Geoffrey Chaucer est un écrivain et poète anglais né à Londres dans les années 1340 et mort en 1400 dans cette même ville. Son œuvre la plus célèbre est Les Contes de Canterbury. Les Contes de Canterbury sont, avec Sire Gauvain et le Chevalier vert (d’un anonyme) et Pierre le laboureur (de William Langland), les toutes premières grandes œuvres de la littérature anglaise. Voici le premier conte : le valet du chanoine.
Contenus
ToggleContes de Canterburry : Le conte du valet du chanoine
Quand fut finie la vie de sainte Cécile,
avant que nous eussions bien chevauché cinq milles,
à Boghton-sous-Blee nous rattrapa
un homme qui était vêtu de vêtements noirs,
et en dessous portait un blanc surplis.
Sa haquenée qui était tout gris pommelé
560 tant suait que c’était merveilleux à voir ;
on eût dit qu’il avait éperonné trois milles de suite.
Le cheval aussi que montait son valet
tant suait qu’à peine pouvait-il aller.
Autour du poitrail montait haut l’écume ;
l’homme était tacheté d’écume, on eût dit une pie.
Sur sa croupière il avait une besace double,
il semblait porter fort petit bagage.
Le digne homme portait habit d’été léger,
et je commençais à me demander à part moi
570 ce qu’il était, lorsqu’enfin je saisis
que son manteau était cousu au capuchon,
en foi de quoi, quand j’eus bien réfléchi,
je jugeai que c’était quelque chanoine.
Son chapeau lui pendait au dos par un ruban,
car il avait marché plus qu’au trot et au pas ;
il n’avait cessé d’éperonner comme s’il était fou.
Sous son capuchon il avait une feuille de bardane
contre la sueur, et pour garder son chef du chaud.
Mais c’était grande joie de le voir suer !
580 Son front dégouttait comme un alambic,
qui serait rempli de plantain et de pariétaire.
Et quand il fut arrivé, il commença par s’écrier :
« Dieu garde (dit-il), cette joyeuse compagnie !
J’ai piqué ferme (dit-il), à cause de vous,
car je souhaitais fort vous rattraper,
pour chevaucher en si gaie compagnie ! »
Son valet aussi était rempli de courtoisie
et dit : « Messires, lorsque ce matin
de votre hôtellerie je vous ai vus sortir,
590 j’ai averti mon maître et seigneur que voici,
qui est tout désireux de faire route avec vous
pour son déportement, car il aime baguenauder. »
— « Ami, pour cet avis, Dieu te donne bonne chance !
(dit lors notre hôte), car certes il semblerait
que ton maître soit savant homme, et je le crois volontiers ;
il est fort jovial aussi, je parierais.
Pourra-t-il donc conter un joyeux conte ou deux,
dont il puisse réjouir cette compagnie ? »
— « Qui, messire ? Mon seigneur ? Oui, oui, sans mentir,
600 il en sait de joyeux et de plaisants aussi,
bien plus qu’assez ; de plus, messire, croyez-moi,
si vous le connaissiez aussi bien que je fais,
vous admireriez comme bien et adroitement
il sait travailler, et cela de façons diverses.
Mainte grande entreprise a-t-il prise sur lui,
qui pour n’importe quel d’ici serait bien dure
à mener à bonne fin, s’ils n’apprenaient de lui.
Il a beau cheminer simplement parmi vous,
si vous le connaissiez, vous en auriez profit ;
610 vous ne voudriez pas perdre sa connaissance
pour bonne somme, j’en oserais risquer
tout ce que j’ai en ma possession.
C’est un homme de très grand jugement,
je vous en avertis, c’est un homme étonnant ! »
— « Voyons (dit notre hôte), je t’en prie, dis-moi donc,
est-il clerc ou non ? Dis-nous ce qu’il est ! »
— « Oui-dà ! il est bien mieux que clerc, assurément,
(dit le valet), et pour le faire court,
hôte, je veux vous montrer un peu de son savoir-faire.
620 Mon seigneur, dis-je, possède telle subtilité
(mais tout son art ne pouvez le savoir de moi,
malgré que j’aide un peu à son travail)
que tout le sol sur quoi nous cheminons
d’ici jusqu’à la ville de Canterbury,
il pourrait tout net le retourner sens-dessus-dessous,
et le paver entièrement d’argent et d’or. »
Et quand ce valet eut ainsi parlé
à notre hôte : « Benedicite (dit celui-ci),
une chose est pour moi merveille étonnante,
630 puisque ton seigneur est de si haute prudence,
en vertu de quoi les gens lui doivent révérence,
pourquoi de sa dignité fait-il si peu cas ?
Son surtout ne vaut pas un liard
effectivement, pour lui, sur ma vie !
il est tout sale et déchiré aussi.
Pourquoi ton maître est-il si marmiteux, je te prie,
lorsqu’il pourrait s’acheter de meilleurs habits,
si son pouvoir s’accorde à ton discours ?
Dis-moi cela ; dis-le, je t’en supplie ».
640 — « Pourquoi ? (dit le valet) pourquoi ? me demandez-vous ;
Dieu me garde, c’est parce que jamais il ne réussira !
(Mais je ne veux pas avouer tout haut ce que je dis,
aussi tenez le bien secret, je vous en prie).
Il est trop savant, ma foi, je le crois ;
ce qui est à l’excès ne tourne pas
à bien, disent les clercs ; c’est un vice.
C’est en quoi je le tiens pour ignorant et sot,
car quand un homme a trop grand esprit,
souventes fois advient qu’il en mésuse ;
650 ainsi de mon seigneur, ce qui me fait grand deuil.
Dieu corrige le mal ! je n’en puis dire plus. »
— « Ne t’inquiète de cela, bon valet (dit notre hôte) ;
puisque tu connais les talents de ton maître,
dis-nous comment il fait, je t’en prie de tout cœur,
puisqu’il est si habile et si malin.
Or, où habitez-vous, si cela se peut dire ? »
— « Dans les faubourgs d’une ville (dit-il),
tapis en des recoins et culs-de sac,
là où les brigands et voleurs, naturellement,
660 ont leur résidence secrète et peureuse,
en gens qui n’osent point trahir leur présence ;
ainsi vivons nous, s’il faut parler vrai. »
— « Or ça (dit notre hôte), permets encore un mot :
pourquoi es-tu si décoloré de visage ? »
— « Par Saint-Pierre (dit-il), le diable emporte le métier !
je suis si accoutumé à souffler le feu,
que ma couleur en a changé, je pense ;
je n’ai point l’habitude de lorgner un miroir,
mais de peiner dur pour apprendre à multiplier.
670 Nous nous aveuglons à toujours surveiller le feu,
et malgré tout nous manquons notre but,
car toujours nous échappe notre conclusion !
À bien des gens nous faisons illusion,
nous empruntons de l’or, soit une livre ou deux,
soit dix ou douze, et bien des sommes plus grandes,
et nous leur faisons croire, à tout le moins,
que d’une livre nous pourrons en faire deux !
Cela est faux pourtant, mais toujours nous avons bon espoir
d’y arriver, et nous y tâtonnons.
680 Mais cette science est si loin devant nous
que nous ne pouvons pas, malgré tous nos serments,
la rattraper, tant vite elle nous fuit.
Elle fera de nous des gueux pour finir ! »
Tandis que ce valet bavardait de la sorte,
le chanoine s’approcha et entendit tout
ce que le valet disait, parce que le soupçon
des propos des gens tenait toujours ce chanoine.
Car, dit Caton, celui qui est coupable
pense que toute parole a trait à lui, vraiment.
690 C’est pourquoi il s’approcha si près
de son valet pour écouter tout son discours.
Et alors il parla à son valet ainsi :
« Tiens ta langue et ne dis plus mot,
car si tu continues, chèrement tu le paieras ;
tu me calomnies ici en cette compagnie,
et tu découvres aussi ce que tu devrais cacher. »
— « Va (dit notre hôte), continue, quoiqu’il arrive,
et de toutes ses menaces ne t’inquiète mie ! »
— « Ma foi (dit-il), je ne m’en soucie guère plus ».
700 Et quand ce chanoine vit qu’il n’en serait rien,
mais que son valet voulait conter ses secrets,
il s’enfuit de chagrin et de male honte.
« Ah ! (dit le valet), on va s’amuser un peu ;
tout ce que je sais, je vais le dire incontinent.
Puisqu’il est parti, que le méchant diable le tue !
car jamais plus désormais ne veux le rencontrer,
pour sol ni pour livre, je vous le promets !
Celui qui m’attira d’abord en pareil jeu,
avant sa mort qu’il ait honte et chagrin !
710 car, sur ma foi ! c’est pour moi très sérieux ;
je le sens bien, quoi qu’on m’en puisse dire.
Et cependant, malgré toute ma souffrance et tout mon chagrin,
malgré toute ma peine, mon labeur et mes misères,
jamais je n’ai pu m’en détacher en aucune manière !
Or plût à Dieu que mon esprit suffit
à vous raconter tout ce qui tient à cet art !
Mais en tout cas vous en dirai partie ;
puisque mon maître est parti je n’épargne rien ;
tout ce que je connais, je le veux déclarer.
720 Avec ce chanoine j’ai habité sept ans,
mais dans sa science je ne suis pas plus avancé.
Tout ce que j’avais, je l’ai perdu ainsi,
et, Dieu le sait, bien d’autres avec moi.
Alors que j’avais coutume d’être frais et gai
en mes habits et tout mon appareil,
maintenant j’en suis à porter des chausses sur ma tête ;
et tandis que mon teint était frais et rose,
il est aujourd’hui blême et couleur de plomb.
Quiconque en use ainsi, chèrement l’expiera.
730 Et pour tout mon labeur, me voilà refait :
voyez quel profit on trouve à « multiplier » !
Cette science fuyante m’a mis tellement nu,
que je n’ai plus nul bien, où que je me tourne ;
et si suis-je endetté tellement par là
pour l’or que j’ai emprunté, véritablement,
que de toute ma vie ne pourrai m’acquitter.
Que tout homme soit averti par mon exemple à jamais !
Quel qu’il soit qui se livre à ce jeu,
s’il continue, je tiens sa fortune perdue.
740 Aussi vrai que Dieu m’aide, au lieu de gagner
il videra sa bourse et épuisera ses esprits.
Et quand, par sa folie et sa sottise,
il aura perdu son bien à jeu parti,
alors il poussera les autres gens
à perdre leur bien comme il fit le sien.
Car pour les pauvres diables c’est joie et soûlas
de voir leurs pareils en peine et souffrance,
comme un jour je l’appris d’un clerc.
Mais n’importe cela, parlons de nos travaux.
750 Quand nous sommes au lieu où nous devons exercer
notre lutinant métier, nous semblons merveilleusement sages,
tant nous usons de mots savants et curieux.
Moi, je souffle le feu jusqu’à ce que le cœur me faille.
Pourquoi vous dire ici toutes les proportions
de toutes les choses avec quoi travaillons,
comme de cinq ou six onces, peut-être bien,
d’argent, ou telle autre quantité ;
et pourquoi prendre la peine de vous réciter les noms
d’orpiment, d’os brûlés, d’écaillés de fer,
760 qui sont en poudre broyés bien menu ?
ni comment tout est mis en un pot de terre,
avec du sel dedans, et du poivre aussi,
avant ces poudres que je viens de dire,
le tout bien recouvert d’une lame de verre,
et moult autres choses qu’il y avait là ?
ni que le pot et le verre sont clos de mastic
pour que de l’air rien ne passe dehors ?
Point ne parlerai du feu modéré, et du vif aussi,
que l’on faisait, ni du souci et de la peine
770 que nous prenions pour sublimer nos matières,
et pour amalgamer, pour calciner
le vif-argent, que dénommons Mercure cru !
Malgré tous nos tours nous ne pouvons aboutir.
Notre orpiment et Mercure sublimé,
notre litharge aussi broyée sûr le porphyre,
de toutes ces matières un nombre d’onces précis, —
cela ne sert de rien, notre labeur est vain.
Ni non plus l’ascension de nos esprits,
ni les matières qui restent au fond,
780 ne peuvent à notre œuvre en rien profiter.
Car tout notre labeur et travail est perdu ;
et toute la dépense, de par tous les diables !
que nous avions risquée, perdue aussi.
Il y a en outre beaucoup d’autres choses,
lesquelles appartiennent à notre métier ;
pourtant ne puis les réciter dans l’ordre,
pour ce que je suis un homme ignorant ;
je les dirai comme elles me viennent en l’esprit,
bien que ne les puisse ranger par espèces :
790 ainsi le bol armoniaque, le vert de Grèce et le borax,
et divers vaisseaux faits de terre et de verre,
nos urinais, nos descensoires,
fioles, creusets, sublimatoires,
cucurbites et alambics aussi,
et tant d’autres qui seraient chers au prix d’un poireau.
Pas n’est besoin de les réciter tous :
eaux rougissantes et noix de galle,
arsenic, soufre et sel armoniaque ;
et d’herbes aussi j’en pourrais nommer beaucoup :
800 l’aigrimoine, la valériane et la lunaire,
et bien d’autres aussi, si je voulais tarder.
Dirai-je nos lampes brûlant jour comme nuit,
pour faire aboutir notre art, si nous pouvons ?
Et nos fourneaux aussi, pour la calcination,
et pour l’albification du liquide,
plâtre non dissous, chaux et glaire d’œuf,
poudres diverses, cendres, fumier, urine, argile,
sachets cirés, salpêtre, vitriol,
et feux divers, de bois et de charbon ;
810 le sel de tartre, l’alcali, le sel préparé,
les matières comburées et coagulées,
l’argile avec du poil de cheval ou d’homme, et l’huile
de tortre, l’alun, le verre, la levure, le moût, l’argoil,
le résalgar, et l’imbibition de nos matières ;
et aussi l’incorporation de nos matières ;
et la citrination de notre argent,
notre cimentation, notre fermentation,
nos éprouvettes, lingots, et puis que sais-je encore ?
Je vais vous dire, ainsi que je l’appris aussi,
820 les quatre esprits et les sept corps,
dans l’ordre, comme j’ouïs souvent mon maître les nommer.
Le premier esprit est appelé vif-argent.
le second orpiment, le troisième, pour sûr,
sel armoniaque, soufre le quatrième.
Les sept corps, écoutez, les voici maintenant :
Sol est l’or, et l’argent nous l’appelons Luna ;
nous nommons Mars le fer, le vif-argent Mercure.
Saturnus est le plomb, Jupiter l’étain,
et Vénus le cuivre, par la race de mon père !
830 Ce maudit métier, quiconque le veut exercer,
il n’aura point de bien qui puisse lui suffire ;
car tout le bien qu’il dépense à cela,
il le perdra, de ceci je n’ai doute,
Quiconque voudra mettre à l’air sa sottise,
qu’il vienne et apprenne à multiplier ;
et tout homme qui a quelque chose en son coffre,
qu’il apparaisse et se fasse philosophe.
Peut-être cette science est facile à apprendre ?
Non, non, Dieu le sait, fût-il moine ou frère,
840 prêtre ou chanoine, ou tout autre homme,
quand il resterait nuit et jour penché sur son livre,
à apprendre cette sotte et lutinante science,
tout serait vain, et pardieu ! bien plus encore !
D’apprendre à un ignorant cette subtilité,
fi ! ne m’en parlez pas, la chose est impossible ;
qu’il connaisse l’art de lecture ou non,
en fait pour lui cela reviendra au même ;
car tous les deux, par mon salut !
aboutissent, dans la multiplication,
850 également bien quand ils ont tout fini ;
c’est à savoir, qu’ils échouent tous les deux.
Pourtant j’ai oublié de vous faire mention
des eaux corrosives et de la limaille,
et de la mollification des corps,
et aussi de leur induration,
des huiles, des ablutions et du métal fusible :
à dire tout on passerait le plus gros livre
qui soit nulle part ; aussi vaudra-t-il mieux
que de tous ces noms-là je me repose.
860 Car je crois bien vous en avoir appris assez
pour évoquer un démon, tant fût-il revêche !
Ah ! non, laissons cela ! La pierre philosophale
qu’élixir on dénomme, nous la cherchons tous ardemment,
car si nous la tenions, alors nous serions saufs ;
mais, au Dieu du ciel j’en fais l’aveu,
malgré tout notre art, quand nous avons tout fait,
et toute notre adresse, point ne veut nous venir.
Elle nous a fait dépenser force bien,
ce qui nous rend presque fous de chagrin,
870 n’était le bon espoir qui se glisse en nos cœurs,
toujours supposant, bien que nous souffrions dur,
que nous serons par elle soulagés plus tard,
espérance et supposition qui sont aiguës et fortes ;
je vous en avertis, elle sera toujours à trouver.
Ce temps futur a poussé les gens à se séparer,
en confiance, de tout ce qu’ils avaient.
Cependant dans cet art ils ne peuvent s’assagir,
car il a pour eux une douceur amère ;
ainsi semble-t-il, car s’ils n’avaient qu’un drap
880 pour s’y envelopper durant la nuit,
et qu’un couvre-dos pour se promener dans le jour,
ils les vendraient pour les dépenser à ce mystère ;
Ils ne savent pas s’arrêter, qu’il ne reste plus rien.
Et toujours, en tout lieu où ils vont,
on peut les reconnaître à leur odeur de soufre ;
pour tout au monde, ils puent comme le bouc !
leur odeur de bélier est si chaude
qu’un homme qui serait à un mille de là,
par leur odeur, croyez-moi, serait infecté ;
890 ainsi donc, voyez-vous, par leur odeur et leur habit râpé,
on peut, si l’on veut, reconnaître nos gens.
Et si l’on veut leur demander dans le privé
pourquoi ils sont accoutrés si misérablement,
aussitôt ils vous chuchoteront dedans l’oreille
et vous diront que, s’ils étaient connus,
on les tuerait en raison de leur science ;
voilà comme ces gens trahissent l’innocence !
Laissons cela ; j’arrive à mon histoire :
Avant donc que le pot ne soit mis sur le feu,
900 avec certaine quantité de métaux,
mon maître les tempère, et nul autre que lui,
—- maintenant qu’il est parti, je puis le dire hardiment —
car, comme on dit, il sait habilement faire ;
en tout cas je sais bien qu’il a tel renom ;
souventes fois pourtant il tombe en faute ;
or savez-vous comment ? bien des fois il arrive
que notre pot se brise ! Adieu ! tout est parti !
Ces métaux ont si grande violence
que nos murs ne sauraient leur faire résistance,
à moins d’être bâtis et de pierre et de chaux ;
910 ils percent donc et traversent le mur,
et quelques-uns s’enfoncent dans la terre,
— ainsi avons-nous parfois perdu maintes livres —
et certains se répandent par tout le plancher,
certains sautent jusqu’au toit ; sans nul doute,
bien que le démon ne se montre pas à nos yeux,
je crois bien qu’il est avec nous, ce mauvais-là !
Dedans l’enfer où il est le maître et seigneur,
il n’est pas plus de douleur, ni de rancœur, ni de colère.
920 Lorsque notre pot est brisé, comme j’ai dit,
chacun grommelle et se tient mal payé.
L’un dit que c’était en raison du feu ;
l’autre dit non, que cela dépend du souffleur,
(et alors j’avais peur, car c’était mon office).
« Fi ! (dit le tiers), vous êtes ignorants et sots ;
il n’a pas été trempé comme il devait l’être ! »
« Non (dit le quatrième), taisez-vous et écoutez-moi ;
c’est que notre feu n’était pas fait de hêtre,
voilà la raison, la seule, sur mes écus ! »
930 Moi, je ne saurais dire quelle était la cause,
mais je sais qu’il y a grand débat entre nous.
« Allons ! (dit mon maître), il n’y a plus rien à faire,
de ces périls dorénavant je me garderai ;
je suis bien sûr que le pot était fêlé.
Quoi qu’il en soit, ne soyez point abasourdis ;
comme c’est l’usage, qu’on balaie aussitôt le plancher ;
remettez-vous le cœur, soyez joyeux et contents ! »
Tous les débris sont balayés, mis en un tas ;
sur le plancher on jette une toile,
940 et tous les débris, mis dans un tamis,
sont triés et passés maintes fois.
« Pardieu ! (dit l’un), un peu de notre métal
est encore là, si nous n’avons pas tout !
Bien que l’affaire ait manqué cette fois,
une autre fois elle peut réussir,
il faut bien aventurer notre avoir ;
un marchand ne saurait, pardieu ! toujours demeurer,
croyez-m’en bien, dans sa prospérité ;
parfois son bien est noyé dans la mer,
950 et parfois il arrive sauf jusqu’à la terre ! »
— « Paix ! (dit mon maître), la prochaine fois je m’efforcerai
de mettre notre art en meilleure posture ;
si je ne le fais point, mes sires, à moi le blâme ;
il y eut faute en quelque point, je le sais bien. »
Un autre dit : « Le feu était trop chaud » ;
mais, chaud ou froid, j’ose affirmer ceci,
que nous terminons toujours de travers.
Nous manquons ce que nous voulions obtenir,
et dans notre folie toujours délirons.
960 Et quand nous nous trouvons ensemble réunis,
chacun de nous paraît un Salomon !
Mais tout ce qui reluit comme de l’or
n’est pas de l’or, ainsi que je l’ai ouï dire ;
ni toute pomme qui est belle aux yeux
n’est bonne, quoi que les gens débitent et crient !
Il en va tout de même, voyez, parmi nous ;
celui qui semble le plus sage, par Jésus !
est le plus sot, quand on vient à l’épreuve ;
et qui parait le plus loyal est un voleur ;
970 vous le saurez devant que je vous quitte,
lorsque j’aurai conté jusqu’au bout mon histoire.
Il y a un chanoine en religion
parmi nous, qui infecterait toute une ville,
fut-elle aussi grande que l’était Ninive,
Troie, Rome, Alexandrie et trois autres encore.
Ses tours et sa fausseté infinie,
nul homme ne pourrait, que je crois, les décrire,
quand même il vivrait mille années.
Dans tout ce monde de tromperie il n’a point son égal,
980 car dans ses termes il s’entortille si bien
et dit ses mots de façon si retorse,
quand il doit converser avec n’importe qui,
qu’il le fera devenir sot tout droit,
à moins que ce ne soit, comme lui-même, un diable.
Il a friponné bien des gens jusqu’ici,
et il continuera, s’il peut vivre encore quelque temps ;
et pourtant on fait bien des milles, à cheval et à pied,
pour le chercher et pour faire sa connaissance,
ne sachant pas sa trompeuse conduite.
990 Et s’il vous plait de me donner audience,
je vais la dire ici devant vous tous,
Mais, vénérables et pieux chanoines,
ne croyez pas que je médise de votre maison,
bien que mon histoire parle d’un chanoine.
En tout ordre, pardi ! il y a un coquin ;
et Dieu garde que toute une compagnie
paye pour la sottise d’un particulier !
Médire de vous n’est nullement mon intention,
je voudrais seulement corriger ce qui est fautif.
1000 Ce conte ne fut pas dit seulement pour vous,
mais pour d’autres aussi ; vous savez bien
que parmi les douze apôtres du Christ
il n’y avait de traître que Judas ;
aussi pourquoi blâmerait-on tous les autres
qui étaient innocents ? De vous j’en dis autant.
Sauf pourtant ceci, si vous voulez m’écouter,
que si quelque Judas vit en votre couvent,
éloignez-le à temps, je vous le conseille,
si la honte ou la perte sont à craindre.
1010 Et ne soyez nullement mécontents, je vous prie,
mais en cette affaire écoutez ce que je vais dire.
À Londres était un prêtre, un annuelier,
qui avait habité là bien des années,
lequel était tant serviable et tant plaisant
à la femme chez qui il prenait pension,
qu’elle ne voulait pas souffrir qu’il payât rien
pour la table ni l’habillement, si brave se fit-il ;
et pour l’argent de poche il en avait assez.
Laissons cela ; je vais maintenant poursuivre,
1020 et raconter mon histoire du chanoine,
qui mena ce prêtre à la ruine.
Ce chanoine fourbe s’en vint un beau jour
en la chambre où couchait le prêtre,
le suppliant de lui prêter certaine somme
d’or, en promettant qu’il s’en acquitterait.
« Prête-moi un mark (dit-il), rien que trois jours,
et au jour dit je te le repaierai,
et si tant est que me trouves trompeur,
une autre fois me feras pendre par le cou ! »
1030 Le prêtre lui donna un mark, et cela aussitôt ;
notre chanoine maintes fois lui dit merci,
puis prit congé et alla son chemin,
et le tiers jour rapporta son argent,
rendit au prêtre l’or qu’il avait reçu,
dont celui-ci fut étrangement heureux et content.
« Certes (dit-il), il ne me gêne en rien
de prêter à quelqu’un un noble, ou deux, ou trois,
ou n’importe quoi se trouvant en ma possession,
lorsqu’il est de disposition si loyale
1040 qu’il ne voudrait aucunement manquer à l’échéance :
à tel homme ne pourrai-je oncques dire non. »
— « Quoi (dit le chanoine), pourrais-je être déloyal ?
Hé ! ce serait chose toute nouvelle !
Loyauté est chose que toujours garderai
jusques au jour où je descendrai
dedans ma tombe, à Dieu ne plaise qu’il en soit autrement !
croyez ceci non moins sûr que votre Credo.
Merci Dieu, ceci soit dit à la bonne heure,
nul homme jamais n’a eu à se plaindre
1050 pour or ou pour argent qu’il m’eût prêté,
et jamais en mon cœur n’ai médité tromperie.
Or ça, monsieur (dit-il), entre nous maintenant,
puisque vous fûtes si généreux envers moi
et me marquâtes si grande gentillesse,
pour reconnaître un peu votre bonté,
je vais vous faire voir, et, s’il vous plaît d’apprendre,
je vous enseignerai clairement la façon
dont je travaille à la philosophie
Faites bien attention, vous verrez de vos yeux
1060 que je ferai un coup de maître avant de partir ».
— « Oui dà (dit le prêtre), oui dà, monsieur, vraiment ?
Sainte Marie ! je vous en prie de tout mon cœur ! »
— « À vos ordres, monsieur, en toute vérité,
(dit le chanoine,) ou sinon, qu’à Dieu ne plaise ! »
Voyez comme ce voleur savait offrir son service !
Bien vrai est-il qu’un service offert
pue, ainsi que l’attestent les vieux sages ;
et cela bientôt vais-je le prouver
avec ce chanoine, racine de toute traîtrise,
1070 qui toujours prend plaisir et contentement
— tant les diaboliques pensées s’impriment en son cœur ! —
à mettre à mal les gens de Christ ;
Dieu nous protège de sa feintise trompeuse !
Point ne savait le prêtre à qui avait affaire,
et il ne sentait rien du mal qui lui venait.
Ah ! pauvre prêtre ! Ah ! pauvre innocent !
Par convoitise bientôt tu seras trompé !
Ô prêtre privé de la grâce ! bien aveugle est ta pensée,
tu ne l’avises aucunement de la tromperie
1080 que ce renard a façonnée pour toi !
Ses tours subtils, tu ne saurais les fuir.
Aussi pour arriver à notre conclusion,
autant vaut dire à ta confusion,
malheureux ! tout de suite je vais me hâter
de conter ta sottise et ta folie,
comme la fourberie de l’autre misérable,
autant du moins que s’étend mon savoir.
Ce chanoine est mon maître, à ce que vous pensez ?
Sire hôte, en vérité, par la reine des cieux,
1090 c’est un autre chanoine, et non pas lui,
qui possède cent fois plus de subtilité !
Il a trahi les gens mainte et mainte fois !
De conter en rime sa fourberie, cela m’exaspère ;
chaque fois que je parle de sa fourberie.
je sens pour lui mes joues rougir de honte ;
elles commencent à brûler tout au moins,
car de rougeur je n’en ai pas, fort bien le sais,
en mon visage ; car les diverses fumées
de ces métaux, que vous m’avez ouï nommer,
1100 ont consumé et détruit ma rougeur.
Or prenez garde à la malignité de ce chanoine !
« Monsieur (dit-il au prêtre), envoyez votre valet chercher
du vif-argent, que nous l’ayons bientôt ;
et qu’il en apporte deux ou trois onces ;
et quand il reviendra, vous verrez aussitôt
une chose étonnante que jamais encore n’avez vue ! »
— « Messire (dit le prêtre), ce sera fait, sur ma foi ! »
Il dit à son serviteur de lui chercher la chose,
lequel était tout prêt à son commandement ;
1110 il s’en alla et revint sans tarder
avec ce vif-argent, pour dire la vérité,
et porta les trois onces au chanoine,
et celui-ci les étendit bien comme il faut,
et pria le serviteur de lui apporter des charbons,
afin qu’il pût se mettre aussitôt à l’ouvrage.
Aussitôt les charbons lui furent apportés,
et notre chanoine tirant un creuset
de sa poitrine, le montra au prêtre
« Cet instrument, (lui dit-il), que tu vois,
1120 prends-le en ta main et toi-même mets-y
une once de ce vif-argent ; et commence ainsi,
au nom du Christ, à devenir un philosophe.
Il y en a bien peu à qui je voudrais offrir
de leur montrer autant de ma science.
Car ici vous allez voir par expérience
que je m’en vais mortifier ce vif-argent,
tout de suite à vos yeux sans mentir,
et en faire d’aussi bel et bon argent
qu’il y en a dans ma bourse ou la vôtre,
1130 ou ailleurs, et le rendre malléable ;
sinon, tenez-moi pour faux et indigne
de paraître jamais en compagnie !
J’ai une poudre ici qui m’a coûté fort cher ;
elle fera tout réussir, étant la cause
de tout mon art, que je vais vous montrer.
Écartez le valet et qu’il reste dehors,
et fermez l’huis, tandis que nous serons après
notre secret, que nul ne nous épie,
tandis que nous travaillerons en la philosophie. »
1140 Tout ce qu’il commandait fut en fait accompli,
le serviteur alla dehors tout aussitôt,
son maître immédiatement ferma la porte,
et à leur travail ils se mirent sans tarder.
Notre prêtre, sur l’ordre du maudit chanoine,
dessus le feu mit la chose aussitôt,
souffla le feu, et s’agita bien fort ;
notre chanoine dans le creuset jeta
une poudre — point ne sais de quoi elle était
faite, avec du verre ou de la chaux,
1150 ou outre chose qui ne valait pas une mouche —
pour éblouir ce prêtre ; et le pria de se hâter
de placer les charbons tout au-dessus
du creuset : « Car à preuve que je t’aime,
(dit le chanoine), ce sont tes deux mains
qui accompliront toute chose qui sera faite ici ».
« Grand merci » (dit le prêtre) et il était tout aise,
et posait les charbons, comme l’autre avait dit.
Or, tandis qu’il était occupé, ce misérable diabolique,
ce fourbe chanoine, que le mauvais diable l’emporte !
1160 de son sein tira un charbon de hêtre,
où fort subtilement était percé un trou,
dans lequel on avait mis de limaille d’argent
une once, puis bouché le trou sans faute
avec de la cire, pour y maintenir la limaille.
Et comprenez bien que cet engin trompeur
ne fut point fait là, mais était fait d’avance ;
et je dirai d’autres choses encore,
mais plus tard, qu’avec lui il avait apportées.
Avant de venir là il méditait de le jouer,
1170 et ainsi fit-il devant qu’ils se fussent séparés ;
avant qu’il ne l’eût écorché il n’eut pas de cesse.
Cela m’exaspère quand je parle de lui ;
de sa fourberie je voudrais me venger,
si je savais comment ; mais il est ici et là,
il est si mobile qu’il ne demeure nulle part.
Or maintenant, attention, pour l’amour de Dieu, messires !
Il prend donc ce charbon, dont j’ai parlé plus haut,
et dans sa main le porte secrètement.
Et tandis que le prêtre activement disposait
1180 les charbons, comme j’ai déjà dit,
« Vous vous y prenez mal, ami, (dit le chanoine) :
ceci n’est point placé comme il devrait être ;
mais j’aurai bientôt tout arrangé (lui dit-il).
Or laissez-moi m’en mêler rien qu’un instant,
car de vous j’ai pitié, par saint Giles !
Vous êtes tout échauffé, je vois bien comme vous suez,
prenez-moi ce mouchoir et essuyez cette moiteur ! »
Et tandis que le prêtre essuyait son visage,
notre chanoine prit son charbon (que le diable l’emporte !)
1190 et le posa dessus, sur le milieu
du creuset, et souffla ensuite vigoureusement,
tant que les charbons commencèrent à brûler bien fort.
« Maintenant donne-nous à boire (dit le chanoine alors),
tout ira bien dans un instant, je le garantis ;
asseyons-nous et faisons réjouissance. »
Et lorsque le charbon de hêtre du chanoine
fut brûlé, toute la limaille par le trou
dans le creuset se répandit aussitôt ;
et fallait bien qu’il en fût ainsi, forcément,
1200 puisqu’il était placé si juste au-dessus ;
mais de cela le prêtre, hélas ! ne savait rien.
Il croyait tous les charbons également bons,
car de la ruse il ne soupçonnait rien.
Et quand notre alchimiste vit son moment venu ;
« Levez-vous, sire prêtre (dit-il), et restez près de moi ;
et comme je sais bien que vous n’avez pas de lingot,
allez dehors et rapportez-nous un morceau de chaux ;
car j’en ferai un de la même forme
qu’est un lingot, si j’en puis avoir la chance.
1210 Et apportez aussi avec vous un bol ou une casserole
remplis d’eau, et vous verrez bien alors
comment notre affaire tournera et réussira.
Et cependant, pour que vous n’ayez nul soupçon,
ni mauvaise pensée de moi dans votre absence,
je ne veux point rester hors de votre présence,
mais aller avec vous, et revenir avec vous. »
La porte de la chambre, pour le faire court,
ils ouvrirent et fermèrent, et allèrent leur chemin.
Et avec eux ils emportèrent la clef,
1220 et ils revinrent sans aucun retard.
À quoi bon tarder toute la sainte journée ?
Il prit la chaux et la pétrit en forme
de lingot, comme je vais vous le raconter.
Je dis donc qu’il prit dans sa propre manche
une lame d’argent (puisse-t-il mal finir !)
qui n’avait guère plus d’une once de poids,
et faites attention maintenant à sa maudite ruse.
Il pétrit son lingot de la longueur et la largeur
de cette lame, sans le moindre doute,
1230 si subtilement que le prêtre ne s’en aperçut,
et dans sa manche il la cacha de nouveau ;
et ensuite enleva du feu sa matière,
et dans le lingot la mit d’un air joyeux,
puis dans le vase d’eau il le jeta
quand il lui plut, et dit au prêtre alors :
« Regarde ce qu’il y a, mets-y ta main et cherche ;
tu y trouveras de l’argent, j’espère ;
Quoi ! diable d’enfer, serait-ce autre chose ?…
Feuille d’argent est de l’argent, pardi »
1240 L’autre mettait sa main dedans et tirait une lame
de bel argent, et heureux dans toutes ses veines
fut-il quand il vit qu’il en était ainsi.
« La bénédiction de Dieu, et de sa mère aussi,
et de tous les saints, soit avec vous, sire chanoine !
(dit ce prêtre) et avec moi leur malédiction,
si, quand vous aurez consenti à m’enseigner
cette noble science et cette subtilité,
je ne suis à vous de tout mon pouvoir désormais ! »
Dit le chanoine : « Encore veux-je essayer
1250 une seconde fois, pour que vous preniez garde
et deveniez expert en ceci, et qu’au besoin
un autre jour vous puissiez essayer en mon absence
cette discipline et cette science secrète.
Prenons une autre once (dit-il alors),
de vif-argent, et, sans plus de paroles,
faites avec elle ce que vous avez fait avant
avec l’autre, qui est maintenant de l’argent. »
Notre prêtre s’applique autant qu’il le peut
pour faire ainsi que le chanoine (maudit homme) !
1260 lui commandait, et fortement il souffle le feu
pour arriver au but de son désir.
Pendant ce temps notre chanoine
était tout prêt a tromper le prêtre de nouveau,
et, comme contenance, en sa main il portait
un bâton creux (faites attention et prenez garde !)
au bout duquel une once, pas davantage,
de limaille d’argent était placée, comme tantôt
dans son charbon, le tout bouché de cire
pour maintenir toute la limaille au dedans.
1270 Et tandis que le prêtre était à son affaire,
le chanoine avec son bâton se mit à lui parler
bientôt encore, et dedans jeta sa poudre
comme devant (le diable hors de sa peau
l’écorche, j’en prie Dieu ! pour sa fourberie,
car fourbe il fut toujours de pensée et d’action),
et au-dessus du creuset, au moyen de ce bâton
qui était préparé avec ce déloyal agencement que j’ai dit,
il agita les charbons, jusqu’à ce que se mît à fondre
la cire au feu, comme tout homme,
1280 à moins d’être un sot, sait bien qu’il doit arriver,
et tout ce qui était dans le bâton sortit dehors,
et dans le creuset vilement tomba.
Or, bons messieurs, que voulez-vous de mieux que bien ?
Lorsque ce prêtre ainsi fut de nouveau joué,
ne supposant, à dire vrai, que loyauté,
il fut si content que je ne puis exprimer
en aucune façon sa joie et son contentement ;
et au chanoine il s’offrit aussitôt
corps et biens : « Oui (dit lors le chanoine),
1290 si pauvre que je sois, tu me trouveras habile ;
je t’avertis qu’il reste quelque chose encore.
Y a-t-il du cuivre ici ? » (dit-il).
« Oui (dit l’autre), je pense bien qu’il y en a ».
— « Autrement va m’en acheter, et cela tout de suite ;
maintenant, bon sire, va ton chemin et presse-toi. »
Il alla son chemin, revint avec le cuivre,
et notre chanoine dans sa main le prit,
et de cuivre il ne prit que le poids d’une once.
Bien trop simple est ma langue pour proclamer,
1300 en servante de mon esprit, la duplicité
de ce chanoine, racine de toute méchanceté.
À qui ne le connaissait pas il semblait aimable,
mais de cœur et de pensée c’était un diable.
Cela me fatigue de parler de sa fourberie,
et néanmoins je la veux raconter,
afin qu’ainsi les gens soient avertis,
et pour nulle autre cause, en vérité.
Il plaça son once de cuivre dans le creuset,
et aussitôt il le mit sur le feu,
1310 et jeta dedans la poudre, priant le prêtre de souffler,
et dans son travail de se baisser bien bas,
comme il avait déjà fait, — et tout cela n’était qu’un tour ;
tout comme il voulait, il menait l’autre par le nez ;
ensuite il jeta la matière dans le lingot,
et la mit enfin dans la casserole
d’eau, puis y plongea la main,
et dans sa manche (comme auparavant
vous m’avez ouï dire) il avait une lame d’argent.
Il la tira furtivement, le misérable coquin,
1320 — sans que le prêtre s’aperçut de sa ruse trompeuse —
au fond de la casserole il la déposa,
dans l’eau il farfouilla dans tous les sens,
et fort discrètement aussi il reprit
la lame de cuivre, à l’insu du prêtre,
et la cacha ; puis il le prit par son habit à la poitrine,
et lui parla, et lui dit en plaisantant :
« Baissez-vous, de par Dieu, vous êtes à blâmer,
aidez-moi maintenant, comme je fis tantôt pour vous ;
plongez là votre main, voyez ce qui s’y trouve ».
1330 Notre prêtre aussitôt en tira cette lame d’argent,
et lors dit le chanoine : « Allons
avec ces trois lames que nous avons faites,
chez quelque orfèvre, pour savoir si elles valent quelque chose
Car, par ma foi, je ne voudrais, pour mon camail,
qu’elles ne fussent de bel et bon argent,
et cela va être prouvé sur l’heure. »
Chez l’orfèvre donc avec ces trois lames
ils allèrent, et mirent ces lames à l’essai,
au feu et au marteau ; nul ne pouvait nier
1340 qu’elles ne fussent ainsi qu’elles devaient être.
Qui fut jamais plus ravi que ce prêtre sot ?
Jamais oiseau ne fut plus joyeux de revoir le jour,
ni rossignol, en la saison de mai,
oncque ne fut qui eût plus de joie à gazouiller,
ni dame ne montra meilleur cœur à chanter des rondes,
ou à parler d’amour et de féminité,
ni chevalier armé à faire action d’éclat
pour les bonnes grâces de sa dame chérie,
que ce prêtre ne fut aise d’apprendre ce triste savoir ;
1350 et au chanoine ainsi il parla et dit :
« Pour l’amour de Dieu, qui pour nous tous mourut,
et autant que je puis le mériter de vous,
que coûtera cette recette ? dites-moi ! »
— « Par Notre-Dame (dit le chanoine), elle est chère,
bien vous en avertis, car, sauf moi et un frère mendiant,
en Angleterre aucun ne la peut faire. »
— « Peu importe ! (dit-il) Voyons, pour l’amour de Dieu,
que vous dois-je payer ? Dites-moi, je vous prie. »
— « Certes (dit-il), c’est très cher, vous dis-je :
1360 messire, en un seul mot, si vous voulez l’avoir,
il faut payer quarante livres, sur mon salut !
et n’était l’amitié que vous m’avez montrée
auparavant, vous paieriez certes davantage ».
Notre prêtre aussitôt la somme de quarante livres
s’en va quérir en nobles, et les apporte tous
à ce chanoine pour ladite recette :
(toute son opération n’était que fraude et tromperie !)
« Messire prêtre (dit-il), j’ai souci de n’avoir nulle perte
de mon savoir, car je le voudrais tenir caché ;
1370 et si vous m’aimez, tenez le secret ;
car si les gens connaissaient toute ma subtilité,
par Dieu, ils en prendraient si grande haine
de moi, en raison de ma philosophie,
qu’ils me feraient mourir, point ne serait d’autre issue ! »
— « Dieu vous en garde ! (dit le prêtre), que dites-vous ?
J’aimerais encore mieux dépenser tout le bien
que j’ai (sinon, que je devienne fou !)
plutôt que de vous voir tomber en tel malheur ! »
— « Pour votre bon vouloir, je Vous souhaite toute bonne chance,
1380 messire (dit le chanoine) ; adieu et grand merci ! »
Il alla son chemin ; le prêtre ne le revit
jamais depuis ce jour ; et quand celui-ci s’avisa,
au temps qu’il le voulut, de faire l’essai
de la recette, adieu ! rien n’alla plus !
Et voilà comme il fut berné et dupé !
C’est ainsi que ce chanoine savait s’introduire
pour mener les gens à leur destruction.
Considérez, messieurs, comment, dans toute condition,
il y a querelle entre les hommes et l’or
1390 à tel point qu’il n’en est guère de pareille.
La multiplication a tant dupé de gens
que je crois bien qu’elle est, en bonne foi,
la plus grande raison de cette disette d’or.
Les philosophes parlent si brumeusement
en ce mystère, que personne n’y peut rien entendre,
malgré tout l’esprit qu’on a aujourd’hui.
Ils peuvent bien jacasser comme font les geais,
et mettre dans leurs grands mots leur plaisir et leur peine ;
mais pour leur but, jamais ne l’atteindront.
1400 On apprendra fort aisément, si l’on a quelque chose,
à multiplier… et à perdre tout son bien.
Voyez ! ce joli jeu donne tant à gagner
qu’il changera la gaieté d’un homme en chagrin,
et videra aussi les bourses grandes et lourdes,
en procurant aux gens les malédictions
de ceux qui ont prêté leur bien pour cette fin.
Ô fi ! quelle honte ! Ceux qui furent échaudés
hélas ! ne peuvent-ils fuir la chaleur du feu ?
Vous qui en usez, je vous conseille de cesser,
1410 crainte de perdre tout ; mieux vaut tard que jamais.
Ne jamais réussir, c’est date trop lointaine.
Quand vous chercheriez toujours, jamais ne le trouveriez ;
vous êtes aussi aventureux que Bayard l’aveugle,
qui s’en va au hasard sans considérer nul péril ;
il est aussi hardi pour courir contre une pierre
que pour passer à côté sur la route.
Ainsi va-t-il, encore un coup, de vous qui multipliez.
Que si vos yeux ne peuvent pas bien voir,
gardez que votre esprit ne perde pas la vue.
1420 Car si grands que vous ouvriez et écarquilliez les yeux,
vous ne gagnerez pas un teston à ce métier,
mais vous perdrez tout ce que vous aurez pu attraper et happer.
Écartez le feu, de peur qu’il ne brûle trop fort ;
j’entends par là, ne vous mêlez plus de cet art,
sinon, votre épargne sera perdue tout net.
Et maintenant je vais vous conter ici
ce que les philosophes disent en la matière.
Voyez ! que dit Arnould de la Ville Nouvelle,
comme est fait mention dans son Rosaire ?
1430 il dit tout droit, et je ne mens en rien,
que nul homme ne peut mortifier Mercure,
sinon avec le secours de son frère ;
comment celui qui le premier dit cette chose,
des philosophes était le père, Hermès ;
il dit comment le dragon, sans nul doute,
ne meurt pas, à moins qu’il ne soit tué
à l’aide de son frère ; et voici ce que cela vient à dire :
par le dragon, c’est Mercure et nul autre
qu’il entendait, et par son frère le soufre,
1440 qui tirent naissance de Sol et de Luna.
« Aussi (disait-il), prenez garde à mes paroles :
que nul ne s’occupe à rechercher cet art,
à moins que des philosophes il ne puisse
comprendre l’intention et le langage,
et s’il le fait, c’est un sot homme ;
car cette science et cet art, disait-il,
est celle du secret des secrets, par dieu ! »
Il était aussi un disciple de Platon
qui une fois dit à son maître,
1450 comme son livre Senior en fera foi,
et sa demande était, en bonne vérité :
« Dis-moi le nom de la pierre secrète ? »
Et aussitôt Platon lui répondit :
« Prends la pierre qu’on nomme Titanos. »
— « Quelle est-elle ? » dit-il. « C’est Magnesia »,
dit Platon. « Oui da, monsieur, est ce ainsi ?
C’est expliquer ignotum per ignotius.
Qu’est-ce que Magnésie, bon monsieur, je vous prie ? »
— « C’est une eau qui est faite, te dis-je,
1460 des quatre éléments, » dit Platon.
Lors l’autre lui dit : « Dites-moi la racine
de cette eau, si c’est votre plaisir. »
— « Non, non (lui dit Platon), je n’en ferai rien, certes,
les philosophes ont juré tous et chacun
qu’ils ne la découvriraient à personne,
et qu’ils ne l’écriraient jamais en aucun livre ;
car à Christ elle est si précieuse et si chère
qu’il ne veut pas qu’elle soit découverte,
sauf où il plaît à Sa Divinité
1470 d’inspirer l’homme, comme aussi de le protéger
quand il lui plaît ; et là, c’est le dernier mot. »
Et je conclus ainsi : puisque Dieu dans le Ciel
ne veut pas que les philosophes mentionnent
comment on peut obtenir cette pierre,
je tiens qu’il est mieux de la laisser là.
Car quiconque se rend Dieu adversaire
en tâchant d’opérer chose contraire
à son vouloir, certes, jamais il ne réussira,
quand il multiplierait toute sa vie durant.
1480 Ici mettons un point ; mon histoire est finie ;
que Dieu soulage de son mal tout honnête homme ! Amen.