchride, les deux fils de Gabul, Drucht, Dett et Dathen, Tae, Tualang, Turscur, Torc Glaisse, Glass et Glassne, tous ensemble avec vingt Fir Forcherda. Cûchulainn les surprit au moment où ils prenaient leur campement en tête de toute l’armée, tous succombèrent sous ses coups.

4. Là Cûchulainn rencontra Buide fils de Bán Blai du pays d’Ailill et de Medb ; il faisait partie de la maison même de Medb. Sa troupe se composait de vingt-quatre guerriers ; chacun était enveloppé dans un manteau. Devant eux marchait le taureau brun de Cooley qui avait été pris dans la Vallée des Vaches au Mont Culinn (c’est-à-dire du houx), cinquante vaches lui faisaient cortège. « D’où emmenez-vous ce troupeau? » demanda Cûchulainn. — « De cette montagne-là », répondit Buide. — « Quel est ton nom ? » reprit Cûchulainn. — « Le nom d’un homme qui ne t’aime ni ne te craint », répliqua Buide, « je suis Buide, fils de Bán Blai, originaire du pays d’Ailill et de Medb. » — « À cause de cela », repartit Cûchulainn, « reçois ce petit javelot », et il lui lança ce javelot qui atteignit le bouclier de Buide et son corps au-dessus ventre, puis après lui avoir traversé le corps et le coeur, lui brisa trois côtes du côté opposé à celui par lequel il était entré. Et Buide fils de Bán Blai tomba mort. De là est venu depuis le nom du gué de Buide au pays de Ross [comté de Louth].

5. Le combat avait-il été long ou court, on n’en sait rien, mais les deux guerriers avaient pris le temps de lancer chacun son javelot à son adversaire : ils ne les avaient pas lancés tout de suite. Les compagnons de Buide en avaient profité pour faire courir le taureau brun de Cooley et le mener à leur camp le plus vite que puisse aller bête à cornes : cette journée causa à Cûchulainn la plus grande honte, la plus grande tristesse, le plus grand trouble d’esprit qu’il ait ressenti dans cette expédition.

6. Les noms des localités où Medb passa en conservent le souvenir : tous les gués qu’elle traversa s’appellent Gués de Medb; chaque endroit où sa tente fut posée s’appelle Tente de Medb; dans tout endroit où elle a posé son fouet, il y a un arbre qu’on appelle Arbre de Medb.

7. Dans cette tournée et devant la porte de Dún Severick, Medb livra bataille à Findmór femme de Celtchar, elle la tua, puis elle dévasta Dún Severick.

8. Au bout d’un mois et d’un peu plus de quinze jours, les guerriers des quatre grandes provinces d’Irlande, Medb et Aillil avec eux, se trouvèrent réunis à la même étape, au même campement que la troupe qui s’était emparée du taureau.

9. Mort de Forgemen.

Le taureau brun de Cooley ne leur laissa pas son pâtre. Ce taureau [et ses vaches] poussèrent devant eux le pâtre qui portait un bouclier à bossette ronde, et ils le menèrent à une étroite crevasse où ils le jetèrent à une profondeur de trente pieds, de sorte que de son corps ils firent petits morceaux et minces débris. Il s’appelait Forgemen, en sorte que la mort de Forgemen est une section de l’enlèvement du taureau [divin et des vaches] de Cooley.

10. Mort de Redg le satiriste.

Quand les guerriers d’Irlande, Medb et Ailill avec la troupe qui avait pris le taureau, furent arrivés à l’étape et au campement, ils dirent que Cûchulainn ne serait pas plus brave que tout autre si ce n’était l’arme merveilleuse qu’il maniait, son petit javelot. En conséquence ils envoyèrent Redg le satiriste demander le petit javelot. Redg demanda le petit javelot, mais Cûchulainn ne le lui donna pas. « Mon javelot n’a rien d’extraordinaire », dit Cûchulainn, et, faisant signe que non, il refusa de le lui donner. Redg répondit qu’il enlèverait l’honneur de Cûchulainn. [Il se retourna pour partir.] Alors Cûchulainn lança son petit javelot, cette arme atteignit Redg par derrière, pénétra dans le creux qui est entre les deux os du cou, et, sortant par la bouche, tomba à terre. « Ce bijou », dit Redg, « nous est arrivé bien vite. » Et sur le gué son âme se sépara de son corps. En sorte que le gué s’appela depuis Gué du Rapide Bijou. Et le bronze du javelot fut jeté dans le cours d’eau qui, depuis, reçut le nom de Ruisseau de Bronze.

11.Rencontre de Cûchulainn et de Findabair

« Qu’on lui offre », dit Aillil, « de lui donner Findabair, [ma fille], à condition qu’il s’éloigne de l’armée. »

Mane semblable à Père se mit en route pour aller trouver Cûchulainn. Lôeg va à la rencontre de Mane. « De qui es-tu l’homme ? », demanda Mane. Lôeg ne répondit pas. Mane lui fit trois fois la même question. Lôeg répondit enfin « Je suis, » dit-il, « homme de Cûchulainn. Tu ne triompheras pas de moi, tu ne m’empêcheras pas de te couper la tête. » — « Il est fier, cet homme-là », dit Mane, et le quittant, il alla parler à Cûchulainn. Celui-ci était assis au milieu de la neige qui lui atteignait la ceinture et fondait tout autour jusqu’à la distance d’une coudée, tant était grande chaleur de son corps. Mane lui adressa trois fois la même question, comme il avait fait en s’adressant à Lôeg. « De qui es-tu l’homme ? » — «Je suis homme de Conchobar », répondit Cûchulainn. « Ne me dérange plus longtemps, sinon je te coupe la tête comme on coupe la tête d’un merle. » — « Il n’est pas facile », dit Mane, « de parler à ces deux gaillards-là. » Puis il part et va raconter à Ailill et à Medb comment les choses se sont passées. « Que Lugaid aille le trouver », dit Ailill, « et qu’il lui offre ma fille. » Lugaid va trouver Cûchulainn et lui fait la proposition. « Maître Lugaid », répondit Cûchulainn, « on veut me tendre un piège. » — « C’est un roi qui vous fait cette proposition », répliqua Lugaid : « parole de roi n’est pas trahison. » — « Qu’ainsi soit fait », répartit Cûchulainn. Alors Lugaid partit et alla répéter à Aillil et à Medb la réponse de Cûchulainn. « Que mon fou revête mes habits », dit Ailill, « qu’il mette sur sa tête ma couronne royale, qu’il reste loin de Cûchulainn, afin de n’être pas reconnu par lui; que ma fille accompagne mon fou, et que celui-ci la donne pour fiancée à Cûchulainn. Voilà ce que vont faire ma fille et mon fou. Et j’espère », dit-il au fou et à Findabair, « que vous jouerez bien votre rôle et que vous ferez en sorte que Cûchulainn ne vous retienne pas avec lui jusqu’au jour, où, accompagné des guerriers d’Ulster, il viendra nous livrer la bataille. »

Puis le fou part et la fille avec lui. Ce fut de loin que le fou adressa la parole à Cûchulainn. Cûchulainn alla à sa rencontre. À la façon dont son interlocuteur parlait il reconnut un fou. Il lui lança une pierre de fronde qu’il avait en main, et qui, pénétrant dans la tête du fou, en fit sortir la cervelle. Puis, venant à la fille il lui coupe ses deux nattes, met une pierre en travers de son manteau et de sa chemise, enfin il dresse un pilier de pierre brute au milieu du cadavre du fou. Ces deux pierres sont encore debout, celle de Findabair et celle du fou. Ensuite Cûchulainn partit laissant Findabair et le fou dans la position que nous disons. On vint les chercher de la part d’Ailill et de Medb, on trouvait qu’ils avaient été bien longs. On les vit dans l’état où Cûchulainn les avait mis. Ce fut raconté par toute l’armée. Cûchulainn n’accorda pas de trêve aux guerriers d’Irlande.

12. Combat de Munremur et de Cûrôi.

Quand vint le soir, les guerriers virent à plusieurs reprises arriver une pierre qui était partie de l’est, et une autre pierre qui avait été lancée de l’ouest. Ces pierres se rencontraient en l’air et tombaient tant sur le campement de Fergus que sur ceux d’Ailill et de Néra. Ce jeu, cet exercice durèrent du soir au matin.

Pendant toute la nuit les guerriers restèrent sur leur séant, tenant leurs boucliers sur leur tête pour s’abriter contre les pierres qui les auraient frappés. La campagne fut remplie de pierres, d’où son nom, La Plaine Pierreuse, Mag Clochair. Cûrôi fils de Dare lançait une partie de ces pierres, il voulait venir en aide à ses compatriotes Et pour cela il s’était placé en Cotal afin de lutter contre Munremur fils de Gerrcend. Celui-ci était arrivé d’Emain Macha pour donner son appui à Cûchulainn, et à cet effet il était venu en Ard Rôch. Cûrôi savait que dans l’armée il n’y avait pas un guerrier capable de résister à Munremur. C’étaient donc Munremur et Cûrôi qui se livraient à cet exercice. L’armée leur demanda de la laisser en repos. Alors Munremur et Cûrôi firent la paix ; ils retournèrent, Cûrôi dans sa maison, Munremur à Emain Macha. Ils ne revinrent, Cûrôi, qu’au jour de la bataille, Munremur qu’au moment du combat de Ferdiad contre Cûchulainn.

Medb et Ailill dirent : « Demandez à Cûchulainn qu’il nous laisse changer de place. » Cûchulainn y consentit et le changement de place se fit. Alors la maladie des guerriers d’Ulster allait commencera se guérir. Une fois guéris de cette maladie, une partie d’entre eux devait venir attaquer l’armée envahissante pour tuer ses guerriers.

13. Meurtre des enfants.

A Emain Macha les enfants causèrent entre eux. « Il est malheureux pour nous », dirent-ils, « que notre maître Cûchulainn n’ait personne pour lui venir en aide. » « Que faire? » demanda Fiachra Fulech fils de Fer Fébe et frère de Fiachra Fialdama, aussi fils de Fer Fébe. « Qu’une troupe de vous m’accompagne et avec elle j’irai porter secours à Cûchulainn. »

Trois cents jeunes garçons partirent avec lui emportant leurs bâtons de jeu, ils étaient le tiers des jeunes garçons d’Ulster. Les guerriers d’Irlande les virent s’avancer vers eux à travers la plaine. « Une grande armée », dit Ailill, « se dirige vers nous à travers la plaine. » Fergus va voir ce que c’est. «Ce sont», dit-il, «quelques-uns des enfants d’Ulster qui viennent au secours de Cûchulainn. » — « Qu’à l’insu de Cûchulainn », dit Ailill, « une troupe marche contre eux, car s’ils le rejoignent, ils ne seront pas vaincus. » Cent cinquante guerriers vont au-devant des trois cents enfants, qui tous ensemble périssent. De cette multitude d’enfants arrivés à Lia Toll aucun n’a survécu. Là est la pierre de Fiachra fils de Fer Fébe, car c’est là qu’il perdit la vie.

« Réfléchissez », dit Ailill, « demandez à Cûchulainn de vous laisser partir d’ici, car vous ne pourrez le dépasser par force quand surgira sa flamme héroïque et lumineuse. » Ordinairement, en effet, quand surgissait sa flamme héroïque et lumineuse, ses pieds tournaient derrière lui, ses fesses et ses mollets venaient devant ; un de ses yeux restait dans sa tète, d’où l’autre sortait ; une tête d’homme aurait pu entrer dans sa bouche. Ses cheveux devenaient tous piquants comme aubépine et sur chacun apparaissait une goutte de sang. Il ne reconnaissait plus ni camarades ni amis; il frappait également par devant et par derrière. C’est pour cela que les habitants de Connaught ont donné à Cûchulainn le surnom de Riastartha, c’est-à-dire de Contorsionné.

13. Combat de femme de Rochad.

Cûchulainn envoya son cocher trouver Rochad fils de Fatheman, un des habitants d’Ulster pour lui demander son aide. Or, il était arrivé que Findabair aimait Rochad, car c’était alors le plus beau jeune guerrier qu’il y eut en Ulster. Le cocher va trouver Rochad et lui dit de venir en aide à Cûchulainn, si pour lui, Rochad, la maladie des guerriers d’Ulster avait pris fin; il s’agissait d’employer la ruse pour massacrer une partie des guerriers d’Irlande.

Rochad vient du nord avec cent guerriers. « Regardez maintenant pour nous dans la plaine », dit Ailill [à l’homme de garde]. — « Je vois », répondit l’homme de garde, « je vois une troupe très nombreuse qui traverse la plaine ; au milieu d’elle un tendre jeune guerrier dont les autres n’atteignent pas les épaules. » — « Qui est ce guerrier, ô Fergus ? » demanda Ailill. — « C’est Rochad, fils de Fatheman », répondit Fergus, « il est venu pour donner aide à Cûchulainn. Je sais le moyen à employer contre lui. Que cent guerriers d’entre vous aillent avec Findabair jusqu’au milieu de la plaine, que Findabair marche en avant et qu’un homme à cheval aille dire à Rochad de venir seul parler à Findabair. Qu’une fois venu, on mette la main sur lui et qu’on fasse en sorte que ses compagnons ne puissent nous nuire. » Ainsi dit, ainsi fait. Rochad alla au-devant de l’homme à cheval. « Je viens te trouver de la part de Findabair», dit l’homme à cheval : « elle demande que tu viennes lui parler. » Rochad vient seul parler à Findabair. Une troupe ennemie l’entoure, met la main sur lui ; on frappe ses gens qui s’enfuient. Puis on lui laisse la liberté après avoir exigé de lui l’engagement de ne pas revenir attaquer les guerriers d’Irlande avant le moment où tous les guerriers d’Ulster arriveront pour leur livrer bataille. On lui promet en même temps de lui donner Findabair, et, les quittant, il retourne chez lui.

Ainsi se termine la section intitulée Combat de femme de Rochad.

14. Massacre des soldats royaux.

« Qu’on demande pour nous une trêve à Cûchulainn », dirent Ailill et Medb. Lugaid va trouver Cûchulainn et celui-ci donne la trêve, mais à une condition : « Que demain matin », dit Cûchulainn, « un homme soit envoyé sur le gué pour me combattre. »

Il y avait chez Medb six soldats royaux, c’est-à-dire six héritiers présomptifs du Roi. Ils appartenaient aux clans Dedad. C’étaient trois Dub [c’est-à-dire Noirs] d’Imlech et trois Derg [c’est-à-dire Rouges] de Sruthair. « Pourquoi », dirent-ils, « n’irions-nous pas attaquer Cûchulainn ? » Ils y vont le lendemain matin. Cûchulainn les tua tous les six.

CHAPITRE XIII
MEURTRE DE CÚR

Les guerriers d’Irlande se demandèrent qui, parmi eux, était capable de livrer bataille à Cûchulainn. Tous dirent que l’homme désigné pour livrer la bataille à Cûchulainn était Cúr, fils de Da Lóth Cúr se conduisait de telle sorte qu’il n’était pas agréable de partager son lit ni de vivre avec lui. « S’il est tué », disait-on, « ce sera un bon débarras pour l’armée, si Cûchulainn succombe, cela vaudra mieux encore. » Cúr fut invité à venir dans la tente de Medb. « Que désire-t-on de moi ? » demanda-t-il. « Aller attaquer Cûchulainn », répondit Medb. — « Vous faites peu de cas de notre mérite », répliqua-t— il. « Je suis étonné que vous me compariez à un tendre gentil garçon de l’espèce de Cûchulainn. Si j’avais su ce que vous vouliez, je ne serais pas venu moi-même, je vous aurais envoyé un de mes gens, un garçon de même âge que lui. »

« Ce que je vais dire, je l’ai vu d’avance », répondit Cormac à l’Intelligent Exil, fils de Conchobar. « Tu aurais un merveilleux mérite si Cûchulainn tombait sous tes coups. » [Cúr ne tint aucun compte des paroles de Cormac] — « Faites en sorte », dit-il [à son cocher], que nous partions pour notre expédition demain matin de bonne heure. Je ferai cette route avec joie. La mort que nous donnerons à ce chevreuil qu’on appelle Cûchulainn ne sera pas retardée. » Cúr fils de Da Lóth se leva le matin de bonne heure. Pour attaquer Cûchulainn il prit avec lui son équipement de guerrier et il chercha pour le tuer le moment favorable.

Ce jour-là Cûchulainn avait de bonne heure commencé à faire ses tours d’adresse. Voici tous leurs noms : tour des pommes; tour de tranchant; tour du guerrier couché sur le dos ; tour de javelot; tour de corde; tour de corps; tour de chat; saut de saumon par guerrier en char; jet de javelot ; saut au delà du ciel (?) ; tournoiement du noble guerrier en char; javelot de sac; profit de rapidité; tour de roue; tour sur haleines ; ardeur de cri ; clameur de héros ; coup mesuré ; coup de mèche de cheveux ; montée le long de la lance pour aller se tenir le corps droit sur la pointe, solidement comme il convient à un noble guerrier.

Chaque matin de bonne heure Cûchulainn faisait tous ces tours par la force d’une seule main, comme fait si bien le chat avec sa griffe ; il ne voulait pas que ces tours lui vinssent en oubli, qu’ils sortissent de sa mémoire.

Pendant le tiers du jour Cr fils de Da Lóth resta debout à côté de son bouclier, cherchant l’occasion favorable pour tuer Cûchulainn. Puis Lôeg dit à Cûchulainn : « Eh bien, mon petit Cûchulainn, prends garde à ce guerrier qui veut te tuer. » Alors Cûchulainn, ayant jeté les yeux sur Cúr, lui lança haut et loin les huit pommes, qui atteignirent le plat du bouclier et du front de Cúr et lui firent sortir la cervelle par le derrière de la tête. C’est ainsi que Cúr fils de Da Lóth fut tué par Cûchulainn.

« Si vos traités et vos engagements sont observés », dit Fergus à Medb, « vous enverrez un autre guerrier sur le gué pour se battre avec Cûchulainn, ou bien, vous prendrez étape et campement ici jusqu’au point de jour demain matin. Cúr fils de Da Lóth a succombé. » — « Étant donnée la cause pour laquelle nous sommes venus », dit Medb, « il nous est égal de rester dans les mêmes tentes. » Les guerriers d’Irlande ne quittèrent pas le campement avant que ne fussent tombés morts, non seulement Cúr fils de Da Lóth, mais aussi après lui Lóth fils de Da Bró, Srub Dare fils de Feradach et Foirc fils de Tri n-Aignech. Ces hommes tombèrent frappés par Cûchulainn en combats singuliers. Il serait trop long de raconter en détail comment combattirent chacun de ces guerriers.

CHAPITRE XIV
MEURTRE DE FERBAETH, COMBAT AVEC LAIRINE

1. Alors Cûchulainn dit à Lôeg, son cocher : « Toi, maître Lôeg, va au campement des guerriers d’Irlande, et porte mon salut à mes camarades, à mon frère nourricier, à mes contemporains; porte mon salut à Ferdiad fils de Damán ; à Ferdêt, fils de Damán ; à Bress, fils de Ferb; à Lugaid, fils de Nós; à Lugaid, fils de Solamach ; à Ferbaeth, fils de Baetán ; à Ferbaeth, fils de Ferbend ; porte encore mon salut à mon vrai frère nourricier, Lugaid fils de Nós, car seul dans l’armée ennemie il conserve maintenant communauté de sentiments avec moi, amitié pour moi ; porte-lui mes souhaits les meilleurs et demande-lui de te dire qui est venu ce matin pour me livrer bataille. »

Lôeg alla au camp des guerriers d’Irlande. Il porta le salut aux camarades et aux frères nourriciers de Cûchulainn. Il alla aussi dans la tente de Lugaid, fils de Nós. Lugaid lui souhaita la bienvenue. « C’est un souhait loyal », dit Lôeg. — « Oui, loyal », répondit Lugaid. — « Je suis venu ». reprit Lôeg, « te parler de la part de Cûchulainn. Je t’ai porté un salut sincère et empressé, afin que tu me dises qui est venu offrir à Cûchulainn combat aujourd’hui. » — « Maudite soit sa communauté de sentiments avec Cûchulainn, l’éducation qu’il a reçue avec lui, l’amitié qui l’a uni à lui ! Malgré l’éducation qu’ils ont reçue ensemble, c’est Ferbaeth fils de Ferbend. Depuis longtemps on l’amène dans la tente de Medb. On y conduit à côté de lui Findabair, fille d’Ailill et de Medb. C’est elle qui lui verse à boire; et, chaque fois qu’il boit un coup, elle lui donne un baiser; c’est elle qui lui sert sa part du festin. Ce n’est pas à tous les invités que chez Medb on donne à boire comme elle fait pour Ferbaeth : au camp il n’a été amené que la charge de cinquante chariots de bière. »

Lôeg s’en retourna et alla trouver Cûchulainn. Il avait la tête alourdie et fort triste ; il ne songeait guère à se réjouir, il soupirait. « C’est la tête alourdie et fort triste », dit Cûchulainn, « ce n’est pas joyeusement, c’est en poussant des soupirs que mon maître Lôeg est venu me trouver aujourd’hui. Nécessairement, celui qui se présente pour me livrer bataille est un de mes frères nourriciers. » En effet, se battre avec un de ses frères d’armes était pour Cûchulainn plus pénible que de se battre avec tout autre guerrier. « Qui vient maintenant, maître Lôeg, m’attaquer aujourd’hui ? » — « Maudite soit », répondit Lôeg, « la communauté de sentiments qu’il a avec toi, l’éducation que vous avez reçue ensemble, l’amitié qui le lie à toi ! C’est ton propre frère nourricier, c’est Ferbaeth fils de Ferbend. Depuis longtemps on l’amène dans la tente de Medb ; on y conduit à côté de lui Findabair, fille d’Ailill et de Medb, c’est elle qui lui verse à boire ; chaque fois qu’il boit un coup, elle lui donne un baiser ; c’est elle qui lui sert sa part du festin. Ce n’est pas à tout le monde que chez Medb on donne à boire comme à Ferbaeth : au camp il n’a été amené de bière que la charge de cinquante chariots. » Ferbaeth n’attendit pas jusqu’au matin pour annoncer à Cûchulainn qu’il renonçait à son amitié. Cûchulainn lui demanda le maintien de l’amitié, de la communauté de sentiments, de la camaraderie. Ferbaeth refusa, exigeant le combat. Cûchulainn entra en colère et se frappa les pieds jusqu’à la plante au moyen d’un épieu de houx qui pénétra entre sa peau, sa chair et ses os. Puis, tirant cet épieu, Cûchulainn le lança la pointe en avant par-dessus son épaule derrière Ferbaeth. Il lui était égal de l’atteindre ou de ne pas l’atteindre. L’épieu atteignit Ferbaeth dans le creux de la nuque, et sortant par la bouche tomba à terre ; puis lui-même Ferbaeth tomba. « Tu as bien lancé ton arme, mon petit Cûchulainn », dit Fiachra, fils de Fer Fébe. D’un épieu de houx tuer un guerrier, c’était un beau succès pour Cûchulainn. L’endroit où se rencontrèrent Cûchulainn et Ferbaeth a été depuis appelé Jet de Lance de Murthemne.

2. Combat singulier de Lairine.

« Maître Lôeg », dit Cûchulainn, « va au camp des guerriers d’Irlande, parler pour moi à Lugaid. Apprends s’ils ont ou n’ont pas reçu des nouvelles de Ferbaeth et demande qui vient me livrer bataille ce matin. »

Lôeg va dans la tente de Lugaid. Lugaid lui souhaite la bienvenue. » — « C’est une bienvenue loyale » , dit Lôeg. — « Je viens », reprit Lôeg, « te parler de la part de ton frère nourricier, afin que tu me racontes si tu sais que Ferbaeth est venu l’attaquer. » — « Ferbaeth est allé attaquer Cûchulainn », répondit Lugaid, « et soit bénie la main qui l’a atteint de ses coups, il y a du temps déjà qu’il est tombé mort dans la vallée. » — « Raconte-moi », reprit Lôeg, « qui vient ce matin au-devant de Cûchulainn pour lui livrer bataille. » — « On parle », répondit Lugaid, « d’un mien frère qui irait provoquer Cûchulainn au combat. C’est un jeune guerrier, sot, fier, vaniteux, qui frappe fort et opiniâtrement ; on veut que ce jeune homme aille attaquer Cûchulainn pour se faire tuer, afin que j’aille le venger; mais je n’irai pas le venger, je n’irai jamais. Ce mien frère est Lairine, fils de Nós, c’est-à-dire du petit-fils de Blathmac. » — « J’irai parler de lui à Cûchulainn », dit Lugaid. On prit les deux chevaux de Lugaid et on les attela à son char. Lugaid alla trouver Cûchulainn, et il y eut conversation entre eux. Voici comment s’exprima Lugaid : « On dit qu’un mien frère ira te livrer bataille ; c’est un jeune guerrier, sot, orgueilleux, barbare, entêté. Autour de lui on a décidé qu’il irait te livrer bataille; on compte que tu le tueras et on veut voir si j’irai le venger en te frappant ; mais je n’irai pas, je n’irai jamais. Et toi, en considération de la camaraderie qui existe entre nous et qui nous unit, ne tue pas mon frère. » — « Je te donne ma parole », repartit Cûchulainn, « que je le mettrai seulement dans un état voisin de la mort. » — « Je te le permets », répliqua Lugaid, « car en venant t’attaquer il agit contrairement à ce que mon honneur exigerait. » Puis Cûchulainn, qui s’était avancé, alla en arrière, et Lugaid retourna au camp.

Alors Lairine, fils de Nós, fut appelé dans la tente d’Ailill et de Medb. On amena Findabair à côté de lui. Avec des cornes elle lui versait à boire. À chaque coup bu par lui elle lui donnait un baiser; elle lui servait sa part de ce qu’il devait manger. « Medb », dit Findabair, « n’offre pas à tout le monde le breuvage qu’on donne à Ferbaeth et à Lairine. Au camp il n’en fut amené que la charge de cinquante chariots. » — « Que veux-tu dire ? « demanda Ailill. — « Je pense à l’homme qui est là », répondit Medb. — « Que dis-tu de lui ? » repartit Ailill. — « Souvent », répliqua Medb, « tu donnes ton attention aux choses qui ne le méritent pas. Le plus à propos serait que tu donnasses ton attention au couple chez lequel au plus haut degré sont réunis la bonté, l’honneur et la beauté, on ne trouvera mieux sur aucune route d’Irlande. Je veux parler de Findabair et de Lairine, fils de Nós. » — « C’est aussi mon opinion, répondit Ailill. » Là-dessus Lairine se jeta à droite, se jeta à gauche, se donna telles secousses que les coutures des coussins placés sous lui se rompirent et les plumes allèrent tacheter la pelouse du camp.

Lairine trouva le temps long avant l’arrivée du plein jour : il était impatient d’aller attaquer Cûchulainn. Le lendemain matin de bonne heure, équipé en guerre, il vint au gué pour y rencontrer Cûchulainn. Les bons guerriers du camp ne crurent pas que leur dignité leur permît d’aller voir le combat de Lairine. Il ne s’y rendit que des femmes, de la valetaille et des filles, qui comptaient rire et se moquer de son combat. Cûchulainn vint à la rencontre de Lairine jusqu’au gué; ne croyant pas que sa dignité lui permît de prendre des armes, il arriva sans armes au-devant de Lairine. Ses coups firent tomber les armes de la main de Lairine, comme si quelqu’un eût fait tomber des jouets de la main d’un petit enfant. Il le moulut comme blé ; le saisissant entre ses mains, il le tourmenta, le serra, le pressa, l’emprisonna et le secoua de manière à faire voler tout à l’entour la boue de ses vêtements. Cette boue forma un nuage qui s’éleva en l’air aux quatre points cardinaux, puis, du fond du gué Cûchulainn jeta Lairine au loin, à travers le camp, jusqu’à la porte de la tente de Lugaid. Lairine ne put se relever sans pousser des gémissements, ni manger sans se plaindre; il ne sortit plus de la maison sans éprouver la faiblesse du dos, l’oppression de la poitrine et la maladie du ventre ; certains besoins l’obligeaient à souvent aller dehors. Il fut le seul homme qui revint en vie après avoir livré bataille à Cûchulainn. Mais il resta malade jusqu’à ce que la mort l’emporta.

Tel fut le combat de Lairine dans le Táin Bó Cúalnge.

3. Entretien de la Morrigan avec Cûchulainn.

Cûchulainn vit s’approcher de lui une jeune femme dont les vêtements étaient de toutes couleurs et qui avait des formes distinguées.

« Qui es-tu ? » demanda-t-il. — « Je suis », répondit-elle, « je suis fille du roi dont le nom est Búan [c’est-à-dire Éternel], Je suis venue te trouver par amour pour toi à cause de ta célébrité, j’ai amené avec moi mes trésors et mes troupeaux. » — « Tu n’es pas venue au bon moment », repartit Cûchulainn, « la faim m’a épuisé. Je ne serai pas de force à supporter les embrassements d’une femme tant que durera la lutte que je soutiens. » — « Je te viendrai en aide », répliqua la femme. — « Si j’ai fait cette entreprise », répondit Cûchulainn, « ce n’est pas pour obtenir l’amour d’une femme. » — « Alors », reprit-elle, « je te gênerai beaucoup lorsque je me présenterai en face de toi pendant tes combats contre les hommes. Je viendrai en forme d’anguille sous tes pieds dans le gué et je te ferai tomber. » — « La forme d’anguille », repartit Cûchulainn, « te convient mieux que la prétention d’être fille de roi. Je te saisirai entre les doigts de mes pieds, je te briserai les côtes et elles resteront brisées jusqu’à ce que te vienne de moi jugement de bénédiction. » — « Je prendrai », dit-elle, « la forme d’une louve grise et je pousserai au gué contre toi les bêtes à quatre pattes. » — « Je te lancerai », répondit-il, « une pierre de ma fronde, elle te crèvera un œil, et tu resteras borgne jusqu’à ce que te vienne de moi jugement de bénédiction. » — « J’irai t’attaquer », reprit-elle, « en forme de vache rouge sans cornes, j’amènerai des bêtes à cornes qui se précipiteront sur toi dans les gués, dans les lacs et tu ne me verras pas devant toi. » — « Je te lancerai une pierre », répondit-il; « elle te brisera une jambe et tu resteras boiteuse, jusqu’à ce que de moi ne vienne jugement de bénédiction. » Là-dessus, elle partit.

CHAPITRE XV
MEURTRE DE LÓCH FILS DE MOFEBES

1. Alors Lóch, fils de Mofebes, fut invité à venir dans la tente d’Ailill et de Medb. « Que me voulez-vous ? » demanda Lóch. — « Que tu ailles combattre Cûchulainn », répondit Medb. — « Je n’irai pas », répliqua-t-il, « faire cette entreprise-là, car il ne serait ni honorable, ni beau pour moi, d’aller attaquer un aimable et tendre jeune homme sans barbe. Ne me faites pas de reproches à cause de ce refus ; j’ai un homme qui ira l’attaquer : c’est Long fils d’Emones ; il viendra prendre vos ordres. » On fit venir Long dans la tente d’Ailill et de Medb qui lui promirent de grands avantages, les vêtements de toutes couleurs pour douze hommes, un char valant vingt-huit femmes esclaves, Findabair pour épouse, toujours fête et vin à Cruachan. Long alla attaquer Cûchulainn et Cûchulainn le tua.

2. Medb dit à ses femmes d’aller conseiller à Cûchulainn de se coller une barbe. Les femmes allèrent trouver Cûchulainn et lui dirent de se mettre une barbe collée. « Il n’est pas de la dignité d’un bon guerrier, » dirent-elles, « de te livrer bataille, puisque tu n’as pas de barbe. » [Cûchulainn prit une poignée d’herbe, chanta sur elle une parole magique, en sorte que depuis lors chacun crut qu’il avait une barbe.] Puis Cûchulainn avec cette barbe vint sur la colline en face des guerriers d’Irlande. Il leur montra sa barbe.

3. Lóch, fils de Mofebes, la vit. «Cûchulainn», dit-il, «a une barbe! » — « Oui, je la vois », ajouta Medb. Elle promit à Lóch les mêmes grands avantages qu’à Long. « J’irai l’attaquer », dit Lóch

Lóch alla à la rencontre de Cûchulainn. Les deux adversaires se trouvèrent ensemble au gué, où Long avait péri. « Viens », dit Lóch, « à l’autre gué, plus haut, il ne peut me convenir de livrer bataille sur le gué où mon frère a succombé. » Ils combattirent sur le gué du dessus.

4. C’est alors que des palais des dieux arriva la Morrigan, fille d’Ernmas ; elle voulait faire périr Cûchulainn… Elle vint en forme de vache blanche avec oreilles rouges, accompagnée de cinquante vaches, reliées deux à deux par une chaîne de bronze. Les femmes firent à Cûchulainn défense magique de s’approcher de ce troupeau qui l’aurait fait périr ; Cûchulainn lança de sa fronde un projectile au loin et creva un œil à la Morrigan.

Alors la Morrigan, sous la forme d’une anguille à peau lisse et noire, arriva dans le cours d’eau et s’enroula autour des pieds de Cûchulainn [qui, se levant, frappa l’anguille et brisa chacune de ses côtes en deux]. Mais, tandis que Cûchulainn était occupé à se débarrasser d’elle, Lóch le blessa au travers de la poitrine.

Puis la Morrigan vint en forme de louve terrible. Elle était d’un gris rouge. [Cûchulainn lui lança une pierre de sa fronde, et dans la tête lui creva un œil .] Pendant le court espace de temps que fut Cûchulainn à se défendre contre elle, Lóch le blessa une seconde fois. Après cela un mouvement de colère s’éleva chez Cûchulainn, en sorte que du javelot enfermé dans son sac il perça la poitrine de Lóch en lui atteignant le coeur

« Je te fais une demande, ô Cûchulainn! », dit Lóch. — « Que désires-tu? » répondit Cûchulainn. — « Je ne te demande pas la vie », répondit Lóch, « ce serait une lâcheté. Donne-moi un coup de pied qui me fasse tomber devant moi sur mon visage, et qui m’empêche de tomber par derrière sur le dos devant les guerriers d’Irlande ; il ne faut pas qu’aucun d’eux dise qu’au champ de bataille j’aie pris la fuite devant toi, ni que telle soit l’impression produite par la mort que m’a infligée le javelot de ton sac. » — « Je te donnerai », répondit Cûchulainn, « le coup de pied que tu désires. Ta demande est digne d’un guerrier. » Et Cûchulainn par derrière lui donna un coup de pied.

En ce jour-là une grande tristesse s’empara de Cûchulainn. Il regrettait d’être seul pour résister à l’armée venue pour l’enlèvement [du taureau et des vaches]. Il dit à Lôeg, son cocher, d’aller chercher les guerriers d’Ulster, afin qu’ils vinssent s’efforcer d’empêcher l’enlèvement. Accablé de fatigue, il fit un poème :

1. Lève-toi, Lôeg, fais venir à mon aide les armées.
Les belles armées d’Emain la Forte.
Les combats journaliers m’ont abattu.
Les blessures m’ont inondé de sang.

2. De mon côté droit et de mon côté gauche
Il est difficile de dire lequel est le plus malade.
La main qui les a frappés n’est pas celle de Fingin le médecin
Qui arrête le sang par un tranchant de bois.

3. Dis à l’aimable Conchobar,
Que je suis triste, que j’ai le côté blessé :
Ainsi beaucoup a changé de forme
L’aimable fils de Dechtire, lui qui valait une troupe.

4. Je suis seul contre une armée,
Je ne la quitte pas, je n’en viens pas à bout.
C’est le mal, ce n’est pas le bien qui m’entoure,
Seul que je suis pour me battre aux nombreux gués.

5. Une pluie de sang coule sur mes armes,
J’ai reçu de rudes blessures.
Aucun ami ne vient partager avec moi bataille et gloire,
Sauf le cocher qui conduit mon unique char.

6. Si une trompette chante ma gloire,
Cet unique instrument ne me réjouit pas.
Beaucoup de trompettes en même temps
Sont plus jolies qu’une seule.

7. Il est un vieux proverbe héréditaire :
« On n’obtient pas de flamme avec une seule bûche.
Si l’on en mettait deux ou trois ensemble,
Leurs tisons flamberaient. »

8. Il n’est pas facile de venir à bout d’une bûche unique,
Il faut en faire brûler une autre contre elle.
La solitude est entourée de mensonge,
On ne peut moudre avec une seule meule.

9. N’as-tu pas toujours entendu dire :
Quand un homme est seul, il est trompé; c’est vrai pour moi,
Moi, que personne n’appuie,
Et que plusieurs attaquent à la fois.

10. Quoique je sois seul, la troupe ennemie est nombreuse.
Cela agite mon esprit.
La ration de l’armée ennemie, est-elle comme la mienne,
Cuite à une seule crémaillère ?

11. Je suis seul en face de l’armée,
Près du gué au bout de Tir Mór.
J’ai eu plus d’un adversaire : Lóch avec Bodb,
Suivant la prédiction faite à l’enlèvement des vaches de Regamain

12. Lóch m’a déchiré les deux hanches,
La louve grise et rouge m’a mordu.
Lóch a blessé mon foie,
L’anguille m’a fait tomber.

13 . Mon petit javelot a arrêté Lóch,
J’ai crevé à la louve un œil.
J’ai brisé une cuisse à la vache
Au début de son attaque.

14. Depuis que conduit par Lôeg je portais le javelot d’Aife,
Il y eut au cours d’eau voyage d’un essaim hostile.
J’ai lancé le javelot aigu et mortel
Qui a terrassé Lóch fils d’Eogan.

15 . Les guerriers d’Ulster ne livrent pas la bataille
Que je soutiens contre Ailill et la fille d’Eochaid.
Pendant ce temps je suis dans la douleur.
Je suis blessé, mon sang coule à flots.

16. Dis aux brillants guerriers d’Ulster
Qu’ils aillent par derrière attaquer l’armée ennemie.
Les fils de Maga ont emmené leurs vaches
Et se les sont partagées.

17. Je livre bataille, j’en avais pris solennel engagement,
J’ai tenu ma parole;
Je combats pour mon cher et pur honneur,
Puissé-je n’être pas seul à le faire!

18. Les corbeaux sont joyeux du massacre
Dans le camp d’Ailill et de Medb ;
De tristes plaintes se font entendre
Pendant les cris des corbeaux dans la plaine de Murthemne.

19. Conchobar ne sort pas,
Son armée ne va pas au combat.
Qu’il soit ainsi absent,
C’est plus difficile à raconter que son élévation à la royauté.

20. Lève-toi Lôeg, fais venir à mon aide les armées,
Les belles armées d’Emain la Forte.
Les combats journaliers m’ont abattu,
Les blessures m’ont inondé de sang.

Ici se termine le récit du combat de Lóch le Grand, fils de Mofebes, contre Cûchulainn, dans l’Enlèvement des Vaches de Cooley.

CHAPITRE XVI
RUPTURE DE LA CONVENTION

1. Alors le traité fait avec lui fut violé. Cinq guerriers vinrent à la fois l’attaquer. C’étaient deux Crûaid, deux Calad et Derothor. À lui seul Cûchulainn les tua tous les cinq. De là vient le nom de lieu Coicer Oengoirt (cinq guerriers d’un seul champ). Une autre expression consacrée dans le récit de l’Enlèvement est Coicsius Focherda (quinzaine de Focherd), parce que Cûchulainn resta quinze jours en Focherd. Cûchulainn chassa de Delga les ennemis, en sorte qu’aucun être vivant, homme ou bête à quatre pattes, n’a pu montrer son visage plus loin que lui entre Delga et la mer .

2. Guérison de la Morrigan.

Alors vint des habitations divines la Morrigan, fille d’Ernmas. Elle avait l’apparence d’une vieille femme, occupée à traire une vache à trois pis en présence de Cûchulainn. Elle venait pour obtenir son secours.

Toutes les fois que Cûchulainn blessait quelqu’un, le blessé ne pouvait guérir, si Cûchulainn ne prenait part au traitement. Il lui demanda à boire du lait de sa vache, puisque la soif le tourmentait. Elle lui donna le lait d’un pis. « Guérison par moi sans retard en résultera », dit Cûchulainn : celui des deux yeux de la reine, qui avait été crevé, se trouva guéri. Cûchulainn lui demanda encore le lait d’un pis. Elle le lui donna. « Que sans retard soit guérie », dit Cûchulainn, « celle qui m’a donné ce lait. » Il lui demanda à boire une troisième fois, et elle lui donna encore le lait d’un pis. « Bénédiction sur toi des dieux et de ceux qui ne sont pas dieux, oh femme ! », dit Cûchulainn. Et la reine fut guérie [de ses trois blessures à l’œil comme louve, à la cuisse comme vache et au côté comme anguille].

3. Alors Medb envoya cent guerriers attaquer à la fois Cûchulainn qui les tua tous. « Ce meurtre de nos gens », dit Medb , « est notre anéantissement. » — « Ce n’est pas la première fois», dit Ailill, « que cet homme nous anéantit. » L’endroit où Medb et Ailill étaient en ce moment s’appela depuis Anéantissement du Bout du Fort, Cuillend Cind Duni. Le gué où les cent guerriers périrent reçut le nom d’Áth Cró, Gué du Sang Coagulé, à cause de la quantité du sang liquide, et puis coagulé, qui se répandit sous le cours d’eau.

CHAPITRE XVII
LE CHAR ARMÉ DE FAUX ET LE GRAND MASSACRE DE LA PLAINE DE MURTHEMNE.

1. Soins donnés à Cûchulainn par le dieu Lug son père.

Quatre des cinq grandes provinces d’Irlande prirent étape et campement à l’endroit appelé grand, énorme massacre, dans la plaine de Murthemne. Ils envoyèrent leurs parts de bétail et de butin près d’eux, au sud dans les étables des vaches d’Ulster.

Cûchulainn s’arrêta près du tombeau sur les pentes de la montagne non loin d’eux, en leur voisinage. Son cocher Lôeg, fils de Riangabair, alluma du feu dans la soirée à l’heure de nones. Au delà de ce feu Cûchulainn vit, au-dessus des têtes des guerriers venus de quatre des cinq grandes provinces d’Irlande, l’or pur de leurs armes briller avant le coucher du soleil dans les nuages du soir. La colère, une grande fureur furent provoquées chez lui par le spectacle de ses nombreux adversaires, de la foule de ses ennemis. Il saisit ses deux lances, son bouclier et son épée. Il secoua son bouclier, agita sa lance, brandit son épée et de sa gorge fit sortir le cri du héros ; les génies visages pâles, à figure de bouc, les fées des vallées, les démons de l’air lui répondirent, épouvantés qu’ils étaient par ce cri puissant en sorte que Nemain, c’est-à-dire Bodb, la déesse de la guerre, mit le désordre dans les rangs de l’armée. Les guerriers de quatre des cinq grandes provinces d’Irlande firent avec les pointes de leurs lances et de leurs armes un tel bruit d’armes que cent hommes d’entre eux furent tués par l’épouvante, par un mal de coeur mortel, ce soir-là sur le sol où ils avaient pris étape et campement.

Quand Lôeg fut là, il vit quelque chose : au nord-est se dirigeant vers lui, un homme traversait le camp de quatre des cinq grandes provinces d’Irlande ; « Un homme s’approche de nous maintenant, mon petit Cûchulainn», dit Lôeg. — « Mais quelle apparence cet homme-là a-t-il ? » demanda Cûchulainn. — « Il n’est pas difficile de répondre », dit Lôeg. « C’est un homme grand et beau. Sa tête chauve au sommet est entourée de cheveux blonds et bouclés. Un manteau vert l’enveloppe. Dans ce manteau est fixée sur sa poitrine une broche blanche d’argent. Serrée par une ceinture qu’orne de l’or rouge, une tunique en velours de roi couvre sa blanche peau et lui descend jusqu’aux genoux. Son bouclier est noir avec une dure bordure de laiton. Il tient à la main une lance à cinq pointes; près de lui est une pique fourchue. Les jeux et les tours qu’il fait sont merveilleux. Mais personne ne fait attention à lui, et lui ne fait attention à personne ; il semble que dans le camp où sont réunis les guerriers de quatre des cinq grandes provinces d’Irlande, personne ne le voit. » — « C’est vrai, ô mon élève », répondit Cûchulainn, « c’est un de mes amis dans le monde des dieux qui a pitié de moi ; car ils ont su la grande peine où je me trouve aujourd’hui, moi seul en face des guerriers de quatre des cinq grandes provinces d’Irlande qui enlèvent les vaches de Cooley. » — Cûchulainn ne se trompait pas. Quand le jeune guerrier arriva là où se trouvait Cûchulainn, il lui adressa la parole, l’assurant de sa compassion. [« Je te viendrai en aide », dit le jeune guerrier. — « Qui es-tu donc? » demanda Cûchulainn. — « Je suis ton père venu du palais des dieux, je suis Lug, fils d’Ethliu » répondit le jeune guerrier. — « Mes sanglantes blessures », reprit Cûchulainn, « sont lourdes à supporter, ma guérison est urgente] ». — « O Cûchulainn », répliqua le jeune guerrier, « un profond sommeil s’emparera de toi à la Tombe de Lerga ; il durera trois jours et trois nuits ; pendant ce temps je resterai en face des troupes ennemies. »

Alors Cûchulainn s’endormit ; il tomba dans un profond sommeil qui ne prit fin qu’au bout de trois jours et de trois nuits. C’était nécessaire, il y eut rapport exact entre la dose de ce sommeil et la dose de la fatigue subie par le héros, depuis le lundi avant le premier novembre, exactement jusqu’au mercredi après le premier février. Pendant ce temps Cûchulainn avait été privé de sommeil sauf les courts moments dans lesquels, au milieu de la journée, il avait dormi appuyé contre son javelot, la tête sur son poing, le poing enveloppant son javelot, ce javelot posé sur son genou ; car alors il ne cessait de frapper, d’abattre, d’exterminer les guerriers de quatre des cinq grandes provinces d’Irlande.

Le jeune guerrier mit des herbes du pays des dieux, des plantes médicinales avec accompagnement de paroles magiques, dans les blessures, dans les plaies larges et les plaies profondes, dans les traces que de multiples coups avaient laissées sur le corps de Cûchulainn et celui-ci s’endormit sans même s’en apercevoir.

2. Meurtre des jeunes gens d’Ulster.

Ce fut en ce moment que du Nord et d’Emain Macha vinrent cent cinquante fils de rois d’Ulster, accompagnant Follomain, fils de Conchobar. Ils livrèrent trois batailles aux troupes irlandaises et dans chacune de ces batailles un tiers d’entre eux succomba, en sorte qu’ils périrent tous sauf Follomain, fils de Conchobar. Follomain, se vantant, prétendit qu’il ne rentrerait jamais de sa vie à Emain sans y apporter avec lui la tête d’Ailill et le diadème d’or que portait ce roi. Ce n’était pas chose facile ; il fut attaqué par les deux fils de Beith, fils de Bán, c’est-à-dire par les deux fils de la mère nourricière et du père nourricier d’Ailill, et dans le combat il périt. Ainsi furent tués les jeunes gens d’Ulster et Follomain, fils de Conchobar.

Pendant ce temps Cûchulainn était dans ce profond sommeil qui dura trois jours et trois nuits à la Tombe de Lerga. Puis il se réveilla, il passa la main sur son visage, il fit de son corps une roue toute rouge; le sommet de sa tête touchait la terre ; il reprit sa vigueur d’esprit ; il aurait été de force à se rendre à une réunion d’hommes, à un cortège, à un rendez-vous de femme, à une brasserie, à une des grandes assemblées politiques d’Irlande. « Pendant combien de temps ai-je été jusqu’ici plongé dans le sommeil ? ô jeune guerrier », demanda-t-il. — « Trois jours et trois nuits », répondit le jeune guerrier. — « Tant pis pour moi! » s’écria Cûchulainn. — « Pourquoi cela ? » demanda le jeune guerrier. — « Parce que pendant ce temps-là », répondit Cûchulainn, « l’armée ennemie n’a pas été attaquée. » — « Erreur », répliqua le jeune guerrier. — « Qui donc l’attaqua ? » demanda Cûchulainn. — « Les jeunes gens », répondit le jeune guerrier, « sont venus du Nord, c’est-à-dire d’Emain Macha; ils étaient cent cinquante accompagnant Follomain, fils de Conchobar, tous eux-mêmes fils de petits rois de la province d’Ulster ; ils ont livré trois batailles à l’armée ennemie pendant les trois jours et les trois nuits que ton sommeil a duré; dans chacune de ces batailles, un tiers d’entre eux a succombé ; ainsi tous ont péri sauf Follomain, fils de Conchobar.

Puis il raconta comment Follomain avait émis la prétention d’aller décapiter Ailill, de s’emparer de la couronne de ce roi et comment c’était lui qui avait été tué. « Il est dommage », dit Cûchulainn, « qu’en ce moment j’eusse perdu toute ma force ; si j’avais eu ma force, les jeunes gens qui ont péri n’auraient pas succombé, Follomain n’aurait pas succombé. » — « Continue à combattre, mon petit Cûchulainn », répliqua le jeune guerrier, « la mort de ces jeunes gens ne sera pas une tache à ton honneur, elle ne diminuera pas le renom de ta valeur dans les batailles. » — « Reste avec nous cette nuit, ô jeune guerrier », dit Cûchulainn, « reste afin qu’ensemble nous vengions sur l’armée ennemie les jeunes gens qui ont péri. »

3. Intercalation chrétienne

« Mais non, je ne resterai pas », répondit le jeune guerrier, « car en ta compagnie un autre a beau multiplier les exploits dans les combats, ce n’est pas à lui qu’en revient la considération, la célébrité, la gloire, c’est à toi. Aussi ne resterai-je pas avec toi  ; mais combats toi-même, fais seul acte de guerre contre l’armée ennemie ; elle n’a pas quant à présent pouvoir sur ta vie. » — « Et le char armé de faux, maître Lôeg », dit Cûchulainn, « peux-tu le préparer ? Si tu peux le préparer, si tu as l’équipement, prépare ce char ; si tu n’as pas l’équipement, ne prépare pas ce char. »

Alors le cocher se leva et fit la toilette de guerre que comportait son métier. Il revêtit le costume de guerre que portent les cochers, sa tunique moelleuse faite de peau, légère comme l’air, polie comme est ordinairement la peau, cousue avec des lanières de peau de cerf de manière à ne pas gêner la sortie des mains. Sur cette tunique il mit un manteau de dessus en plumes de corbeau fait par Simon le druide à Darius, roi des Romains, puis que Darius donna à Conchobar, qu’ensuite Conchobar donna à Cûchulainn et qui enfin fut donné par Cûchulainn à son cocher. Le même cocher prit son casque à crête, à quatre angles entre quatre surfaces planes avec multitude de toutes les couleurs et de toutes les toutes les figures possibles; puis il mit ce casque en place dehors entre ses deux épaules ; c’était un ornement pour lui et non une surcharge. Sa main posa devant son front le fil d’un jaune rougi semblable à une bande d’or rouge qui aurait été fondue au feu et fixée sur le bord d’une enclume, fil qui était le signe de sa qualité de cocher et qui le distinguait de son maître assis à côté de lui. Il ouvrit les entraves mises aux pieds des chevaux et de la main droite il saisit sa baguette brodée d’or. Dans la main gauche il prit les rênes à l’aide desquelles il maintenait les chevaux dans la bonne direction ; savoir, de la main gauche, manier la bride des chevaux est une partie essentielle de l’art du cocher.

Puis il mit à ses chevaux leurs cuirasses de fer ornées de broderies, qui les couvraient du front à la cheville des pieds. [Le char était armé] de petits javelots, de petites lances aux pointes dures, en sorte que chaque mouvement du char devait rapprocher de l’ennemi ces pointes, et sur le chemin suivi par le char chaque angle, chaque bout, chaque partie, chaque face de ce char devait déchirer l’ennemi. Par des paroles magiques Lôeg donna à ses chevaux et à Cûchulainn, son frère nourricier, un avantage merveilleux ; il les rendit invisibles pour tous les guerriers qui étaient dans le camp ennemi, tandis que lui et Cûchulainn voyaient tous les guerriers réunis dans ce camp. Les mêmes paroles magiques assuraient à Lôeg en ce jour une triple supériorité sur les autres cochers, supériorité dans l’art de sauter sur les crevasses, supériorité dans la direction des chevaux, supériorité dans le maniement de la baguette qui tenait lieu de fouet.

Alors le héros, le guerrier, instrument dont Bodb, déesse de la guerre, allait se servir pour dresser une muraille de cadavres, Cûchulainn, fils de Sualtam, revêtit son équipement de combat, de bataille, de guerre. Cet équipement de combat, de bataille, de guerre, consistait en vingt-sept chemises qui, réunies, atteignaient l’épaisseur d’une planche ; sur ces chemises des fils et des cordes faisaient cercle autour de lui, en les serrant contre sa blanche peau c’était pour empêcher que son bon sens et son intelligence ne se changeassent en fureur, quand suivant sa nature la colère s’emparerait de lui. Il mit sa ceinture belliqueuse de guerrier faite de cuir très dur et tanné, fabriqué avec la peau des épaules de sept taureaux ; cette ceinture l’enveloppait depuis l’endroit où sa taille était le plus mince jusqu’à l’endroit où elle devenait épaisse sous l’épaule.

Elle l’entoura pour détourner les javelots, les pointes de piques, le fer, les lances, les flèches; elle aurait de même détourné les pierres, les rocs, les cornes. Ensuite Cûchulainn prit son pantalon en velours de soie avec apparence de peau, avec une bande, d’or blanc et tacheté, bande fixée au-dessous du moelleux milieu de ce pantalon. Sur ce pantalon qui semblait de peau, mais qui était de velours, il en mit un autre fait de cuir brun, bien cousu, qui provenait de la peau des épaules de quatre jeunes taureaux. Puis il saisit ses armes belliqueuses de lutte, de combat, de bataille. Voici quelles étaient ces armes : huit petites épées en outre de sa rapière au manche brillant d’ivoire, huit petites lances en outre de sa lance à cinq pointes; huit petits javelots en outre de son javelot à manche d’ivoire, huit petits épieux en outre de sa baguette de jeu, huit petits boucliers de jeu en outre de son bouclier d’un rouge foncé sur lequel on voyait représenté un sanglier en marche et qu’entourait une bordure tranchante comme rasoir; cette bordure était si tranchante, si aiguë qu’elle aurait coupé un cheveu pendant en face d’un cours d’eau. Quand le jeune guerrier faisait le jeu du tranchant, il coupait avec son bouclier comme avec sa lance et avec son épée. Ensuite il mit autour de sa tête son casque à crête casque de combat, de bataille et de guerre, du fond duquel il jetait un cri égal à celui de cent guerriers; ce cri. se prolongeant, semblait renvoyé par chaque angle et chaque coin, car le même cri était poussé par les génies aux pâles visages, par les génies aux visages de bouc, par les fées des vallées, par les démons de l’air, devant lui, au-dessus de lui, autour de lui chaque fois qu’il sortait pour répandre le sang des guerriers et pour faire de brillants exploits.

Alors fut jeté sur lui son voile de protection, qui rendait invisible, vêtement venu de la terre de promesse et donné à lui par Manannan fils de l’Océan et roi de la terre de lumière.

Alors se produisit chez Cûchulainn sa première contorsion ; elle fut terrible, multiple, merveilleuse, inouïe; ses jambes tremblaient tout autour de lui comme un arbre contre lequel vient buter un cours d’eau, comme un tendre jonc qu’un cours d’eau vient frapper ; tremblaient chaque membre, chaque articulation, chaque extrémité, chaque jointure, du sommet de la tête jusqu’à terre. Furieux, il tordit son corps au milieu de sa peau ; ses pieds, le devant de ses jambes, ses genoux passèrent derrière lui; ses talons, ses mollets et ses fesses arrivèrent sur le devant; les muscles superficiels de ses mollets se posèrent sur la face antérieure de ses jambes et y firent une bosse aussi grosse que le poing d’un guerrier. Tirant les nerfs du sommet de sa tête, il les amena derrière la nuque, en sorte que chacun d’eux produisit une bosse ronde, très grande, indescriptible, énorme, inouïe, aussi grosse que la tête d’un entant à l’âge d’un mois.

Puis il déforma ses traits, son visage. Il tira un de ses yeux dans sa tête de telle façon qu’une grue n’aurait pu du fond du crâne ramener cet œil sur la joue; l’autre œil sauta hors de la paupière et vint se placer à la surface de la joue. Sa bouche se déforma de façon monstrueuse : il éloigna la joue de l’arc formé par les mâchoires et ainsi rendit visible l’intérieur de sa gorge ; ses poumons et son foie vinrent flotter dans sa bouche ; d’un coup de griffe de lion, il frappa la peau qui couvrait sa mâchoire supérieure et toutes les mucosités qui, comme un courant de feu, arrivaient de son cou dans sa bouche, devinrent aussi grandes que la peau d’un mouton de trois ans. On entendait le bruit que faisait son coeur en frappant contre sa poitrine; ce bruit était égal à celui que produisent le hurlement d’un chien de guerre qui aboie ou le cri d’un lion qui va attaquer des ours. La chaleur causée par sa violente et vigoureuse colère fit apparaître en l’air au-dessus de lui les flambeaux de Bodb, déesse de la guerre, les nuages pluvieux du ciel et dans ces nuages, des étincelles rouges de feu ; au-dessus de sa tête elles brillaient dans les airs où les produisait l’ardeur de sa colère.

Autour de sa tête, sa chevelure devint piquante et semblable à un faisceau de fortes épines dans le trou d’une haie. Si on avait secoué au-dessus de lui un beau pommier couvert de beaux fruits, les pommes ne seraient pas tombées à terre; elles seraient restées chacune fixée sur un de ses cheveux, par l’effet de la colère qui avait rendu sa chevelure piquante. Sur son front se dressa le feu du héros, feu long et gros comme la pierre à aiguiser d’un guerrier. Du sommet de sa tête se leva un rayon de sang brun, droit comme une poutre, aussi haut, aussi épais, aussi fort, aussi vigoureux, aussi long que le mât d’un grand navire; il en résulta une vapeur magique semblable à la fumée qui sort du palais d’un roi quand ce roi va près de son foyer le soir à la fin d’une journée d’hiver.

Après ces contorsions, Cûchulainn sauta dans son char de bataille armé de faux, de faux en fer avec tranchants minces, avec crochets, avec pointes dures et guerrières, avec appareil de déchirement, avec ongles piquants fixés aux essieux, aux courroies, aux courbes, aux principales pièces du char.

Puis, [frappant son bouclier de sa lance], il fit un bruit de tonnerre tel, qu’auraient pu le produire cent hommes, puis deux cents, puis trois cents, puis quatre cents, puis cinq cents. Ces chiffres n’étaient pas trop élevés pour lui, car tel fut le nombre des guerriers qu’il fit tomber dans sa première attaque au début de son combat contre quatre des cinq grandes provinces d’Irlande. Ce fut ainsi qu’il partit pour aller chercher ses ennemis. Il fit faire à son char un grand circuit à l’entour de l’armée de quatre des cinq grandes provinces d’Irlande; il fit courir ce char lourdement. Les roues de fer pénétrèrent en terre, tellement qu’aucun château, aucune forteresse n’aurait pu leur résister, tant était grande la profondeur où ces roues de fer entraient en terre : mottes de terre et pierres, rocs, cailloux et graviers se soulevaient et montaient à la même hauteur que les roues. Ainsi s’exécuta le cercle de Bodb, déesse de la guerre, autour de l’armée de quatre des cinq grandes provinces d’Irlande ; les guerriers irlandais ne purent s’éloigner en se plaçant autour et en dehors de ce cercle. Ce fut la réparation du meurtre des enfants d’Ulster. Puis Cûchulainn pénétra au milieu de l’armée et il répandit en grands tas les cadavres ennemis dans le grand cercle qu’il avait parcouru tout autour. C’était l’attaque d’un ennemi contre ses ennemis. Ils tombèrent, plante de pied contre plante de pied, nuque contre nuque, tant les cadavres étaient rapprochés, Cûchulainn fit ainsi trois fois le tour de l’armée en sorte qu’il laissa comme litière formant un grand cercle, les morts par groupes de six, trois cadavres joignant par la plante des pieds la nuque de trois cadavres autour du campement. De là le nom de cet épisode « Grand massacre par groupe de six dans l’Enlèvement » ; c’est un des trois principaux épisodes de l’Enlèvement où d’innombrables guerriers périrent; ces épisodes sont : « Grand massacre par groupe de six », « Mutuel massacre de Glenn amna, mieux Glenn domain « vallée profonde », « Combat à Garech et Ilgarech ». Il y périt autant de chiens et de chevaux que d’hommes.

4. Ce qui reste de la rédaction primitive.

D’autres disent que Lug, fils d’Ethliu, combattit avec Cûchulainn au grand massacre par groupes de six.

On ne sait pas le nombre des morts ; on ne pourrait compter combien d’hommes de la plèbe succombèrent; on a compté seulement les chefs; voici leur noms…. (suivent 186 noms).

[[ Les deux Cruad, deux Calad, deux Cir, deux Ciar, deux Ecell, trois Cromm, trois Cur, trois Combirgè, quatre Feochar, quatre Furachar, quatre Cassè, quatre Fota, cinq Caur, cinq Cerman, cinq Cobtach, six Saxan, six Duach, six Darè, six Dunchadh, six Daimiach, sept Rochad, sept Ronan, sept Rurthech, huit Rochlad, huit Rochtad, huit Rindach, huit Corprè, huit Malach, neuf Daigith, neuf Darè, neuf Damach, dix Fiach, dix Fiacach, dix Fedlimid. ]]

4. Cûchulainn tua cent trente rois au grand massacre de la plaine de Murthemne. En outre furent innombrables les chiens, les chevaux, les femmes, les jeunes garçons, les hommes de petite condition, les gens malpropres qui périrent aussi. Il ne resta sain et sauf qu’un tiers des hommes d’Irlande, les deux autres tiers avaient un os de la hanche brisé, ou moitié de la tête fracassée, ou un œil crevé, ou quelqu’autre lésion incurable qui dura toute la vie.

5. Description de la personne de Cûchulainn.

Le lendemain, Cûchulainn vint pour contempler l’armée et faire voir son aimable et jolie personne, aux dames, aux femmes mûres, aux jeunes femmes, aux filles, aux poètes et aux gens de science; car les formes merveilleuses d’art magique sous lesquelles il s’était montré la nuit précédente, ses contorsions ne lui faisaient pas honneur et n’avaient rien de beau. Il vint donc se montrer sous sa forme aimable et jolie.

Il était vraiment beau ce garçon qui vint montrer sa personne aux armées, Cûchulainn, fils de Sualtam. Ses cheveux avaient trois teintes : bruns en bas, rouges comme sang au milieu, ils étaient jaunes au sommet et couvraient la tête d’une sorte de diadème; ils lui formaient trois cercles autour du creux de la nuque. Les cheveux qui tombaient par derrière sur le haut des épaules ressemblaient tous à des fils d’or, c’étaient des fils minces, déliés, dorés, magnifiques, formant des boucles longues, distinguées, de belle couleur. Une pourpre fine aux tons d’or rouge, aux flammes d’or, faisait cent tours autour de son cou. Il avait sur la tête cent cordons semés d’escarboucles. On voyait sur chacune de ses deux joues quatre taches, une tache jaune, une tache verte, une tache bleue, une tache pourpre. Ses deux yeux, des yeux de roi, avaient chacun l’éclat de sept pierres précieuses. On comptait sept doigts à chacun de ses deux pieds, sept doigts à chacune de ses deux mains ; chacun de ses doigts pouvait séparément saisir la griffe d’un faucon ou celle d’un hérisson.

Ce jour-là il revêtit son costume de fête. Le vêtement qui l’enveloppa fut un manteau beau, bien ajusté, brodé, à cinq plis. Une blanche broche d’argent blanc, incrustée d’or, posée sur sa blanche poitrine, semblait être un flambeau lumineux d’un .éclat si puissant et si pur que les yeux des hommes ne pouvaient la regarder. Sur sa peau, il portait une tunique de soie joliment garnie de bordures, de ceintures, avec des galons d’or, d’argent, de laiton. Cette tunique atteignait le sommet de son brun pantalon.

Ce pantalon d’un brun rougeâtre, qui enveloppait le jeune guerrier, était fait d’un velours qu’aurait pu porter un roi. Son magnifique bouclier était de couleur pourpre foncée avec bordure d’argent bien blanc tout autour. À sa gauche se trouvait une épée dont la poignée avait des entrelacs d’or.

Dans le char, près de lui, on voyait une longue lance au tranchant bleu et un javelot plus court avec les cordes de lancement (amentum) dont se sert le guerrier et avec rivet de bronze. Il tenait d’une main neuf têtes, de l’autre main dix têtes [d’ennemis tués] et il les agita devant les troupes ennemies comme preuve de sa valeur et de son habileté guerrière. Medb mit son visage sous des boucliers qui formaient au-dessus d’elle une sorte de cuve renversée, elle fut ainsi à l’abri des javelots que ce jour-là Cûchulainn pouvait lui lancer.

6. Jalousie de Dubthach.

Ce fut alors que les jeunes filles demandèrent aux hommes d’Irlande de les élever sur le plat de boucliers posés sur des épaules de guerriers afin qu’elles pussent voir comment était fait Cûchulainn. Elles trouvèrent merveilleuses les jolies, les aimables formes qu’il avait ce jour-là en comparaison de l’orgueilleuse et magique laideur qu’elles lui avaient vue la soirée précédente. Alors jalousie, mauvais vouloir et envie s’emparèrent de Dubthach le paresseux d’Ulster, à cause de sa femme [qu’il crut amoureuse de Cûchulainn] et il donna conseil aux troupes d’agir traîtreusement avec Cûchulainn, de lui dresser une embuscade qui l’envelopperait et où il périrait.

Voici ce qu’il dit :

1 « Si l’homme aux contorsions est quelque part,
De là résulteront des cadavres d’hommes tués par lui ;
De là des cris autour des forteresses,
De là fondement de récits historiques.
[De là nourriture aux corbeaux]

2 De là des pierres dressées autour des tombes.
Sera augmenté le nombre des martyrs des rois.
Vous ne livrerez pas le bon combat
Sur le penchant de la colline contre ce fou.

3 De ce fou, je vois la personne ;
Il a neuf têtes sur ses coussins.
Je vois le butin qu’il doit au tranchant de son épée :
Dix têtes qui pour lui sont un grand trésor.

4 Je vois vos femmes dresser
Leurs visages vers les grands exploits.
Je vois votre grande reine
Qui ne se lève pas pour livrer bataille.

5 Si c’était moi qui étais votre conseiller,
Des guerriers envelopperaient cet homme
Afin d’abréger sa vie ;
Tel serait le sort du contorsionné. »

Fergus entendit ce discours ; ce conseil de traître, donné par Dubthach aux troupes, l’indigna. Il lui lança un fort vigoureux coup de pied, en sorte que Dubthach alla de son museau frapper la troupe en face. Puis il raconta toutes les mauvaises actions, tous les actes iniques, les trahisons, les choses honteuses que Dubthach avait fait contre les Ulates.

Voici ce qu’il dit :

1 « Si c’est bien Dubthach à la langue paresseuse,
Qu’il se retire derrière l’armée.
Il n’a fait aucun bien
Depuis qu’il a tué les filles.

2 Il a fait un acte qui n’est pas glorieux, qui est triste.
Le meurtre de Fiachna, fils de Conchobar.
N’est pas plus beau ce qu’on a raconté de lui,
Le meurtre de Carpre fils de Fedilmid.

3 Ce n’est pas la puissance des Ulates que s’efforce de soutenir
Dubthach, fils de Lugaid et petit-fils de Casruba.
Voici ce qu’il fait aux hommes :
Quand il ne vient pas aux mains avec quelqu’un, il en parle mal .

4 Elle ne plairait pas aux exilés d’Ulster
La mort de leur fils qui n’a pas encore toute sa barbe ;
Quand les habitants d’Ulster rassemblés vous atteindront
Ils vous envelopperont.

5 Vos troupeaux seront séparés et fort éloignés de vous
Devant les habitants d’Ulster quand ils se lèveront ;
De grandes histoires raconteront des exploits,
Parleront de grandes reines.

6 [Des cadavres seront sous les pieds,
Des corbeaux s’y trouveront chez eux ;
Des boucliers seront couchés sur la pente des collines,
Il y aura plus que jamais des actes de cruauté.

7 Je vois vos femmes élever
Leurs visages pour regarder les exploits.
Je vois que votre grande reine
Ne se lève pas pour combattre.

8 Il ne fera ni exploit, ni acte honorable
Le fils de Lugaid, l’héroïsme lui fait défaut.
Devant les rois, les pointes de lance ne se rougiront pas,
Si celui qui les manie est Dubthach à la langue paresseuse.

Ici se termine « Le char armé de faux ».

CHAPITRE XVIII.

1. Meurtre d’Oengus, fils d’Oenlam.

Alors s’approcha des troupes d’Irlande un guerrier très hardi d’Ulster; il s’appelait Oengus, il était fils d’Oenlam Gabe. Il fit tourner devant lui les armées des Mod Loga qu’on appelle Lugmod [aujourd’hui Louth] jusqu’aux deux tombes sur le mont Fuaid. Voici ce que les savants racontent; si les guerriers d’Irlande lui avaient livré des combats singuliers successifs, il aurait tué les deux tiers de l’armée ennemie avant de succomber lui-même. Mais les guerriers d’Irlande ne procédèrent pas ainsi ; organisant une embuscade, ils l’enveloppèrent de toutes parts et il succomba au gué des deux tombes sur le mont Fuaid.

2. Coup manqué de Belach Eoin (Passage d’Oiseau).

Alors vint à eux Fiacha Fialdana d’Ulster. Il voulait avoir un entretien avec le fils de la sœur de sa mère, avec Mane le diligent de Connaught. Avec lui arriva Dubthach le paresseux d’Ulster. Mane le diligent amena avec lui Doche, fils de Maga. Quand Doche, fils de Maga, vit Fiacha Fialdana, il lui lança un javelot qui traversa le corps de Dubthach le paresseux, son ami. Fiacha Fialdana lança un javelot à Doche de Maga, mais ce javelot traversa le corps de Mane le diligent de Connaught, son ami.

« C’est un coup manqué, ce qui leur est arrivé », dirent les hommes d’Irlande ; « chacun d’eux a tué son ami, son parent. » De là le nom de « Coup manqué du passage d’Oiseau ». On dit aussi « L’autre coup manqué du passage d’Oiseau ».

3. Déguisement de Tamon.

Alors les hommes d’Irlande dirent à Tamon l’idiot de mettre sur lui les vêtements et le diadème d’or d’Ailill et d’aller au gué, cela sous leurs yeux.

Tamon mit sur lui les vêtements et le diadème d’or d’Ailill et alla au gué qui était sous les yeux des hommes d’Irlande, ceux-ci plaisantèrent et applaudirent pour se moquer de lui. « Le vêtement que tu portes, Tamon », dirent-ils, « ô Tamon l’idiot! c’est le vêtement d’Ailill; tu as aussi son diadème d’or ». Cûchulainn vit Tamon, et n’étant pas au courant il crut que c’était Ailill lui-même ; il lui lança de sa fronde une pierre et Tamon l’idiot tomba sans vie sur le gué où il se trouvait. De la pour ce gué le nom de Gué de Tamon.

De là aussi « Déguisement de Tamon » titre de cet épisode.

CHAPITRE XIX.

1. Combat de Fergus.

Quatre des cinq grandes provinces d’Irlande prirent étape et campement cette nuit au pilier de pierre en Crich Ross. Medb demanda aux hommes d’Irlande un d’eux pour combat et bataille contre Cûchulainn le matin suivant. Chacun disait : « Ce ne sera pas moi, je ne sortirai pas de l’endroit où je suis, personne de ma famille ne doit rien à Cûchulainn ».

Alors Medb demanda à Fergus de faire contre Cûchulainn le combat, la bataille refusés par les hommes d’Irlande. « Il serait inconvenant pour moi », répondit Fergus, « de me battre avec un jeune garçon imberbe, qui n’a pas de barbe du tout et qui a été mon élève. » Medb se plaignit fortement du refus par Fergus de s’engager à faire combat et bataille. [Elle lui fit donner du vin, l’enivra fortement et renouvela sa demande.]

Ils passèrent là cette nuit. Le lendemain matin, Fergus se leva de bonne heure et alla au gué du combat où se trouvait Cûchulainn ; Cûchulainn vit Fergus venir à lui. « Ce n’est pas en grande sûreté », dit-il, « que mon maître Fergus vient à ma rencontre; il n’a pas d’épée dans le fourreau d’où sortaient de si grands coups. » C’était vrai. [Nous avons dit plus haut comment Ailill s’était emparé de cette épée.] « Cela m’est tout à fait égal, » répondit Fergus, « car si j’avais une épée, elle ne t’atteindrait pas, je ne l’emploierais pas contre toi; mais en reconnaissance des jouissances et de l’éducation que je t’ai données, que t’ont données les habitants d’Ulster et Conchobar, prends la fuite en présence des hommes d’Irlande. » — « Il me répugne », répondit Cûchulainn, « de fuir devant un guerrier dans l’Enlèvement des vaches de Cooley. » — « Cela ne doit pas te répugner, » répliqua Fergus, « car je fuirai devant toi au moment où tu seras blessé, ensanglanté, criblé de plaies, à la bataille de l’Enlèvement. Et quand moi seul j’aurai pris la fuite, les hommes d’Irlande se mettront tous à fuir comme moi. » La perspective de ce futur succès des habitants d’Ulster fut très agréable à Cûchulainn ; il fit amener son char de combat, il y monta et au plus vite se mit à fuir loin des hommes d’Irlande. Ceux-ci le virent prendre la fuite. « Il a fui devant toi, » dirent-ils tous, « il a fui devant toi, ô Fergus ». — « Il faut le poursuivre, » dit Medb, « il faut le poursuivre, ne pas le laisser s’éloigner de toi. » — « Non certes, » répondit Fergus, « je ne le poursuivrai pas davantage. Quoique cette espèce de fuite que je lui ai infligée soit peu importante, pareil succès n’a été obtenu par aucun des hommes d’Irlande qui l’attaquèrent dans l’Enlèvement des vaches de Cooley. En conséquence, tant que les hommes d’Irlande n’auront pas cessé de lui livrer des combats singuliers, je ne recommencerai pas à combattre cet homme. »

Ainsi finit l’épisode du combat de Fergus.

2. Place de tête de Ferchu.

Ferchu l’exilé était de Connaught, cependant ses relations avec Ailill et Medb étaient celles d’un ennemi qui les combattait et les pillait. Depuis le jour où ils prirent possession de la royauté, il ne se rendit pas une seule fois dans leur camp, ni dans leur armée pour leur venir en aide dans les moments difficiles, en cas de nécessité, après convocation à une assemblée indispensable ; il ne faisait que dévaster leur pays et leur terre après les avoir envahis derrière eux. Ce fut alors qu’il arriva à l’est d’Ai. Sa troupe était de douze hommes. On lui avait dit qu’un seul homme arrêtait, retenait quatre des cinq grandes provinces d’Irlande depuis le lundi commencement de l’hiver jusqu’au commencement du printemps, tuant au gué un homme chaque jour et cent guerriers chaque nuit.

Alors il demanda à ses gens leur avis sur son projet.

« Pourrions-nous faire mieux, » dit-il, « que d’aller attaquer cet homme qui arrête et retient quatre des cinq grandes provinces d’Irlande ? Emportant avec nous sa tête et ses armes, nous irons trouver Ailill et Medb. Quelque grands que soient les maux que nous avons fait subir à Ailill et à Medb, nous obtiendrons d’eux la paix pour avoir fait tomber cet homme sous nos coups. » Ce plan fut approuvé. Ferchu et ses compagnons allèrent dans l’endroit où se trouvait Cûchulainn et alors ils n’employèrent pas le procédé loyal du combat singulier. Tous les douze aussitôt se tournèrent contre Cûchulainn. Celui-ci se tournant contre eux coupa leurs douze têtes en un instant ; il dressa pour eux douze pierres et sur la pierre de chaque homme mit la tête de cet homme. Il mit aussi sur une pierre la tête de Ferchu l’exilé. On appelle « Place de tête de Ferchu » l’endroit où Ferchu l’exilé a laissé sa tête, c’est en Irlandais cenn-aitt Ferchon.

3. Combat de la famille Calatin.

Alors chez les hommes d’Irlande, on se demanda qui serait capable de livrer combat et bataille à Cûchulainn, le lendemain matin, de bonne heure. Tous dirent que c’était Calatin le hardi avec ses vingt-sept fils et avec son petit-fils Glass, fils de Delga. Voici ce qui les caractérisait : chacun d’eux portait du poison, chacun d’eux avait du poison sur chacune de ses armes, aucun d’eux ne manquait son coup, et si les hommes blessés par eux ne mouraient pas tout de suite, ils succombaient avant la fin du neuvième jour. On leur promit de grands présents, en récompense du combat et de la bataille à livrer. Ils s’engagèrent à combattre et on convint que cette obligation serait contractée en présence de Fergus.

Mais Fergus refusa d’intervenir, n’admettant pas que le combat livré par Calatin le hardi accompagné de ses vingt-sept fils et de son petit-fils Glass, fils de Delga, fut un combat singulier; la famille de Calatin soutenait que chaque enfant de Calatin le hardi était un membre du corps de Calatin, une partie de son corps, et que, venant avec eux, il n’amenait que la totalité de son corps.

Fergus rentra dans sa tente près de ses gens, la fatigue causée par la douleur lui fit pousser très haut un gémissement.

« On nous fera demain une triste action, » dit-il. — « Quelle action ? » demandèrent ses gens. — « On tuera Cûchulainn, » répondit-il. — « Hélas, » reprirent-ils, « qui le tuera ? » — « Calatin le hardi, » répondit Fergus, « Calatin le hardi avec ses vingt-sept fils et avec son petit-fils Glass, fils de Delga. Voici ce qui les caractérise : chacun d’eux porte du poison, chacun d’eux a du poison sur chacune de ses armes. Quand les hommes blessés par eux ne meurent pas tout de suite, ils succombent avant la fin du neuvième jour. Si à ma connaissance, il y avait quelqu’un qui irait assister au combat et qui viendrait m’apprendre comment Cûchulainn aurait été tué, je ne lui donnerais ni ma bénédiction ni mes armes. » — « J’irai », dit Fiachu, fils de Ferfébe.

Ils ne bougèrent pas de la nuit. Le lendemain matin de bonne heure, Calatin le hardi se leva avec ses vingt-sept fils et Glass fils de Delga, son petit-fils. Ils allèrent à l’endroit où se trouvait Cûchulainn. Fiachu, fils de Ferfébe y alla aussi. Aussitôt que Calatin le hardi fut arrivé à l’endroit où se trouvait Cûchulainn, ils lui lancèrent leurs vingt-neuf javelots. Aucun des coups ne manqua le but, mais Cûchulainn fit avec son bouclier le tour d’adresse du tranchant. Les javelots atteignant le bouclier s’y enfoncèrent seulement dans une partie de leur longueur, en sorte que les coups, atteignant le but, n’avaient pas fait couler le sang et les pointes des javelots n’avaient pas rougi. Alors Cûchulainn, tirant son épée du fourreau que lui avait donné Bodb, déesse de la guerre, se mit à couper les javelots pour décharger son bouclier. Pendant qu’il était ainsi occupé, ses adversaires accoururent et tous ensemble mirent contre sa tête les vingt-neuf poings de leurs mains droites. Ils le maltraitèrent, le terrassèrent, en sorte que sa face, son visage, sa figure touchèrent le sable, le gravier du gué. Alors Cûchulainn poussa très haut son cri de guerre, cri provoqué par l’inégalité du combat; et, sauf les gens endormis, tous les habitants d’Ulster alors en vie entendirent ce cri. Fiacha, fils de Ferfébe, vint près de lui et le vit dans cette situation. Cette marque de sympathie rendit la force à Cûchulainn, il tira son épée du fourreau que Bodb lui avait donné ; d’un coup il trancha les vingt-neuf poings et les vingt-neuf guerriers tombèrent sur leurs dos avec une violence égale à l’intensité de l’effort qu’ils venaient de faire.

Cûchulainn leva la tête et respira, la fatigue lui fit pousser un soupir, et il vit celui qui était venu à son aide. « Ton secours m’est arrivé à propos, cher frère nourricier, » dit Cûchulainn. — « Si mon secours t’est arrivé à propos, » répondit Fiacha fils de Ferfébe, « il ne fut à propos pour nous. Peut-être sommes nous les trois mille meilleurs guerriers de la tribu de Rudraige [en Ulster] venus à l’étape et au campement des hommes d’Irlande, nous sommes tous exposés aux coups de tes javelots et de ton épée, et quoique tu ne nous donnes que de petits coups, nous saurons les reconnaître. » — « J’en donne ma parole, » répondit Cûchulainn, « si depuis que j’ai levé la tête et respiré, tu fais des exploits qu’un jour on racontera, aucun de ceux-ci n’en fera. »

Et se tournant du côté de la famille Calatin, Cûchulainn se mit à les frapper et à les hacher ; il coupa les corps en quatre et en plus petits morceaux le long du gué au levant et au couchant. Un seul homme essaya de lui échapper, comptant sur la rapidité de sa course, pendant que Cûchulainn décapitait les autres, ce fut Glass, fils de Delga. Cûchulainn se mit à courir après lui; il l’atteignit près de la tente d’Ailill et de Medb ; Glass ne put que crier Fiach ! Fiach ! (dette! dette!), au moment où Cûchulainn, le frappant, lui coupa la tête. « Cet homme là va vite, » dit Medb, « de quelle dette Glass a-t-il voulu parler ? O Fergus !» — « Je ne sais pas, » répondit Fergus. « Peut-être doit-il quelque chose à certains guerriers qui sont à l’étape et au campement. Est-ce à eux qu’il a pensé ? Cependant autre chose est possible ; il s’agit peut-être d’une dette de sang et de chair due par lui. Mais, » ajouta Fergus, « je donne ma parole que maintenant toutes ses dettes à la fois sont payées. »

Ce fut ainsi que sous les coups de Cûchulainn, succomba Calatin le hardi avec ses vingt-sept fils et avec son petit-fils Glass, fils de Delga.

Encore aujourd’hui subsiste au fond du gué la pierre autour de laquelle ils firent leurs maladroits actes de bravoure et leurs combats. Là furent posées les poignées de leurs épées et leurs genoux, leurs coudes et les pointes de leurs lances.

Voilà pourquoi à l’ouest du gué de Ferdéad, se trouve le gué dit Gué du fer de sang ; de sang, parce que là, le tranchant d’une arme a été couvert de sang.

Ici se termine le récit de la bataille livrée par la famille Calatin.

CHAPITRE XX.
COMBAT DE FERDÉAD.

Le combat de Ferdéad avec Cûchulainn est une addition à la rédaction primitive de l’Enlèvement [du taureau divin et] des vaches de Cooley dont il forme le chapitre XX.

Au chapitre XXIV, Sualtam, père nourricier de Cûchulainn, se rend à Emain Macha dans le palais du roi d’Ulster Conchobar pour demander aux guerriers d’Ulster de venir en aide au héros qui depuis trois mois tient tête à une armée de trente-cinq mille hommes. Sualtam avait précédemment appris la situation difficile où Cûchulainn se trouvait pendant son combat contre Calatin le hardi que vingt-sept fils et un petit-fils accompagnaient. Il était alors allé voir Cûchulainn et l’avait trouvé vainqueur, mais couvert de blessures et incapable de continuer à combattre. Après avoir fait cette constatation, Sualtam se mit en route pour gagner Emain Macha, capitale de l’Ulster. Quand a été rédigé l’exposé des causes qui décidèrent Sualtam à se rendre au palais du roi Conchobar, le combat de Ferdéad n’avait pas encore pénétré dans la composition épique que nous traduisons.

La date relativement récente du combat de Ferdéad est aussi établie par ce fait que Ferdéad y porte un casque et Cûchulainn non seulement un casque, mais aussi une cuirasse. Des dix-neufs chapitres qui précèdent, il n’en est qu’un seul où le casque et la cuirasse apparaissent, c’est le dix-septième chapitre et cela dans le morceau relativement récent composé par un auteur chrétien pour éliminer le dieu Lug, père naturel de Cûchulainn, l’empêcher de monter avec son fils dans le char armé de faux, lui ôter ainsi toute part dans la gloire du grand massacre de la plaine de Murthemne et attribuer toute cette gloire au seul Cûchulainn. Dans les dix-huit autres chapitres on ne rencontre ni casque ni cuirasse : le bouclier, un bouclier aussi haut que l’homme, est encore, comme aux temps les plus anciens, l’unique arme défensive du guerrier celtique.

Le combat de Ferdéad est un morceau très émouvant à cause de l’amitié qu’ont l’un pour l’autre les deux adversaires qui cependant ne se ménagent pas et dont l’un finit par tuer l’autre.

Expliquons le point de départ de cette amitié.

Suivant le texte irlandais Sétanta est le nom primitif de Cûchulainn, c’est ce que dit son oncle le roi Conchobar, c’est ce que le jeune héros affirme deux fois lui-même.

Sétanta est la prononciation irlandaise de Setantios, nominatif singulier de Setantii, nom d’un peuple gaulois de Grande-Bretagne d’où vient un terme géographique, Setantiwn limhn, port des Setantii, qui désigne une baie située en face de l’Irlande, sur la côte occidentale de la Grande-Bretagne. On ne peut guère déterminer rigoureusement à quelle latitude cette baie se trouvait. Forbiger hésite là-dessus. Elton dans ses Origins of english History la met près de Lancastre et pense que les Setantii formaient une tribu des Brigantes. Les Brigantes étaient un des principaux peuples de la Grande-Bretagne, leur territoire touchait à l’est la mer du Nord et à l’ouest atteignait le canal qui sépare la Grande-Bretagne de l’Irlande ; Eburacum, York, paraît avoir été leur ville principale; ils avaient une colonie en Irlande dans la région sud-est de cette île aux environs de Wexford. Ce sont eux qui ont apporté en Irlande le nom de Sétanta.

Un autre peuple gaulois de Grande-Bretagne sous l’Empire Romain, ce sont les Dumnonii établis à l’extrême sud-ouest, là où sont aujourd’hui les comtés de Cornwall et de Devon160.

Les Dumnonii étaient gaulois, du rameau brittonique, gens Brittana, comme dit Solin, 22, 7; de ce que chez eux les Irlandais, passagèrement conquérants vers la fin de l’Empire Romain d’Occident, ont laissé par des inscriptions ogamiques la trace de leur passage, on ne doit pas conclure que les Dumnonii appartinssent au rameau goidélique. Ils eurent trois colonies : une dans la région septentrionale de la Grande-Bretagne ; une autre dans la région nord de la Bretagne continentale depuis Lanmeur (Finistère) jusqu’à Dol (Ille-et-Vilaine), en comprenant ces deux localités ; de là le nom de Domnonée donné à cette région pendant le moyen âge à partir du sixième siècle. D’autres Dumnonii étaient allés plus anciennement s’établir en Irlande dans la partie septentrionale du Connaught, là où est aujourd’hui le comté de Mayo, région appelée à cause d’eux au moyen âge campus Domnon et Domnan. Dans cette colonie irlandaise dite Irros Domnann habitaient les Fir Domnann.

Le dernier en date des guerriers qui suivant notre épopée livra à Cûchulainn un combat singulier, Ferdéad, appartenait à la tribu des Fir Domnann. Ainsi étant comme Cûchulainn d’origine gauloise et brittonique, il se trouvait appartenir à la même race que ce héros, être son parent : tu m’aicme, tu m’fhine, dit Cûchulainn à Ferdéad.

Tous deux gallo-brittons par leur naissance, Cûchulainn et Ferdéad étaient allés tous deux apprendre le métier des armes en Grande-Bretagne à l’école de l’amazone Scáthach où ils devinrent intimes amis et où deux jeunes amazones Uathach et Aife, dont la première était fille de Scáthach, se trouvaient avec eux comme élèves. Cûchulainn rendit grosse Aife et ainsi devint père de Conlaech que plus tard il tua, faute de l’avoir reconnu à temps.

La liaison de Cûchulainn avec Ferdéad eut aussi un terme fort triste puisque Ferdéad fut tué par Cûchulainn.

Le nom de Ferdéad comme celui de Cûchulainn n’est en réalité qu’un surnom épique sous lequel se cache le vrai nom, caché si bien qu’il a été oublié. Ferdéad veut dire « Fin des guerriers », parce que ce guerrier est le dernier de ceux qui, faisant partie de l’armée de Medb, livrèrent à Cûchulainn des combats singuliers. De même le nom de Cûchulainn « chien de Culann » rappelle un épisode de la vie du jeune héros, quand, ayant tué le chien de garde du forgeron Culann, il consentit à remplacer ce chien momentanément et ainsi joua au service de Culann le rôle d’un chien.

Alors les hommes d’Irlande se mirent à délibérer sur la question de savoir qui serait capable de livrer combat et bataille à Cûchulainn le lendemain matin de bonne heure. Tout le monde dit que ce serait Ferdéad, fils de Daman et petit-fils de Dare, le guerrier le plus brave des hommes de Domnann. Ses procédés dans les combats et les batailles étaient les mêmes que ceux de Cûchulainn. Tous deux près des mêmes institutrices avaient appris à faire acte d’habileté, de bravoure et de guerre. Ces institutrices étaient Scáthach, Uathach et Aife. Il n’y avait qu’un point sur lequel un des deux eût la supériorité sur l’autre, c’était le javelot de sac manié par Cûchulainn, il donnait à Cûchulainn la supériorité malgré la peau de corne dont Ferdéad était pourvu en combat et bataille contre guerriers au gué.

On adressa des messagers, des envoyés à Ferdéad. Il refusa, repoussa, fit retourner ces messagers, ces envoyés sans venir avec eux. Il savait ce qu’on voulait obtenir de lui, livrer combat à un ami, à un camarade, à un frère nourricier. Alors Medb envoya à Ferdéad des filid, des gens de science, de rudes insulteurs, pour prononcer contre lui trois satires magiques faute d’avancer, et trois malédictions, afin de faire lever sur son visage trois boutons, bouton de honte, bouton d’opprobre, bouton de déshonneur, d’où résulterait sa mort ou immédiate, ou avant la fin des neuf jours suivants, s’il ne venait. Ferdéad vint avec eux dans l’intérêt de son honneur; il aimait mieux succomber frappé des javelots qui sont lancés par exploits de guerriers, par acte de guerre et de bravoure, que de périr, sous les coups des javelots que lancent les auteurs de satires magiques, d’insultes et d’outrages. Quand il fut arrivé, on lui fit honneur, on prit soin de lui, on lui donna un breuvage agréable à boire, beau, enivrant, en sorte qu’il entra dans une ivresse gaie ; on lui promit de grands présents en récompense du combat et de la bataille : un char valant quatre fois sept femmes esclaves, des vêtements de toutes couleurs de quoi habiller douze hommes, puis en échange de sa terre en Ulster, l’équivalent dans les fertiles champs d’Ai, sans avoir à payer rente, ni cens ; sans obligation d’aller au camp, ni de faire service de guerre quelconque, sans charge aucune pour lui, pour son fils, pour son petit-fils, pour son arrière petit-fils, pour aucun de ses descendants jusqu’à la fin des temps; enfin il aurait Findabair pour unique épouse et par dessus le marché la broche d’or fixée dans le manteau de Medb. Puis Medb prit la parole : voici ce qu’elle dit et ce que Ferdéad répondit :

1. Medb « Tu auras grand salaire : ma broche
Avec ta part de champs et de forêts ;
Affranchissement de ta race
D’aujourd’hui à jamais.

O Ferdéad, fils de Damán !
Ce que tu obtiens est au-dessus de toute attente.
Quelle raison aurais-tu pour ne pas accepter
Ce que tout le monde accepterait ? »

2. Ferdéad
« Je n’accepterai pas sans une garantie,
Car je n’ignore pas l’art de lancer les javelots.
Demain serait lourd pour moi,
Serait puissant l’effort que je ferais.

Le chien surnommé de Culann
A une lance qui pique fortement.
Il ne serait pas facile de supporter cette piqûre,
La plaie serait forte. »

3. Medb
« Des guerriers seront garants ;
Tu n’iras pas les chercher aux assemblées;
De belles brides, de beaux chevaux
Te seront donnés en garantie.

O Ferdéad, homme de guerre,
Tu es un brave ;
Pour moi tu seras homme d’amour
Au-dessus de tous sans avoir tribut à payer. »

4. Ferdéad
« Je n’irai pas sans cautions
Au jeu qui se jouera au gué ;
La mémoire de ce jeu durera jusqu’au jour du dernier jugement
Avec le souvenir de son ardeur et de sa force.

Je n’accepterai pas, qui que ce soit qui m’entende,
Qui que ce soit qui compte sur moi ;
Je n’accepterai pas sans serment par le soleil et par la lune
Par la mer, par la terre. »

5. Medb
« Quelle raison as-tu pour retarder cette convocation ?
Prends l’engagement : afin que tu sois content,
La main droite de rois de grandes et de petites provinces
Viendra se poser sur la tienne.

Il y a ici quelqu’un qui ne t’ôtera rien ;
Tu auras tout ce que tu désires,
Car on sait que tu donneras la mort
A l’homme qui vient à ta rencontre. »

6. Ferdéad
« Je n’accepterai pas sans six cautions ;
Je n’exige pas moins,
Avant que je fasse mes exploits
Là où sont les armées.

Si ma demande m’était accordée,
Je consentirais malgré la chance inégale
A entreprendre le combat
Contre le cruel Cûchulainn. »

7. Medb
« Que les cautions soient Domnall ou Carpre,
Ou le brillant Niaman du massacre,
Ou qu’ils soient pris dans la troupe des bardes,
Tu en trouveras sans aucun doute.

Prends pour caution Morann [le juge],
S’il t’est agréable d’avoir son concours ;
Prends Carpre de la belle plaine de l’île de Man,
Prends nos deux fils. »

8. Ferdéad
« O Medb, au langage plein de poison,
Le mérite du fiancé [de ta fille] ne te retient pas ;
Il est certain que tu es gardeuse de vaches
A Cruachan que des remparts défendent.

Haute gloire, force haute et sauvage,
Je recevrais du satin de couleurs variées ;
Donne-moi ton or et ton argent,
Car ils m’ont été offerts. »

9. Medb
« N’es-tu pas le héros suprême
A qui je donnerai ma broche munie de crochets
Pour la garder d’aujourd’hui au jour du seigneur
Il n’y a pas d’espace de temps plus long.

O puissant et célèbre guerrier,
Tout bijou aimable sur terre
Te sera ainsi donné,
Tout sera à toi.

Ne te mets pas en colère : Findabair
Est reine de l’ouest de l’Irlande ;
Quand tu auras tué le Chien du Forgeron
Findabair sera à toi, ô Ferdéad ! »

Alors Medb obtint de Ferdéad l’engagement de livrer le lendemain combat et bataille à six guerriers à la fois ou à Cûchulainn seul s’il le trouvait plus facile. À son tour elle prit avec Ferdéad l’engagement de faire en sorte que ces six guerriers seraient caution de l’exécution des promesses qu’elle lui avait faites, pour le cas où Cûchulainn serait tué par lui.

Alors, on prit les chevaux de Fergus, on les attela à son char et Fergus se rendit à l’endroit où était Cûchulainn pour lui raconter ce dont Medb et Ferdéad étaient convenus. Cûchulainn souhaita le bonjour à Fergus : « Ta visite est la bienvenue, maître Fergus », dit Cûchulainn. — « Je considère cette salutation comme loyale, ô mon élève, » répondit Fergus, « mais je suis venu pour t’apprendre qui viendra te livrer combat et bataille demain matin de bonne heure. » — « Nous t’écoutons, » reprit Cûchulainn. — « Ce sera, » répliqua Fergus, « ton meilleur ami, ton camarade, ton frère nourricier, l’homme qui est ton égal en tours d’adresse, de combats et d’exploits, Ferdéad, fils de Damán et petit-fils de Dare, le guerrier le plus redoutable des hommes de Domnann » — « En conscience, » répondit Cûchulainn, « nous ne désirons pas que notre ami vienne à notre rencontre. » — « Mais », répliqua Fergus, « je suis venu te prévenir de te mettre en garde, de te préparer, car Ferdéad, fils de Dare ne ressemble pas aux adversaires qui jusqu’ici t’ont livré combat et bataille dans l’enlèvement des vaches de Cooley, » — « Je suis ici, « répondit Cûchulainn, « à retenir et arrêter quatre des cinq grandes provinces d’Irlande depuis le lundi fin de l’été jusqu’au commencement du printemps ; pendant ce temps il n’y a pas eu d’homme devant qui mon pied ait pris la fuite, il est à supposer que devant Ferdéad je n’agirai pas autrement. »

Voici comment Fergus parla et exposa le danger; il dit les paroles qui suivent et Cûchulainn répondit :

1. Fergus
« O Cûchulainn! une rencontre brillante!
Je la vois ; il est temps de te lever ;
Contre toi est arrivé en colère
Le fils de Damán, Ferdéad au visage rouge. »

2. Cûchulainn
« Je suis ici, mon voyage n’a pas été mince.
Avec force j’arrête les guerriers d’Irlande;
Jamais mon pied n’a reculé
En combattant aucun homme. »

3. Fergus
« Terrible est le guerrier que la colère anime,
Terrible à cause de son épée rouge de sang ;
Et la peau de corne qui enveloppe le belliqueux Ferdéad
Résiste avec succès aux combats, aux batailles. »

4. Cûchulainn
« Tais-toi, ne répète pas ce que tu viens de dire,
O Fergus, redoutable guerrier :
En nulle contrée, en nul pays
Il n’y a pour moi combat inégal. »

5. Fergus
« Terrible est Ferdéad l’homme aux vingt exploits,
Il n’est pas facile de le vaincre ;
Il a la force de cent guerriers, ce brave ;
Ni pointe ne le perce, ni tranchant ne le coupe. »

6. Cûchulainn
« Si nous nous rencontrons sur le gué
Moi et Ferdéad qui avons la pratique de la guerre,
On comprend comment nous nous séparerons
Après avoir en colère combattu avec armes tranchantes. »

7. Fergus
« Ce serait pour moi mieux qu’un salaire,
O Cûchulainn à l’épée rouge,
Si c’était toi qui devais porter à l’est
Le trophée conquis sur l’orgueilleux Ferdéad. »

8. Cûchulainn
« Je donne ma parole et j’en suis garant,
Sans être habile dans les combats entre orateurs,
Ce sera moi qui triompherai de lui,
Du fils de Damán, du petit-fils de Dare. »

9. Fergus
« C’est moi qui ai réuni les armées de l’est,
En réparation de l’insulte à moi faite par les habitants d’Ulster
A moi sont venus d’Ulster
Les héros, les guerriers de cette province. »

10. Cûchulainn
« Si Conchobar n’était pas malade,
Son voisinage serait dur à supporter ;
Medb de Mag in Scáil ne serait pas venue
A une expédition qui produirait plus encore de douleur. »

11. Fergus
« Ta main produira exploit plus grand
Au combat avec Ferdéad fils de Damán ;
Une arme dure qui aura dure pointe
Sera à toi, ô Cûchulainn. »

Fergus retourna à l’étape et au campement.

Ferdéad gagna sa tente et rejoignit ses gens. Il leur raconta l’excellent engagement obtenu de lui par Medb, combat et bataille le matin contre six guerriers à la fois, ou combat et bataille contre Cûchulainn seul, s’il le trouvait plus aisé.

Il leur dit l’engagement obtenu par lui de Medb, faire cautionner par les six guerriers l’exécution des promesses faites par elle pour le cas où Cûchulainn succomberait vaincu par lui. Les gens abrités par la tente de Ferdéad ne furent ni gais, ni contents, ni sans souci, ni de bonne humeur, cette nuit là; ils furent tristes, soucieux, de mauvaise humeur; ils savaient en quel endroit se battraient les deux héros, ces deux hommes capables de briser cent barrières ; ils savaient qu’un d’eux succomberait là, ou que tous deux y périraient. Ils pensaient que si un seul était tué, ce serait leur maître, car il n’était pas facile de livrer combat et bataille à Cûchulainn dans l’enlèvement des vaches de Cooley.

Ferdéad dormit profondément au commencement de la nuit; quand arriva la fin de la nuit, le sommeil le quitta, son ivresse était terminée. La pensée lui vint du combat, de la bataille, il ordonna à son cocher de prendre ses chevaux et de les atteler à son char. Le cocher lui conseilla de changer de projet : « Cela vaudrait mieux pour vous, » dit ce garçon. — « Tais-toi, mon garçon, » répondit Ferdéad. Et il parla ainsi, voici ses paroles et ce que le garçon répliqua :

1. Ferdéad
« Allons à cette rencontre
Pour combattre cet homme.
Rendons-nous à ce gué
Sur lequel [la déesse de la guerre] Bodb poussera des cris ;

Quand je rencontrerai Cûchulainn,
Quand, frappant au travers de son petit corps,
Je lui ferai blessure si profonde
Que d’elle il mourra. »

2. Le garçon « Mieux vaudrait pour vous rester ici,
Contre vous la menace n’est pas douce.
Il y aura quelqu’un qui se trouvera mal ;
Votre séparation sera triste.

Aller à la rencontre du plus noble des Ulates,
C’est aller au devant d’un désastre ;
Le souvenir en durera bien longtemps ;
Malheur à qui fera cette expédition ! »

3. Ferdéad « Ce que tu dis n’est pas juste :
Être timide n’est pas se conduire en héros.
Notre devoir n’est pas d’être modeste,
Nous ne resterons pas ici à cause de toi.

Sois sans inquiétude sur nous mon garçon ;
Le moment est venu de nous conduire en braves.
Mieux vaut fermeté que crainte
Allons à la rencontre. »

Les chevaux de Ferdéad furent pris et attelés à son char, il arriva au gué du combat quand il ne faisait pas encore plein jour, « Eh bien, mon garçon », dit Ferdéad à son cocher, « étends sous moi, dans mon char, les couvertures et les fourrures; je vais m’assoupir et m’endormir profondément. »

Parlons maintenant de Cûchulainn. Lui ne se leva qu’en plein jour; il ne voulait pas faire dire aux hommes d’Irlande, que, s’il se levait plus tôt, la crainte, la terreur en étaient cause. Quand il fit plein jour, il ordonna à son cocher de prendre ses chevaux et de les atteler à son char.

« Eh bien ! mon garçon », dit Cûchulainn, « prends nos chevaux et attelle-les au char, car le guerrier qui est venu à notre rencontre, Ferdéad, fils de Damán, petit-fils de Dare, est de ceux qui se lèvent tôt. Le cocher prit les chevaux, les attela au char : « Montes-y », dit-il à Cûchulainn, « et que ta valeur guerrière n’en reçoive pas de honte ».

Ce fut alors que monta dans son char le héros frappeur, le faiseur de tours guerriers, le vainqueur à l’épée rouge, Cûchulainn, fils de Sualtam ; en conséquence les génies à face de bouc, les génies à visages pâles, les fées des vallées, les démons de l’air poussèrent des cris autour de lui. En effet, les gens de la déesse Dana jetaient leurs cris autour de lui afin de rendre d’autant plus grand l’effroi, la crainte, l’épouvante, la terreur qu’il inspirait dans tous les combats, dans tous les champs de bataille, dans toutes les luttes belliqueuses, dans toutes les batailles où il allait.

Avant d’avoir attendu longtemps, le cocher de Ferdéad entendit quelque chose: bourdonnement, fracas, bruit confus, tapage, sorte de tonnerre, vacarme, tumulte, bruit éclatant causé par le choc des boucliers, jeu et cliquetis de lances, sons divers produits par les épées qui s’entrechoquaient, par le casque, par la cuirasse, par les armes qui se heurtaient dans un maniement furieux, par les cordes, par les roues, par l’ensemble du char, par les sabots des chevaux, enfin par la puissante voix du héros, du guerrier batailleur qui arrivait au gué. Le cocher de Ferdéad s’approcha et posa la main sur son maître : « Eh bien », dit-il, « ô Ferdéad, lève-toi, ton adversaire est près de toi au gué ». Et il prononça les paroles que voici :

« J’entends le roulement d’un char
Avec un joli joug d’argent.
Un homme de haute taille
Est assis sur ce char dur.

Traversant Bri Ross, traversant Brane,
Ce guerrier et son cocher suivent la route
Au delà du tronc d’arbre du lieu dit de l’arbre sacré.
Leur supériorité est victorieuse.

Le chien adroit qui a ordonné d’avancer
Est un guerrier beau, conquérant, monté sur un char.
Un noble faucon aiguillonne
Ses chevaux à sa droite.

Sa chair est couleur de sang.
Il est certain qu’il arrivera près de nous.
On sait, — inutile de le taire, —
Qu’il vient nous livrer bataille.

Malheur à qui sera sur la colline
En face de ce beau chien !
J’ai prédit l’année dernière,
Qu’il viendrait n’importe quand.

Le chien d’Emain Macha,
Chien de toute couleur,
Chien de frontière, chien de bataille,
Je l’entends, il nous a entendus. »

« Eh bien! mon garçon », dit Ferdéad, « quel motif as-tu eu pour louer cet homme depuis que tu es venu de la maison ? Étant donné l’excès de ces louanges, je ne manque pas de raisons pour te quereller. Ailill et Medb ont prédit que cet homme succomberait sous mes coups; et comme j’en serai récompensé par eux, je le mettrai vite en pièces. Le moment est arrivé que tu me viennes en aide. » Voici les paroles qu’il dit et la réponse du cocher :

1. Ferdéad
« Le moment est venu de me donner ton concours,
Tais-toi, ne le vante pas.
N’agis pas avec lui en ami,
Ne me trahis pas sur la frontière.

Si tu vois le héros de Cooley
Avec les tours d’adresse dont il est si fier,
Pour la récompense à moi promise
Il sera vite mis en pièces. »

2. Le cocher
« Si je vois le héros de Cooley
Avec les tours d’adresse dont il est si fier,
Il ne s’éloigne pas de nous en fuyant,
Il se dirige vers nous.

Il court, ce n’est pas lentement ;
Quoique très adroit, il n’économise pas les efforts.
Ainsi l’eau coule sur pierre,
Ainsi le tonnerre s’élance impétueux. »

3. Ferdéad
« La cause de querelle entre toi et moi est petite :
C’est l’excès des éloges que tu lui a donnés.
Pourquoi as-tu choisi ce sujet
Depuis que tu es venu de la maison ?

Quand on élève un homme très haut,
Quand on le vante,
On ne se prépare pas à l’attaquer.
Mais soyons des hommes forts. »

Le cocher de Ferdéad ne fut pas long pour arriver au gué. Une fois arrivé, il vit quelque chose : un beau char à quatre angles pointus, allant avec une impétueuse rapidité, conduit avec une grande habileté, surmonté d’un pavillon vert; la caisse du char, faite de bois mince, sec, haut, long comme l’épée d’un héros, s’avançait derrière deux chevaux rapides, sauteurs, aux grandes oreilles, faisant jolis sauts; ils avaient des narines aussi larges que des sacs, de larges poitrails, les coeurs vifs, les flancs élevés, les sabots larges, les pieds minces, très forts, agressifs. Un de ces chevaux était gris, à hanches larges, sautillant, à longue crinière. De l’autre côté du joug, était attelé au char un cheval noir à la crinière bouclée, à la marche rapide; on pouvait le comparer à un faucon en chasse, un jour où le vent serait aigu, où un vent capable de tout déchirer soufflerait contre lui au printemps, en mars, sur une plaine. Au début la démarche des deux chevaux de Cûchulainn ressemblait à celle d’un cerf farouche à la première approche des chiens, au commencement de la chasse; on aurait pu croire qu’ils marchaient sur une pierre rendue brûlante par le feu ; l’impétuosité de leurs mouvements simultanés secouait et soulevait la terre.

Cûchulainn arriva au gué; Ferdéad s’arrêta sur la rive méridionale ; Cûchulainn s’assit sur celle du Nord. Ferdéad souhaita bienvenue à Cûchulainn. « Je te félicite d’être arrivé ici », dit Ferdéad. — « Je ne considère pas comme loyale », répondit Cûchulainn, « la salutation que tu m’adresses en ce moment. Je n’aurai désormais aucune confiance en elle. Je serais en droit de te souhaiter bienvenue plutôt que toi à moi. C’est toi qui viens dans mon pays, dans ma province m’attaquer, me combattre, sans raison légitime; ce serait plutôt à moi à venir te livrer combat et bataille, car c’est toi qui t’es emparé de mes femmes, de mes fils, de mes gentils garçons, de mes chevaux, de mes nombreux chevaux, de mon bétail, de mes troupeaux, de mes vaches. » — « Fort bien », répliqua Ferdéad, « mais quelle est donc la raison qui t’a décidé à me livrer combat et bataille? Lorsque nous étions chez Scáthach, chez Uathach et chez Aife, c’était toi qui pour moi faisais fonction de domestique, qui armais mes lances, qui dressais mon lit. » — « C’est bien vrai », répondit Cûchulainn, « c’était à cause de ma jeunesse, et c’est parce que j’étais alors adolescent que je te rendais ces services, mais la situation n’est plus du tout la même aujourd’hui. Aujourd’hui il n’y a pas au monde un guerrier que je ne repousserais. » Alors chacun d’eux reprocha vivement à l’autre d’avoir renoncé à leur précédente amitié. Voici les paroles que dit Ferdéad et les réponses de Cûchulainn :

1. Ferdéad
« Quel motif, ô toi qui louches, t’a conduit
Au combat contre un robuste guerrier. ?
Ta chair sera rouge de sang
Au-dessus des haleines de tes chevaux.

Malheureux le voyage que tu as fait !
Ce sera comme dans une maison un charbon ardent.
De guérison tu auras besoin
Si à ta demeure tu arrives. »

2. Cûchulainn
« Je suis venu au-devant des guerriers,
Comme un sanglier sur mer orageuse avec quantité de vagues
Pour combattre des centaines d’hommes,
Pour te jeter sous l’eau.

En colère contre toi, pour te mettre à l’épreuve
En combattant de cent façons.
Ce sera toi qui seras volé,
Je prétends prendre ta tête. »

3. Ferdéad
« Il y a ici quelqu’un qui te broiera,
Ce sera moi qui te tuerai ;
…………………………………………..
Car c’est de moi qu’elle vient :

La fuite de leurs meilleurs guerriers
En présence du reste des habitants d’Ulster,
Afin que le souvenir en dure longtemps
Le souvenir de leur anéantissement. »

4. Cûchulainn
« La question est de savoir comment nous combattrons,
Nos chairs blessées nous ferons gémir ;
Qu’importe ? nous irons
Au combat dans le gué.

Sera-ce à coup d’épées dures,
Ou de nos lances rouges ?
Tu seras tué devant tes troupes,
Si tu viens à l’heure convenue. »

5. Ferdéad
« Avant le coucher du soleil, avant la nuit,
Puisqu’il faut que je t’attaque,
Je te combattrai près du mont Bairche
Au combat le sang ne fera pas défaut.

Les habitants d’Ulster viendront à ton appel :
Il l’a pris, écoute, [crieront-ils] ;
Ce qu’ils verront leur sera désagréable,
Leur fera impression profonde. »

6. Cûchulainn
« Tu es allé dans le gouffre du danger ;
La fin de ta vie est arrivée ;
Le tranchant de l’épée sera manié sur toi,
L’habileté de ton adversaire ne sera pas mince.

Ce sera un guerrier aux grands exploits qui te tuera ;
Des guerriers seront venus par groupe de deux ;
Tu ne seras pas le chef du groupe en marche,
Toi d’aujourd’hui au jour du jugement [dernier]. »

7. Ferdéad
« Donne à d’autres ton avertissement.
Tu es le plus grand bavard du monde.
Tu n’auras ni salaire ni pardon.
On ne peut te comparer à un buisson qui mis sur un autre l’écrase.

C’est moi qui te connais :
Tu as le coeur que couvrent les plumes des oiseaux ;
Tu es un garçon qu’on chatouille ;
Tu n’as ni bravoure ni force. »

8. Cûchulainn
« Quand nous étions près de Scáthach
Pratiquant nos exercices guerriers accoutumés,
Nous voyagions ensemble à l’entour,
Nous allions à l’entour chercher occasion de combattre.

Tu es mon camarade de coeur,
Tu es de ma race, tu es mon parent ;
Autrefois je n’ai rencontré personne qui me fut plus cher,
Ta mort m’attristerait. »

9. Ferdéad
« Tu as grand tort de renoncer à ton honneur
En me proposant de ne pas combattre.
Avant que le coq chante,
Ta tête sera posée sur un pieu.

O Cûchulainn de Cooley !
Folie et trouble d’esprit se sont emparés de toi ;
De nous te viendra tout le mal ;
A toi la faute. »

« Eh bien ! ô Ferdéad », dit Cûchulainn « il n’est pas bien à toi de venir me livrer combat et bataille à cause de la querelle que nous font Ailill et Medb. De tous ceux qui sont venus m’attaquer, aucun n’a obtenu victoire ou avantage quelconque ; tu tomberas sous mes coups. » Voici ce qu’il dit : il parla le premier, Ferdéad l’écoutait.

1 . « Ne viens pas m’attaquer, ô héros accompli !
O Ferdéad, fils de Damán !
Pour toi le résultat sera pire que pour moi
Et attristera beaucoup de monde.

2 . Ne m’attaque pas ce serait contre le bon droit.
Ce sera moi qui te coucherai dans ton dernier lit.
Pourquoi de nous deux es-tu seul à manquer de jugement ?
Mon combat est celui d’un grand guerrier.

3 . De nombreux tours d’adresse ne manqueraient pas de bientôt te vaincre
Malgré ta peau de corne pourpre ;
La fille qui t’a été promise
Ne sera pas à toi, ô fils de Damán !

4. Findabair, fille de Medb,
Quelque splendide que soit sa beauté,
Quelque gracieux que soient ses traits,
Ne te sera pas acquise par ta première attaque.

5. Findabair, fille du roi,
A été offerte comme salaire ; on en dira la vérité ;
Beaucoup ont été déjà trompés par cette offre,
Et ont péri comme tu périras.

6 . Ne viole pas sans savoir cela le serment qui te lie à moi,
Ne romps pas nos conventions, ne romps pas notre amitié ;
Respecte la parole que tu m’a donnée,
Ne m’attaque pas, ô guerrier accompli !

7 . Elle fut offerte à cinquante guerriers
Cette fille ; cette offre était insensée ;
Je fis descendre au tombeau ces cinquante hommes,
Ils n’avaient obtenu de moi que l’application du droit de la lance.

8 . Quoique Ferbaeth passât pour brave,
Quoiqu’il eût un cortège de bons guerriers,
Il me fallut peu de temps pour abattre sa fureur,
D’un seul coup de lance je le tuai.

9. L’exploit contre Srubdare le fit péniblement dépérir,
Il fut atteint dans un endroit qu’avaient connu des femmes.
Quand le temps de sa grande gloire fut terminé,
Ni or ni vêtement ne le protégèrent.

10. Si c’était à moi qu’était fiancée la femme
A qui sourit la reine des belles provinces,
Je ne ferais pas rougir de sang ton corps
A droite, ni à gauche, derrière ni devant. »

« Eh bien Ferdéad », dit Cûchulainn, « voici pourquoi il n’est pas juste que tu viennes me livrer combat et bataille. Lorsque nous étions chez Scáthach, chez Uathach et chez Aife, c’était ensemble que nous allions à tous les combats, à tous les champs de batailles, à toutes les luttes, à toutes les guerres, à toutes les forêts, à tous les déserts, à tous les endroits obscurs, à tous les repaires. Et alors il parla ainsi : voici les paroles qu’il dit :

« Cûchulainn et Ferdéad ont été amis de coeur
Ils ont été ensemble dans les bois,
Ils ont couché ensemble dans le même lit,
Où nous dormions ensemble d’un profond sommeil
Après de longs combats.
Dans de nombreux pays étrangers
Nous voyagions ensemble,
Nous parcourions tous les bois ;
C’était l’enseignement de Scáthach. »

Voici la réponse de Ferdéad :

« O Cûchulainn, toi qui fais de si jolis tours d’adresse,
Nous avons agi en braves avec un art égal ;
Des conventions ont triomphé de notre amitié,
Tes premières blessures ont été achetées.
Tu ne te souviens pas de notre commune éducation ;
O toi qui louches! elle ne te protège pas. »

« Il y a maintenant », dit Ferdéad, « trop longtemps que nous sommes oisifs ici. Quelles armes emporterons-nous aujourd’hui ? ô Cûchulainn !» — « À toi le choix des armes aujourd’hui », répondit Cûchulainn, « puisque c’est toi qui es arrivé le premier au gué. » — « Te rappelles-tu surtout », dit Ferdéad, « les premiers principes de l’art de la guerre que nous pratiquions chez Scáthach, chez Uathach et chez Aife ? » — « Évidemment je me les rappelle », répondit Cûchulainn. — « Si tu te les rappelles, partons », répliqua Ferdéad.

Ils se mirent en route, en se conformant aux principes de l’art de la guerre. Ils prirent leurs deux grands boucliers d’égales dimensions, leurs huit petits boucliers à bordure tranchante, leurs huit petits javelots, leurs huit épées avec poignées d’ivoire, leurs huit javelots aussi à poignées d’ivoire. D’abord éloignés l’un de l’autre, ils se rapprochèrent comme font les abeilles, un jour de beau temps. Chacun d’eux ne lança aucun projectile qui n’atteignit l’adversaire. Ils lancèrent leurs javelots avec cette habileté depuis le point du jour le matin de bonne heure jusqu’au milieu du jour à midi. Telle était leur grande habileté, qu’à l’aide des bossettes et des bords des boucliers, chacun repoussait les javelots lancés par son adversaire. Autant l’attaque avait de supériorité, autant en avait la défense , ni l’un ni l’autre ne fit couler le sang de son adversaire, et ainsi ne le tacha de rouge.

« Maintenant cessons cet exercice, ô Cûchulainn! » dit Ferdéad, « il ne produira aucun résultat décisif. » — « Oui cessons », répondit Cûchulainn, « le temps en est venu ». Ils cessèrent, ils jetèrent leurs javelots aux mains de leurs cochers. « Avec quelle arme, irons-nous maintenant au combat ? ô Cûchulainn ! » demanda Ferdéad. — « À toi le choix des armes jusqu’à la nuit », répondit Cûchulainn, « car c’est toi qui es arrivé le premier au gué. » — « Prenons maintenant », répliqua Ferdéad, « nos javelots bien taillés, polis et durs qu’on lance avec de fortes cordes de lin. » — « Oui, il le faut », répondit Cûchulainn. Alors ils prirent pour leur défense deux boucliers forts, également solides, un pour chacun. Puis ils saisirent leurs javelots polis et durs qui se lancent avec de fortes cordes de lin. Chacun d’eux de midi au coucher du soleil lança des javelots à l’autre. Quelque supérieure que fût la défense, le jet des javelots fut encore plus habile, il fit couler le sang, produisit des taches rouges, des plaies chez les deux combattants. « Cessons maintenant, ô Cûchulainn ! » dit Ferdéad. — « Oui cessons, l’heure est venue, » répondit Cûchulainn. En effet ils cessèrent, ils jetèrent leurs armes aux mains de leurs cochers.

Puis chacun s’approcha de l’autre et mettant la main autour du cou de son adversaire lui donna trois baisers.

Leurs chevaux passèrent cette nuit-là dans le même enclos, leurs cochers se mirent auprès du même feu, et de joncs frais ils firent une litière pour servir de matelas aux deux blessés. Des gens capables de guérir des malades, des médecins vinrent les traiter, les guérir ; ils mirent des herbes, des plantes médicinales, sur les excoriations, les plaies, les articulations, les nombreuses blessures ; ils prononcèrent sur elles les formules magiques qui guérissent. Les herbes, les plantes médicinales, les formules magiques, employées pour les excoriations, les plaies, les articulations, les bosses, les multiples blessures de Cûchulainn, furent portées en même quantité à Ferdéad au delà du gué à l’ouest. Il ne fallait pas que les hommes d’Irlande pussent attribuer la défaite de Ferdéad à la plus grande abondance des soins donnés à Cûchulainn. De chaque aliment, de chaque breuvage bon à boire, salutaire, enivrant apporté à Ferdéad par les hommes d’Irlande, une part égale fut envoyée par lui à Cûchulainn au delà du gué au Nord. En effet, les gens qui nourrissaient Ferdéad étaient plus nombreux que ceux qui nourrissaient Cûchulainn : tous les hommes d’Irlande nourrissaient Ferdéad, comptant qu’il les débarrasserait de Cûchulainn. Les hommes de Breg apportaient de la nourriture à Cûchulainn; ils venaient chaque nuit causer avec lui.

Cûchulainn et Ferdéad restèrent là cette nuit. Le lendemain matin ils se levèrent de bonne heure et allèrent au gué du combat. « De quelles armes nous servirons-nous aujourd’hui ? ô Ferdéad ! » demanda Cûchulainn. — « À toi le choix évidemment », répondit Ferdéad, « puisque c’est moi qui ai choisi les armes hier ». — « Prenons nos lourdes et grandes lances », dit Cûchulainn, « nous les emploierons comme piques et sans les lancer comme nous faisions hier. Que nos cochers saisissent nos chevaux et les attèlent à nos chars ; nous combattrons avec nos chevaux et sur nos chars aujourd’hui ». — « Oui, partons, il le faut, » répondit Ferdéad. Alors ce jour-là ils prirent deux larges et très forts boucliers ; ils emportèrent aussi leurs grandes et lourdes lances. Du matin de bonne heure, du lever du soleil à son coucher le soir, ils firent chacun des efforts pour percer, perforer, renverser, terrasser l’adversaire. Il y a des oiseaux dont la coutume est de venir en volant sur les cadavres; ces oiseaux venaient sur les corps des deux guerriers pour emporter en l’air, et jusque dans les nuages, des gouttes de sang, des morceaux de chair sortis des blessures et des plaies.

Quand au soir arriva le coucher du soleil, leurs chevaux furent épuisés, leurs cochers accablés de fatigue; les deux héros, les deux vaillants guerriers étaient eux-mêmes exténués. « Maintenant cessons le combat, ô Ferdéad ! » dit Cûchulainn, « nos chevaux sont épuisés, nos cochers fatigués; et, puisqu’ils se trouvent dans cet état, pourquoi n’y serions-nous pas nous-mêmes ? » Voici comment il parla et quel langage il tint :

«Il ne faut pas que nous soyons terrassés », dit-il ;
Cela exigerait un effort digne des Fomôre .
Qu’on mette aux pieds des chevaux leurs entraves
Puisqu’ils ne font plus si grand bruit. »

« Oui, cessons », dit Ferdéad, « l’heure est venue ». Ils cessèrent; ils jetèrent leurs armes dans les mains de leurs cochers, et chacun, s’approchant de son camarade, lui mit la main au cou, lui donna trois baisers.

Leurs chevaux furent au même enclos cette nuit-là et leurs cochers au même feu; leurs cochers firent une litière de frais joncs pour servir de matelas à ces hommes blessés. Des médecins habiles dans l’art de guérir vinrent les garder, les examiner, veiller sur eux cette nuit.À cause de la gravité des excoriations, des plaies, des nombreuses blessures, les médecins n’employèrent que breuvages magiques, paroles magiques et prières pour arrêter le sang qui coulait, qui jaillissait ; les breuvages magiques, les paroles magiques, les prières dont on se servit pour guérir les plaies et les blessures de Cûchulainn furent en égale quantité portés à Ferdéad au delà du gué à l’Ouest. Tous les aliments, tous les breuvages bons à boire, salutaires, enivrants, apportés à Ferdéad par les hommes d’Irlande, furent en égale quantité transmis à Cûchulainn au delà et au nord du gué. Car ceux qui donnaient la nourriture à Ferdéad étaient plus nombreux que ceux qui nourrissaient Cûchulainn : tous les hommes d’Irlande apportaient de la nourriture à Ferdéad comptant sur lui pour éloigner d’eux l’ennemi ; les gens de Breg étaient seuls pour fournir nourriture à Cûchulainn. Les deux guerriers causèrent ensemble cette nuit comme les précédentes.

Cette nuit ils restèrent là. Le matin suivant, ils se levèrent de bonne heure et allèrent au gué du combat. Ce jour-là Cûchulainn vit que Ferdéad avait mauvaise mine et l’air sombre : « Tu vas mal aujourd’hui, ô Ferdéad », dit Cûchulainn, « ta chevelure s’est assombrie; ton regard est somnolent; tu as perdu ta mine, ton aspect, tes façons ordinaires. » — « Ce n’est pas certes que tu m’effraies », répondit Ferdéad, « ce n’est pas que tu m’inspires une terreur quelconque aujourd’hui ; il n’y a pas en Irlande un guerrier que je ne serais capable d’arrêter. » Cûchulainn se mit à gémir et à se plaindre ; voici ses paroles et ce que Ferdéad lui répondit :

1. Cûchulainn
« O Ferdéad ! quand à toi,
Pour moi certainement tu n’est plus qu’un malheureux cadavre nu.
Comment as-tu pu sur conseil de femme
Aller combattre ton frère nourricier ? »

2. Ferdéad
« O Cûchulainn, sage accompli,
O vrai héros, ô vrai guerrier !
Chacun va forcément
Au gazon sous lequel est son dernier gîte. »

3. Cûchulainn
« Findabair, fille de Medb,
A beau être très belle,
Si on te l’a donnée, ce n’est point par amour pour toi.
C’est pour mettre à l’épreuve la supériorité de ta force. »

4. Ferdéad
« Ma force est depuis longtemps éprouvée,
O chien si bien conformé !
On n’a pas entendu parler d’un plus brave que toi,
Jusqu’aujourd’hui je n’en ai pas trouvé. »

5. Cûchulainn
« Tu seras cause du résultat prochain
O fils de Damán, ô petit fils de Dare !
Aller par conseil de femme
Échanger des coups d’épée avec ton frère nourricier ! »

6. Ferdéad
« Si je me séparais de toi sans combat,
Quoique, ô gentil chien ! nous soyons frères nourriciers,
On ferait peu de cas de ma parole, de ma réputation
Chez Ailill et chez Medb de Cruachan. »

7. Cûchulainn
« S’il a été donné nourriture aux lèvres de Cûchulainn,
S’il n’est pas né de plus grand guerrier
Ni à roi ni à reine en bonne santé,
Ce n’est pas pour que je te fasse du mal. »

8. Ferdéad
« O Cûchulainn, auteur de nombreux exploits!
Ce n’est pas toi, c’est Medb qui nous a trahis.
Tu obtiendras victoire et gloire,
Nos fautes ne retombent pas sur toi. »

9. Cûchulainn
« Mon bon coeur s’est gonflé de sang,
Il s’en est peu fallu qu’il ne perdît la vie.
J’ai fait trop d’exploits pour qu’en force tu sois mon égal,
Quand je combats contre toi, ô Ferdéad ! »

« Aujourd’hui, tu me plains beaucoup », dit Ferdéad ; «quelles armes emporterons-nous aujourd’hui? » — « À toi, aujourd’hui, le choix des armes », répondit Cûchulainn, « car c’est moi qui les ai choisies, le jour passé. » — « Partons aujourd’hui », répliqua Ferdéad, « avec nos lourdes épées qui donnent de forts coups ; au combat nous serons plus près l’un de l’autre pour nous frapper avec nos épées aujourd’hui, qu’hier avec la pointe de nos lances ». — « Allons, il le faut », répondit Cûchulainn. Ils prirent ce jour-là, deux boucliers longs, très grands. Ils partirent avec leurs épées lourdes aux forts coups; chacun entreprit de frapper et d’abattre, de renverser et de terrasser, de faire tomber et de tuer son adversaire.

Tous les morceaux que du tranchant de l’épée chacun d’eux enlevait aux épaules, aux hanches, aux omoplates de son adversaire, étaient aussi gros que la tête d’un enfant de l’âge d’un mois.

Les deux guerriers se mirent à se frapper réciproquement de cette façon depuis le matin de bonne heure au point du jour jusqu’à ce qu’au soir arrivât le coucher du soleil. « Maintenant cessons cet exercice », dit Ferdéad. — « Oui certes cessons, puisque l’heure est venue », répondit Cûchulainn. Ils cessèrent et jetèrent leurs armes dans les mains de leurs cochers.

D’ordinaire les deux combattants étaient des guerriers joyeux, gais, sans souci, de bonne humeur; mais à leur séparation ce soir là, tous deux furent tristes, soucieux, de méchante humeur. Leur chevaux ne passèrent pas la nuit ensemble dans le même enclos, ni leurs cochers au même feu.

Cûchulainn et Ferdéad restèrent la nuit en cet endroit. Le lendemain Ferdéad se leva de bonne heure et alla seul au gué du combat. Il savait qu’était arrivée la journée décisive du combat, de la bataille, et qu’un des deux guerriers succomberait ce jour-là, où que même les deux périraient. Avant d’aller à la rencontre de Cûchulainn, il revêtit son équipement belliqueux de combat, de bataille et de guerre. Nous allons dire en quoi consistait cet équipement belliqueux de combat de bataille et de guerre. Ferdéad mit sur sa blanche peau un brillant pantalon de soie avec bordure à la fois d’or et de beaucoup de couleurs. Par dessus, il revêtit un pantalon de cuir brun bien cousu. Sur ce second pantalon, il plaça [devant lui] une bonne pierre aussi grande et grosse que la meule d’un moulin à bras.

Puis il s’enveloppa d’un troisième pantalon fort et profond, en fer refondu, qui couvrait la bonne pierre aussi grande et grosse que meule de moulin à bras. Il mit autour de sa tête son casque noir de combat, de bataille et de guerre, garni de quarante escarboucles, orné d’émail rouge, de cristal, d’escarboucles et où étaient représentées de brillantes plantes d’orient. Il saisit de la main droite la lance avec laquelle il frappait et frappait si fort. Il mit à sa gauche son épée courbe de bataille avec sa poignée d’or, d’or rouge, sur toutes les faces. Il plaça sur la courbe éminence de son dos son grand et beau bouclier de peau de buffle, orné de cinquante bossettes, sur chacune desquelles pouvait s’ajuster l’image d’un sanglier, sans compter la grande bossette du milieu en or rouge. Puis Ferdéad se mit à faire très haut des tours d’adresse brillants, nombreux, étranges, variés, que ne lui avait précédemment enseigné personne, ni institutrice, ni instituteur, ni Scáthach, ni Uathach, ni Aife; sans les avoir appris de qui que ce soit, il les fit ce jour-là en face de Cûchulainn.

Cûchulainn arriva aussi au gué. Il vit les tours d’adresse brillants, nombreux, étranges, variés, que faisait très haut Ferdéad. « Tu vois là, maître Lôeg », dit Cûchulainn, « les tours d’adresse, brillants, nombreux, étranges, variés que Ferdéad fait très haut. Je vais sur l’heure venir à bout d’imiter ces tours-là ; si je cours risque d’être vaincu, tu te mettras à me surexciter en te moquant de moi, en disant du mal de moi le plus possible afin de provoquer d’autant plus mon irritation et ma colère. Puis, si je cours risque d’être vaincu, renseigne-moi, donne-moi des louanges, dis-moi de bonnes paroles afin que j’aie d’autant plus de courage. » — « Oui, il sera fait comme tu le demandes, mon petit Cûchulainn », répondit Lôeg.

Et alors Cûchulainn prit son équipement belliqueux de combat, de bataille et de guerre. Il fit très haut des tours d’adresse, brillants, nombreux, étranges, variés, que jusque-là ne lui avait enseignés personne, ni Scáthach, ni Uathach, ni Aife. Ferdéad vit ces tours d’adresse et comprit qu’un moment viendrait où ces tours d’adresse l’atteindraient.

« Quelle arme emporterons-nous ? ô Ferdéad ! » demanda Cûchulainn. » — «A toi le choix des armes », répartit Ferdéad. — « Allons faire au gué nos tours d’adresse », répondit Cûchulainn. — « Oui, allons-y », répliqua Ferdéad. En dépit de cette réponse, il lui était fort pénible d’y aller, car il savait que le triomphe était assuré à Cûchulainn sur tout guerrier, sur tout héros contre lequel il ferait ses tours d’adresse au gué.

Un grand exploit fut accompli sur le gué ce jour-là. Les deux héros, les deux grands guerriers, les deux combattants en char de l’Europe occidentale, les deux flambeaux : de l’art de la guerre chez les Goidels, les deux bienfaiteurs dont la main distribuait la faveur et les salaires au nord-ouest du monde, les deux vétérans de la bravoure qui avaient la clef de l’art de la guerre, combattaient loin de chez eux à cause de l’expédition belliqueuse entreprise par Ailill et Medb.

Ils firent l’un contre l’autre des tours d’adresse depuis le matin de bonne heure au point du jour jusqu’au milieu de la journée à midi. Quand arriva le milieu du jour, la colère des deux guerriers devint féroce, et ils se trouvèrent très rapprochés l’un de l’autre.

Alors Cûchulainn, dépassant la rive du gué, atteignit la bossette du bouclier de Ferdéad, fils de Damán; il allait au-delà du bord supérieur de ce bouclier frapper son adversaire à la tête.

Mais du coude gauche, Ferdéad donna un coup à son bouclier qui repoussa Cûchulainn et le renvoya comme un oiseau sur la rive du gué. Alors de nouveau Cûchulainn, dépassant la rive du gué, atteignit le bord du bouclier de Ferdéad, fils de Damán ; il pouvait au-delà de ce bouclier frapper Ferdéad sur la tête ; mais d’un coup de genou à ce bouclier Ferdéad envoya Cûchulainn comme un petit enfant sur la rive du gué.

Lôeg remarqua cela. « Hélas ! » dit-il, « le guerrier qui est en face de toi t’a infligé une correction ainsi qu’une aimable femme en donne à son fils ; il t’a lavé comme dans l’eau on lave une coupe ; il t’a moulu, comme un moulin moût le bon grain ; il t’a transpercé, comme une hache transperce un chêne; il t’a lié, comme le liseron lie les arbres ; il s’est élancé sur toi ainsi qu’un vautour sur de petits oiseaux. Par conséquent c’en est fini de tes prétentions, de ton droit, de ta bravoure, de ta capacité .guerrière jusqu’au jour du jugement dernier et de la vie éternelle, ô lutin contorsionné ! ».

Alors Cûchulainn se leva une troisième fois, rapide comme un coup de vent, prompt comme une hirondelle, impétueux comme un dragon en l’air dans les nuages, et il atteignit le bord du bouclier de Ferdéad, fils de Damán, voulant parvenir à le frapper à la tête de l’autre côté du bouclier. Mais Ferdéad donna à son bouclier une secousse qui rejeta Cûchulainn sur la rive du gué, en sorte que celui-ci se trouva dans la même situation que s’il n’avait pas fait le saut immédiatement précédent. Alors Cûchulainn fit sa principale contorsion : son corps enfla et devint bouffi comme une vessie dans laquelle on souffle ; il prit la forme d’un arc terrible, effrayant, varié, étrange ; la taille de ce guerrier si brave devint aussi grande que celle d’un Fomóre ou d’un homme de mer dépassant ainsi en ligne droite la tête de Ferdéad.

Les deux adversaires se rapprochèrent tellement qu’ils heurtèrent en haut leurs têtes l’une contre l’autre, de même en bas leurs pieds l’un contre l’autre, leurs mains se rencontrèrent au milieu sur les bords, sur les bossettes de leurs boucliers. Dans cette rencontre, les deux guerriers furent si rapprochés que leurs boucliers s’entr’ouvrirent et se fendirent des bords au centre ; ils furent si rapprochés que des pointes aux rivets, leurs lances se courbèrent en arc et se creusèrent; ils furent si rapprochés que des bordures de leurs boucliers, des poignées de leurs épées, des bouts de leurs lances, les génies à face de bouc, les génies à visage pâle, les fées des vallées, les démons de l’air poussèrent des cris; les deux guerriers furent si rapprochés que leurs corps puissants déplacèrent la rivière ; il y eut à côté d’eux dans le gué assez d’espace vide pour qu’on eût pu y installer un roi ou une reine; il n’y eut plus là une goutte d’eau sauf celles que les deux héros, les deux guerriers, piétinant et glissant, faisaient jaillir du sol. Dans cette rencontre, les deux adversaires furent si rapprochés, qu’effrayés par leur choc les chevaux des Goidels se mirent à sauter comme fous furieux, brisèrent leurs liens, les entraves de leurs pieds, les cordes qui les attachaient, et qu’ils écrasèrent des femmes, de gentils enfants, des nains, des gens débiles et idiots parmi les guerriers d’Irlande dans le camp au sud-ouest.

Pendant ce temps les deux adversaires jouaient du tranchant de l’épée. À un moment, Ferdéad mit Cûchulainn en danger; de l’épée à poignée d’ivoire il lui donna un coup qui fit blessure, le sang de Cûchulainn tomba dans la ceinture de ce guerrier, et de ce sang qui sortait du corps du blessé le gué fut fortement rougi. Cûchulainn ne supporta pas que Ferdéad lui donnât des coups si forts, si destructeurs, si longs, si vigoureux, si grands.

A Lôeg fils de Riangabair, il demanda le javelot de sac ; ce javelot était dans le cours d’eau et il fallait le lancer au moyen de deux doigts d’un pied. Le coup de ce javelot dans le corps d’un homme y faisait pénétrer trente pointes, et, pour l’arracher, il fallait tout à l’entour couper le corps de cet homme.

Ferdéad entendit qu’on parlait du javelot de sac ; pour protéger le bas de son corps il fit descendre son bouclier. Cûchulainn saisit son court javelot ; il le lança du plat de sa main sur le bord du bouclier et sur la face de la peau de corne de Ferdéad, de sorte qu’une moitié du corps de ce dernier aurait été visible après que le javelot lui aurait percé le coeur

Ferdéad, pour protéger le haut de son corps, donna un coup à son bouclier qu’il fit remonter, mais il prit cette précaution trop tard. Lôeg ayant préparé le javelot de sac dans le cours d’eau, Cûchulainn le saisit, et, le tenant entre deux doigts d’un pied, le lança à la distance où se trouvait Ferdéad. Le javelot de sac traversa le pantalon solide, profond, de fer refondu, il brisa en trois morceaux la bonne pierre, grande comme meule de moulin, et à travers les vêtements il pénétra jusqu’au corps ; les pointes de ce javelot remplirent toutes les articulations, tous les membres de Ferdéad. « C’est assez maintenant », dit Ferdéad, « je suis terrassé par ce projectile; de ton pied droit tu m’as vigoureusement frappé; il n’aurait pas été régulier que je succombasse par un coup de ta main. » Voici comment il parla ; nous reproduisons ses paroles :

1 « O chien qui fais de beaux tours de guerre !
Il n’était pas légitime pour toi de me tuer.
A toi la faute dont je suis victime,
C’est sur toi qu’est retombé mon sang. »

2 « Le succès fait défaut aux malheureux,
Ils sont précipités dans les abîmes qu’a creusés la trahison.
J’ai la faible voix d’un malade ;
Hélas! de moi a été séparée la fleur. »

3 « Mes côtes, dépouilles d’un moribond, sont brisées ;
Dans mon coeur le sang est figé ;
Je n’ai pas bien livré la bataille,
Je suis terrassé, ô chien ! »

D’un saut Cûchulainn l’atteignit, et, joignant les deux mains derrière lui, le souleva avec ses armes offensives et défensives, avec ses vêtements, et le porta au delà du gué au nord ; il voulait que ce témoignage de sa victoire fût au nord du gué [en Ulster] et non à l’ouest du gué [en Connaught] chez les hommes d’Irlande. Cûchulainn laissa le cadavre de Ferdéad à terre, puis il lui vint sur les yeux un nuage, il sentit un malaise, il s’évanouit à cause de ce mort. Lôeg vit Cûchulainn dans cet état, et tous les hommes d’Irlande se levèrent pour venir attaquer le héros. « Eh bien ! mon petit Cûchulainn », dit Lôeg, « lève-toi maintenant ; les hommes d’Irlande viendront t’attaquer et ce ne sera pas un combat singulier qu’ils livreront pour venger sur toi la mort de Ferdéad, fils de Damán, petit fils de Dare. »

— « Pourquoi me lèverai-je ? mon garçon », répondit Cûchulainn. « Ce serait parce que c’est sous mes coups que cet homme a succombé. » Voici ce que dit Lôeg, nous reproduisons ses paroles et les réponses de Cûchulainn :

1. Lôeg
« Lève-toi, chien de guerre d’Emain,
Un grand courage est plus à propos pour toi que pour tout autre ;
Tu as terrassé le belliqueux Ferdéad ;
Par le jugement de dieu, dur est ton combat. »

2. Cûchulainn
« Pourquoi aurais-je grand courage ?
Délire et douleur m’ont étreint,
A cause du meurtre que j’ai commis
En frappant ce corps si durement de l’épée. »

3. Lôeg
« Il n’y a pas lieu pour toi d’en gémir ;
Il est plus à propos de t’en glorifier ;
Celui qui, par ses pointes de lance, faisait rougir ton corps,
T’a laissé gémissant, blessé, sanglant. »

4. Cûchulainn
« Pourquoi ne m’a-t-il pas coupé mon seul pied sain ?
Pourquoi ne m’a-t-il pas aussi coupé une main ?
Il est triste que Ferdéad ne soit pas au-dessus de ses chevaux
Pour toujours, à jamais en vie. »

5. Lôeg
« Mieux vaut pour elles, ce qui a été fait de lui ;
Je parle des filles qui fréquentent la salle du Rameau rouge ;
Mieux vaut que lui soit mort et que tu restes ;
Pour elles la mort qui vous sépare à jamais n’est pas un petit événement. »

6. Cûchulainn
« Depuis le jour où je vins de Cooley
Pour combattre Medb la hautement brillante,
Il y eut glorieux massacre de ses hommes,
De ses guerriers que j’ai tués. »

7. Lôeg
« Tu n’a pas dormi en repos,
Depuis que tu luttes contre le grand Enlèvement.
Ta troupe consiste en un seul guerrier ;
De bonne heure, de grand matin, tu te lèves. »

Cûchulainn se mit à gémir et à plaindre Ferdéad et voici ce qu’il dit : « Eh bien, ô Ferdéad, il a été malheureux pour toi qu’avant notre rencontre au combat, à la bataille, tu n’aies pas eu d’entretien avec quelqu’un des gens qui connaissent mes corrects actes de bravoure et de guerre. »

« Il a été malheureux pour toi que Lôeg, fils de Riangabair, ne t’ait pas rappelé comme un reproche notre commune éducation. »

« Il a été malheureux pour toi de ne pas mieux accueillir l’avertissement si sage de Fergus. »

« Il a été malheureux pour toi que l’aimable Conall riche en trophées, triomphant, victorieux, ne t’ait pas donné l’aide de ses conseils en te rappelant notre commune éducation. »

« Car ces hommes-là ont su que jusqu’au jugement dernier et à la vie éternelle, il ne naîtra personne qui fasse contre les habitants du Connaught et contre toi des exploits semblables aux miens, aussi grands que les miens. »

« Car ces hommes-là n’auraient point parlé de messages, de désirs, de rendez-vous, de promesses mensongères concernant des femmes à belle tête de Connaught, en mêlant cela avec le maniement des écus et des boucliers, des javelots et des épées, avec le jeu des corbeaux noirs et des échecs, avec la conduite des chevaux et des chars. »

« Il n’y aura pas désormais une main de guerrier qui tranche la chair des héros, comme l’a fait Ferdéad, qui aujourd’hui ne vit plus qu’en forme de nuage. »

« On n’entendra plus Bodb aux lèvres rouges hurler comme sur une brèche, près des magasins où l’on dépose des boucliers à l’ombre qui les tache de couleurs variées. »

« Maintenant, ô fils à visage rouge de Damán », ajouta Cûchulainn, « il n’y aura jusqu’au jugement dernier et à la vie éternelle personne qui à Cruachan essaie de faire des conventions semblables à la tienne. »

Alors s’étant levé et regardant la tête de Ferdéad, Cûchulainn dit : « Eh bien, ô Ferdéad ! les hommes d’Irlande t’ont grandement trahi et abandonné, quand ils t’ont décidé à me livrer combat et bataille : il n’était pas aisé de me livrer combat et bataille, à l’Enlèvement des vaches de Cooley. » Voici comment il s’exprima et quelles furent ses paroles :

1. « O Ferdéad ! la trahison t’a vaincu ;
Combien triste a été ta rencontre dernière ;
Tu es mort ; moi je reste en vie ;
Longuement triste sera notre longue séparation. »

2. « Si nous étions restés de l’autre côté de la mer
Chez Scáthach, Búadach, Búanann,
Au-delà de l’eau jusqu’au grand jugement,
Nous n’aurions pas renoncé à notre amitié ! »

3. « Chère est à moi la très noble rougeur de tes traits,
Chers à moi ces traits aimables et parfaits,
Cher à moi ton œil d’un bleu si pur et si beau,
Chère à moi ta sagacité, ton éloquence. »

4. « Jamais n’alla au combat trancher la peau des guerriers,
Jamais contre eux ne se mit en colère,
Jamais ne porta bouclier sur un vaste dos,
Ton pareil, ô fils rouge de Damán ! »

5. « Jamais je n’ai rencontré,
Depuis la mort du fils unique d’Aife
Ton égal en exploits de guerre ;
Non je ne l’ai pas trouvé, ô Ferdéad ! »

6. « C’est en vain que Findabair, fille de Medb,
A une beauté si distinguée ;
Une baguette d’osier autour d’un tas de sable
Aurait valu autant qu’elle quand on te l’a montrée, ô Ferdéad ! »

Alors Cûchulainn se mit à regarder le cadavre de Ferdéad ; « Eh bien ! ô mon maître Lôeg » ! dit-il, « maintenant dépouille Ferdéad et prends lui son équipement, ses vêtements; je veux voir la broche [donnée par Medb] et pour laquelle il a livré le combat, la bataille. » Lôeg alla dépouiller Ferdéad, il lui ôta son équipement, ses vêtements. Cûchulainn vit la broche, se mit à gémir, à se plaindre, voici les paroles qu’il dit :

1 . « Triste est ta broche d’or,
O belliqueux Ferdéad !
Toi qui donnais de bons et forts coups,
Ta main fut victorieuse. »

2. « Ta grande et blonde chevelure
Était bouclée, te faisait un joli ornement.
Ta ceinture, qui semblait formée de molles feuilles.
Enveloppa tes flancs jusqu’à ta mort. »

3. « Notre aimable camaraderie !
La longue vue de ton œil noble !
Ton bouclier bordé d’or !
[Ton épée] qui fut si belle ! »

4. « [Ton bracelet d’argent blanc
Autour de ta noble main !
Ton échiquier qui valait un trésor !
Ta belle joue pourpre !»]

5. « Ma main, en te terrassant,
Fit acte incorrect, je le comprends ;
Ce ne fut pas un beau combat.
Triste est la broche d’or de Ferdéad. »

6. « Triste est ta broche d’or,
O belliqueux Ferdéad !
Toi qui donnais de bons et forts coups,
Ta main fut victorieuse. »

« Eh bien, mon maître Lôeg », dit Cûchulainn, « entaille le corps de Ferdéad et tires-en le javelot de sac ; car moi je ne puis me passer de mon arme. » Lôeg alla trancher le corps de Ferdéad et en tira le javelot de sac. Cûchulainn vit son arme toute rouge de sang à côté du cadavre de Ferdéad ; voici les paroles qu’il dit :

1. « O Ferdéad ! triste est notre rencontre :
Je te vois à la fois rouge et très pale,
Je ne puis me servir de mon arme jusqu’à ce qu’elle soit lavée,
Toi tu es couché sur un lit sanglant. »

2. « Quand nous passions nos journées à l’Est,
Près de Scáthach et de Uathach,
Il n’y avait pas de lèvres blanchies par la mort
Entre nous et les armes destinées à tant de combats. «

3. « Voici ce qu’a dit Scáthach à la lance aiguë :
Sa recommandation fut énergique et très précise :
Levez-vous, allez vite au combat :
Le Germain rude, d’un gris-bleu, va venir. »

4. « J’ai dit à Ferdéad
Et à Lugaid plein d’honneur
Et au fils de Baetan le blanc
D’aller avec nous se mettre en face du Germain. »

5 . « Nous sommes allés au rocher du combat
Sur la pente de Loch Lind Formait ;
Nous avons emmené quatre cents guerriers, sortis
Des îles de l’Athissech. »

6. « Quand j’ai été avec le belliqueux Ferdéad
A la porte de la forteresse du Germain,
J’ai tué Rind, fils de Nêl ;
Ferdéad a tué Rûad, fils de Fornel. »

7. « Sur la pente Ferbaeth a tué
Blath, fils de Colba à l’épée rouge ;
Lugaid, l’homme furieux et rapide a tué
Mugairne de la mer Tyrrhénienne. »

8. « Quand nous y sommes allés, j’ai tué
Quatre fois cinquante hommes à la colère sauvage ;
Ferdéad a tué une troupe de furieux
En selle, aussi nombreux que les eaux du déluge. »

9 « Nous avons dévasté la forteresse de l’adroit Germain
Au delà de la mer large à l’eau bigarrée ;
Nous avons emmené captif le Germain en vie
Avec nous chez Scáthach au large bouclier. »

10. « Notre institutrice avait mis glorieusement lien
Entre nous de forte alliance et d’union,
Pour empêcher que chez nous il ne surgît de colère
Entre les races de la belle Irlande. »

11. « Triste matinée cette matinée de mars,
Où fut frappé, restant impuissant, le fils de Damán !
Hélas ! il est tombé l’ami
A qui pour breuvage j’ai donné un rouge sang. »

12. « Si je t’avais vu succomber
Au milieu des guerriers des grands Grecs,
Je ne serais pas resté en vie après toi,
Nous serions morts ensemble. »

13. « Triste est l’état où nous a mis notre combat,
Nous, élèves de Scáthach ;
Moi blessé, rouge de sang ;
Toi qui ne voyageras plus en char. »

14. « Triste est l’état où nous a mis notre combat,
Nous, élèves de Scáthach ;
Moi blessé, couvert de sang figé,
Toi mort tout entier. »

15. « Triste est l’état où nous a mis notre combat,
Nous, élèves de Scáthach ;
Moi vivant, actif, toi mort !
Le rôle des hommes est d’être en colère et de se battre. »

16. « O Ferdéad ! triste est notre rencontre,
Je te vois à la fois rouge et très pâle ;
Je n’ai pas mon arme qu’il faudra laver ;
Toi tu es couché sur un lit sanglant. »

« Eh bien! mon petit Cûchulainn », dit Lôeg, « maintenant partons du gué ; voilà bien longtemps que nous y sommes ». — « Oui nous partirons, ô mon maître Lôeg », répondit Cûchulainn ; « mais tous les combats, toutes les batailles que j’ai livrés, n’étaient que jeu et plaisanterie, en comparaison du combat et de la bataille soutenus contre Ferdéad. « Et voici ce qu’il dit, nous reproduisons ses paroles :

1. « Tout a été jeu, tout a été plaisanterie
Jusqu’à ce que Ferdéad arrivât au gué :
« Nous avions trouvé la même instruction,
La même générosité puissante,
La même et si douce institutrice,
Qu’on nomme avant toute autre. »

2. « Tout a été jeu, tout a été plaisanterie
Jusqu’à ce que Ferdéad arrivât au gué : »
« Nous produisions chez l’ennemi la même terreur,
Nous avions coutume de faire la guerre de la même façon ;
Scáthach nous avait donné deux boucliers,
L’un à moi, l’autre à Ferdéad. »

3. « Tout a été jeu, tout a été plaisanterie
Jusqu’à ce que Ferdéad arrivât au gué :
« Cher ami, colonne d’or,
Que j’ai terrassé au gué !
Il était le taureau des peuples ;
Il était plus brave que tous les autres guerriers. »

4. « Tout a été jeu, tout a été plaisanterie
Jusqu’à ce que Ferdéad arrivât au gué ;
Ferdéad comparable à un lion enflammé, féroce,
A une vague insensée, colossale comme le jugement dernier. »

5. « Tout a été jeu, tout a été plaisanterie,
Jusqu’à ce que Ferdéad arrivât au gué ;
« Il me semblait que l’aimable Ferdéad
Serait à ma suite jusqu’au jugement dernier. »
Hier il était aussi grand qu’une montagne,
De lui il ne reste plus aujourd’hui que son ombre. »

6. « Trois fois, à l’Enlèvement, des troupes innombrables
Ont succombé par mes mains ;
Une foule de bêtes à cornes, d’hommes, de chevaux
Ont été de tous côtés frappés par moi. »

7. « En dépit du nombre des troupes,
Qui vinrent de Cruachan si dur,
Plus d’un tiers, un peu moins que moitié,
A été tué par les armes que rudement je maniais. »

8. « Il ne vint à champ de bataille,
L’Irlande n’a nourri de ses mamelles,
Il n’arriva ni de mer, ni de terre
Aucun des fils de rois qui ait acquis plus de gloire. »
Tout a été jeu, tout a été plaisanterie,
Jusqu’à ce que Ferdéad arrivât au gué. »

Ici se termine l’épisode intitulé : Meurtre de Ferdéad.

Au début du Táin bó Cúanlge les guerriers d’Ulster et Conchobar, leur roi, ne peuvent prendre les armes pour la défense de leur pays. Une malédiction, prononcée contre eux par la déesse Macha, leur a infligé une maladie qui leur impose un humiliant repos. Du chapitre VI au chapitre XX, Cûchulainn seul lutte contre l’armée où la reine Medb, voulant envahir l’Ulster, a réuni les guerriers de quatre des cinq grandes provinces d’Irlande. Il n’y a pas à insister ni sur le paragraphe 2 du chapitre XVII, où cent cinquante gens, qui, vu leur âge, n’avaient pas été atteints par la malédiction de la déesse Macha, veulent lui porter secours et perdent la vie, ni sur le concours que le héros reçut du Dieu Lug, son père, au grand massacre de la plaine de Murthemne, paragraphe 4 du même chapitre.

A partir du chapitre XXI, la scène change : Cûchulainn, dans ses combats 1° contre Calatin Dana, ses 27 fils et son petit-fils, chapitre XIX, § 3, 2° contre Ferdéad, chapitre XX, a reçu tant et de si terribles blessures, qu’il est incapable de combattre. Les guerriers de l’Ulster sont, pour la plupart encore, ainsi que leur roi, retenus à Emain Macha, leur capitale, par la maladie mystérieuse que leur a infligée la déesse Macha. Quelques-uns cependant peuvent venir au secours du héros malade ; c’est le sujet des chapitres XXI, XXII et XXIII.

CHAPITRE XXI
CÛCHULAINN ET LES COURS D’EAU

La croyance à la divinité des cours d’eau était générale dans l’antiquité grecque et romaine. Chez les Gaulois, le Rhin était le juge auquel on s’adressait, quand un mari, doutant de la fidélité de sa femme, se posait la question de savoir s’il était bien le père de l’enfant que cette femme avait mis au monde. Les malades demandaient au cours d’eau la guérison de leurs maux, de là, par exemple, le surnom de sauveur, swthr, donné à un affluent du Strymon, fleuve de Thrace, de là aussi les vota adressés à la déesse Seine, deae Sequanae, dans l’endroit où surgissait sa source à Saint-Seine, Côte-d’Or ; de là les nombreux ex voto trouvés récemment à une des sources du Mont-Auxois, près d’Alise-Sainte-Reine.

Cûchulainn, couvert de blessures, va chercher et trouve sa guérison dans vingt et un cours d’eau d’Irlande. De cette guérison notre texte donne une raison relativement moderne : les gens de la déesse Dana avaient mis dans ces cours d’eau des herbes et des plantes médicinales. La doctrine primitive élevait ces cours d’eau au rang des dieux et leur divinité était la cause des guérisons qu’ils opéraient.

Alors vinrent, chacun séparément, plusieurs guerriers d’Ulster pour porter en cet endroit, à cette heure, aide et secours à Cûchulainn : ce furent Senal. Uathach, puis les deux fils de Gegg (nom de femme), c’est-à-dire Muridach et Cotreb. Ils l’emmenèrent avec eux aux ruisseaux et aux rivières de Conaille en Murthemne pour soigner en les lavant dans ces ruisseaux et dans ces rivières, les trous faits par la pointe des lances, les déchirures, les nombreuses plaies de Cûchulainn. En effet, pour apporter aide et secours à Cûchulainn, les gens de la déesse Dana mettaient dans les ruisseaux et rivières du pays de Conaille en Murthemne des herbes et des plantes médicinales propres à rendre la santé ; elles donnaient une teinte bigarrée à la surface de ces cours d’eau. Voici les noms des cours d’eau auxquels Cûchulainn dut sa guérison : Sáis, Buáin, Bithlain, Findglais, Gleóir, Glenamain, Bedg, Tadg, Telaméit, Rínd, Bir, Brenide, Dichaem, Muach, Miliuc, Cumung, Cuilend, Gainemain, Drong, Delt, Dubglass.

CHAPITRE XXII

Avant que tous les guerriers d’Ulster se réunissent et aillent ensemble livrer bataille à ceux du reste de l’Irlande, comme on le verra aux chapitres XXV-XXVII, plusieurs guerriers d’Ulster vont seuls ou par petits groupes donner aide à Cûchulainn. C’est le sujet des chapitres XXII, XXIII. Le premier de ces guerriers est Cethern (chapitre XXII). Cethern reçoit de graves blessures. Quatorze médecins de Connaught, appelés pour le guérir, se déclarent incapables d’y réussir et sont tués par lui ; un quinzième tombe à demi mort de saisissement quand il voit les cadavres de ses quatorze confrères. Mais alors Cûchulainn a recours à un fath-liaig « prophète-médecin » d’Ulster. Ce médecin appartient à la catégorie des fáthi, ouateix, vates, qui forment au dessous des druides la seconde classe des gens savants chez les Gaulois et en Irlande. Il connaît la provenance de chacune des nombreuses et graves blessures de Cethern, il les guérit. Mais le trop hardi Cethern ne survécut pas longtemps à cette merveilleuse cure.

PREMIÈRE PARTIE.
Rude combat de Cethern.

Alors les hommes d’Irlande dirent à Mac Roth, le principal courrier, d’aller comme éclaireur en observation jusqu’au mont Fuaid de crainte que les guerriers d’Ulster ne vinssent les attaquer sans préalable avertissement et à l’improviste. Mac Roth alla au mont Fuaid. Peu de temps après y être arrivé, il vit sur cette montagne quelqu’un qui, venant du Nord, s’avançait seul tout droit vers lui dans un char. C’était un homme farouche, rouge, nu, qui dans ce char arrivait sans vêtement et sans armes, sauf un épieu de fer qu’il tenait à la main. Il en piquait son cocher et ses chevaux. Il parut à Mac Roth que jamais ce guerrier n’atteindrait l’armée. Mac Roth, pour raconter ce qu’il avait vu, alla dans l’endroit où se trouvait Ailill, Medb, Fergus et les nobles d’Irlande. Quand il fut arrivé, Ailill lui demanda des nouvelles : « Eh bien, Mac Roth », dit Ailill, « as-tu vu un des habitants d’Ulster suivre aujourd’hui les traces de cette armée-ci? » — « Je ne sais pas », répondit Mac Roth, « seulement j’ai vu quelqu’un dans un char sur le mont Fuaid; il se dirigeait vers nous. Il y avait dans ce char un homme farouche, rouge, nu, sans vêtement, ni armes, sauf dans sa main un épieu de fer, dont il piquait également son cocher et ses chevaux. Il me parut qu’il n’atteindrait jamais cette armée-ci! » — « Qu’en penses-tu, ô Fergus ? », dit Ailill. — « Il me semble », répliqua Fergus, « que ce serait Cethern, fils de Fintan, qui serait venu là ». Ce que disait Fergus était la vérité ; c’était bien le fils de Fintan, c’était Cethern qui était venu là; il parvint à les atteindre; il les attaqua jusque dans leur camp, en tout sens, de tout côté; il blessa tout le monde autour de lui. Il fut blessé aussi lui-même en tout sens, de tout côté ; puis il s’éloigna d’eux; les entrailles, les intestins lui sortaient du corps; il vint à l’endroit où se trouvait Cûchulainn, espérant obtenir là traitement et guérison. Il demanda à Cûchulainn un médecin pour le soigner et le guérir. « Eh bien, maître Lôeg », dit Cûchulainn, « va à la forteresse, au camp des hommes d’Irlande, et dis aux médecins de venir soigner Cethern, fils de Fintan. J’ajoute ceci : s’ils ne viennent pas, peu importe qu’ils soient sous terre ou dans une maison fermée ; ils recevront de moi, mort, meurtre, anéantissement, s’il ne viennent demain avant l’heure où nous sommes maintenant ». Lôeg se rendit à la forteresse et au camp des hommes d’Irlande et dit aux médecins des hommes d’Irlande de venir soigner Cethern, fils de Fintan. Il n’était certes pas aisé pour les médecins des hommes d’Irlande de faire ce que Lôeg demandait, aller soigner un étranger, leur adversaire, leur ennemi ; mais ils craignirent, s’ils ne venaient, de recevoir de la main de Cûchulainn, mort, meurtre, anéantissement. Quand chacun d’eux arrivait, Cethern, fils de Fintan, lui montrait les plaies faites par les pointes de lance, les déchirures, les blessures d’où le sang coulait, et le médecin déclarait que chez Cethern il n’y avait plus de vie, que la guérison était impossible; alors Cethern le frappait d’un coup de poing tout droit sur le plat du front, en sorte que la cervelle de ce médecin sortait par le trou de l’oreille ou par les sutures du crâne. Cethern, fils de Fintan, les tua ainsi jusqu’à ce qu’arriva le quinzième médecin ; quand celui-ci vint, Cethern avait cessé de frapper; mais ce médecin perdit connaissance et finit par rester à demi mort par l’effet du saisissement au milieu des cadavres des quatorze médecins qui l’avaient précédé. Il s’appelait Ithael, était médecin d’Ailill et de Medb. Alors Cethern demanda à Cûchulainn de lui procurer un autre médecin pour le soigner et le guérir. « Eh bien, maître Lôeg », dit Cûchulainn, « va me chercher Fingid, médecin-prophète, à Ferta Fingin, à Leccan du mont Fuain, c’est le médecin de Conchobar. Qu’il vienne soigner Cethern, fils de Fintan ». Lôeg alla trouver le médecin de Conchobar, le médecin-prophète de Ferta Fingin, de Leccan sur le mont Fuaid. Il lui dit de venir soigner Cethern, fils de Fintan. Fingin le médecin-prophète se rendit à cette invitation, et, aussitôt qu’il fut arrivé, Cethern lui montra les plaies que lui avaient faites les pointes de lance, les déchirures, les blessures d’où le sang coulait.

SECONDE PARTIE.
Sanglantes blessures de Cethern.

1. Fingin regarda le sang qui coulait d’une blessure de Cethern : « Mais, dit-il, cette blessure t’a été faite par un parent, à contre-cœur, elle n’est pas grave et tu n’en mourras pas tout de suite. » — « Mais c’est vrai » répondit Cethern, « l’homme qui m’a fait cette blessure était complètement chauve ; un manteau bleu l’enveloppait; il avait dans son manteau, sur sa poitrine, une broche d’argent ; il portait un bouclier courbe avec tranchant orné ; il tenait dans sa main une lance à cinq pointes; à côté de lui était un javelot fourchu; il m’a fait couler ce sang, il m’en a ôté peu. » — « Mais nous connaissons cet homme-là », dit Cûchulainn, « c’est Illand aux multiples tours, fils de Fergus; il ne voulait pas te faire tomber sous ses coups; il t’a donné une apparence de coups, pour empêcher les hommes d’Irlande de dire qu’il les avait trahis, qu’il abandonnait leur cause ».

2. « Regarde donc aussi, maître Fingin, regarde cette blessure sanglante-ci », dit Cethern. Fingin regarda cette blessure sanglante : « C’est le belliqueux exploit d’une femme orgueilleuse », dit le médecin. — « Oui certes », répondit Cethern, « une femme est venue me faire cette blessure. C’était une jolie femme au visage blanc, aux joues grandes et longues, aux cheveux d’un blond doré. Un manteau pourpre sans autre couleur l’enveloppait ; elle avait sur la poitrine dans ce manteau une broche d’or ; elle tenait en main une lance droite avec flamme rouge lui tombant sur le dos. C’est elle qui m’a fait cette plaie sanglante, elle m’a également ôté peu de sang ». — « Mais nous connaissons cette femme-là », dit Cûchulainn, « c’est Medb, fille d’Echaid Feidlech, roi suprême d’Irlande; elle a pris part à cette expédition-ci. C’aurait été pour elle une victoire, un triomphe, une occasion de se vanter, si tu étais tombé sous ses coups ».

3. — « Regarde aussi, maître Fingin, cette blessure sanglante que j’ai », dit Cethern. Fingin regarda la blessure sanglante. « Mais », dit le médecin, « c’est l’exploit belliqueux de deux guerriers ». — « Oui c’est vrai », répondit Cethern, « deux guerriers vinrent m’attaquer; deux manteaux bleus les enveloppaient; sur leur poitrine, dans leurs manteaux il y avait des broches d’argent ; un collier d’argent très blanc était autour du cou de chacun d’eux ». — « Nous connaissons ces deux guerriers là », dit Cûchulainn, « c’est Oll et Othinc de la maison d’Aillil et de Medb; jamais ils ne viennent combattre ensemble que pour faire sûrement des blessures à des hommes. Si tu étais tombé sous leurs coups, c’aurait été triomphe et gloire pour eux ».

4. « Regarde aussi, maître Fingin », dit Cethern, « cette blessure sanglante que j’ai ». Fingin regarda la blessure sanglante. « Deux jeunes guerriers qui vinrent m’attaquer m’ont fait cette blessure-là. Ils avaient un brillant équipement de guerre. Chacun d’eux me frappa d’un épieu. Je perçais l’un d’eux de cet épieu-ci ». — Fingin regarda la blessure sanglante. « Mais ce sang est noir », dit le médecin, « les blessures ont traversé ton coeur; elles se sont croisées au travers de ton coeur; je ne prédis pas guérison ; mais en employant un peu des herbes qui procurent guérison et en récitant une des formules magiques qui donnent la santé je pourrais t’éviter un désastre immédiat. » — « Mais », dit Cûchulainn, « nous connaissons les deux guerriers qui ont fait ces blessures, ce sont Bun et Mecconn, deux familiers d’Ailill et de Medb. Ils désiraient te faire tomber sous leurs coups ».

5. « Regarde sur moi cette sanglante blessure, ô Fingin, mon maître », reprit Cethern. Fingin regarda cette blessure. « C’est », répondit le médecin, « c’est le résultat de la rude attaque des deux fils du roi de la forêt ». — « C’est bien vrai », dit Cethern, « deux jeunes gens vinrent m’attaquer; ils avaient le visage blanc, de grands cils bruns et sur la tête des diadèmes d’or. Sur leurs vêtements, deux manteaux verts les enveloppaient et dans ces manteaux il y avait sur leurs poitrines deux broches de blanc argent. Dans leurs mains, ils tenaient deux lances à cinq pointes ». — « Mais », reprit le médecin, « les sanglantes blessures qu’ils te firent sont près les unes des autres. C’est à la gorge qu’ils t’ont atteint; c’est là qu’ensemble les pointes de leurs lances t’ont frappé. La guérison de ces blessures n’est pas facile ». — « Nous connaissons ces deux guerriers-là », dit Cûchulainn, « ce sont Broen et Brudne, tous deux fils du roi des trois flambeaux, tous deux fils du roi de la forêt; en te terrassant, ils ont obtenu victoire, triomphe, félicitations ».

6. « Regarde aussi sur moi cette plaie sanglante, ô Fingin, mon maître », reprit Cethern. — « Cette plaie », repartit le médecin, « a été faite par deux frères ensemble ». — « C’est bien vrai », répondit Cethern, « deux guerriers royaux de premier rang sont alors venus m’attaquer. Leurs cheveux étaient blonds; des manteaux vert foncé avec doublure à leur extrémité les enveloppaient; ils avaient dans ces manteaux sur leurs poitrines des broches de laiton en forme de feuilles; dans leurs mains étaient des lances aux pointes larges et vertes ». — « Mais nous connaissons ces deux guerriers », dit Cûchulainn, « ce sont Cormac, fils du roi Colba, et Cormac, fils de Mael Foga, de la maison d’Ailill et de Medb. Leur désir était que tu tombasses sous leurs coups ».

7. « Regarde aussi cette plaie sanglante, ô Fingin, mon maître! », dit Cethern. Fingin regarda cette plaie. « C’est », répondit le médecin, « le résultat d’une attaque faite par deux frères ». — « Mais certainement, c’est vrai », repartit Cethern, « ceux qui m’ont attaqué étaient deux tendres jeunes guerriers qui se ressemblaient. L’un avait les cheveux bruns et bouclés ; l’autre les cheveux aussi bouclés, mais blonds. Deux manteaux verts, mis sur leurs autres vêtements, les enveloppaient; dans ces manteaux, sur leur poitrine, il y avait deux broches de blanc argent ; ils portaient sur la peau deux tuniques de soie lisse et jaune. À leurs ceintures pendaient deux épées à poignée blanche. Ils avaient deux boucliers blancs sur lesquels, en blanc argent, étaient représentés des animaux. En leurs mains, ils tenaient deux lances à cinq pointes, ces lances ornées de cercles d’argent tout blanc ». — « Mais », dit Cûchulainn, « nous connaissons ces deux guerriers. Ce sont Mane, semblable à père, et Mane, semblable à mère, deux fils d’Ailill et de Medb; ils ont obtenu victoire, triomphe et félicitations, pour t’avoir fait tomber sous leurs coups ».

8. « Regarde sur moi cette plaie sanglante, ô Fingin, mon maître ! », dit Cethern. « Deux jeunes guerriers m’ont blessé là. Leur accoutrement était brillant, distingué, viril. Les vêtements qui les enveloppaient étaient étranges, merveilleux. Chacun d’eux me lança un javelot. J’en lançai un à chacun d’eux ». Fingin regarda cette plaie sanglante. « Mais, ils t’ont fait habilement ces blessures », déclara le médecin, « ils ont coupé les nerfs de ton coeur, en sorte que les mouvements de ton coeur dans ta poitrine ressemblent à ceux d’une pomme dans une voiture ou d’un peloton dans un sac vide ; il n’y a pas de nerfs pour le soutenir ; c’est un mal que je ne puis guérir ». — « Mais nous connaissons ces deux hommes-là », dit Cûchulainn, « ce sont deux guerriers de Norvège ; en les envoyant, Ailill et Medb n’ont eu qu’un but, c’était de te faire tuer ; car il n’est pas fréquent que leur adversaire survive au combat livré contre eux et le désir d’Ailill et de Medb était que tu succombasses sous leurs coups ».

9. « Regarde aussi cette blessure sanglante-ci sur moi, ô Fingin, mon maître ! » dit Cethern. Fingin regarda aussi cette blessure sanglante. « Mais », dit le médecin, « c’est l’effet de coups alternatifs donnés par un fils et par un père ». — « Certes, c’est vrai », répondit Cethern, « j’ai été attaqué par deux hommes de grande taille, rouges comme lumière de flambeau, portant sur la tête des diadèmes d’or, ornés de flamme d’or, enveloppés chacun d’un vêtement royal; à leurs ceintures pendaient des épées à poignées d’or dans des fourreaux d’argent tout blanc ; ils s’appuyaient dans leurs chars sur des coussins d’or et de diverses couleurs ». — « Mais nous connaissons ces deux guerriers-là » dit Cûchulainn, « c’étaient Ailill et son fils Mane, surnommé celui qui les prend tous. Ils ont obtenu victoire, triomphe, et félicitations, parce que tu es tombé sous leurs coups ».

Ici se termine le récit des blessures sanglantes reçues par Cethern à l’enlèvement des vaches de Cooley.

TROISIÈME PARTIE.
Guérison et mort de Cethern.

« Eh bien! ô Fingin! ô prophète-médecin! », dit Cethern, fils de Fintan, « quelle ordonnance, quels conseils me donnes-tu aujourd’hui? » — « Ce que je te réponds », répliqua Fingin, le prophète-médecin, « c’est que tu ne peux compter que tes grandes vaches te donneront des génisses cette année : quoi que tu comptes là-dessus, tu ne jouiras pas de ces génisses; ce n’est pas à toi qu’elles profiteront ». — « Ton ordonnance et ton conseil », dit Cethern, « sont ce que m’ont dit les autres médecins; ils n’en ont tiré ni victoire ni profit; ils sont tombés sous mes coups; toi non plus tu n’en tireras ni victoire ni profit et tu tomberas sous mes coups ». Et il lui donna un fort coup de pied, en sorte que Fingin tomba entre les deux roues du char. « Mais », dit Cûchulainn, « il a été terrible, ce méchant coup. » De là le nom du lieu dit Hauteur du coup de pied en Crich Ross depuis lors jusqu’aujourd’hui.

Cependant Fingin, le prophète- médecin, donna à Cethern le choix entre deux traitements : ou rester longtemps, peut-être un an, malade au lit et trouver remède par là, ou subir rouge cure de trois jours et trois nuits, pendant lesquels il laisserait à ses ennemis toute sa force. Cethern préféra le second procédé; Cethern, fils de Fintan, choisit rouge cure de trois jours et trois nuits pendant lesquels il laisserait à ses ennemis toute sa force, car ensuite, disait-il, il ne trouverait personne plus capable que lui-même d’exiger indemnité et de se venger.

Alors Fingin, le prophète-médecin, demanda à Cûchulainn un grand pot de hachis pour traitement et guérison de Cethern, fils de Fintan. Cûchulainn se rendit à l’étape et au campement des hommes d’Irlande; il en fit sortir ce qu’il trouva de troupeaux, de bestiaux, de bêtes à cornes ; de leur chair, de leurs os, de leur peau, il fit un grand pot de hachis, et Cethern, fils de Fintan, mis dans ce grand pot de hachis, y resta trois jours et trois nuits. Tout autour son corps absorba le hachis du pot. Le hachis du pot pénétra dans ses plaies, dans ses déchirures, dans ses articulations, dans ses multiples blessures. Au bout de trois jours et de trois nuits, Cethern sortit du grand pot de hachis, il tenait une planche de son char contre son ventre, de crainte que ses intestins, ses entrailles ne vinssent à s’en échapper.

Alors arriva du Nord, arriva de Dun-da-Benn sa femme Finda, fille d’Eochu; elle lui apportait son épée. Cethern alla attaquer les hommes d’Irlande. Au même instant ceux-ci lui envoyaient sommation. Ditholl, médecin d’Ailill et de Medb. était arrivé chez eux comme mort par l’effet de son grand évanouissement qui avait longtemps duré entre les cadavres des autres médecins: « Eh bien! ô hommes d’Irlande! » avait dit le médecin Ditholl, « Cethern, fils de Fintan, viendra vous attaquer après son traitement et sa guérison par Fingin, le prophète-médecin; attendez-le ». Alors les hommes d’Irlande avaient envoyé en avant le vêtement d’Ailill et son diadème d’or et les avaient fait mettre autour du pilier de pierre en Grich Ross, afin que Cethern, fils de Fintan, à son arrivée, tournât contre ce pilier sa colère. Cethern, fils de Fintan, vit le vêtement d’Ailill et son diadème d’or autour du pilier de pierre de Crich Ross, et n’étant pas au courant, crut que c’était Ailill en personne. Il s’élança comme un coup de vent et frappa le pilier de son épée qui y entra jusqu’à la poignée. « Il y a tromperie ici », dit Cethern, fils de Fintan, « et c’est pour moi que vous avez fait cette tromperie-là. J’en donne ma parole, il ne se trouvera chez vous personne qui revête ce costume royal et mette sur sa tête ce diadème d’or sans que mes coups lui tranchent les mains, lui ôtent la vie ». Mane Andoe, fils d’Ailill et de Medb, entendit ces paroles, il revêtit le costume royal, mit sur sa tête le diadème d’or et s’avança sur le sol occupé par les hommes d’Irlande. Cethern, fils de Fintan, se mit rapidement à sa poursuite et lui lança son bouclier dont la bordure ciselée coupa Mane Andoe en trois morceaux et le fit tomber à terre entre les chevaux et le char monté par le cocher. Les armées d’Irlande entouraient Cethern des deux côtés en sorte qu’il tomba mort au milieu d’elles dans la baie où il se trouvait.

Ainsi finit le récit du rude combat de Cethern, de ses plaies sanglantes (de sa guérison et de sa mort).

CHAPITRE XXIII

Dans ce chapitre on voit plusieurs guerriers d’Ulster, succédant à Cethern, venus comme lui en aide à Cûchulainn incapable de combattre.

1. Combat de dents par Fintan.

Fintan, fils de Niall Niamglonnach de Dun da Benn, était père de Cethern, fils de Fintan. Il vint pour donner réparation à l’honneur des habitants de l’Ulster et pour venger son fils sur les troupes d’Irlande. Cent cinquante guerriers l’accompagnaient. Leurs lances étaient chacune armée de deux fers, l’un au bout haut, l’autre au bout bas, en sorte qu’on pouvait également frapper de chaque extrémité de l’arme. Ils livrèrent trois batailles aux hommes d’Irlande qui perdirent des guerriers en nombre égal à celui des assaillants, et les gens de Niall, fils de Fintan, succombèrent aussi tous sauf Crimthan, fils de Fintan. Crimthan fut sauvé grâce aux boucliers par lesquels Ailill et Medb le protégèrent. Alors les hommes d’Irlande dirent que Fintan, fils de Niall, pouvait sans honte évacuer leur lieu d’étape et campement en y laissant son fils Crimthan, fils de Fintan ; qu’alors les troupes d’Ulster reculeraient vers le Nord pendant une journée et cesseraient de faire acte de guerre jusqu’au jour de la grande bataille qui devait se livrer quand les guerriers des quatre grandes provinces d’Irlande arriveraient à Garech et à Ilgarech, lieu de la bataille de l’enlèvement des vaches de Cooley ainsi que l’avaient prédit les Druides des hommes d’Irlande. Fintan accepta cet arrangement, on lui rendit son fils. Il évacua le lieu d’étape et de campement des hommes d’Irlande et les troupes d’Ulster reculèrent vers le Nord pendant une journée, puis s’arrêtèrent, cessèrent d’avancer. On dit alors que de ses gens, Fintan, fils de Niall, avait recouvré un et qu’en compensation il avait donné un homme aux guerriers d’Irlande ; les lèvres et le nez de chacun de ces deux hommes avaient été mis entre les dents de l’autre : c’est un combat de dents pour nous, dirent les guerriers d’Irlande, c’est un combat de dents pour les gens de Fintan et pour Fintan lui-même. De là le titre de cette section : Combat de dents par Fintan.

2. Affront qui rougit Menn.

Menn, fils de Salcholga était un des Renna de la rivière de Boyne. Ses hommes étaient au nombre de douze, armés de lances sur le bois desquels il y avait deux fers, un fer en haut, un fer en bas, en sorte que des deux bouts chaque lance pouvait blesser l’ennemi. Ils attaquèrent trois fois les troupes d’Irlande et trois fois tuèrent un nombre d’ennemis égal au leur, tous les douze ils succombèrent aussi. Menn lui-même fut durement blessé, en sorte qu’il rougit, devint rouge écarlate. De là résulta ce que dirent les hommes d’Irlande : «Voilà», dirent-ils, « un affront qui rougit Menn, fils de Salcholga. Ses gens sont tués, sont exterminés et lui-même est blessé ; sur lui est une teinte rouge, écarlate ». De là pour cet épisode le titre d’affront qui rougit Menn ; alors les hommes d’Irlande dirent que pour Menn, fils de Salcholga, il n’y aurait pas honte à sortir de leur lieu d’étape et campement; que les troupes d’Ulster reculeraient d’une journée de marche vers le Nord, cesseraient de combattre et de blesser les guerriers d’Irlande jusqu’à ce que Conchobar fût guéri de sa maladie de neuf jours ou nuits, jusqu’au moment où serait livrée la bataille de Garech et Ilgarech, comme avaient prédit les Druides, les prophètes, les gens savants des hommes d’Irlande.

Menn, fils de Salcholga, accepta cet arrangement ; il sortit du lieu d’étape et de campement des guerriers d’Irlande et les troupes d’Ulster reculèrent d’un jour de marche pour y rester et y attendre jusqu’au jour de la bataille.

3. Expédition des cochers.

Alors les cochers d’Ulster vinrent attaquer les hommes d’Irlande. Ils étaient cent-cinquante. Ils leur livrèrent trois batailles ; ils leur tuèrent un nombre de guerriers égal à leur propre nombre et ils succombèrent tous eux-mêmes. Telle fut l’expédition des cochers.

4. Combat blanc de Reochaid.

Reochaid, fils de Fathemon, un des hommes d’Ulster, accompagné de cent cinquante guerriers s’installa sur une colline en face des hommes d’Irlande. Findabair, fille d’Ailill et de Medb, le vit faire. Elle alla causer avec Medb sa mère. « J’ai aimé ce guerrier-là, il y a certes longtemps de cela », dit-elle, « et il est encore mon bien-aimé, mon choix est fait, qu’il me demande en mariage ». — « Si tu l’aimes, ma fille », répondit Medb, « va dormir avec lui cette nuit et demande-lui armistice pour nos troupes, jusqu’au jour de la grande bataille où les hommes des quatre grandes provinces d’Irlande rencontreront ceux d’Ulster à Garech et Ilgarech, à la bataille de l’enlèvement des vaches de Cooley. Reochaid, fils de Fathemon, accorda cette armistice et Findabair dormit avec lui cette nuit-là. Un vice-roi de Munster, qui était au camp des hommes d’Irlande, entendit raconter cela. Il dit à ses gens : « Cette fille-là m’a été fiancée, il y a de cela certes longtemps, et c’est à cause de cela que je vins à cette expédition-ci. » Il y avait là sept (autres) vice-rois de Munster ; (Findabair leur avait été dernièrement promise et c’était la raison pour laquelle ils étaient venus à l’expédition); « Pourquoi n’irions-nous pas », dirent-ils, « tirer vengeance de l’insulte qui nous a été faite dans la personne de notre femme ? Vengeons-nous sur les Mane qui sont de garde derrière l’armée d’Irlande à Imlech et à Glendammair ». Cet avis prévalut chez eux. Ils se levèrent avec vingt et un mille guerriers. Contre eux se levèrent Ailill avec trois mille guerriers, Medb avec trois mille, les fils de Maga avec trois mille, enfin les Galiain, les gens de Munster et les gens de Tara. Un arrangement se fit entre ces deux armées, les guerriers s’assirent les uns à côté des autres, chacun ayant ses armes à côté de lui. Mais avant cet arrangement qui sépara les deux armées, elles s’étaient battues et huit cent très braves guerriers avaient succombé. Findabair, fille d’Ailill et de Medb, entendit raconter que ce nombre de guerriers avait péri dans une bataille dont elle était cause; et dans sa poitrine son coeur se brisa comme on casse une noix, tant elle fut honteuse et humiliée; on appelle Findabair du mont l’endroit où elle tomba. Les hommes d’Irlande dirent alors : « C’est un combat blanc qu’a livré Reochad, fils de Fathemon: huit cents très braves guerriers sont tombés dans ce combat à cause de lui ; mais lui s’en est tiré sans qu’une goutte de sang lui ait rougi la peau. »

De là le titre de cet épisode : combat blanc de Reochad.

5. Combat de projectiles par Iliach.

Iliach était le fils de Cass, son grand-père était Bacc, son arrière-grand-père Ross Ruad, et au quatrième degré il descendait de Rudraige. On lui raconta que quatre grandes provinces d’Irlande avaient envahi et dévasté l’Ulster et le pays des Pictes depuis le lundi commencement de novembre jusqu’au commencement de février ; il délibéra avec ses gens sur un plan qu’il avait formé : « Pourrais-je », dit-il, « faire un meilleur projet que celui d’aller attaquer les hommes d’Irlande, de remporter victoire sur eux, de venger ainsi l’honneur d’Ulster ; peu importe si finalement je succombais moi-même ». Son idée fut acceptée. On prit pour lui deux vieilles rosses sèches, épuisées, qui étaient sur la plage à côté du camp. On les attela à son vieux char sans housse ni fourrure aucune. Il emporta avec lui son bouclier raboteux et gris de fer, bordé à l’entour de dur argent. Il mit à sa gauche son épée grossière et grise dont les coups produisaient des exploits. Il plaça près de lui dans son char ses deux javelots au sommet vibrant et pointu. Ses gens garnirent autour de lui son char de pierres, de blocs, de projectiles. En cet équipage il alla trouver les hommes d’Irlande et sur son char ceux-ci le virent entièrement nu. « Certes », dirent-ils, « il serait avantageux pour nous que les habitants d’Ulster vinssent tous dans le même équipage nous attaquer ». Doche, fils de Maga, le rencontra et lui souhaita le bonjour : « Tu es le bien venu ô Iliach », dit Doche, fils de Maga. — « Cette salutation que tu m’adresses est loyale », répondit Iliach, « mais viens me trouver au moment où mes exploits seront terminés, où ma vigueur guerrière aura disparu, qu’alors ce soit toi qui me coupes la tête, que ce ne soit aucun autre homme d’Irlande. Mon épée restera entre tes mains pour que tu la transmettes à Loegaire [Buadach, ton petit-fils] ». Il mania ses armes contre les hommes d’Irlande aussi longtemps qu’il put se servir d’elles, puis lorsqu’elles furent hors d’usage, il lança aux hommes d’Irlande des pierres, des blocs, de grands morceaux de rochers, et quand les projectiles lui firent défaut pour atteindre les hommes [qui étaient plus près de lui], il broya rapidement ces hommes entre ses avant-bras et le plat de ses mains en sorte qu’il fit d’eux une masse où chair, os, nerfs et peau étaient mêlés. Deux hachis servirent longtemps de pendant l’un à l’autre; ce sont le hachis que, pour guérir Cethern, fils de Fintan, Cûchulainn fit avec les os des bestiaux d’Ulster et celui qu’Iliach fit avec les os des hommes d’Irlande. Cet exploit d’Iliach fut le troisième massacre d’innombrables victimes pendant l’Enlèvement. On l’appelle combat de projectiles par Iliach. En effet Iliach dans ce combat se servit de pierres, de blocs, de morceaux de rochers. Doche, fils de Maga, le rencontra : « Cet homme n’est-il pas Iliach? » demanda Doche, fils de Maga. — « C’est bien moi », répondit Iliach. « Viens à moi et coupe-moi la tête, de plus garde près de toi mon épée pour la donner à ton bien aimé [petit-fils] Loegaire [Buadach]. Doche s’approcha de lui et d’un coup d’épée lui coupa la tête.

Ici se termine le récit du combat de projectiles par Iliach.

6. Haut campement d’Amargin à Teltown.

Cet Amargin était fils de Cass; son grand -père s’appelait Bacc, son arrière-grand-père Ross et au quatrième degré il descendait de Rudraige. Il atteignit les troupes d’Irlande au delà de Teltown à l’Ouest et en les tournant au delà de Teltovvn au Nord. À Teltown il mit sous lui son coude gauche et ses gens le fournirent de pierres, de rocs, de grands blocs. Puis il se mit à lancer sur les hommes d’Irlande ces projectiles jusqu’au bout de trois jours et trois nuits.

7. Aventures de Cûrôi, fils de Dare.

On raconta à Cûroi qu’un seul guerrier avait arrêté et retenu quatre grandes provinces d’Irlande, depuis le lundi commencement de novembre jusqu’au commencement de février. Cela lui fit de la peine, il n’eut pas la patience d’attendre l’arrivée de ses gens; il partit pour aller livrer combat et bataille à Cûchulainn. Mais quand il arriva où Cûchulainn se trouvait, il le vit là gémissant, couvert de plaies, criblé de blessures; il pensa qu’il ne serait ni honorable ni beau de livrer combat et bataille à Cûchulainn après le combat de Ferdéad, parce qu’une fois Cûchulainn mort on dirait que ç’aurait été l’effet des plaies et des blessures que ce guerrier avait précédemment reçues de Ferdéad. Cûchulainn cependant lui offrit combat et bataille, [mais Cûrôi refusa]. Il se mit en route pour aller trouver les hommes d’Irlande et comme il s’approchait d’eux, il vit Amargin le coude gauche sous lui, près et à l’ouest de Teltown. Puis du nord il atteignit les hommes d’Irlande qui le munirent de pierres, de morceaux de rocs, de blocs rocheux et il se mit à les lancer en face dans la direction d’Amargin dont les belliqueux projectiles rencontraient au-dessus d’eux les siens en l’air jusque dans les nues, en sorte que chaque pierre se brisait en cent morceaux. « Au nom de ta valeur, je t’en conjure », dit Medb, « cesse de lancer tes projectiles; ils ne sont ni un aide ni un secours pour nous, ils nous rendent un mauvais service ». — « Je donne ma parole », répondit Cûrôi, « que je ne cesserai pas avant le jugement dernier et la vie éternelle tant que lui-même, Amargin, n’aura pas cessé ». — « Je cesserai », répondit Amargin, « si tu t’engages à ne plus venir donner ton aide et ton concours aux hommes d’Irlande ». Cûroi accepta et partit pour regagner son pays et ses gens.

8. Suite du haut campement d’Amargin à Teltown.

Alors les hommes d’Irlande allèrent au-delà de Teltown à l’Ouest. « Il ne m’a pas été prescrit », dit Amargin, « de ne pas lancer de nouveau des projectiles aux troupes d’Irlande », et il alla les attaquer à l’Ouest en tournant au delà de Teltown au nord-est; puis il se mit à leur lancer des projectiles; et il se livra longtemps à cet exercice. Alors les hommes d’Irlande dirent que pour Amargin il n’y aurait pas de honte à s’éloigner de leur camp, à condition que leurs troupes reculassent d’une journée de marche au Nord et s’y arrêtassent, y séjournassent; lui à son tour cesserait de faire contre elles acte de guerre jusqu’au jour de la grande bataille, quand à Garech et Ilgarech se rassembleraient quatre grandes provinces d’Irlande pour livrer la bataille de l’Enlèvement des vaches de Cooley. Amargin accepta cet arrangement. Les troupes des hommes d’Irlande reculèrent d’une journée de marche en partant du Nord. Ici se termine l’épisode dit : haut campement d’Amargin à Teltown.

CHAPITRE XXIV

I. LONG AVERTISSEMENT DE SUALTAM

Suivant la mythologie grecque Alcmène, femme d’Amphitryon, roi de Tirynthe, eut un amant, le dieu suprême Zeus, et de là naquit un fils, le célèbre Héraclès, dont les douze travaux peuvent être comparés aux exploits de Cûchulainn principalement dans le Táin bó Cúalnge. De son mari Alcmène eut un autre fils, Iphiclès. Comme Alcmène, l’Irlandaise Dechtire, sœur de Conchobar, roi d’Ulster, céda à l’amour d’un dieu, le Lugus des Gaulois, le Lug des Irlandais ; elle en eut un fils, le célèbre héros et demi-dieu Cûchulainn. Mais la légende irlandaise ne parle pas d’enfant qu’elle aurait eu de Sualtam son mari. Celui-ci, achetant sa femme suivant l’usage, avait acquis par là juridiquement la puissance paternelle sur les enfants que sa femme mettrait au jour pendant le mariage. Par conséquent Cûchulainn avait deux pères : un père naturel, le dieu Lug, un père légal, Sualtam. Au chapitre XVII du Táin on voit apparaître le père naturel ; le dieu Lug vient soigner et guérit Cûchulainn que de nombreuses blessures ont épuisé et presque anéanti ; puis, quand dans son char armé de faux le héros va massacrer une grande partie de l’armée ennemie, le dieu son père l’accompagne dans cette expédition. Au chapitre XXIV, Cûchulainn se trouve de nouveau dans le même état d’épuisement qu’au début du chapitre XVII. Qui lui vient en aide ? Ce n’est plus le dieu son père naturel, c’est le mortel qui est légalement son père, qui pendant l’enfance du héros a pris soin de lui, comme le dit le nom sous lequel ce père légal est connu, Sualtam, « bon nourricier ». Il s’agit d’aller demander l’intervention du roi Conchobar. Ce rôle de messager ne pouvait convenir à un dieu.

Sualtam dont il est ici question était fils de Becaltach et petit-fils de Moraltach; il était père de Cûchulainn dit fils de Sualtam. On lui avait raconté la pénible situation où se trouvait son fils en livrant, dans l’enlèvement des vaches de Cooley , un combat inégal à Calatin le hardi, accompagné de ses vingt-sept fils et de son petit-fils Glass, fils de Delga. « Nous sommes loin », dit Sualtam, « du désastre qui se produirait si le ciel se brisait, si la mer débordait et si la terre se fendait, mais bien pénible est la situation de mon fils dans le combat inégal qu’il livre pendant l’Enlèvement des vaches de Cooley. » Sualtam pensait dire vrai, et il alla se renseigner; il y alla sans se presser. Une fois arrivé à l’endroit où se trouvait Cûchulainn, Sualtam se mit à gémir et à se plaindre. Cûchulainn ne considéra pas comme étant à son honneur, comme beaux pour lui, les gémissements, les plaintes de Sualtam . Quoique blessé et criblé de plaies, il savait que Sualtam était incapable de le venger; car c’est ainsi qu’était fait Sualtam : sans être un mauvais guerrier, il n’était pas guerrier distingué, c’était un homme doux et bon : « Eh bien, maître Sualtam », dit Cûchulainn, « va trouver les guerriers d’Ulster à Emain Macha et dis-leur d’aller tout de suite poursuivre ceux qui sont venus les piller, car je ne suis plus capable de les défendre davantage dans les vallées, dans les défilés du pays qu’on appelle Conaille de Murthemne. Je suis seul en face de quatre grandes provinces d’Irlande depuis le lundi commencement de novembre jusqu’au début de février; j’ai chaque jour tué un homme au gué et cent guerriers chaque nuit. On n’observe pas à mon égard les engagements qu’on a pris, de ne me livrer que des combats singuliers ; personne ne songe à m’apporter une aide ni à me secourir. Des baguettes en forme d’arc placées sous mon manteau l’empêchent de toucher mes blessures; des touffes d’herbes sèches sont dans mes articulations. Du sommet de ma tête jusqu’à la plante de mes pieds, il n’y a aucun poil sur lequel tiendrait une pointe d’aiguille en haut duquel il n’y ait une tache de sang très rouge; même sur ma main gauche, qui portait mon bouclier, il y a cent cinquante taches de sang. Si les guerriers d’Ulster ne viennent immédiatement me venger, ils ne me vengeront pas avant qu’arrivent le jugement [dernier] et la vie [éternelle]. »

Sualtam monta sur le Gris de Macha [un des deux chevaux qui d’ordinaire étaient attelés au char de Cûchulainn] et partit pour donner avertissement aux guerriers d’Ulster. Quand il arriva à côté d’Emain Macha, il dit : « Hommes sont tués, femmes sont enlevées, vaches sont emmenées, ô guerriers d’Ulster ! » Il ne reçut pas la réponse qu’il attendait et en conséquence venant se placer en face d’Emain Macha il répéta : « Hommes sont tués, femmes sont enlevées, vaches sont emmenées, ô guerriers d’Ulster! » Il ne reçut encore pas la réponse qu’il attendait. Il y avait défense aux guerriers d’Ulster de parler avant leur roi, au roi lui-même de parler avant ses druides. Sualtam s’avança jusque sur la pierre des otages dans l’intérieur d’Emain Macha : il répéta : « Hommes sont tués, femmes sont enlevées, vaches sont emmenées. » — « Mais qui les a tués? qui les a enlevées ? qui les a emmenées ? » demanda Cathba le druide. — « Ailill et Medb vous ont attaqués », répondit Sualtam; « sont enlevés vos femmes, vos fils, vos gentils enfants, vos chevaux, vos troupes de chevaux, vos troupeaux, vos bestiaux, votre bétail : et Cûchulainn est seul pour arrêter, pour empêcher d’avancer l’armée de quatre grandes provinces d’Irlande, dans les défilés, dans les vallées du pays qu’on appelle Conaille de Murthemne. On n’observe pas à son égard les conventions qui prescrivaient des combats singuliers, aucun guerrier ne vient combattre à ses côtés, personne ne lui apporte aide ni secours. Ce jeune homme blessé a les articulations disloquées ; des baguettes en forme d’arc fixées sous son manteau empêchent son manteau de toucher ses blessures. Du sommet de sa tête à la plante de ses pieds, il n’y a aucun poil sur qui tiendrait une pointe d’aiguille, en haut duquel il n’y ait une goutte de sang très rouge; même sur sa main gauche qui portait son bouclier il y a cent cinquante taches de sang. Si vous ne venez immédiatement le venger, vous ne le vengerez pas avant qu’arrivent le jugement [dernier] et la vie [éternelle] ». — « Il est juste » dit Cathba le druide « de massacrer, de tuer, de mettre à mort celui qui insulte ainsi le roi ». — « Certes, c’est vrai », dirent tous les guerriers d’Ulster. Sualtam partit en colère, le coeur plein de haine, il n’avait pas reçu des guerriers d’Ulster la réponse qu’il attendait. Le Gris de Macha se cabra sous lui et alla se placer en face d’Emain Macha. Alors le bouclier de Sualtam se tourna contre Sualtam lui-même. Le bord de ce bouclier trancha la tête de Sualtam. Le cheval rentra dans Emain ; sur son dos il portait le bouclier et sur le bouclier était la tête de Sualtam ; cette tête répétait les mêmes paroles : « Hommes sont tués, femmes sont enlevées, vaches sont emmenées, ô guerriers d’Ulster ! » dit la tête de Sualtam. — « Ce cri est un peu trop fort », dit Conchobar ; « le ciel est au-dessus de nous, la terre sous nous, la mer tout autour nous enveloppe, mais si le firmament ne vient pas avec sa pluie d’étoiles sur la face de la terre où nous sommes campés, si la terre en tremblant ne se brise pas, si l’Océan aux bords frangés de bleu ne vient pas sur le front chevelu du monde, je ramènerai chaque vache à son étable et à son enclos, chaque femme à sa maison et à sa demeure après avoir remporté la victoire dans les combats, dans les batailles, à la guerre. » Et alors arriva celui des gens de Conchobar, qui lui servait de courrier, Findchad Ferbenduma, fils de Fraechlethan. Conchobar lui dit d’aller convoquer et rassembler les guerriers d’Ulster. Il lui fit le compte des vivants et de ceux qui étaient morts par l’effet de l’ivresse qu’avaient produite chez eux le sommeil (magique) et la maladie de neuvaine. Voici les paroles de Conchobar.

2. CONVOCATION DES GUERRIERS d’ULSTER.

« Lève-toi, ô Findchad;
Je t’envoie :
Il ne faut pas perdre de temps :
Parle aux guerriers d’Ulster. »

Suit une liste de ces guerriers comprenant environ cent-cinquante noms. Il n’y a pas d’accord exact entre les manuscrits. —

[[ Va vers Derg, vers Deda dans sa crique, vers Lemain, vers Follach, vers Illann fils de Fergus à Gabar, vers Dornaill Feic à Imchlar, vers Derg Imdirg, vers Fedilmid fils de Ilar Cetach de Cualnge à Ellonn, vers Reochad fils de Fathemon à Rigdonn, vers Lug, vers Lugaid, vers Cathba dans sa crique, vers Carfre à Ellne, vers Laeg sur sa chaussée, vers Gemen dans sa vallée, vers Senoll Uathach à Diabul Ard,. vers Cethern fils de Fintan à Carrloig, vers Cethern à Eillne, vers Tarothor, vers Mulach en son fort, vers le poète royal Amargin, vers Uathach Bodba, vers la Morrigan à Dûn Sobairche, vers Eit, vers Roth, vers Fiachna en son tertre, vers Dam drend, vers Andiaraid, vers Manè Macbriathrach (‘l’Eloquent’), vers Dam Derg (‘le rouge’), vers Mod, vers Mothus, vers Iarmothus à Corp Cliath, vers Gabarlaig en Linè, vers Eocho Semnech en Semne, vers Eochaid Laithrech à Latharne, vers Celtchar fils de Uthecar en Lethglas, vers Errgè Echbel (‘Bouche-de-Cheval’) à Bri Errgi (‘Colline d’Errgè’), vers Uma fils de Remarfessach (‘Barbe-Epaisse’) à Fedain en Cualnge, vers Munremur (‘Cou-Epais’) fils de Gerrcend (‘Petite-Tête’) à Moduirn, vers Senlabair à Canann Gall (‘des Etrangers’), vers Fallomain, vers Lugaid, roi des Fir Bolg, vers Lugaid de Linè, vers Buadgalach (‘le Héros Victorieux’), vers Abach, vers Fergna à Barrene, vers Anè, vers Aniach, vers Abra, vers Loegaire Milbel (‘Bouche-de-Miel’), jusqu’à son feu (?), vers les trois fils de Trosgal à Bacc Draigin (‘Creux-de-l’Epine’), vers Drend, vers Drenda, vers Drendus, vers Cimb, vers Cimbil, vers Cimbin à Fan na Coba (‘la Pente de …), vers Fachtna fils de Sencha à son fort, vers Sencha, vers Senchainte, vers Bricriu, vers Briccirne fils de Bricriu, vers Brecc, vers Buan, vers Barach, vers Oengus des Fir Bolg, vers Oengus fils de Letè, vers Fergus fils de Letè, vers … (?), vers Bruachar, vers Slangè, vers Conall Cernach (‘le Victorieux’) fils de Amargin à Midluachar, vers Cuchulainn fils de Sualtaim à Murthemne, vers Menn fils de Salcholga à Rena (‘la Voie-navigable’), vers les trois fils de Fiachna, Ross, Darè et Imchad à Cualnge, vers Connud macMorna à Callann, vers Condra fils de Amargin à son fort, vers Amargin à Ess Ruaid, vers Laeg à Leirè, vers Oengus Ferbenduma (‘Celui-à-la-Corne-de-cuivre’), vers Ogma Grianainech (‘Face-Lumineuse’) à Brecc, vers Eo macFornè, vers Tollcend, vers Sudè à Mag Eol en Mag Dea, vers Conla Saeb à Uarba, vers Loegaire Buadach (‘le Triomphant’ à Immail, vers Amargin Iarngiunnach (‘Cheveux-Noirs’) à Taltiu, vers Furbaide Ferbenn (‘l’homme-avec-des-Cornes-sur-son-casque’) fils de Conchobar à Sil en Mag Inis (‘la Plaine-de-l’île’), vers Cuscraid Menn (‘le Frappeur’) de Macha fils de Conchobar à Macha, vers Fingin à Fingabair, vers Blae ‘l’Hospitalier d’une centaine,’ vers Blae ‘l’Hospitalier-de-six-hommes,’ vers Eogan fils de Durthacht à Fernmag, vers Ord à Mag Sered, vers Oblan, vers Obail à Culenn, vers Curethar, vers Liana à Ethbenna, vers Fernel, vers Finnchad de Sliab Betha, vers Talgoba à Bernas (‘le Gouffre’), vers Menn fils des Fir Cualann à Mag Dula, vers Iroll à Blarinè, vers Tobraidè fils de Ailcoth vers Ialla Ilgremma (‘aux-nombreuses-Captures’), vers Ross fils de Ulchrothach (‘aux-Nombreuses-Apparences’) à Mag Dobla, vers Ailill Finn (‘le Noble’), vers Fethen Bec (‘le Petit’), vers Fethan Mor (‘le gros’), vers Fergus fils de Finnchoem (‘le Blond charmant’) à Burach, vers Olchar, vers Ebadchar, vers Uathchar, vers Etatchar, vers Oengus fils de Oenlam Gabè (‘le Forgeron-Manchot’), vers Ruadri à Mag Tail, vers Manè fils de Crom (‘le Bossu’), vers Nindech fils de Cronn, vers … (?), vers Mal macRochraidi, vers Beothach (‘le Joyeux’), vers Briathrach (‘le Bavard’) à son fort, vers Narithla à Lothor, vers les deux fils de Feic, Muridach et Cotreb, vers Fintan fils de Niamglonnach (‘aux brillants Exploits’) à Dun da Benn (‘le Dûn-aux-deux-Pans’), vers Feradach Finn Fechtnach (‘le Noble et Intègre’) à Nemed (‘le Sanctuaire’) de Sliab Fuait, vers Amargin fils de Ecetsalach (‘le forgeron-crasseux’) au Buas, vers Bunnè fils de Munremar, vers Fidach fils de Dorarè, vers Muirnè Menn (‘le Cogneur’). ]]

Findchad n’eut pas de peine à faire la convocation et le rassemblement prescrit par Conchobar. Tous les guerriers qui se trouvaient à l’Est d’Emain, à l’Ouest d’Emain, au Nord d’Emain arrivèrent dans la pelouse d’Emain à la suite de leurs rois, obéissant à la parole de leurs chefs et là ils attendirent le lever de Conchobar. Tous les guerriers qui se trouvaient au Sud d’Emain allèrent immédiatement sur les traces de l’armée ennemie en suivant les empreintes laissées par les sabots des chevaux.

Dans leur première marche, cette nuit-là, les guerriers d’Ulster qui entouraient Conchobar atteignirent la pelouse d’Irard Cullenn.« Qu’attendons-nous donc ? ô hommes! » dit Conchobar. — « Nous attendons tes fils », lui répondit-on : « nous attendons Fiabach et Fiachna qui sont allés chercher Erc, fils de Fedelmid aux neuf formes, ta fille, et de Carpre Niafer, afin qu’il vienne maintenant nous rejoindre avec sa nombreuse levée de soldats, son rassemblement, sa troupe, son armée. » — « Je donne ma parole », répondit Conchobar « que je ne l’attendrai pas davantage ici. Je ne veux pas que les hommes d’Irlande n’entendent point parler de mon lever à cause de l’état maladif où je suis, des souffrances que j’éprouve; car ils ne savent pas si je suis encore vivant. »

Alors Conchobar et Celtchar, accompagnés de trois mille guerriers en char et armés de lances aiguës, allèrent au gué d’Irmide. Là ils rencontrèrent cent soixante hommes de grande taille, des gens d’Ailill et de Medb, emmenant comme butin cent soixante femmes. C’était leur part du butin fait sur les habitants d’Ulster ; les cent soixante hommes tenaient chacun une femme prisonnière. Conchobar et Celtchar coupèrent les cent soixante têtes de ces hommes et délivrèrent les cent soixante femmes. Le gué, qui s’était appelé gué d’Irmide jusque là, fut dès lors dit gué des Fêné, parce que sur les bords de ce gué combattirent les guerriers des Fêné tant de l’Est que de l’Ouest.

Cette nuit-là Conchobar et Celtchar retournèrent à la pelouse d’Irard Cullenn près des guerriers d’Ulster. Celtchar les excita au combat. Voici ce qu’il dit aux guerriers d’Ulster cette nuit là à Irard Cullenn.

1. ………………………..
…………………………….
…………………………….
…………………………….

2 « Trois mille cochers,
Cent dures troupes de chevaux,
Oui cent, autour de cent druides,
Pour nous conduire ne feront pas défaut. »

3 « L’homme du pays
Autour des emportements de Conchobar
Prépare la bataille.
Réunissez-vous, ô Fêne ! »

4 « Le combat sera livré
A Garech et à Ilgarech
Ce matin à l’Est. »

Cette même nuit Cormac à l’intelligent exil, fils de Conchobar, dit les paroles qui suivent aux hommes d’Irlande à Slemain de Meath :

1 « Merveilleuse matinée !
Temps merveilleux !
Des armées se mêleront
Des rois seront mis en fuite. »

2 Des cous seront brisés,
Le sable rougira,
Devant sept chefs triompheront
Les armées d’Ulster autour de Conchobar. »

3 « Elles combattront pour leurs femmes,
Elles reprendront leurs troupeaux,
A Garech et à Ilgarech,
Ce matin à l’Est. »

La même nuit Dubthach le paresseux d’Ulster dit aux hommes d’Irlande à Slemain de Meath les paroles que voici :

1 « Très grande matinée,
La matinée de Meath ;
Très grand armistice,
L’armistice de Cullenn ! »

2 « Très grand combat,
Le combat de Clartha ;
Très grande cavalerie,
La cavalerie d’Assal. »

3 « Très grande mort,
La mort des gens de Bresse ;
Très grande victoire,
La victoire des guerriers d’Ulster autour de Conchobar. »

4 « Ils combattront pour leurs femmes,
Ils reprendront leurs troupeaux,
A Garech et à Ilgarech,
Ce matin à l’Est. »

Alors Dubthach fut réveillé dans son sommeil ; en effet Nemain (Déesse de la guerre) avait pénétré au milieu de l’armée des hommes d’Irlande; de leurs lances et de leurs épées, elle faisait sortir un bruit d’armes qui, semblable à des cris, s’élevait en l’air ; la terreur que ce bruit causait tua, dans leur camp, à leur poste, cent guerriers. Avant ou après cet événement, la nuit ne fut pas plus calme pour les hommes d’Irlande : une prophétie, des fantômes, des visions leur avaient annoncé (le désastre prochain).

CHAPITRE XXV
LES BATAILLONS MARCHENT EN AVANT

1 . Alors Ailill prit la parole : « J’ai certes été » dit-il « dévaster l’Ulster et le pays des Pictes depuis le lundi commencement de l’hiver jusqu’au commencement du printemps. Nous avons enlevé leurs femmes, leurs fils, leurs gentils enfants, leurs chevaux, leurs troupes de chevaux, leurs troupeaux, leurs bestiaux, leur bétail ; nous avons abattu derrière eux leurs montagnes, les faisant tomber dans les vallées que nous avons nivelées. Aussi ne les attendrai-je pas ici davantage; ils viendront, s’il leur plaît, me livrer bataille dans la plaine d’Ae. Mais nous disons aussi ceci : que quelqu’un aille dans la grande et vaste plaine de Meath voir si les guerriers d’Ulster y viennent; et s’ils y viennent, je ne m’enfuirai pas à la forteresse (de Cruachan) ; fuir n’a jamais été la coutume des rois. » — « Qui faut-il envoyer là? » demanda chacun, « qui donc, si ce n’est Mac Roth, le roi des coureurs ? »

Mac Roth s’en alla inspecter la grande et vaste plaine de Meath. Il n’y était pas depuis longtemps quand il entendit quelque chose : bourdonnement, tapage, fracas, vacarme ; ce n’était pas un bruit léger ; il lui sembla que c’était comme si le firmament tombait sur la face de la terre animée par les hommes, comme si l’Océan aux bords frangés de bleu arrivait sur le front chevelu du monde, comme si la terre se mettait à trembler, ou comme si les arbres des forêts étaient précipités sur les rameaux et sur les branches fourchues les uns des autres. Quoi qu’il en soit, ce qui était certain, c’est que les animaux sauvages de la forêt avaient été chassés dans la plaine en sorte qu’ils rendaient invisible le front chevelu de la plaine de Meath. Mac Roth alla raconter cela à l’endroit où se trouvaient Ailill, Medb, Fergus et les grands seigneurs d’Irlande. Il leur fit son rapport.

« Qu’est-ce que cela ? O Fergus ! » dit Ailill. — « Cela n’est pas difficile à comprendre » répondit Fergus. « Ce bourdonnement, ce tapage, ce tumulte qu’il a entendus », dit Fergus, « ce bruit, ce tonnerre, ce fracas, ce vacarme, résultent de ce que, devant leurs chars autour des guerriers, des héros, les hommes d’Ulster ont avec leurs épées coupé le bois; en ce faisant, ils ont chassé dans la plaine les animaux sauvages, derrière lesquels a cessé d’être visible le front chevelu de la plaine de Meath. »

Mac Roth alla une seconde fois inspecter la plaine de Meath : il aperçut un grand nuage gris qui remplissait l’intervalle entre le ciel et la terre. Il lui semblait voir dans ce nuage des îles sur des lacs dans des vallées. Il crut distinguer des cavernes béantes à l’entrée de ce nuage. Il lui sembla voir des pièces de toile toutes blanches ou des flocons de neige pure s’échapper d’une fente de ce nuage. Il lui sembla qu’il y avait là soit une foule énorme d’oiseaux aussi étranges que nombreux, soit la clarté d’étoiles multiples, étincelantes comme en une nuit froide et sans nuage, soit les étincelles parties d’un feu très rouge. Il entendit bourdonnement, tapage, tumulte, bruit, tonnerre, fracas, vacarme. Il alla raconter cela à l’endroit où se trouvaient Ailill, Medb, Fergus et les grands seigneurs d’Irlande. Il leur fit son rapport.

« Qu’est-ce que cela ? ô Fergus ! » demanda Ailill. — « Cela n’est pas difficile à comprendre » répondit Fergus. « Le grand nuage gris que Mac Roth a vu remplissant l’intervalle entre le ciel et la terre, c’est le produit de l’haleine des chevaux et des guerriers ; c’est aussi la vapeur émanée du sol, la poussière du chemin soulevée au-dessus des guerriers par le souffle du vent; voilà ce qui a causé ce grand nuage très gris dans les cieux et les airs.

« Les îles sur les lacs que Mac Roth a vues, les sommets des collines et des montagnes au-dessus des vallées du nuage, ce sont les têtes des guerriers et des héros au-dessus des chars, ce sont les chars eux-mêmes.

« Les cavernes que Mac Roth a vues béantes à l’entrée du nuage, ce sont les bouches et les nez par lesquels les chevaux et les héros aspirent le soleil et le vent pendant la marche précipitée de la foule.

« Les pièces de toile toutes blanches que Mac Roth a aperçues, la neige pure qu’il a vue tomber, c’était de l’écume et encore de l’écume qui s’échappant des bouches des forts et vigoureux chevaux arrivait sur les mors des brides pendant la marche impétueuse de la troupe des guerriers.

« La foule énorme d’oiseaux étranges, nombreux, que Mac Roth a aperçue là, c’étaient les immondices qui du sol et de la surface de la terre étaient soulevées par les pieds, par les sabots des chevaux, et que le vent faisait voler au-dessus d’eux.

« Le bourdonnement, tapage, tumulte, bruit, tonnerre, tracas, vacarme qu’a entendus Mac Roth, c’est le cliquetis des boucliers, des fers de lances, des belliqueuses épées, des casques, des cuirasses, des armes de toute sorte que maniaient des guerriers furieux ; c’est le frottement des cordes, le grincement des roues, le choc des sabots des chevaux, le roulement des chars; c’est la puissante voix de basse des guerriers, des héros.

« La clarté d’étoiles multiples, étincelantes, que Mac Roth a vue briller, comme en une nuit froide et sans nuage, les étincelles parties d’un feu très rouge, dont parle Mac Roth, ce sont les yeux terribles, avides de sang, sortant des beaux casques élégants et finement parés, de ces guerriers, de ces héros ; ceux-ci sont pleins de colère et de fureur contre ceux auxquels ils n’ont pas jusqu’ici livré combat, sur lesquels ils n’ont pas remporté de victoires et n’en remporteront pas jusqu’au jugement (dernier) et à la vie (éternelle). »

« Nous ne faisons pas grand cas d’eux » dit Medb; « de bons soldats, de bons guerriers sont venus nous offrir leurs services ». — « Je ne compte pas là-dessus », répondit Fergus; « j’en donne ma parole, tu ne rencontreras pas en Irlande ou en Grande Bretagne une armée capable de se disputer avec des guerriers d’Ulster, quand ils sont entrés en fureur. »

Alors les quatre grandes provinces d’Irlande prirent cette nuit étape et campement à Clathra. Ils laissèrent des hommes de garde en surveillance devant les guerriers d’Ulster de peur que ces guerriers ne vinssent les attaquer sans sommation préalable, à l’improviste.

2. Ce fut alors que s’avancèrent Conchobar et Celtchar avec trois mille guerriers en char et armés de lances. Ils s’arrêtèrent en Slemain de Meath derrière les armées des hommes d’Irlande. Mais ici nous nous trompons, ils ne s’arrêtèrent pas là; et conformément à un présage ils allèrent au camp d’Ailill et de Medb pour rougir leurs mains dans le sang de tous leurs adversaires. Mac Roth ne fut pas longtemps à arriver près d’eux, et voici ce qu’il vit : une troupe de chevaux très grande, extraordinaire, tout droit au Nord-Est en Slemain de Meath. Il retourna là où étaient Ailill, Medb et les grands seigneurs d’Irlande. Dès qu’il fut arrivé, Aillil lui demanda des nouvelles. « Eh bien ! ô Mac Roth » demanda Ailill, « as-tu vu aujourd’hui quelqu’un des guerriers d’Ulster sur les traces de cette armée-ci? » — « Certes, je ne sais pas », répondit Mac Roth; « mais j’ai vu une très grande et extraordinaire troupe de chevaux tout droit au Nord-Est en Slemain de Meath. » — « Mais quel nombre de chevaux y a-t-il dans cette troupe? » dit Ailill. — « Il n’y a pas dans cette troupe » répliqua Mac Roth « moins de trois mille guerriers en char armés de lances, dix fois cent, plus vingt fois cent guerriers en char armés de lances ».

« Eh bien ! ô Fergus ! » demanda Ailill , « que penses-tu de l’épouvante à nous causée par la poussière ou par la vapeur qu’exhalent les haleines d’une grande armée, si jusqu’à cette heure le nombre d’ennemis que tu nous as annoncés n’est pas plus considérable que cela. »

« Tu te hâtes un peu trop de les prendre en pitié », répondit Fergus, « car il se peut que ces troupes soient plus nombreuses qu’on ne l’a dit ». — « Tenons conseil là-dessus avec maturité et brièvement », repartit Medb. « On sait que nous serons attaqués par l’homme très grand, très sauvage, très emporté qui s’approche de nous, par Conchobar, c’est-à-dire par le fils de Fachtna Fathach, par le petit-fils de Ross, par l’arrière-petit-fils de Rudraige, par le roi suprême d’Ulster, par le fils du roi suprême d’Irlande. Que les hommes d’Irlande disposent devant Conchobar un cercle de guerriers qui ait une ouverture et lorsque Conchobar sera entré par cette ouverture, que trois mille hommes la ferment derrière lui et fassent sa troupe prisonnière sans la blesser. Inutile qu’ils viennent plus nombreux, ils auront le talent de le prendre. » C’est une des trois plus grandes moqueries qui ont été dites à l’enlèvement [du taureau divin et] des vaches de Cooley, de faire Conchobar prisonnier sans le blesser, et d’avoir le talent de prendre les trois mille guerriers qui l’accompagnaient de la race royale d’Ulster.

Cormac à l’intelligent exil, fils de Conchobar, entendit le discours de Medb et il sut que si on n’en tirait pas immédiatement vengeance, la vengeance n’en pourrait être obtenue avant le jugement [dernier] et la vie [éternelle]. Alors Cormac à l’intelligent exil, fils de Conchobar, se leva avec sa troupe de trois mille vaillants guerriers pour livrer un noble combat à Ailill et à Medb. Mais Ailill se leva avec ses trois mille vaillants guerriers; Medb se leva avec ses trois mille guerriers; les Mane se levèrent avec leurs trois mille guerriers ; les fils de Maga se levèrent avec leurs trois mille guerriers; les Galiáin, les gens de Munster, ceux de Tara se levèrent et après s’être entendus entre eux s’assirent les uns près des autres à côté de leurs armes. Alors Medb disposa des guerriers en forme de cercle ouvert devant Conchobar et plaça une troupe de trois mille hommes pour fermer ce cercle derrière Conchobar. Conchobar pénétra dans ce cercle par l’ouverture, et, pour en sortir, il ne se préoccupa pas de chercher une issue : il fit devant lui en face dans le combat une brèche de la largeur d’un homme, puis à droite une brèche aussi large que cent hommes, à gauche une brèche aussi large que cent hommes, et frappant dans la masse, y pénétrant, il tua huit cents guerriers très braves, puis il s’éloigna; aucune goutte de son sang n’avait rougi sa peau et il s’assit en Slemain de Meath en avant de l’armée d’Ulster.

« Eh bien ! ô hommes d’Irlande! » dit Ailill, « que l’un de nous aille inspecter la grande et vaste plaine de Meath pour savoir comment les guerriers d’Ulster sont arrivés sur les hauteurs de Slemain de Meath, pour nous faire la description de leurs armes, de leurs équipements, de leurs héros, de leurs guerriers, capables de briser cent clôtures, et de leurs gens du commun. Pour que nous entendions bientôt son rapport, qu’il parte tout de suite. » — « Qui donc irait là? » demanda chacun. — « Qui ? » répondit Ailill, «si ce n’est Mac Roth, le roi des coureurs ».

Mac Roth partit et alla s’asseoir en Slemain de Meath devant les guerriers d’Ulster. Les guerriers d’Ulster firent sur ces hauteurs une marche qui, commencée de bonne heure le matin au point du jour, continua jusqu’au soir au moment du coucher du soleil. Sous eux pendant ce temps, la terre n’était pas nue. Chaque armée entourait son roi, chaque bataillon entourait son chef; chaque roi, chaque chef, chaque seigneur était accompagné de sa troupe, de sa suite, de son groupe, de sa levée de guerriers. Ainsi les guerriers d’Ulster arrivèrent tous avant le coucher du soleil sur la hauteur de Slemain de Meath. Mac Roth partit pour gagner l’endroit où étaient Ailill, Medb et les nobles d’Irlande, pour leur décrire le bataillon qui marchait en tête, les armes, les équipements, les guerriers, les héros, capables de briser cent clôtures, et les gens du commun. À son arrivée Ailill et Medb lui demandèrent des nouvelles. « Eh bien, ô Mac Roth! », dit Ailill, « comment s’est produite la venue des guerriers d’Ulster sur les hauteurs de Slemain de Meath ? »

3. « Certes, je n’en sais rien », répondit Mac Roth. «Ce que je sais, c’est que sur les hauteurs de Slemain de Meath il est venu une troupe ardente, puissante, très belle. Si j’ai bien regardé et bien observé, il y avait là trois fois trois mille guerriers, qui tous se débarrassèrent de leurs vêtements et creusant le sol firent un tas de mottes de terre qu’ils placèrent sous le siège de leur chef, un guerrier mince, de longue et haute taille, distingué et très fier qui était en avant d’eux. C’est le plus beau des chefs du monde ; la crainte, la terreur qu’il inspire à ses troupes, les menaces qu’il leur adresse assurent son triomphe. Il a une belle chevelure blonde bouclée, élégante, touffue, avec toupet. Son visage est agréable, de teinte pourpre. Dans sa tête brille un œil gris bleu, terrible, avide de sang. À son menton pend une barbe à deux pointes, blonde, bouclée. Une tunique pourpre, galonnée, à cinq plis, l’enveloppe. Dans son manteau, sur sa poitrine est une broche d’or. Une chemise blanche avec capuchon orné d’entrelacs d’or rouge couvre sa blanche peau. Il porte un bouclier blanc avec ornements ronds d’or rouge en forme d’animaux. D’une main il tient une épée avec poignée d’or et entrelacs; dans l’autre main, une lance dont la pointe est large et bleue. Ce guerrier s’est assis sur le point le plus élevé de la hauteur; chacun s’est dirigé vers lui, sa troupe s’est rangée autour de lui. »

4. « Il est venu ensuite une autre troupe sur la même hauteur en Slemain de Meath » , dit Mac Roth. « Cette seconde troupe était de trois mille hommes. En tête de cette troupe était aussi un bel homme. Sur sa tête apparaissait une jolie chevelure blonde; autour de son menton une brillante barbe bouclée. Un manteau vert l’enveloppait. Dans ce manteau, sur sa poitrine, on voyait une broche d’argent blanc. Une chemise guerrière d’un rouge brun avec de rouges broderies d’or rouge couvrait tout autour sa blanche peau et descendait jusqu’à ses genoux. Sa lance, ornée de bandes d’argent et de galons d’or, ressemblait au flambeau d’une maison royale ; la tenant dans sa main, ce guerrier faisait des jeux et des tours d’adresse étranges. Du bas de la lance à l’emboîtement du fer, les bandes d’argent couraient tout autour de la hampe à côté des galons d’or ; de l’emboîtement du fer au bas de la lance, les galons d’or couraient tout autour de la hampe à côté des bandes d’argent. Il portait sur lui un bouclier avec tranchant orné pour frapper. À sa gauche pendait une épée à poignée d’ivoire parée de fils d’or. Ce guerrier s’assit à gauche de celui qui le premier était venu sur l’éminence. Sa troupe s’assit autour de lui. Mais, que disons-nous? Elle ne s’assit pas tout de suite. Elle s’agenouilla sur le sol, le bord des boucliers touchant les mentons, jusqu’au moment où elle fut mise en mouvement contre nous. J’ai encore remarqué autre chose, c’est le grand bégaiement du grand et orgueilleux guerrier qui est chef de cette troupe » .

5 . « Il est venu encore une autre troupe sur la même éminence », dit Mac Roth, « en Slemain de Meath ; elle tenait le second rang après la précédente par le nombre et le vêtement des guerriers réunis. En tête de cette troupe était un beau guerrier à tête large. Sa chevelure était divisée en tresses d’un blond foncé. Il faisait tourner dans sa tête un œil ardent, d’un bleu foncé. Une barbe brillante, bouclée, fourchue, étroite entourait son menton. Un manteau bleu foncé avec doublure à son extrémité l’enveloppait. Dans son manteau, sur sa poitrine, était fixée une broche de laiton en. forme de feuille. Il avait sur la peau une chemise à capuchon blanc. Il portait un bouclier blanc avec ornements d’argent arrondis en forme d’animaux. [La poignée de l’épée qu’on tient dans] le poing fermé était de bel argent et cette épée se trouvait cachée sous ses vêtements dans le fourreau de Bodb (déesse de la guerre). Dans sa main il avait une lance à cinq pointes. Ce guerrier s’assit sur le tas de mottes de terre où se trouvait déjà le guerrier arrivé le premier sur la hauteur. Sa troupe s’assit autour de lui. Autant est mélodieux le son prolongé de la harpe touchée par des mains d’artistes, aussi mélodieux me parut le son de la voix de ce dernier guerrier, causant avec le guerrier arrivé le premier sur la hauteur et lui donnant toute sorte de conseils. »

« Mais qui est venu là? » demanda Ailill à Fergus. — « Nous le savons assurément », répondit Fergus. « Le premier guerrier, celui pour lequel en creusant la terre on a fait un tas de mottes de gazon en haut de la colline et près duquel sont venus se placer les autres, c’est Conchobar, fils de Fachtna Fathach, petit-fils de Ross Ruad, arrière-petit-fils de Rudraige; c’est le roi suprême d’Ulster, c’est le fils du roi suprême d’Irlande.

« Le grand guerrier bègue qui s’est assis à la gauche de Conchobar, c’est Cuscraid le bègue de Macha, fils de Conchobar. Il a autour de lui les fils des rois d’Ulster et près de lui les fils des rois d’Irlande. La lance que Mac Roth a vue dans sa main on l’appelle « flambeau de Cuscraid » ; elle est ornée de bandes d’argent et de galons d’or. Ordinairement les bandes d’argent de cette lance ne courent autour d’elle à côté des- galons d’or que peu de temps avant le triomphe. Il est vraisemblable que cette course autour de la lance aura de peu de temps précédé le triomphe prochain.

« Le beau guerrier à tête large qui s’est ensuite assis sur le tas de mottes de gazon près du guerrier arrivé le premier sur la hauteur, c’est Sencha, fils d’Ailill et petit-fils de Maelchlo ; c’est l’éloquent orateur d’Ulster, celui qui apporte la paix aux armées d’Irlande. Mais j’ajoute un mot : ce n’est pas un conseil de lâcheté ni de poltronnerie qu’il donne à son maître en ce jour de bataille où nous sommes ; ce qu’il leur conseille, ce sont des actes de bravoure, des exploits, de hauts faits, de belles actions.

« Encore un mot », reprit Fergus ; « les bons guerriers qui se sont levés de bonne heure autour de Conchobar aujourd’hui sont gens capables de faire des exploits. » — « Nous ne faisons pas grand cas d’eux », répliqua Medb; « nous avons de bons guerriers, de bons soldats pour leur donner la riposte. » — « Je ne compte certes pas là-dessus », répondit Fergus. « Je donne ma parole que tu ne connaîtras jamais ni en Irlande, ni en Grande-Bretagne aucune armée qui puisse donner la riposte aux guerriers d’Ulster quand ils entrent en colère. »

6. « Une autre troupe est venue encore sur la même hauteur en Slemain de Meath », dit Mac Roth. « En tête était un bel homme de très haute taille. Son noble visage semblait jeter des flammes. Il portait une chevelure très brune fort peu épaisse sur son front. Un manteau gris l’enveloppait. Il y avait dans ce manteau sur sa poitrine une broche d’argent. Sur sa peau une chemise blanche à manches. Son bouclier était courbe avec tranchant orné. À la main il tenait une lance à cinq pointes. Une épée à poignée d’ivoire était près de lui à la place ordinaire. »

« Mais qui est-ce ? » demanda Ailill. — « Certes, nous le savons », répondit Fergus. « Il a la main en position de combat, c’est un guerrier prêt pour la bataille ; il est l’anéantissement de tout ennemi qui vient l’attaquer. C’est Eogan, fils de Durthacht, c’est le robuste roi de Farney, dans le Nord.»

7. « Une autre troupe est venue là sur la même hauteur en Slemain de Meath », reprit Mac Roth. « On peut, sans mentir, dire qu’insolemment ils ont occupé cette hauteur-là. Forte est l’horreur, grande est la terreur qu’ils ont apportée avec eux. Derrière eux flottaient leurs vêtements. En tête de cette troupe s’avançait un guerrier héroïque, à grosse tête, avide de sang, terrible. Sa chevelure était légère, d’un gris brillant. Dans sa tête, on voyait de grands yeux jaunes. Un manteau jaune l’enveloppait. Une broche d’or jaune était fixée dans ce manteau sur sa poitrine. Il avait sur la peau une chemise jaune galonnée. Dans sa main il tenait une lance à rivets, avec large fer et longue tige, sur le tranchant de laquelle apparaissait une goutte de sang. »

« Mais qui est-ce ? » demanda Ailill à Fergus. — « Certes, nous le connaissons, ce guerrier », répondit Fergus. « Celui qui est venu ici ne veut éviter ni combat, ni champ de bataille, ni lutte, ni engagement guerrier. C’est Loegaire le victorieux, fils de Connad le blond et petit-fils d’Iliach d’Immail dans le Nord. »

8. « Il est venu encore une autre troupe sur la hauteur en Slemain de Meath. En tête de cette troupe était un guerrier corpulent avec un gros dos. Il portait une chevelure noire et abondante sous laquelle apparaissait un visage pourpre et balafré. Dans sa tête étincelait un œil gris. La lance qu’il portait dans sa main avait des yeux et reflétait des ombres. Il avait un bouclier noir avec une dure bordure de laiton. Un manteau brun de laine frisée l’enveloppait. Dans ce manteau, sur sa poitrine, brillait une broche d’or. Sur la peau il avait une chemise qu’ornaient trois bandes de soie. Au dehors, sur ces vêtements apparaissait une épée avec poignée d’ivoire et ornements de fils d’or. »

« Mais qui est-ce ? », demanda Ailill à Fergus. — « Certes, nous le savons », répondit Fergus. « C’est un guerrier qui met la main au combat, c’est la vague qui venue de l’Océan noie tout, c’est l’homme aux trois cris, c’est une mer qui passe par dessus les murs; voici qui est venu : Munremur, fils de Gerrcend de Moduirn dans le Nord. »

9. « Une autre troupe est venue aussi sur la même hauteur en Slemain de Meath », dit Mac Roth. « En tête de cette troupe était un guerrier à large tête et gros corps, brun, ardent, pareil à un taureau. Dans sa tête apparaissait un œil brun et fier. Sur sa tête on voyait une chevelure blonde et très frisée. Il portait un bouclier rond de couleur rouge, entouré d’une dure bordure d’argent. Il tenait dans sa main une lance à large fer et longue tige. Un manteau rayé l’enveloppait. Sur sa poitrine il y avait dans ce manteau une broche de cuivre. Une chemise avec capuchon et ceinture lui descendait jusqu’aux mollets. Sur sa cuisse gauche pendait une épée à poignée d’ivoire. »

« Mais qui est-ce ? » demanda Ailill à Fergus. — « Certes nous le savons », répondit Fergus. « C’est un pilier de bataille, c’est la victoire dans tous les combats. C’est la hache qui tranche quiconque se présente à lui. C’est Connad, fils de Morna de Calland dans le Nord. »

10. « Il est venu aussi une autre troupe sur la même hauteur en Slemain de Meath », dit Mac Roth. « Sans mentir, ces guerriers ont donné avec tant de force et d’impétuosité l’assaut à cette éminence, que les troupes arrivées avant eux en ont ressenti une secousse. À leur tête était un homme gracieux, aimable, le plus joli des hommes du monde, tant par les traits et la mine que par les formes du corps, tant par ses armes que par son équipement, tant par sa corpulence que par sa belle dignité, tant par son physique que par son habileté dans l’art de la guerre et sa noble attitude. » — « Mais », reprit Fergus, « Mac Roth n’a pas menti; sa parole est juste. Celui qui est venu là n’est pas un imbécile, pillard, ennemi de tout le monde ; il a une force irrésistible. Il est comme la vague qui dans la tempête vous noie. Ce bel homme a l’éclat de la glace. C’est Fedilmid fils de Cilar Cetal d’Elland dans le Nord. »

11. « Une autre troupe est encore venue sur la même hauteur en Slemain de Meath », dit Mac Roth. « On n’a pas vu souvent un guerrier aussi beau que celui qui était à la tête de cette troupe. Sa chevelure était abondante et d’un blond rouge. Il avait un visage fort joli et très large. Dans sa tête son œil gris, juvénile, gai, semblait un flambeau. Homme bien proportionné, il était grand, ni trop maigre, ni trop gros. Il avait les lèvres rouges et minces, les dents brillantes comme des perles, la peau blanche. Il portait un manteau pourpre et doublé. Sur sa poitrine dans ce manteau, il y avait une broche d’or. Une chemise de soie digne d’un roi, avec ornement d’or rouge, enveloppait sa blanche peau. Son bouclier était blanc avec ornements d’or rouge arrondis en forme d’animaux. À sa gauche pendait une épée à poignée d’or avec entrelacs. Une de ses mains tenait une longue lance dont l’extrémité tranchante était bleue ; dans l’autre main, on voyait un des javelots aigus à rivets de bronze que les guerriers lancent avec des cordes. »

« Mais qui est-ce ? », demanda Ailill à Fergus. — « C’est la moitié de la bataille, c’est un des deux guerriers qui livrent le combat singulier, c’est la rage sauvage du chien de guerre. Voici qui est venu : c’est Reochaid, fils de Fatheman de Rigdond dans le Nord. »

12. « Une autre troupe », dit Mac Roth, « est encore venue sur la même hauteur en Slemain de Meath. En tête de cette troupe était le guerrier qui la commandait, un homme à grosses cuisses, dont chaque membre était presqu’aussi gros que le corps d’un homme ordinaire ; sans mentir, c’était un guerrier jusqu’à terre (des pieds à la tête). Il avait une épaisse chevelure brune, le visage pourpre et rond. Dans sa tête luisait un œil orgueilleux. Tel était cet homme, brillant, rapide, avec des guerriers rusés aux yeux noirs, armés de lances rouges, flamboyantes, avides d’action, capables de livrer chacun sept combats singuliers et d’y triompher, de terminer ainsi la lutte sans recourir au concours de Conchobar. »

« Mais qui est-ce? », demanda Ailill à Fergus. — « Certes, nous le savons », répondit Fergus. « C’est un homme aussi remarquable par sa bravoure et sa science de la guerre que par ses débauches et son emportement. Il est le trait d’union entre les troupes et les armes, il dirige du nord le massacre des hommes d’Irlande. C’est mon cher camarade Fergus, fils de Leite, de Line dans le Nord. »

13. « Une autre troupe », dit Mac Roth, « est venue sur la même hauteur en Slemain de Meath. Elle a pris un autre campement que les premières. En tête de cette troupe était un guerrier beau, actif, agile ; il avait sur la peau une chemise bleue galonnée avec ornements arrondis et tissée avec d’excellents fils de laiton, aux fentes et au devant de laquelle on distinguait des boutons d’or rouge. Il portait un manteau fait de plusieurs pièces d’étoffe dont les couleurs semblaient toutes triomphantes. Il y avait cinq cercles d’or sur le bouclier qu’il portait. À sa gauche pendait une épée dure, une épée droite que ce héros devait glorieusement saisir. Il tenait à la main une lance à hampe droite, à fer courbe, à flamme rouge ».

« Mais qui est-ce? » demanda Ailill à Fergus. — « Certes, nous le savons », répondit Fergus. » C’est l’élite des poètes royaux. C’est lui qui donne l’assaut à la forteresse; il est le chemin qui mène au but. Sa bravoure est impétueuse. C’est Amargin, fils d’Ecetsalach le forgeron, c’est le beau poète de Buas dans le Nord. »

14. « Une autre troupe », dit Mac Roth, « est encore venue sur la même hauteur en Slemain de Meath. En tête de cette troupe était un beau guerrier blond. Tout était beau chez lui: chevelure, œil, barbe, sourcil, vêtements. Il portait un bouclier bordé. À sa gauche pendait une épée à poignée d’or ornée d’entrelacs. Dans sa main une lance à cinq pointes brillait sur toute l’armée. » — « Mais, qui est-ce ? » demanda Ailill à Fergus. — « Certes, nous le savons », répondit Fergus. « Celui qui est venu est certainement parmi le peuple un guerrier bien aimé. Il est bien aimé, cet ours qui frappe si fort, bien aimé cet ours aux grands exploits qui attaque les ennemis avec une force accablante. C’est Feradach Find Fechnach qui vient de Nemed sur le mont Fuaid dans le Nord. »

15. « Il est venu encore », dit Mac Roth, « une autre troupe sur la même hauteur en Slemain de Meath. Deux tendres jeunes guerriers étaient en tête de cette troupe. Deux manteaux verts avec doublure les enveloppaient. Deux broches d’argent blanc étaient fixées dans ces manteaux sur leur poitrine. Ils avaient chacun sur la peau une chemise en soie lisse et jaune. À leurs ceintures pendaient des épées à poignée blanche. Dans leurs mains étaient deux lances à cinq pointes avec entourage d’argent tout blanc. Il y a entre eux petite différence d’âge. » — « Mais qui est-ce ? » demanda Ailill à Fergus. — « Certes, nous le savons », répondit Fergus. « Ce sont deux exceptionnels champions, deux hommes au cou exceptionnellement vigoureux, flammes exceptionnelles, flambeaux exceptionnels, deux guerriers, deux héros, deux éminents maîtres de maison, deux dragons, deux feux, deux destructeurs, deux barres de fer, deux audacieux, deux furieux, deux bien aimés des guerriers d’Ulster qui environnent leur roi. Ce sont Fiachaig et Fiachna, deux fils de Conchobar, c’est-à-dire du fils de Fiachtna, du petit-fils de Ross Ruad, de l’arrière-petit-fils de Rudraige. »

16. « Il est venu encore », dit Mac Roth, « une autre troupe sur la même hauteur. On se noierait dans cette troupe, tant elle est grande ; on peut la comparer à un feu de flamme rouge, son nombre exigera une bataille ; elle a la force d’un rocher, elle combattra pour détruire, elle a l’impétuosité du tonnerre. En tête de cette troupe était un homme colère, terrible, très effrayant, au grand nez, aux grandes oreilles, aux yeux aussi gros que des pommes, à la chevelure hérissée, brillante et grise. Un manteau rayé l’enveloppait. Dans ce manteau sur sa poitrine, une barre de fer allait d’une épaule à l’autre. Il avait sur la peau une dure chemise à trois raies. À son côté pendait une épée produite par la fusion de sept morceaux de fer. Contre lui se dressait un bouclier brun. Dans sa main il tenait une grande lance dont la douille était traversée par trente rivets. Aussi se produisit-il grand bruit d’armes parmi les combattants et les troupes, quand on vit ce guerrier et son bataillon arriver sur la hauteur en Slemain de Meath. » — « Mais qui est-ce ? » demanda Ailill à Fergus. — « Certes, nous le savons », répondit Fergus. « C’est la moitié de la bataille, c’est la tête de la lutte, la tête du combat par la bravoure ; c’est une mer qui sépare deux provinces, celui qui est venu là. C’est le grand Celtchair, fils d’Uthechar de Lethglass dans le Nord. »

17. « Il est venu encore », dit Mac Roth, « une autre troupe sur la même hauteur, en Slemain de Meath. Elle est forte, pleine d’ardeur ; elle est affreuse, effrayante. En tête de cette troupe s’avançait un guerrier ventru, à grande bouche, borgne, à large tête, avec de longues mains. Il portait une chevelure très frisée. Un manteau noir flottait autour de lui. Dans ce manteau sur sa poitrine, on voyait une roue d’étain. Sur son vêtement pendait une épée très longue. Il tenait en sa main droite une lourde lance. Son bouclier faisait sur lui une sorte de bosse grise. » — « Mais qui est-ce? », demanda Ailill à Fergus. — « Certes, nous le savons », répondit Fergus. « C’est un lion féroce à main rouge, c’est un ours impétueux, terrible, qui triomphe de la bravoure. C’est Eirge, à la bouche de cheval, qui vient de Bri Errgi, dans le Nord. »

18. « Il est venu encore », dit Mac Roth, « une autre troupe sur la même hauteur en Slemain de Meath. En tête de cette troupe s’avançait un homme grand, éminent. Il portait chevelure très rouge. De grands yeux très rouges apparaissaient dans sa tête ; ces très grands yeux rouges dignes d’un roi étaient aussi longs que la courbe du doigt d’un guerrier. Un manteau moucheté l’enveloppait. Il portait un bouclier gris, une lance bleue et mince. Une troupe toute rouge de sang l’entourait ; lui-même au milieu d’elle était blessé, couvert de sang. » — « Mais qui est-ce ? » demanda Ailill à Fergus. — « Certes, nous le savons », répondit Fergus. « C’est un brave sans pitié, c’est un aigle de haut vol, c’est une lance audacieuse, un animal digne de la royauté, le coureur de Colptha, le victorieux brave de Bale : c’est le beuglant de Berna, c’est le taureau furieux, c’est Mend fils de Salchoga des Rena de la Boyne. »

19. « Il est venu encore », dit Mac Roth, « un autre troupe sur la même hauteur en Slemain de Meath. En tête de cette troupe s’avançait un guerrier à longue mâchoire brune, à chevelure noire, à longs pieds. Un manteau rouge de laine frisée l’enveloppait. Dans ce manteau, sur sa poitrine était une broche d’argent blanc ; sur sa peau une chemise de toile. Il portait un bouclier rouge comme du sang et bordé d’or. À sa gauche pendait une épée à poignée d’argent. Il portait une lance anguleuse avec douille d’or. » — « Mais qui est-ce? », demanda. Ailill à Fergus. — « Certes, nous le savons », répondit Fergus. « C’est un homme de trois courses, un homme de trois chemins, un homme de trois grandes routes, c’est Fergna, fils de Findchonn, c’est le roi de Burach en Ulster dans le Nord. »

20. « Il est venu encore », dit Mac Roth, « une autre troupe sur la même hauteur en Slemain de Meath. En tête de cette troupe s’avançait un homme beau et grand. Il ressemble à Ailill. Armé d’une lance aiguë, il arrêterait l’ennemi par l’éclatante supériorité de sa personne, par ses armes, son équipement, son courage, sa science de la guerre, ses glorieux exploits. Il avait un bouclier bleu avec bossette d’or. À sa gauche, pendait une épée avec poignée d’or. Il tenait à la main une lance à cinq pointes ornée d’or. Il portait un diadème d’or. » — « Mais qui est-ce ? » demanda Ailill à Fergus. — « Certes, nous le savons », répondit Fergus. « Cet homme ainsi arrivé est la base virile de l’attaque victorieuse, c’est lui qui brise les guerriers ; c’est Furbaide Ferbend, fils de Conchobar; il est venu de Síl en Maglnis dans le Nord. »

21. « Il est venu encore », dit Mac Roth, « une autre troupe sur la même hauteur en Slemain de Meath. Sa force diffère de celle des précédentes. Les guerriers qui la composaient avaient les uns des manteaux rouges, les autres des manteaux d’un bleu clair, d’autres des manteaux d’un bleu foncé, d’autres des manteaux verts. Ils portaient des chemises d’un jaune clair et d’une brillante beauté. On voyait au milieu d’eux un petit garçon rouge bigarré revêtu d’un manteau pourpre ; sur sa poitrine une broche d’or était fixée dans son manteau ; sur sa blanche peau une chemise de soie digne d’un roi était ornée d’entrelacs d’or rouge. Une bossette d’or parait son bouclier qu’entoure une bordure d’or. Sous son vêtement pendait une petite épée à poignée d’or. Un javelot aigu jetait son ombre sur lui. » — « Mais qui est-ce ? », demanda Ailill à Fergus. — « Certes, je ne sache pas », répondit Fergus, « avoir laissé derrière moi en Ulster une troupe de ce genre, ni le petit garçon qui se trouve au milieu d’elle. Cependant une chose me paraît vraisemblable; ce peuvent être des hommes de Tara entourant Erc, fils de Fedelmid aux neuf formes et de Carpre Niafer. Si c’est eux, ils ne sont pas grands amis de leur chef. Probablement ce petit garçon est venu sans permission de son père donner aide à son grand-père en cette circonstance. Si ce sont eux, leur troupe sera une mer qui vous noiera. Les armes de cette troupe et du petit garçon qui est au milieu triompheront de vous dans la bataille qui va se livrer. » — « Comment cela ? » demanda Ailill. — « Cela n’est pas difficile », répondit Fergus. « Ce petit garçon ne connaîtra ni crainte, ni effroi ; il vous frappera, il vous massacrera, jusqu’à ce que votre armée soit abattue sur le sol. On entendra siffler l’épée de Conchobar, comme hurle un chien de guerre qui attaque l’ennemi, comme un lion qui se jette sur une troupe d’ours; Cûchulainn hors du champ de bataille dressera autour des combattants quatre murailles de cadavres d’hommes. Les chefs des guerriers d’Ulster, pleins d’affection pour leurs proches, combattront de façon à écraser leurs ennemis. Demain matin dans la bataille on croira entendre d’immenses taureaux mugir vigoureusement à l’enlèvement du veau de leurs vaches. »

22. « Il est encore venu », dit Mac Roth, « une troupe sur la même hauteur en Slemain de Meath. Elle ne comprend pas moins de trois mille hommes. C’étaient des guerriers sauvages, très rouges. On voyait parmi eux des hommes blancs, propres, bleus, pourpres; ils avaient des cheveux longs, d’un blond clair; de jolis et brillants visages; des yeux clairs dignes de rois ; des manteaux éclatants, ornés sur les bras de broches d’or très belles et de couleur pure ; des chemises de soie unie comme peau, des lances à pointe bleue comme verre ; des boucliers jaunes dont on pourrait donner de bons coups ; des épées à poignée d’or avec entrelacs pendaient le long de leurs cuisses. Il leur était arrivé un chagrin qui les faisait gémir très fort. Tous étaient tristes. Leurs chefs royaux étaient dans la peine. Cette brillante armée était orpheline ; ces guerriers n’avaient plus le chef accoutumé qui défendait leur pays. » — « Mais qui est-ce ? » demanda Ailill à Fergus. — « Certes, nous le savons », répondit Fergus. « Ce sont des lions sauvages, des guerriers aux grands exploits, les trois mille hommes de la plaine de Murthemne. Ce qui leur fait tristement courber la tête, en bannissant toute gaieté, c’est qu’ils n’ont pas leur roi pour prendre part à leurs combats contrairement à la coutume, ils n’ont point avec eux Cûchulainn le victorieux à l’épée rouge, qui dans les batailles triomphe. »

« Il y a », reprit Medb, « de bonnes raisons pour que vous et vos compatriotes vous courbiez tristement la tête, en bannissant toute gaieté Il n’y a pas de mal que nous ne vous ayons fait. Nous avons envahi et dévasté l’Ulster depuis le lundi, commencement de novembre, jusqu’au commencement de février. Aux habitants nous avons enlevé leurs femmes, leurs fils, leurs gentils enfants, leurs chevaux, leurs troupes de chevaux, leurs troupeaux, leurs bestiaux, leur bétail. Nous avons abattu derrière eux leurs montagnes, les faisant tomber dans les vallées que nous avons nivelées. » — « Tu n’as pas, ô Medb », répliqua Fergus, « le droit de te vanter en rabaissant les guerriers d’Ulster, car tu ne leur as fait aucun mal, tu ne leur as infligé aucun dommage que le chef de ces vaillants guerriers n’ait vengé sur toi; car d’ici à l’Est de l’Irlande, toutes les tombelles, toutes les fosses, toutes les pierres funèbres, tous les endroits où des morts reposent sont les tombelles, les fosses, les pierres funèbres, les lieux de repos de bons guerriers, de bons combattants qui ont succombé sous les coups du chef excellent de cette troupe-là. Longue vie soit à celui qu’ils prendront pour chef! Malheur à celui qu’ils combattront! Demain matin quand les hommes d’Irlande défendront leur seigneur, et qu’ils seront arrivés à la moitié de la bataille, ils en auront assez. »

« J’ai entendu », dit Mac Roth, « un grand bruit causé par une bataille qui se livre à l’est ou à l’ouest. » — « Quel est ce bruit ? », demanda Ailill à Fergus. — « Certes, nous le savons », répondit Fergus. « C’est Cûchulainn qui voudrait aller au combat ; il est fatigué d’être resté si longtemps à Fertsciach (Tombe de l’Épine), maintenu prisonnier par des broches, des pioches et des cordes ; les guerriers d’Ulster ne lui rendent pas sa liberté à cause de ses plaies et de ses blessures. Il est incapable de livrer bataille depuis son combat avec Ferdéad. »

Fergus disait la vérité. Cûchulainn était fatigué de rester si longtemps à Fertsciach sous des broches, des pioches et des cordes. Alors Fethan et Collach, les deux satiristes, vinrent de l’étape et du campement des hommes d’Irlande. Ils voulaient provoquer chez Cûchulainn des larmes et des plaintes, en lui faisant un récit mensonger de la fuite des guerriers d’Ulster, du meurtre de Conchobar, et de la mort de Fergus en combat singulier.

CHAPITRE XXVI
ON DÉCIDE DE LIVRER BATAILLE

Ce fut cette nuit-là que la déesse de la guerre, Morrigan, fille d’Ernmas, vint prêcher la discorde, exciter l’une contre l’autre les deux armées dans leurs deux camps. Elle dit les paroles que voici :

Des corbeaux rongent
des cous d’hommes.
Le sang des guerriers jaillit ;
Un combat sauvage est livré.
Des esprits sont troublés,
des côtes sont percées
par des exploits belliqueux.
Près de Luibnech
il y a une attaque héroïque.
Viril aspect
ont les hommes de Cruachan ;
d’eux dépend
l’anéantissement de leurs ennemis.
Sous les pieds des autres
merveilleuse leur troupe : Salut aux habitants d’Ulster !
Malheur aux Erna !
Malheur aux habitants d’Ulster !
Salut aux Erna!

C’est à l’oreille des Erna que Morrigan disait :

Malheur aux habitants d’Ulster !
La gloire ne fera pas défaut
à ceux qui sont en face d’eux .

Alors Cûchulainn adressa la parole à Lôeg, fils de Riangabair. « Il serait honteux pour toi, ô Lôeg mon maître », dit-il « que tu ne me donnes pas connaissance des deux combats qui se livreront aujourd’hui entre les deux armées ». — « Je te raconterai, ô Cûchulainn, tout ce que je parviendrai à en savoir », répliqua Lôeg. « Mais regarde un petit troupeau qui est maintenant dans la campagne à l’Ouest hors du camp. Vois, derrière ce troupeau, une troupe de garçons qui le maintient et le garde. Vois aussi hors du camp à l’Est une troupe de garçons qui veut s’emparer de ce troupeau ». — « Mais certes, c’est vrai cela », répondit Cûchulainn. « C’est le présage d’un grand combat, ce sera la cause d’une bonne bataille. Le petit troupeau ira dans la plaine et les deux troupes de garçons se rencontreront. Quand elles se rencontreront, une grande bataille commencera ».

Cûchulainn avait dit vrai. Le petit troupeau vint dans la plaine et les deux troupes de garçons se rencontrèrent. « Qui livre bataille maintenant, ô mon maître Lôeg?» demanda Cûchulainn. — « Les gens d’Ulster » répondit Lôeg, « c’est-à-dire les jeunes gens ». — « Mais comment combattent-ils? » reprit Cûchulainn. — « C’est virilement qu’ils combattent », répliqua Lôeg. « Dans l’endroit de la bataille où seront les meilleurs guerriers de l’armée de l’Est, ils feront brèche à travers l’armée de l’Ouest. Là où se trouveront les meilleurs guerriers de l’armée de l’Ouest, ils feront brèche à travers l’armée de l’Est. » — « Il est dommage », dit Cûchulainn, « que je ne sois pas de force à mettre mon pied au milieu des leurs; car si j’étais de force à y mettre mon pied, on verrait aujourd’hui ma brèche dans l’armée ennemie ; cette brèche ne serait inférieure à aucune.» — « Jusqu’à aujourd’hui, ô Cûchulainn », repartit Lôeg, « ton habileté guerrière n’a subi aucune honte; aucune tache n’a souillé ton honneur. Tu as fait des exploits devant les ennemis, tu en feras encore. » — « Bien. Lôeg, ô mon maître ! » répondit Cûchulainn. « Maintenant excite au combat les guerriers d’Ulster; le moment est venu où il faut qu’ils arrivent ».

Lôeg alla exciter au combat les guerriers d’Ulster et voici ce qu’il leur dit :

Qu’ils se lèvent les rois d’Emain Macha,
guerriers aux grands exploits !
Bodb, déesse de la guerre, désire
les vaches d’Immel.
Par l’effet des exploits
le sang apparaît sur les coeurs,
sur les fronts des fuyards !
s’élève
le souci du combat;
Car on n’a pas trouvé
pareil à Cûchulainn,
Chien qui frappe selon le désir de Macha
de bonne heure,
quand à cause des vaches de Cooley
ils se lèveront.
Qu’ils se lèvent les rois d’Emain Macha,
guerriers aux grands exploits !

CHAPITRE XXVII
BATAILLE DE GARECH [ET ILGARECH]

1 . Les guerriers d’Ulster et Conchobar contre l’armée d’Ailill et Medb.

C’est alors que les guerriers d’Ulster se levèrent tous en même temps, à la suite de leur roi, à l’appel de leurs chefs, après les préparatifs provoqués par le discours de Lôeg, fils de Riangabair. Voici comment ils firent : ils se levèrent tout nus, sauf qu’ils tenaient leurs armes dans leurs mains ; ceux dont la tente avait une porte à l’Est sortirent cependant du côté de l’Ouest pour éviter la perte de temps qu’ils auraient faite en tournant autour de leur tente. « Comment, Lôeg ô mon maître », demanda Cûchulainn, « comment les guerriers d’Ulster se sont-ils levés pour aller au combat? » — « C’est virilement qu’ils l’ont fait », répondit Lôeg. « Tous se sont levés entièrement nus. Tous ceux qui avaient à l’Est la porte de leur tente sont sortis de leur tente du côté de l’Ouest pour éviter la perte de temps qu’ils auraient faite en tournant autour de leur tente. » — « Je donne ma parole », répondit Cûchulainn, « que l’heure était favorable quand, au matin de ce jour, les guerriers d’Ulster se sont levés autour de Conchobar. »

Alors Conchobar adressa la parole à Sencha, fils d’Ailill « Eh bien! ô Sencha, mon maître! » dit-il, « retiens les guerriers d’Ulster, ne les laisse pas aller au combat avant qu’un présage et un augure favorable ne viennent leur donner plus de force, avant que le soleil ne se lève aux voûtes du ciel et ne remplisse de sa lumière les vallées et les terrains bas, les hauteurs et les postes d’observation d’Irlande. » En effet les guerriers d’Ulster restèrent là où ils se trouvaient jusqu’à ce qu’un présage et un augure favorable vinrent leur donner plus de force, jusqu’à ce que le soleil se leva aux voûtes du ciel et remplit de sa lumière les vallées et les terrains bas, les hauteurs et les postes d’observation d’Irlande.

« Eh bien! Sencha, ô mon maître! » dit Conchobar, « excite au combat les guerriers d’Ulster, car le moment d’y aller est arrivé pour eux » . Sencha excita au combat les guerriers d’Ulster.

Voici ses paroles :

Qu’ils se lèvent tous : rois d’Ulster
et leurs gens dévoués !
Qu’ils broient les armes tranchantes de l’ennemi !
Qu’ils livrent bataille !
Que furieux ils percent,
ils brisent les boucliers !
Seront fatigués de mugir
et de mugir encore les troupeaux ;
il faudra les retenir.
La suite sera féroce :
on livrera bataille :
des guerriers tomberont sous les pieds des autres ;
des princes, des chefs prépareront la lutte.
Ah ! Quel nombre !
Le combat sera viril ;
ils approcheront
et seront battus aujourd’hui.
Ils boiront une pénible boisson de sang,
la douleur remplira le coeur des reines.
Ah ! Combien de plaintes pour les morts !
parce qu’il sera sanglant le gazon
qu’ils fouleront aux pieds,
quand à cause des vaches de Cooley
ils se lèveront.
Qu’ils se lèvent tous : rois d’Ulster
et leurs gens dévoués !
Qu’ils broient les armes tranchantes de l’ennemi !
Qu’ils livrent bataille !

Lôeg n’avait pas été longtemps là, quand il vit quelque chose : les guerriers d’Irlande se levaient tous en même temps, prenaient leurs boucliers, leurs javelots, leurs épées, leurs casques et menaient leurs troupes en avant à la bataille. Alors les hommes d’Irlande se mirent à frapper, à battre l’ennemi, à le déchirer, à le tailler en pièces, à le massacrer, et l’anéantir pendant un long intervalle, un temps considérable. Et tandis que devant le soleil il y avait un nuage lumineux, Cûchulainn adressa une question à Lôeg, fils de Riangabair : « Lôeg, ô mon maître ! » dit-il, « comment la bataille se livre-t-elle, maintenant ?» — « C’est virilement que l’on combat », répondit Lôeg. « Si je montais dans mon char et si Én, cocher de Conall Cernach, montait dans le sien et si nous allions d’une aile des armées à l’autre sur les pointes des armes, ni les sabots des chevaux, ni les roues, ni les caisses, ni les essieux des chars ne toucheraient le sol à cause de l’épaisseur de cette accumulation d’armes, et de la force, de la vigueur avec lesquelles en ce moment ces armes sont tenues dans les mains des guerriers.» — « Il est dommage », reprit Cûchulainn, « que je ne sois pas de force à me mêler à eux car si j’étais de force, on verrait ma brèche dans l’armée ennemie; cette brèche », ajouta-t-il, « vaudrait celle de tout autre. » — «Tu combattras ailleurs, ô petit Cûchulainn ! » répondit Lôeg. « Ce qui se passe aujourd’hui laisse ta valeur intacte, ne fais pas tache à ton honneur. Tu as bien agi jusqu’ici, tu agiras de même dans la suite. »

Alors les hommes d’Irlande se mirent à frapper et à battre l’ennemi, à le déchirer, à le tailler en pièces, à le massacrer et l’anéantir pendant un long intervalle, un temps considérable.

Au même instant arrivèrent les neuf guerriers d’origine norvégienne, tous combattant en char, et les trois fantassins de même race ; les neuf guerriers en char n’allaient pas plus vite que les trois fantassins. À eux se joignirent au même moment les gardes du corps du roi et de la reine. Leur but dans le combat était de tuer Conchobar parce que sa mort devait être le salut d’Ailill et de Medb, car c’était eux que Conchobar voulait frapper. Voici les noms de ces gardes du corps…

Suivent trente-quatre noms.

[[ Les trois Conarè de Sliab Mis, les trois Lussen de Luachair, les trois Niadchorb de Tilach Loiscthe, les trois Doelfer de Deill, les trois Damaltach de Dergderc, les trois Buder de Buas, les trois Baeth de Buagnige, les trois Buageltach de Mag Breg, les trois Suibnè de Siuir, les trois Eochaid de Anè, les trois Malleth de Loch Erne, les trois Abatruad de Loch Ri, les trois macAmra de Ess Ruaid, les trois Fiacha de Fid Nemain, les trois Manè de Muresc, les trois Muredach de Mairg, les trois Loegaire de Lecc Derg, les trois Broduinde de Berba, les trois Bruchnech de Cenn Abrat, les trois Descertach de Druim Fornacht, les trois Finn de Finnabair, les trois Conall de Collamair, les trois Carbre de Cliu, les trois Manè de Mossa, les trois Scathglan de Scairè, les trois Echtach de Ercè, les trois Trenfer de Taitè, les trois Fintan de Femen, les trois Rotanach de Rognè, les trois Sarchorach de Suidè Lagen, les trois Etarscel de Etarbane, les trois Aed de Aidnè, les trois Guarè de Gabal.]]

Alors Medb dit à Fergus : « Il serait glorieux pour toi d’employer pour nous aujourd’hui ta vigueur guerrière. Tu as été exilé de ton pays, chassé de ton héritage, et chez nous tu as trouvé asile, patrie, héritage; nous t’avons fait beaucoup de bien. »

« Si aujourd’hui j’avais mon épée », répondit Fergus, « certainement je couperais cous d’hommes sur cous d’hommes, bras d’hommes sur bras d’hommes, crânes d’hommes sur crânes d’hommes et têtes d’hommes sur les [ornements en forme d’oreilles [qui sont la parure] des boucliers; ces funèbres débris seraient aussi nombreux que les morceaux de glace brisés en hiver entre deux champs par une course des chevaux du roi. Tous les membres des guerriers d’Ulster, tant à l’Est qu’à l’Ouest, seraient aujourd’hui tranchés par moi, si j’avais mon épée. »

Alors Ailill s’adressant à son cocher, c’est-à-dire à Ferloga : « Donne-moi, ô garçon! » dit-il, «l’épée qui dans les batailles détruit la peau. Je donne ma parole que si grâce à toi, elle a conservé aujourd’hui sa bonne apparence, le bon état où elle était le jour où je la pris sur la pente de Cruachan Ai, tous les guerriers d’Irlande et de Grande-Bretagne auraient beau se réunir tous pour te protéger aujourd’hui contre moi, ils n’en viendraient pas à bout. » Ferloga alla chercher l’épée et l’apporta ; la bonne conservation, la beauté, l’éclat de cette épée fut pour lui un triomphe. Il mit cette épée dans la main d’Ailill qui la mit dans la main de Fergus. Et celui-ci souhaita bienvenue à l’arme : « Salut », dit-il, « ô Caladbolg (= Dure rapière), ô épée de Lete! J’en ai assez des combats singuliers. Sur qui jouerai-je de l’épée aujourd’hui? » — « Sur les armées qui de toute part t’entourent », répondit Medb. « Tu n’auras de complaisance ni de ménagement pour aucun de leurs guerriers à moins que tu ne te poses comme leur vrai ami. »

Alors Fergus prit ses armes et alla au combat. Ailill prit ses armes et alla au combat. Medb prit ses armes et alla au au combat. Ils livrèrent tous les trois la bataille avec succès en s’avançant vers le Nord jusqu’à ce que la machine appelée tas de javelots et d’épées les rejeta en arrière. Conchobar de la place où il était dans la bataille entendit trois guerriers s’avancer victorieusement vers le Nord. Alors il dit aux gens de sa maison, c’est-à-dire au cercle du Rameau rouge : « Tenez un peu, ô hommes ! là où je suis, tandis que j’irai savoir quels sont les guerriers qui trois fois se sont avancés vainqueurs contre nous au Nord. » — «Nous tiendrons », répondirent les gens de sa maison. « Le ciel est sur nous, la terre sous nous, la mer autour de nous de toutes parts. Si le firmament ne tombe pas avec la pluie de ses étoiles sur la figure des hommes qui peuplent la terre, si l’Océan sillonné de vagues bleues ne vient pas sur le front chevelu des vivants, si la terre ne se fend pas, nous ne reculerons pas d’un pouce jusqu’au jugement dernier et à la vie éternelle, ou jusqu’à ce que tu viennes nous retrouver. »

Conchobar s’avança jusqu’à l’endroit d’où il avait entendu le bruit d’un triple combat victorieux au Nord et il mit contre Fergus fils de Roeg son bouclier orné de belles oreilles, de quatre oreilles d’or, et orné aussi de quatre bordures d’or rouge.

Alors Fergus donna sur ce bouclier aux belles oreilles trois forts coups, tels qu’auraient pu les donner Bodb déesse de la guerre, en sorte que le bouclier de Conchobar se mit à rugir.

Quand le bouclier de Conchobar rugissait, tous les boucliers des guerriers d’Ulster rugissaient aussi. Autant Fergus frappa vigoureusement et violemment le bouclier de Conchobar, autant Conchobar déploya de bravoure et d’héroïsme par la façon dont il tenait son bouclier ; les bords du bouclier ne touchèrent pas l’oreille de Conchobar.

« Hélas ! ô guerriers ! » dit Fergus, « qui tient contre moi un bouclier aujourd’hui, en ce jour de bataille là où quatre puissantes provinces d’Irlande attaquent ensemble l’ennemi à Garech et Ilgarech, dans la bataille de l’enlèvement des vaches de Cooley? » — « Mais », répondit-on, « c’est un garçon plus jeune et plus vigoureux que toi, un fils de meilleure mère, de meilleur père que les tiens, un homme qui t’a chassé de ton pays, de ta patrie, de ton héritage, un homme qui t’a envoyé habiter là où résident les cerfs, les lièvres et les renards, un homme qui ne t’a laissé dans ton pays la plus petite largeur de terre, un homme qui t’a réduit à vivre des libéralités d’une femme, un homme qui au détriment de ton honneur t’a fait l’affront de tuer les trois fils d’Usnech, un homme qui te repoussera aujourd’hui en présence des hommes d’Irlande : c’est Conchobar, fils de Fachtna Fathach, petit-fils de Ross Ruad et arrière petit-fils de Rudraige, roi suprême d’Ulster; il est lui-même fils du roi suprême d’Irlande. »

« Certes, j’ai compris », répondit Fergus. Et saisissant des deux mains son épée, il en donna un coup en arrière de telle sorte que la pointe atteignit la terre. Puis il pensa donner aux guerriers d’Ulster les trois coups terribles dont Bodb déesse de la guerre frappe ses adversaires, en sorte que parmi ces guerriers les morts fussent plus nombreux que les vivants.

Cormac à l’intelligent exil, fils de Conchobar, ayant vu Fergus, s’approcha de lui, le prit entre ses bras. « Ton projet, Fergus, ô mon maître! », dit-il, « ne mériterait pas de récompense. Il est hostile et non amical, Fergus, ô mon maître ! Il est cruel, Fergus, ô mon maître ! Puissent les guerriers d’Ulster n’être pas tués, n’être pas anéantis par tes terribles coups, mais pense à leur honneur au moment du combat qui se livre aujourd’hui ». — «Éloigne-toi de moi, ô mon fils! » répondit Fergus. « Car si je reste en vie, je donnerai aux guerriers d’Ulster aujourd’hui les trois terribles coups dont Bodb déesse de la guerre frappe ses adversaires, en sorte que parmi ces guerriers les morts seront plus nombreux que les vivants. » — « Tourne ta main obliquement », reprit Cormac à l’intelligent exil, « et coupe les collines qui dominent l’armée; cela calmera ta colère. » — « Dis à Conchobar », répliqua Fergus, « dis-lui qu’il reprenne la place qu’il occupait sur le champ de bataille ». Et Conchobar retourna à cette place.

Voici comment était faite l’épée dont nous venons de parler, l’épée de Fergus. L’épée de Fergus, c’était l’épée de Lete ; elle venait du pays des dieux. Au moment où Fergus voulut en frapper, elle devint aussi grande que l’arc-en-ciel en l’air . Alors Fergus tourna la main obliquement au-dessus des armées; il coupa les trois têtes des trois collines voisines et les fit tomber dans le marais en face. Ces collines sont aujourd’hui les trois Chauves de Meath (Maela Mide).

2. Aventures de Cûchulainn.

Cûchulainn entendit Fergus frapper le bouclier de Conchobar. « Eh bien ! » dit-il, « Lôeg, ô mon maître ! Qui ose frapper ainsi sur le bouclier aux belles oreilles de Conchobar mon maître ? Et moi je suis encore en vie ! » Lôeg répondit : « Celui qui frappe ce bouclier est le choix des hommes, c’est Fergus, fils de Róeg ; un guerrier très brave, qui répand beaucoup de sang, un homme brillant, c’est Fergus, fils de Róeg. L’épée du char du palais des dieux avait été cachée [; elle est sortie de sa cachette]. Les chevaux de Conchobar mon maître sont allés au combat. »

« Détache vite, mon garçon », répliqua Cûchulainn, « les baguettes en forme d’arc qui éloignent mes vêtements de mes blessures ». Alors Cûchulainn, voulant partir, fit un mouvement violent : les baguettes en formes d’arc allèrent tomber à Mag Tuaga en Connaught. Les cordes qui entouraient Cûchulainn furent lancées jusqu’à Bacca en Corcommad. Les touffes d’herbe sèche mises dans ses blessures s’élevèrent en l’air jusqu’au ciel, allant plus loin que les alouettes un jour de beau temps sans vent. Ses blessures sanglantes se rouvrirent vigoureusement et le sang qui en sortit à flots remplit les fossés et les sillons de la terre. Le premier exploit qu’il fit après s’être levé fut accompli contre Fethan et Colla, deux femmes satiristes qui versaient d’inutiles pleurs et prononçaient d’inutiles plaintes. Il jeta la tête de l’une contre la tête de l’autre en sorte que ces têtes furent rouges de sang et grises des cervelles qui en sortirent. Il ne leur laissa pas leurs armes, il abandonna leur char. Il monta dans le sien et s’avança pour aller trouver les hommes d’Irlande et faisant passer son char sur les cadavres arriva là où était Fergus, fils de Róeg.

« Retourne-toi et viens ici, Fergus, ô mon maître ! » dit-il. Fergus ne répondit pas ; il n’avait pas entendu. Cûchulainn reprit : « Viens ici, Fergus, ô mon maître ! ou si tu ne viens pas, je te broierai comme un moulin moût le bon grain, je te laverai comme on lave une coiffe dans l’eau ; je t’enlacerai comme un liseron enlace les arbres; je me précipiterai sur toi comme fait le faucon sur les petits oiseaux. » — « Certes », dit Fergus, « ces paroles sont arrivées à mes oreilles. Qui donc ose m’adresser un discours si violent qu’il serait digne de Bodb déesse de la guerre, me l’adresser à Garech et à Ilgarech où viennent combattre quatre puissantes provinces d’Irlande dans la bataille livrée à cause de l’enlèvement des vaches de Cooley ?» — « C’est ton élève que voici », répondit Cûchulainn; « c’est l’élève des guerriers d’Ulster et de Conchobar, c’est Cûchulainn, fils de Sualtam ; tu m’as promis de fuir devant moi quand je serais couvert de plaies sanglantes, percé de blessures à la bataille de l’Enlèvement ; tu me l’as promis en compensation de ce que, attaqué par toi, j’ai fui pendant l’Enlèvement. »

Lorsqu’il eut entendu ces paroles, Fergus se retournant fit trois grands pas de guerriers ; dès qu’il se fut ainsi retourné, les hommes d’Irlande l’imitèrent et gagnèrent précipitamment la hauteur à l’Ouest. Le combat se livra à la frontière du Connaught. Cûchulainn y était venu au milieu du jour. Au coucher du soleil, il triompha du dernier débris de l’armée de Connaught sur la hauteur à l’Ouest. Des chars qu’avaient amenés les guerriers des quatre grandes provinces d’Irlande, il ne resta ni une roue, ni un essieu, ni une caisse que n’eussent brisés les coups donnés par les mains de Cûchulainn .

Alors Medb, prenant un bouclier pour abri, se plaça derrière son armée . Elle envoya à Cruachan le taureau brun de Cooley entouré de cinquante génisses et de huit palefreniers. Que n’importe quel événement se produisit ou non, cela lui était égal, pourvu que le taureau arrivât à Cruachan comme elle l’avait annoncé. Alors l’urine de Medb coula sanglante, et elle dit : « Soutiens, ô Fergus, le bouclier qui m’abrite derrière les guerriers d’Irlande ; je veux uriner à mon aise. » — « En conscience », répondit Fergus, « le moment pour uriner est mal choisi ; la chose n’est pas à propos. » — « Quoi qu’il en soit », répliqua Medb, « je ne puis faire autrement; je cesserai de vivre si je ne laisse couler mon urine. » Fergus alla soutenir le bouclier qui abritait Medb derrière les guerriers d’Irlande. Medb laissa couler son urine qui remplit trois grands fossés ; il y avait de quoi faire tourner une meule de moulin en chacun de ces trois fossés. L’endroit s’appelle encore aujourd’hui : Urine de Medb (Fual Medba).

Pendant qu’elle urinait, Cûchulainn s’approcha d’elle; mais il ne la blessa pas; il ne l’aurait pas blessée par derrière. «Je te demande aujourd’hui une faveur, ô Cûchulainn », dit Medb. — « Quelle faveur désires-tu? » demanda Cûchulainn. — « Qu’au nom de ton honneur », répliqua Medb, « tu prennes sous ta protection mon armée jusqu’à ce qu’elle arrive au grand gué de l’Ouest. » — « Je le promets », répondit Cûchulainn. Il alla sur un côté des hommes d’Irlande et y mit un bouclier de protection. Les gardes du corps d’Ailill et de Medb allèrent de l’autre côté. Medb prit sa place ordinaire à l’abri d’un bouclier derrière l’armée, qui avec Cûchulainn, les gardes du corps et Medb atteignit le grand gué à l’Ouest. Alors Cûchulainn saisit son épée et en face des trois montagnes chauves de Meath, il en frappa les trois montagnes chauves d’Ath Luain dont il trancha les trois têtes [qu’il fit tomber dans la vallée voisine].

Fergus se mit alors à regarder l’armée qui gagnait le grand gué à l’Ouest. «Voilà, » dit-il, une « bonne journée pour cette armée qui va derrière une femme. » — « Aujourd’hui », répliqua Medb, « arrivent au but des gens qui ont eu de grands maux à supporter. Cette armée que voilà aujourd’hui a été volée, dépouillée. Telle une troupe de juments qui, suivies de leurs poulains iraient en pays inconnu, sans un marchand, sans un chef capable pour les conduire, telle est cette armée aujourd’hui. »

CHAPITRE XXVIII
COMBAT DES TAUREAUX

1. Aventures de Medb.

Les guerriers d’Irlande rassemblés par Medb furent menés par elle à Cruachan où ils virent le combat des taureaux.

2. Aventures du taureau brun de Cooley.

Quand il vit ce joli pays qu’il ne connaissait pas, le Brun de Cooley crut à un signe de bonheur ; il poussa trois forts mugissements. Le Beau-Cornu (Findbennach) d’Ae l’entendit ; aucune bête du pays n’osait mugir aussi haut que le Beau-Cornu entre les quatre gués d’Ae, le gué Moga, le gué Coltna, le gué Slissen et le gué Bercha. Il leva la tête avec fureur et s’avança vers Cruachan pour chercher le Brun de Cooley.

Les hommes d’Irlande se demandèrent qui serait témoin du combat singulier des taureaux. Tous tombèrent d’accord que ce serait Bricriu, fils de Carbad. L’année qui avait précédé l’enlèvement des vaches de Cooley, Bricriu sortant d’Ulster était allé en Connaught demander à Fergus un emploi. Fergus l’avait gardé chez lui à ses frais et dépens. Or il arriva qu’un jour au jeu d’échecs une dispute s’éleva entre eux, et Bricriu dit à Fergus une grosse injure. Fergus donna un coup de poing à Bricriu, son subordonné. Ce fut à la tête qu’il le frappa ; il lui brisa un os de la tête. Pendant le long espace de temps où les hommes d’Irlande furent à l’expédition de l’enlèvement, Bricriu se faisait soigner à Cruachan. Le jour où ils revinrent de l’expédition, il se leva. Il ne prenait pas plus parti pour ses amis que pour ses ennemis. On le porta sur le bord d’un gouffre au delà duquel étaient les taureaux.

Chacun des deux taureaux, voyant son camarade, entra en fureur et se mit à gratter le sol, rejetant la terre sur lui, sur ses épaules et ses palerons ; dans leurs têtes, leurs yeux rougirent comme de fortes boules de feu ; leurs joues, leurs naseaux s’enflèrent comme des soufflets de forge ; chacun d’eux donna un coup terrible et bruyant à son camarade, cherchant à lui percer et perforer le corps, à le terrasser, à le tuer.

Dans son trajet, sa course aventureuse et vagabonde, le Beau-Cornu en fureur atteignit le Brun de Cooley et le frappa de sa corne au côté. Puis continuant leur course rapide, ils arrivèrent à l’endroit où était Bricriu ; ils l’écrasèrent, et la corne de leurs pieds s’enfonça dans le sol à la profondeur d’une coudée ; ce fut ainsi que Bricriu mourut de mort violente .

Cormac à l’intelligent exil, fils de Conchobar, fut témoin de la blessure faite au Brun de Cooley par le Beau-Cornu, et saisissant une lance dont la hampe lui remplissait la main, il en donna au Brun de Cooley trois coups de l’oreille à la queue . « En ce taureau », dit-il, « nous ne pouvons reconnaître un trésor durable, car il ne serait même pas capable de se défendre contre un veau de son espèce. » Le Brun de Cooley entendit et comprit ces paroles, car il avait l’intelligence d’un homme, et il se tourna contre le Beau-Cornu. Il y eut entre eux un combat qui dura longtemps, très longtemps, jusqu’à ce que la nuit tomba sur les hommes d’Irlande. Et quand la nuit fut tombée, les hommes d’Irlande ne cessèrent d’entendre le vacarme et le tapage des deux taureaux qui cette nuit-là parcoururent l’Irlande entière.

CHAPITRE XXIX
FIN DE LHISTOIRE DU BRUN DE COOLEY

Le lendemain matin de bonne heure les hommes d’Irlande eurent tôt fait de voir au-delà de Cruachan à l’Ouest le Brun de Cooley tenant au bout de ses cornes le Beau-Cornu, comme une masse informe. Les hommes d’Irlande se levèrent [pour regarder] ; car ils ne savaient pas lequel des deux taureaux était là. « Eh bien, ô hommes ! » dit Fergus, « si c’est le Beau-Cornu qui est là, laissez-le seul ; si c’est le Brun de Cooley, laissez-lui son trophée. Je donne ma parole que ce qui a été fait à cause des taureaux est peu de chose en comparaison de ce qui va se faire maintenant. »

Le Brun de Cooley s’avança, ayant Cruachan à sa droite . Il laissa là un tas de ses oreilles ; de là vient le nom de Cruachan Ae. Puis gagnant le bord du grand gué, il y laissa la hanche du Beau-Cornu, de là pour ce gué le nom de gué de la hanche, Ath Luain. Ensuite se dirigeant à l’Est, dans le pays de Meath, il atteignit Ath Troim, c’est-à-dire le Gué du foie, où il laissa le foie du Beau-Cornu.

Après cela levant violemment la tête pour secouer ce qui restait du Beau-Cornu, il en dispersa les débris sur l’Irlande . Il en jeta la cuisse à Port Large ; il en jeta les côtes à Dublin, d’où le nom irlandais de cette ville Ath Cliath, Gué de la claie. Ensuite tournant son visage vers le Nord, il voulut refaire connaissance avec la terre de Cooley, et l’alla visiter. Là étaient réunis des femmes, des enfants, de petites gens qui déploraient l’infortune du Brun de Cooley. Ils virent le front du Brun de Cooley s’approcher d’eux. « Front de taureau, viens à nous », dirent-ils. De là pour cet endroit le nom de Front de taureau (Taul Tairb). Alors le Brun de Cooley tourna sa fureur contre les femmes, les enfants, les petites gens de la terre de Cooley et il en fit un grand massacre. Puis allant de son dos heurter la colline voisine, il brisa son coeur dans sa poitrine, comme on brise une noisette. C’est ainsi que se termine le récit de ses aventures et l’histoire de l’enlèvement.

Béni soit quiconque se rappellera fidèlement le présent texte de l’Enlèvement et n’y fera pas de changement.