Erec et Enide : la conjointure

Pour l’étude de ce texte, Erec et Enide, nous utiliserons l’édition de Jean-Marie Fritz, d’après le manuscrit BN. Fr 1376, Le livre de Poche, « lettres gothiques » n° 4526, 1992. Voici la première partie de l’étude : la conjointure.

érec et énide conjointure

Une structure en deux parties

Comme souvent chez Chrétien de Troyes, le roman se divise en deux parties :

  • La conquête d’Énide, aventure du « jeune homme » et triomphe qui se révèle factice : le héros sombre dans la « récréance », oubliant l’idéal chevaleresque ;
  • Le mariage, les aventures, le couronnement : c’est l’aventure du « chevalier courtois » ; cette aventure est redoublée par la transformation d’Énide, qui ne reçoit son nom qu’au vers 2027 (p. 172), et devient alors la « dame » par excellence.

cette structure bi-partite, que l’on retrouve dans Cligès, le Chevalier au lion, le Chevalier à la charrette, et le Conte du Graal. Elle n’est pas réservée aux romans de Chrétien : on la retrouve, par exemple, dans le Roman d’Énéas. Cette étonnante analogie de structure finira par apparaître comme consubstantielle au genre romanesque, et se retrouver dans des romans modernes, comme le Rouge et le Noir ou Madame Bovary.

La première partie raconte une conquête facile, où l’individu cherche d’abord sa propre réalisation, et un bonheur individuel ; la seconde, souvent plus longue, dépasse l’individu et fait de lui une personne, membre et instrument de la société. Cette structure provient peut-être de l’Énéide, et de l’interprétation symbolique qu’en donna Bernard Sylvestre au XIIème siècle : à la conquête « facile » et purement individuelle de Didon succède la conquête de Lavinia, et de l’Italie, et la construction d’un empire…

La première partie, ou « primerains vers »

Cette première partie ne comprend pas le mariage : elle s’arrête à la présentation d’Énide à la cour : c’est le triomphe de la jeune femme, reconnue première dame de la Cour (après la reine Guenièvre), et celui d’Érec, devenu enfin un vrai chevalier, pourvu d’une amie, et second Chevalier de la cour, après Gauvain, le « chevalier parfait ».

La seconde partie : la reconquête et le dépassement de soi.

Le mariage, et la crise

Le mariage appartient à cette seconde partie ; loin que le roman de Chrétien soit une apologie du mariage, il apparaît ici comme un obstacle à la chevalerie. En effet, sitôt mariés, les deux jeunes gens s’abandonnent au bonheur individuel ; Énide n’est plus la « dame » à conquérir et à mériter, mais la « femme », l’ « amie », l’ « amante » déjà acquise ; Érec s’endort dans la « récréance », c’est-à-dire l’oubli de ce pour quoi il est né : l’aventure, les armes, le combat. Et ses amis s’en désolent.

Énide est la première à s’en apercevoir, et c’est elle qui réveille – au propre comme au figuré – son mari en lui révélant ce qu’on dit de lui ; il n’y a donc ni malentendu entre les amants, ni crise de leur amour ; mais cet amour même doit être dépassé, Érec doit reconquérir sa « dame » (et celle-ci doit redevenir une « dame »).

C’est le départ « à l’aventure » : Énide joue un rôle unique dans la littérature chevaleresque. Ni pucelle isolée à sauver, ni « dame » commandant les épreuves mais restant au château, elle accompagne Énide et chevauche devant lui, dans ses plus beaux atours.

Quatre épreuves s’enchaînent alors :

  1. les trois chevaliers pillards
  2. Les cinq chevaliers
  3. Le comte Galoain
    • Exposition
    • Crise
    • Dénouement violent
  4. La rencontre de Guivret le Petit

Cette partie médiane s’achève avec la rencontre de la Cour du Roi Arthur.

Mais Érec ne saurait demeurer à la cour : il n’est plus récréant, mais il n’est pas encore un chevalier parfait. Jusque là, il n’a fait que subir ses aventures et se retrouver lui-même. Il doit à présent aller plus loin.

Le Chevalier au service des autres

Le maladroit Keu, puis Gauvain, et enfin la Cour toute entière, ont montré à Érec quel chemin il doit prendre : il doit à présent aller à la rencontre des autres, et manifester la même solidarité : la rencontre de la Cour est donc pour lui un nouveau point de départ.

ici, il ne s’agira plus d’aventures séparées qui s’additionnent, mais d’une suite logique – et en decrescendo.

  1. Sauvetage d’une pucelle et de son ami attaqués par des géants : le comble de la bestialité ;
  2. Sauvetage d’Énide attaquée par le comte Oringle de Limors, qui profite odieusement de la blessure d’Érec : ici la bestialité est surtout morale ;
  3. Sauvetage d’Énide attaquée par erreur par Guivret, qui n’a pas reconnu le couple : ici plus de bestialité du tout.

« Cette suite d’aventures a fait de lui un être nouveau, a fini par le reconduire vers celle dont il avait cru devoir se séparer, lui a révélé le vrai sens de son amour qui n’est pas jouissance, mais sacrifice de soi-même. C’est en s’écartant de son chemin qu’il retrouve ce chemin, c’est en s’éloignant de son amour pour pousser jusqu’aux portes de l’au-delà, qu’il retrouve cet amour dans sa plus haute signification. » (Bezzola, op. cit. cf. Bibliographie, p. 183).

On pourrait donc considérer que l’histoire d’Érec s’achève ici ; mais après avoir récupéré sa santé et retrouvé le « parfait amour » de sa dame, le chevalier doit encore retrouver la Cour. Ce sera l’ultime aventure, concentrée cette fois en un seul épisode : la Joie de la Cour.

La Joie de la Cour.

Sur le chemin de la Cour se dresse la forteresse de Brandigan, protégée par un fleuve impétueux. Et ce château offre au chevalier le défi suprême, une aventure dont le nom même est un appel : la JOIE DE LA COUR.

Cette aventure comporte 4 parties très inégales :

  1. L’accueil du roi Evrain (176 vers)
  2. Le Roi conduit Érec au verger (70 vers)
  3. Le verger enchanté (88 vers)
  4. La conquête de la Joie. (583 vers)

À peine a-t-il entendu le nom de l’aventure, qu’Érec, en un éclair, sait qu’elle représente ce qu’il a toujours cherché : la joie. Dès lors, rien ne pourrait l’empêcher d’aller la chercher (v. 5463-5464). Il avait cru la trouver lorsqu’il avait battu Ydier, mais ce n’était pas la vraie joie : en effet, il l’a perdue en sombrant dans la « récréantise ». À présent, après sept années d’épreuves, il peut enfin la retrouver.

Cette aventure fait écho à la première, vécue par Érec : au début du roman, il avait vaincu le chevalier Ydier, qui combattait pour une dame hautaine : Ydier avait obtenu le pardon de son orgueil en se rendant, après sa défaite, auprès du Roi Arthur. Ici, un puissant chevalier, Mabonagrain, lié par une promesse imprudente au service exclusif de sa dame, sera délivré par la victoire d’Érec, et rendu à la cour d’Evrain, et au rôle qu’il devait y tenir.

Et c’est à Érec qu’ilrevient de révéler le mystère de cette aventure. Dès le départ il apparaît comme un « ange de lumière » devant lequel les jeunes filles se signent (v. 5499) : pour la première fois, le héros ne va pas seulement combattre pour lui-même, mais pour l’ensemble de la collectivité.

Le Roi Evrain conduit Érec au verger : le sens symbolique de l’aventure lui apparaît alors clairement. voici comment Reto Bezzola l’interprète (op. cit. p. 215) :

« La « joie de la cour » présente en raccourci la grande aventure de la vie, à laquelle il assiste depuis le début du roman. Cette vie avec son enchantement est entourée d’une muraille invisible, on n’y saurait entrer qu’en volant comme les oiseaux, sans s’y laisser prendre, ou alors vêtu de fer, prêt à toute attaque et adversité. La vie enchantée se présente d’abord avec tous les charmes qui réjouissent l’âme et le corps, mais on ne pourra en jouir qu’en restant dans la vie, les fruits de la vie sont attachés à la vie, celui qui veut les emporter ne trouvera pas le chemin qui le fasse sortir de l’aventure dans laquelle il s’est engagé. Or, cette aventure, après les délices de son premier aspect, de son premerains vers, étale bientôt tout ce qu’elle comporte de dangereux et de terrible. On ne conquiert la vie qu’au risque de la mort. Mais celui qui enfin l’emportera sur les forces adverses, n’aura pas seulement conquis sa Joie à lui ; sa Joie sera la Joie de la Cour. C’est le cor qui annoncera cette gloire, mais personne n’a réussi jusqu’à présent à en sonner. »

Mais c’est d’Énide, avec qui il est à présent réconcilié, qu’il tire la force de vaincre ; elle est devenue la « douce dame », à la fois proche et lointaine ; et pour la première fois il se sépare d’elle.

Bien sûr, Érec vainc le chevalier géant, prisonnier de la promesse faite à sa dame. Un chevalier très beau, mais que sa trop grande taille, marque de sa démesure, enlaidit ; un chevalier vêtu d’une armure vermeille, dont l’amour n’est donc pas le véritable amour courtois. Et celle qu’il aime, son « amie », n’est pas non plus une dame. Tous deux se sont exclus de la Cour. Et Mabonagrain (en celtique « fils d’Evrain ») n’a même pas vraiment de nom !

Érec, champion de la Cour, a donc délivré Mabonagrain et l’a fait rentrer à la Cour. De même, Énide permet à sa cousine de s’intégrer à la Cour, mais sans lever son anonymat : elle restera la « cousine d’Énide ».

Le retour d’Érec et Énide

Après trois jours, nouveau départ du chevalier, de sa dame et de son compagnon Guivret, mais cette fois dans la joie. Le voyage dure neuf jours, sans la moindre entrave.

  • En partant, Érec a vaincu la « récréantise » ; il est redevenu chevalier.
  • Puis il est venu au secours de la Pucelle de la forêt : il a mis sa vaillance au service d’autrui.
  • sa rencontre avec Guivret lui a appris le compagnonage, et a renforcé ses liens moraux avec la chevalerie.
  • Enfin, l’ultime épreuve de la « joie de la Cour » lui a montré qu’il y a encore quelque chose au-delà du compagnonage.

Chevalier parfait, il peut à présent atteindre la marche suprême : devenir Roi. Et ce sera le couronnement du roman, le couronnement non d’Érec seul, mais du couple Érec et Énide, désormais indissociable.