Voici la traduction du Roman de Tristan et Iseult de 1900 par Joseph Bédier. Voici la dix-septième partie : Dinas de Lidan.
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ToggleDinas de Lidan
Dinas retourna donc à Tintagel, monta les degrés et entra dans la salle. Sous le dais, le roi Marc et Iseut la Blonde étaient assis à l’échiquier. Dinas prit place sur un escabeau près de la reine, comme pour observer son jeu, et par deux fois, feignant de lui désigner les pièces, il posa sa main sur l’échiquier : à la seconde fois, Iseut reconnut à son doigt l’anneau de jaspe. Alors, elle eut assez joué. Elle heurta légèrement le bras de Dinas, en telle guise que plusieurs paonnets tombèrent en désordre.
« Voyez, sénéchal, dit-elle, vous avez troublé mon jeu, et de telle sorte que je ne saurais le reprendre. »
Marc quitte la salle, Iseut se retire en sa chambre, et fait venir le sénéchal auprès d’elle :
« Ami, vous êtes messager de Tristan ?
— Oui, reine, il est à Lidan, caché dans mon château.
— Est-il vrai qu’il ait pris femme en Bretagne ?
— Reine, on vous a dit vérité. Mais il assure qu’il ne vous a point trahie ; que, pas un seul jour, il n’a cessé de vous chérir par-dessus toutes les femmes ; qu’il mourra s’il ne vous revoit, une fois seulement : il vous semont d’y consentir, par la promesse que vous lui fîtes le dernier jour où il vous parla. »
La reine se tut quelque temps, songeant à l’autre Iseut. Enfin, elle répondit :
« Oui, au dernier jour où il me parla, j’ai dit, il m’en souvient : « Si jamais je revois l’anneau de jaspe vert, ni tour, ni fort château, ni défense royale ne m’empêcheront de faire la volonté de mon ami, que ce soit sagesse ou folie… »
— Reine, à deux jours d’ici la cour doit quitter Tintagel pour gagner la Blanche-Lande. Tristan vous mande qu’il sera caché sur la route, dans un fourré d’épines. Il vous mande que vous le preniez en pitié.
— Je l’ai dit : ni tour, ni fort château, ni défense royale ne m’empêcheront de faire la volonté de mon ami. »
Le surlendemain, tandis que toute la cour de Marc s’apprêtait au départ de Tintagel, Tristan et Gorvenal, Kaherdin et son écuyer revêtirent le haubert, prirent leurs épées et leurs écus, et par des chemins secrets se mirent à la voie vers le lieu désigné. À travers la forêt, deux routes conduisaient vers la Blanche-Lande : l’une belle et bien ferrée, par où devait passer le cortège, l’autre pierreuse et abandonnée. Tristan et Kaherdin apostèrent sur celle-ci leurs deux écuyers : ils les attendraient en ce lieu, gardant leurs chevaux et leurs écus. Eux-mêmes se glissèrent sous bois et se cachèrent dans un fourré. Devant ce fourré, sur la route, Tristan déposa une branche de coudrier où s’enlaçait un brin de chèvrefeuille.
Bientôt le cortège apparaît sur la route. C’est d’abord la troupe du roi Marc. Viennent en belle ordonnance les fourriers et les maréchaux, les queux et les échansons, viennent les chapelains, viennent les valets de chiens menant lévriers et brachets, puis les fauconniers portant les oiseaux sur le poing gauche, puis les veneurs, puis les chevaliers et les barons ; ils vont leur petit train, bien arrangés deux par deux, et il fait beau les voir, richement montés sur chevaux harnachés de velours semé d’orfèvrerie. Puis le roi Marc passa et Kaherdin s’émerveillait de voir ses privés autour de lui, deux de-çà et deux de-là, habillés tous de drap d’or ou d’écarlate.
Alors s’avance le cortège de la reine. Les lavandières et les chambrières viennent en tête, ensuite les femmes et les filles des barons et des comtes. Elles passent une à une ; un jeune chevalier escorte chacune d’elles. Enfin approche un palefroi monté par la plus belle que Kaherdin ait jamais vue de ses yeux : elle est bien faite de corps et de visage, les hanches un peu basses, les sourcils bien tracés, les yeux riants, les dents menues ; une robe de rouge samit la couvre ; un mince chapelet d’or et de pierreries pare son front poli.
« C’est la reine, dit Kaherdin à voix basse.
— La reine ? dit Tristan ; non, c’est Camille sa servante. »
Alors s’en vient, sur un palefroi vair, une autre damoiselle plus blanche que neige en février, plus vermeille que rose ; ses yeux clairs frémissent comme l’étoile dans la fontaine.
« Or, je la vois, c’est la reine ! dit Kaherdin.
— Eh ! non, dit Tristan, c’est Brangien la Fidèle. »
Mais la route s’éclaira tout à coup, comme si le soleil ruisselait soudain à travers les feuillages des grands arbres, et Iseut la Blonde apparut. Le duc Andret, que Dieu honnisse ! chevauchait à sa droite.
À cet instant, partirent du fourré d’épines des chants de fauvettes et d’alouettes, et Tristan mettait en ces mélodies toute sa tendresse. La reine a compris le message de son ami. Elle remarque sur le sol la branche de coudrier où le chèvrefeuille s’enlace fortement, et songe en son cœur : « Ainsi va de nous, ami ; ni vous sans moi, ni moi sans vous. » Elle arrête son palefroi, descend, vient vers une haquenée qui portait une niche enrichie de pierreries ; là, sur un tapis de pourpre, était couché le chien Petit-Crû : elle le prend entre ses bras, le flatte de la main, le caresse de son manteau d’hermine, lui fait mainte fête. Puis, l’ayant replacé dans sa châsse, elle se tourne vers le fourré d’épines et dit à voix haute :
« Oiseaux de ce bois, qui m’avez réjouie de vos chansons, je vous prends à louage. Tandis que mon seigneur Marc chevauchera jusqu’à la Blanche-Lande, je veux séjourner dans mon château de Saint-Lubin. Oiseaux, faites-moi cortège jusque-là ; ce soir, je vous récompenserai richement, comme de bons ménestrels. »
Tristan retint ses paroles et se réjouit. Mais déjà Andret le Félon s’inquiétait. Il remit la reine en selle, et le cortège s’éloigna.
Or, écoutez une male aventure. Dans le temps où passait le cortège royal, là-bas, sur l’autre route où Gorvenal et l’écuyer de Kaherdin gardaient les chevaux de leurs seigneurs, survint un chevalier en armes, nommé Bleheri. Il reconnut de loin Gorvenal et l’écu de Tristan : « Qu’ai-je vu ? pensa-t-il ; c’est Gorvenal et cet autre est Tristan lui-même. » Il éperonna son cheval vers eux et cria : « Tristan ! » Mais déjà les deux écuyers avaient tourné bride et fuyaient. Bleheri, lancé à leur poursuite, répétait :
« Tristan ! arrête, je t’en conjure par ta prouesse ! »
Mais les écuyers ne se retournèrent pas. Alors Bleheri cria :
« Tristan ! arrête, je t’en conjure par le nom d’Iseut la Blonde ! »
Trois fois il conjura les fuyards par le nom d’Iseut la Blonde. Vainement : ils disparurent, et Bleheri ne put atteindre qu’un de leurs chevaux, qu’il emmena comme sa capture. Il parvint au château de Saint-Lubin au moment où la reine venait de s’y héberger. Et, l’ayant trouvée seule, il lui dit :
« Reine, Tristan est dans ce pays. Je l’ai vu sur la route abandonnée qui vient de Tintagel. Il a pris la fuite. Trois fois je lui ai crié de s’arrêter, le conjurant au nom d’Iseut la Blonde ; mais il avait pris peur, il n’a pas osé m’attendre.
— Beau sire, vous dites mensonge et folie : comment Tristan serait-il en ce pays ? Comment aurait-il fui devant vous ? Comment ne se serait-il pas arrêté, conjuré par mon nom ?
— Pourtant, dame, je l’ai vu, à telles enseignes que j’ai pris l’un de ses chevaux. Voyez-le tout harnaché, là-bas, sur l’aire. »
Mais Bleheri vit Iseut courroucée. Il en eut deuil, car il aimait Tristan et la reine. Il la quitta, regrettant d’avoir parlé.
Alors, Iseut pleura et dit : « Malheureuse ! j’ai trop vécu, puisque j’ai vu le jour où Tristan me raille et me honnit ! Jadis, conjuré par mon nom, quel ennemi n’aurait-il pas affronté ? Il est hardi de son corps : s’il a fui devant Bleheri, s’il n’a pas daigné s’arrêter au nom de son amie, ah ! c’est que l’autre Iseut le possède ! Pourquoi est-il revenu ? Il m’avait trahie, il a voulu me honnir par surcroît ! N’avait-il pas assez de mes tourments anciens ? Qu’il s’en retourne donc, honni à son tour, vers Iseut aux Blanches Mains ! »
Elle appela Perinis le Fidèle, et lui redit les nouvelles que Bleheri lui avait portées. Elle ajouta :
« Ami, cherche Tristan sur la route abandonnée qui va de Tintagel à Saint-Lubin. Tu lui diras que je ne le salue pas, et qu’il ne soit pas si hardi que d’oser approcher de moi, car je le ferais chasser par les sergents et les valets. »
Perinis se mit en quête, tant qu’il trouva Tristan et Kaherdin. Il leur fit le message de la reine.
« Frère, s’écria Tristan, qu’as-tu dit ? Comment aurais-je fui devant Bleheri, puisque, tu le vois, nous n’avons pas même nos chevaux ? Gorvenal les gardait, nous ne les avons pas retrouvés au lieu désigné, et nous les cherchons encore. »
À cet instant revinrent Gorvenal et l’écuyer de Kaherdin : ils confessèrent leur aventure.
« Perinis, beau doux ami, dit Tristan, retourne en hâte vers ta dame. Dis-lui que je lui envoie salut et amour, que je n’ai pas failli à la loyauté que je lui dois, qu’elle m’est chère par-dessus toutes les femmes ; dis-lui qu’elle te renvoie vers moi me porter sa merci : j’attendrai ici que tu reviennes. »
Perinis retourna donc vers la reine et lui redit ce qu’il avait vu et entendu. Mais elle ne le crut pas :
« Ah ! Perinis, tu étais mon privé et mon fidèle, et mon père t’avait destiné, tout enfant, à me servir. Mais Tristan l’enchanteur t’a gagné par ses mensonges et ses présents. Toi aussi, tu m’as trahie ; va-t’en ! »
Perinis s’agenouilla devant elle :
« Dame, j’entends paroles dures. Jamais je n’eus telle peine en ma vie. Mais peu me chaut de moi : j’ai deuil pour vous, dame, qui faites outrage à mon seigneur Tristan, et qui trop tard en aurez regret.
— Va-t’en, je ne te crois pas ! Toi aussi, Perinis, Perinis le Fidèle, tu m’as trahie ! »
Tristan attendit longtemps que Perinis lui portât le pardon de la reine. Perinis ne vint pas.
Au matin, Tristan s’atourne d’une grande chape en lambeaux. Il peint par places son visage de vermillon et de brou de noix, en sorte qu’il ressemble à un malade rongé par la lèpre. Il prend en ses mains un hanap de bois veiné à recueillir les aumônes et une crécelle de ladre.
Il entre dans les rues de Saint-Lubin, et, muant sa voix, mendie à tous venants. Pourra-t-il seulement apercevoir la reine ?
Elle sort enfin du château ; Brangien et ses femmes, ses valets et ses sergents l’accompagnent. Elle prend la voie qui mène à l’église. Le lépreux suit les valets, fait sonner sa crécelle, supplie à voix dolente :
« Reine, faites-moi quelque bien ; vous ne savez pas comme je suis besogneux ! »
À son beau corps, à sa stature, Iseut l’a reconnu. Elle frémit toute, mais ne daigne baisser son regard vers lui. Le lépreux l’implore, et c’était pitié de l’ouïr ; il se traîne après elle :
« Reine, si j’ose approcher de vous, ne vous courroucez pas ; ayez pitié de moi, je l’ai bien mérité ! »
Mais la reine appelle les valets et les sergents :
« Chassez ce ladre ! » leur dit-elle.
Les valets le repoussent, le frappent. Il leur résiste et s’écrie :
« Reine, ayez pitié ! »
Alors Iseut éclata de rire. Son rire sonnait encore quand elle entra dans l’église. Quand il l’entendit rire, le lépreux s’en alla. La reine fit quelques pas dans la nef du moutier ; puis, ses membres fléchirent ; elle tomba sur les genoux, la tête contre le sol, les bras en croix.
Le même jour, Tristan prit congé de Dinas, à tel déconfort qu’il semblait avoir perdu le sens, et sa nef appareilla pour la Bretagne.
Hélas ! bientôt la reine se repentit. Quand elle sut par Dinas de Lidan que Tristan était parti à tel deuil, elle se prit à croire que Perinis lui avait dit la vérité ; que Tristan n’avait pas fui, conjuré par son nom ; qu’elle l’avait chassé à grand tort. « Quoi ! pensait-elle, je vous ai chassé, vous, Tristan, ami ! Vous me haïssez désormais, et jamais je ne vous reverrai. Jamais vous n’apprendrez seulement mon repentir, ni quel châtiment je veux m’imposer et vous offrir comme un gage menu de mon remords ! »
De ce jour, pour se punir de son erreur et de sa folie, Iseut la Blonde revêtit un cilice et le porta contre sa chair.