Tristan et Iseult : La Forêt du Morois

Voici la traduction du Roman de Tristan et Iseult de 1900 par Joseph Bédier. Voici la neuvième partie : La Forêt du Morois.

La Forêt du Morois

La Forêt du Morois

Au fond de la forêt sauvage, à grand ahan, comme des bêtes traquées, ils errent, et rarement osent revenir le soir au gîte de la veille. Ils ne mangent que la chair des fauves et regrettent le goût du sel et du pain. Leurs visages amaigris se font blêmes, leurs vêtements tombent en haillons, déchirés par les ronces. Ils s’aiment, ils ne souffrent pas.

Un jour, comme ils parcouraient ces grands bois qui n’avaient jamais été abattus, ils arrivèrent par aventure à l’ermitage de Frère Ogrin.

Au soleil, sous un bois léger d’érables, auprès de sa chapelle, le vieil homme, appuyé sur sa béquille, allait à pas menus.

« Sire Tristan, s’écria-t-il, sachez quel grand serment ont juré les hommes de Cornouailles. Le roi a fait crier un ban par toutes les paroisses : Qui se saisira de vous recevra cent marcs d’or pour son salaire, et tous les barons ont juré de vous livrer mort ou vif. Repentez-vous, Tristan ! Dieu pardonne au pécheur qui vient à repentance.

— Me repentir, sire Ogrin ? De quel crime ? Vous qui nous jugez, savez-vous quel boivre nous avons bu sur la mer ? Oui, la bonne liqueur nous enivre, et j’aimerais mieux mendier toute ma vie par les routes et vivre d’herbes et de racines avec Iseut que, sans elle, être roi d’un beau royaume.

— Sire Tristan, Dieu vous soit en aide, car vous avez perdu ce monde-ci et l’autre. Le traître à son seigneur, on doit le faire écarteler par deux chevaux, le brûler sur un bûcher, et là où sa cendre tombe, il ne croît plus d’herbe et le labour reste inutile ; les arbres, la verdure y dépérissent. Tristan, rendez la reine à celui qu’elle a épousé selon la loi de Rome !

— Elle n’est plus à lui : il l’a donnée à ses lépreux ; c’est sur les lépreux que je l’ai conquise. Désormais, elle est mienne ; je ne puis me séparer d’elle, ni elle de moi. »

Ogrin s’était assis ; à ses pieds, Iseut pleurait, la tête sur les genoux de l’homme qui souffre pour Dieu. L’ermite lui redisait les saintes paroles du Livre : mais, toute pleurante, elle secouait la tête et refusait de le croire.

« Hélas ! dit Ogrin, quel réconfort peut-on donner à des morts ? Repens-toi, Tristan, car celui qui vit dans le péché sans repentir est un mort.

— Non, je vis et ne me repens pas. Nous retournons à la forêt, qui nous protège et nous garde. Viens, Iseut, amie ! »

Iseut se releva ; ils se prirent par les mains. Ils entrèrent dans les hautes herbes et les bruyères ; les arbres refermèrent sur eux leurs branchages ; ils disparurent derrière les frondaisons.

Écoutez, seigneurs, une belle aventure. Tristan avait nourri un chien, un brachet, beau, vif, léger à la course : ni comte, ni roi n’a son pareil pour la chasse à l’arc. On l’appelait Husdent. Il avait fallu l’enfermer dans le donjon, entravé par un billot suspendu à son cou ; depuis le jour où il avait cessé de voir son maître, il refusait toute pitance, grattait la terre du pied, pleurait des yeux, hurlait. Plusieurs en eurent compassion.

« Husdent, disaient-ils, nulle bête n’a su si bien aimer que toi ; oui, Salomon a dit sagement : « Mon ami vrai, c’est mon lévrier.»

Et le roi Marc, se rappelant les jours passés, songeait en son cœur : « Ce chien montre grand sens à pleurer ainsi son seigneur : car y a-t-il personne par toute la Cornouailles qui vaille Tristan ? »

Trois barons vinrent au roi :

« Sire, faites délier Husdent ; nous saurons bien s’il mène tel deuil par regret de son maître ; si non, vous le verrez, à peine détaché, la gueule ouverte, la langue au vent, poursuivre, pour les mordre, gens et bêtes. »

On le délie. Il bondit par la porte et court à la chambre où naguère il trouvait Tristan. Il gronde, gémit, cherche, découvre enfin la trace de son seigneur. Il parcourt pas à pas la route que Tristan avait suivie vers le bûcher. Chacun le suit. Il jappe clair et grimpe vers la falaise. Le voici dans la chapelle, et qui bondit sur l’autel ; soudain il se jette par la verrière, tombe au pied du rocher, reprend la piste sur la grève, s’arrête un instant dans le bois fleuri où Tristan s’était embusqué, puis repart vers la forêt. Nul ne le voit qui n’en ait pitié.

« Beau roi, dirent alors les chevaliers, cessons de le suivre ; il nous pourrait mener en tel lieu d’où le retour serait malaisé. »

Ils le laissèrent et s’en revinrent. Sous bois, le chien donna de la voix et la forêt en retentit. De loin, Tristan, la reine et Gorvenal l’ont entendu : « C’est Husdent ! » Ils s’effrayent : sans doute le roi les poursuit ; ainsi il les fait relancer comme des fauves par des limiers !… Ils s’enfoncent sous un fourré. À la lisière, Tristan se dresse, son arc bandé. Mais quand Husdent eut vu et reconnu son seigneur, il bondit jusqu’à lui, remua sa tête et sa queue, ploya l’échine, se roula en cercle. Qui vit jamais telle joie ? Puis il courut à Iseut la Blonde, à Gorvenal, et fit fête aussi au cheval. Tristan en eut grande pitié :

« Hélas ! par quel malheur nous a-t-il retrouvés ! Que peut faire de ce chien, qui ne sait se tenir coi, un homme harcelé ? Par les plaines et par les bois, par toute sa terre, le roi nous traque : Husdent nous trahira par ses aboiements. Ah ! c’est par amour et par noblesse de nature qu’il est venu chercher la mort. Il faut nous garder, pourtant. Que faire ? Conseillez-moi. »

Iseut flatta Husdent de la main et dit :

« Sire, épargnez-le ! J’ai ouï parler d’un forestier gallois qui avait habitué son chien à suivre, sans aboyer, la trace de sang des cerfs blessés. Ami Tristan, quelle joie si on réussissait, en y mettant sa peine, à dresser ainsi Husdent ! »

Il y songea un instant, tandis que le chien léchait les mains d’Iseut. Tristan eut pitié et dit :

« Je veux essayer ; il m’est trop dur de le tuer. »

Bientôt Tristan se met en chasse, déloge un daim, le blesse d’une flèche. Le brachet veut s’élancer sur la voie du daim, et crie si haut que le bois en résonne. Tristan le fait taire en le frappant ; Husdent lève la tête vers son maître, s’étonne, n’ose plus crier, abandonne la trace ; Tristan le met sous lui, puis bat sa botte de sa baguette de châtaignier, comme font les veneurs pour exciter les chiens ; à ce signal, Husdent veut crier encore, et Tristan le corrige. En l’enseignant ainsi, au bout d’un mois à peine, il l’eut dressé à chasser à la muette : quand sa flèche avait blessé un chevreuil ou un daim, Husdent, sans jamais donner de la voix, suivait la trace sur la neige, la glace ou l’herbe ; s’il atteignait la bête sous bois, il savait marquer la place en y portant des branchages ; s’il la prenait sur la lande, il amassait des herbes sur le corps abattu et revenait, sans un aboi, chercher son maître.

L’été s’en va, l’hiver est venu. Les amants vécurent tapis dans le creux d’un rocher : et sur le sol durci par la froidure, les glaçons hérissaient leur lit de feuilles mortes. Par la puissance de leur amour, ni l’un ni l’autre ne sentit sa misère.

Mais quand revint le temps clair, ils dressèrent sous les grands arbres leur hutte de branches reverdies. Tristan savait d’enfance l’art de contrefaire le chant des oiseaux des bois ; à son gré, il imitait le loriot, la mésange, le rossignol et toute la gent ailée ; et parfois, sur les branches de la hutte, venus à son appel, des oiseaux nombreux, le cou gonflé, chantaient leurs lais dans la lumière.

Les amants ne fuyaient plus par la forêt, sans cesse errants ; car nul des barons ne se risquait à les poursuivre, connaissant que Tristan les eût pendus aux branches des arbres. Un jour, pourtant, l’un des quatre traîtres, Guenelon, que Dieu maudisse ! entraîné par l’ardeur de la chasse, osa s’aventurer aux alentours du Morois. Ce matin-là, sur la lisière de la forêt, au creux d’une ravine, Gorvenal, ayant enlevé la selle de son destrier, lui laissait paître l’herbe nouvelle ; là-bas, dans la loge de feuillage, sur la jonchée fleurie, Tristan tenait la reine étroitement embrassée, et tous deux dormaient.

Tout à coup, Gorvenal entendit le bruit d’une meute : à grande allure les chiens lançaient un cerf, qui se jeta au ravin. Au loin, sur la lande, apparut un veneur ; Gorvenal le reconnut : c’était Guenelon, l’homme que son seigneur haïssait entre tous. Seul, sans écuyer, les éperons aux flancs saignants de son destrier et lui cinglant l’encolure, il accourait. Embusqué derrière un arbre, Gorvenal le guette : il vient vite, il sera plus lent à s’en retourner.

Il passe. Gorvenal bondit de l’embuscade, saisit le frein, et, revoyant à cet instant tout le mal que l’homme avait fait, l’abat, le démembre tout, et s’en va, emportant la tête tranchée.

Là-bas, dans la loge de feuillée, sur la jonchée fleurie, Tristan et la reine dormaient étroitement embrassés. Gorvenal y vint sans bruit, la tête du mort à la main.

Lorsque les veneurs trouvèrent sous l’arbre le tronc sans tête, éperdus, comme si déjà Tristan les poursuivait, ils s’enfuirent, craignant la mort. Depuis, l’on ne vint plus guère chasser dans ce bois.

Pour réjouir au réveil le cœur de son seigneur, Gorvenal attacha, par les cheveux, la tête à la fourche de la hutte : la ramée épaisse l’enguirlandait.

Tristan s’éveilla et vit, à demi cachée derrière les feuilles, la tête qui le regardait. Il reconnaît Guenelon ; il se dresse sur ses pieds, effrayé. Mais son maître lui crie :

« Rassure-toi, il est mort. Je l’ai tué de cette épée. Fils, c’était ton ennemi ! »

Et Tristan se réjouit ; celui qu’il haïssait, Guenelon, est occis.

Désormais, nul n’osa plus pénétrer dans la forêt sauvage : l’effroi en garde l’entrée et les amants y sont maîtres. C’est alors que Tristan façonna l’arc Qui-ne-faut, lequel atteignait toujours le but, homme ou bête, à l’endroit visé.

Seigneurs, c’était un jour d’été, au temps où l’on moissonne, un peu après la Pentecôte, et les oiseaux à la rosée chantaient l’aube prochaine. Tristan sortit de la hutte, ceignit son épée, apprêta l’arc Qui-ne-faut et, seul, s’en fut chasser par le bois. Avant que descende le soir, une grande peine lui adviendra. Non, jamais amants ne s’aimèrent tant et ne l’expièrent si durement.

Quand Tristan revint de chasse, accablé par la lourde chaleur, il prit la reine entre ses bras.

« Ami, où avez-vous été ?

— Après un cerf qui m’a tout lassé. Vois, la sueur coule de mes membres, je voudrais me coucher et dormir. »

Sous la loge de verts rameaux, jonchée d’herbes fraîches, Iseut s’étendit la première. Tristan se coucha près d’elle et déposa son épée nue entre leurs corps. Pour leur bonheur, ils avaient gardé leurs vêtements. La reine avait au doigt l’anneau d’or aux belles émeraudes que Marc lui avait donné au jour des épousailles ; ses doigts étaient devenus si grêles que la bague y tenait à peine. Ils dormaient ainsi, l’un des bras de Tristan passé sous le cou de son amie, l’autre jeté sur son beau corps, étroitement embrassés ; mais leurs lèvres ne se touchaient point. Pas un souffle de brise, pas une feuille qui tremble. À travers le toit de feuillage, un rayon de soleil descendait sur le visage d’Iseut qui brillait comme un glaçon.

Or, un forestier trouva dans le bois une place où les herbes étaient foulées ; la veille, les amants s’étaient couchés là ; mais il ne reconnut pas l’empreinte de leurs corps, suivit la trace et parvint à leur gîte. Il les vit qui dormaient, les reconnut et s’enfuit, craignant le réveil terrible de Tristan. Il s’enfuit jusqu’à Tintagel, à deux lieues de là, monta les degrés de la salle, et trouva le roi qui tenait ses plaids au milieu de ses vassaux assemblés.

« Ami, que viens-tu quérir céans, hors d’haleine comme je te vois ? On dirait un valet de limiers qui a longtemps couru après les chiens. Veux-tu, toi aussi, nous demander raison de quelque tort ? Qui t’a chassé de ma forêt ? »

Le forestier le prit à l’écart et, tout bas, lui dit :

« J’ai vu la reine et Tristan. Ils dormaient, j’ai pris peur.

— En quel lieu ?

— Dans une hutte du Morois. Ils dorment aux bras l’un de l’autre. Viens tôt, si tu veux prendre ta vengeance.

— Va m’attendre à l’entrée du bois, au pied de la Croix-Rouge. Ne parle à nul homme de ce que tu as vu ; je te donnerai de l’or et de l’argent, tant que tu en voudras prendre. »

Le forestier y va et s’assied sous la Croix-Rouge. Maudit soit l’espion ! Mais il mourra honteusement, comme cette histoire vous le dira tout à l’heure.

Le roi fit seller son cheval, ceignit son épée, et, sans nulle compagnie, s’échappa de la cité. Tout en chevauchant, seul, il se ressouvint de la nuit où il avait saisi son neveu : quelle tendresse avait alors montrée pour Tristan Iseut la Belle, au visage clair ! S’il les surprend, il châtiera ces grands péchés ; il se vengera de ceux qui l’ont honni…

À la Croix-Rouge, il trouva le forestier :

« Va devant ; mène-moi vite et droit. »

L’ombre noire des grands arbres les enveloppe. Le roi suit l’espion. Il se fie à son épée, qui jadis a frappé de beaux coups. Ah ! si Tristan s’éveille, l’un des deux, Dieu sait lequel ! restera mort sur la place. Enfin le forestier dit tout bas :

« Roi, nous approchons. »

Il lui tint l’étrier et lia les rênes du cheval aux branches d’un pommier vert. Ils approchèrent encore, et soudain, dans une clairière ensoleillée, virent la hutte fleurie.

Le roi délace son manteau aux attaches d’or fin, le rejette, et son beau corps apparaît. Il tire son épée hors de la gaine, et redit en son cœur qu’il veut mourir s’il ne les tue. Le forestier le suivait ; il lui fait signe de s’en retourner.

Il pénètre, seul, sous la hutte, l’épée nue, et la brandit… Ah ! quel deuil s’il assène ce coup ! Mais il remarqua que leurs bouches ne se touchaient pas et qu’une épée nue séparait leurs corps :

« Dieu ! se dit-il, que vois-je ici ? Faut-il les tuer ? Depuis si longtemps qu’ils vivent en ce bois, s’ils s’aimaient de fol amour, auraient-ils placé cette épée entre eux ? Et chacun ne sait-il pas qu’une lame nue, qui sépare deux corps, est garante et gardienne de chasteté ? S’ils s’aimaient de fol amour, reposeraient-ils si purement ? Non, je ne les tuerai pas ; ce serait grand péché de les frapper ; et si j’éveillais ce dormeur et que l’un de nous deux fût tué, on en parlerait longtemps, et pour notre honte. Mais je ferai qu’à leur réveil ils sachent que je les ai trouvés endormis, que je n’ai pas voulu leur mort, et que Dieu les a pris en pitié. »

Le soleil, traversant la hutte, brûlait la face blanche d’Iseut. Le roi prit ses gants parés d’hermine : « C’est elle, songeait-il, qui, naguère, me les apporta d’Irlande !… » Il les plaça dans la feuillée pour fermer le trou par où le rayon descendait ; puis il retira doucement la bague aux pierres d’émeraude qu’il avait donnée à la reine ; naguère il avait fallu forcer un peu pour la lui passer au doigt ; maintenant ses doigts étaient si grêles que la bague vint sans effort : à la place, le roi mit l’anneau dont Iseut, jadis, lui avait fait présent. Puis il enleva l’épée qui séparait les amants, celle-là même — il la reconnut — qui s’était ébréchée dans le crâne du Morholt, posa la sienne à la place, sortit de la loge, sauta en selle, et dit au forestier :

« Fuis maintenant, et sauve ton corps, si tu peux ! »

Or, Iseut eut une vision dans son sommeil : elle était sous une riche tente, au milieu d’un grand bois. Deux lions s’élançaient sur elle et se battaient pour l’avoir… Elle jeta un cri et s’éveilla : les gants parés d’hermine blanche tombèrent sur son sein. Au cri, Tristan se dressa en pieds, voulut ramasser son épée et reconnut, à sa garde d’or, celle du roi. Et la reine vit à son doigt l’anneau de Marc. Elle s’écria :

« Sire, malheur à nous ! Le roi nous a surpris !

— Oui, dit Tristan, il a emporté mon épée ; il était seul, il a pris peur, il est allé chercher du renfort ; il reviendra, nous fera brûler devant tout le peuple. Fuyons !… »

Et, à grandes journées, accompagnés de Gorvenal, ils s’enfuirent vers la terre de Galles, jusqu’aux confins de la forêt du Morois. Que de tortures amour leur aura causées !