Perronik l’idiot

Voici l’histoire de Perronik l’idiot. Ils sortirent ainsi de la plaine, et se trouvèrent en face d’un bosquet composé des plus belles plantes. Il y avait là des roses de toutes couleurs, des genêts d’Espagne, des chèvrefeuilles rouges, et par-dessus le tout, s’élevait une fleur mystérieuse qui riait ; mais un lion à crinière de vipère courait autour du bosquet, en roulant les yeux et faisant grincer ses dents comme deux meules de moulin nouvellement repiquées.

Perronik l'idiot

Perronik l’idiot

Peronnik s’arrêta et salua de nouveau, car il savait que devant les puissants un bonnet est moins utile sur la tête qu’à la main. Il souhaita toutes sortes de prospérités au lion ainsi qu’à sa famille, et lui demanda s’il était bien sur la route qui conduisait à Kerglas.

– Et que vas-tu faire à Kerglas cria l’animal féroce d’un air terrible.

– Sauf votre respect, répondit timidement l’idiot, je suis au service d’une dame qui est l’amie du seigneur Rogéar, et qui lui envoie, en présent, de quoi faire un pâté d’alouettes.

– Des alouettes, répéta le lion, qui passa la langue sur ses moustaches, voilà bien un siècle que je n’en ai mangé. En apportes-tu beaucoup ?

Tout ce que peut tenir ce sac, monseigneur, répondit Peronnik, en montrant la poche de toile qu’il avait remplie de plumes et de glu.

Et, pour faire croire ce qu’il disait, il se mit à contrefaire le gazouillement des alouettes.

Ce chant augmenta l’appétit du lion.

– Voyons, reprit-il, en s’approchant, montre-moi tes oiseaux ; je veux savoir s’ils sont assez gros pour être servis à notre maître.

– Je ne demanderais pas mieux, répondit l’idiot; mais si je les tire du sac, j’ai peur qu’ils ne s’envolent.

– Entrouvre-le seulement pour que j’y regarde, répliqua la bête féroce.

C’était justement ce que Peronnik espérait ; il présenta la poche de toile, au lion, qui y fourra la tête pour saisir les alouettes, et se trouva pris dans les plumes et dans la glu. L’idiot serra vite le cordon du sac autour de son cou, fit le signe de la croix sur le nœud pour le rendre indestructible ; puis, courant à la fleur qui riait, il la cueillit et repartit à toute la vitesse de son poulain.

Mais il ne tarda pas à rencontrer le lac des dragons, qu’il fallait traverser à la nage, et, à peine y fut-il entré, que ceux-ci accoururent de toutes parts pour le dévorer.

Cette fois, Peronnik ne s’amusa pas à leur tirer son bonnet ; mais il se mit à leur jeter les grains de son chapelet comme on jette du blé noir aux canards, et, à chaque grain avalé, un des dragons se retournait sur le dos et mourait, si bien que l’idiot put gagner l’autre rive sans aucun mal.

Restait à traverser le vallon gardé par l’homme noir. Peronnik l’aperçut bientôt à l’entrée, enchaîné au rocher par le pied, et tenant à la main une boule de fer qui, après avoir frappé le but, lui revenait d’elle-même. Il avait autour de la tête six yeux qui veillaient habituellement les uns après les autres ; mais, dans ce moment, il les tenait tous six ouverts.

Peronnik sachant que, s’il était aperçu, la boule de fer l’atteindrait avant qu’il eût pu parler, prit le parti de se glisser le long du taillis. Il arriva ainsi, en se cachant derrière les buissons, à quelques pas de l’homme noir. Celui-ci venait de s’asseoir, et deux de ses yeux s’étaient fermés pour se reposer. Peronnik, jugeant qu’il avait sommeil, se mit à chanter à demi-voix le commencement de la grand-messe. L’homme noir parut d’abord étonné ; il redressa la tête ; puis, comme le chant agissait sur lui, il ferma un troisième œil.

Peronnik entonna alors le Kyrie eleison sur le ton des prêtres qui sont possédés par le diable assoupissant. L’homme noir ferma son quatrième œil et la moitié du cinquième. Peronnik commença les vêpres ; mais, avant qu’il fût arrivé au Magnificat, l’homme noir était endormi.

Alors, le jeune garçon prit le poulain à la bride pour le faire marcher doucement par les endroits couverts de mousses, et, passant près du gardien, il entra dans la vallée des plaisirs.

C’était ici l’endroit le plus difficile, car il ne s’agissait plus d’éviter un danger, mais de fuir une tentation. Peronnik appela tous les saints de la Bretagne à son aide.

Le vallon qu’il traversait était semblable à un jardin rempli de fruits, de fleurs et de fontaines mais les fontaines étaient de vins et de liqueurs délicieuses, les fleurs chantaient avec des voix aussi douces que les chérubins du paradis, et les fruits venaient s’offrir d’eux mêmes. Puis, à chaque détour d’allée, Peronnik voyait de grandes tables servies comme pour des rois; il sentait la bonne odeur des pâtisseries qu’on tirait du four, il voyait des valets qui semblaient l’attendre ; tandis que, plus loin, de belles jeunes filles, qui sortaient du bain et qui dansaient sur l’herbe, l’appelaient par son nom et l’invitaient à conduire le bal.

L’idiot avait beau faire le signe de la croix, il ralentissait insensiblement le pas du poulain ; il levait le nez au vent pour mieux sentir la fumée des plats et pour mieux voir les baigneuses ; il allait peut-être s’arrêter et c’en était fait de lui, si le souvenir du bassin d’or et de la lance de diamant n’eût, tout à coup, traversé son esprit ; il se mit aussitôt à siffler dans son sifflet de sureau pour ne pas entendre les douces voix, à manger son pain frotté de lard rance pour ne pas sentir l’odeur des plats, et à regarder les oreilles de son cheval pour ne pas voir les danseuses.

De cette manière, il arriva au bout du jardin, sans malheur, et il aperçut enfin le château de Kerglas.

Mais il en était encore séparé par la rivière dont on lui avait parlé et qui n’avait qu’un seul gué. Heureusement que le poulain le connaissait et entra dans l’eau au bon endroit.

Peronnik regarda alors autour de lui s’il ne verrait pas la dame qu’il devait conduire au château, et il l’aperçut assise sur un rocher ; elle était vêtue de satin noir et sa figure était jaune comme celle d’une Mauresque.

L’idiot tira encore son bonnet et lui demanda si elle ne voulait point traverser la rivière.

-Je t’attendais pour cela, répondit la dame ; approche que je puisse m’asseoir derrière toi.

Peronnik s’approcha, la prit en croupe et commença à passer le gué. Il était à peu près au milieu du passage quand la dame lui dit:

– Sais-tu qui je suis, pauvre innocent ?

– Faites excuse, répondit Peronnik ; mais, à vos habits, je vois bien que vous êtes une personne noble et puissante.

– Pour noble, je dois l’être, reprit la dame, car mon origine date du premier péché ; et pour puissante, je le suis, car toutes les nations cèdent devant moi.

– Et quel est donc votre nom, s’il vous plait, madame ? demanda Peronnik.

– On m’appelle la Peste, répliqua la femme jaune.

L’idiot fit un bond sur son cheval et voulut se jeter dans la rivière, mais la Peste lui dit :

– Reste en repos, pauvre innocent, tu n’as rien à craindre de moi, et je puis au contraire te servir.

– Est-ce bien possible, que vous ayez cette bonté, madame la Peste ? dit Peronnik, en tirant cette fois son bonnet pour ne plus le remettre ; au fait, je me rappelle maintenant que c’est à vous de m’apprendre comment je pourrai me débarrasser du magicien Rogéar.

– Il faut que le magicien meure ! dit la dame jaune

– Je ne demanderais pas mieux, répliqua Peronnik, mais il est immortel.

– Ecoute, et tâche de comprendre, reprit la Peste. Le pommier gardé par le korigan est une bouture de l’arbre du bien et du mal, planté dans le paradis terrestre par Dieu lui-même. Son fruit, comme celui qui fut mangé par Adam et Eve, rend les immortels susceptibles de mourir. Tâche donc que le magicien goûte à la pomme, et je n’aurai ensuite qu’à le toucher pour qu’il cesse de vivre.

– Je tâcherai, dit Peronnik ; mais si je réussis, comment pourrais-je avoir le bassin d’or et la lance de diamant, puisqu’ils sont cachés dans un souterrain obscur qu’aucune clef forgée ne peut ouvrir ?

La fleur qui rit ouvre toutes les portes, répondit la Peste, et elle éclaire toutes les nuits.

Comme elle achevait ces mots ils arrivèrent à l’autre bord et l’idiot s’avança vers le château.

Il y avait devant l’entrée un grand auvent pareil au dais sous lequel marche monseigneur l’évêque de Vannes à la procession du Saint-Sacrement. Le géant s’y tenait à l’abri du soleil, les jambes croisées l’une sur l’autre, comme un propriétaire qui a rentré ses grains, et fumant une corne à tabac d’or vierge. En apercevant le poulain sur lequel se trouvaient Peronnik et la dame vêtue de satin noir, il releva la tête et dit, d’une voix qui retentissait comme le tonnerre

– Par Belzébuth, notre maître ! c’est mon poulain de treize mois que monte cet idiot !

– Lui-même, ô le plus grand des magiciens, répondit Peronnik.

– Et comment as-tu fait pour t’en emparer ? reprit Rogéar.

– J’ai répété ce que m’avait appris votre frère Bryak, répliqua l’idiot. En arrivant sur la lisière de la forêt, j’ai dit :

Poulain libre des pieds, poulain libre des dents,

Poulain, je suis ici, viens vite, je t’attends

et le petit cheval est aussitôt venu.

– Tu connais donc mon frère ? reprit le géant.

– Comme on connaît son maître, répondit le garçon.

– Et pourquoi t’envoie-t-il ici ?

– Pour vous porter en présent deux raretés qu’il vient de recevoir du pays des Mauresques : la pomme de joie que voici, et la femme de soumission que vous voyez. Si vous mangez la première, vous aurez toujours le cœur aussi content qu’un pauvre homme qui trouverait une bourse de cent écus dans son sabot ; et si vous prenez la seconde à votre service, vous n’aurez plus rien à désirer dans le monde.

– Alors, donne la pomme et fais descendre la Mauresque, répondit Rogéar.

L’idiot obéit ; mais dès que le géant eut mordu dans fruit, la dame jaune le toucha et il tomba à terre comme un bœuf qu’on abat.

Peronnik entra aussitôt dans le palais, tenant la fleur qui rit à la main. Il traversa successivement plus de cinquante salles et arriva enfin devant le souterrain à porte d’argent. Celle-ci s’ouvrit d’elle-même devant la fleur qui éclaira l’idiot et lui permit d’arriver jusqu’au bassin d’or et jusqu’à la lance de diamant.

Mais à peine les eut-il saisis, que la terre trembla sous ses pieds ; un éclat terrible se fit entendre, le palais disparut, et Peronnik se retrouva au milieu de la forêt, muni des deux talismans, avec lesquels il s’achemina vers la cour du roi de Bretagne. Il eut seulement soin, en passant à Vannes, d’acheter le plus riche costume qu’il pût trouver et le plus beau cheval qui fût à vendre dans l’évêché du blé blanc.

Or, quand il arriva à Nantes, cette ville était assiégée par les Français, qui avaient tellement ravagé la campagne tout autour qu’il n’y restait plus que des arbres qu’une chèvre pouvait brouter. De plus, la famine était dans la ville, et les soldats qui ne mouraient point de leurs blessures, mouraient faute de pain. Aussi, le jour même où Peronnik arriva, un trompette publia-t-il dans tous les carrefours que le roi de Bretagne promettait d’adopter pour héritier celui qui pourrait délivrer la ville et chasser les Français du pays.

En entendant cette promesse, l’idiot dit au trompette :

– Ne crie pas davantage, et mène-moi au roi, car je suis capable de faire ce qu’il demande.

– Toi, dit le trompette (qui le voyait si jeune -et si petit), passe ton chemin, beau chardonneret ; le roi n’a pas le temps de prendre des petits oiseaux dans les toits de chaume.

Pour toute réponse, Peronnik effleura le soldat de sa lance, et, à l’instant même, il tomba mort, au grand effroi de la foule qui regardait et qui voulut fuir ; mais l’idiot s’écria :

– Vous venez de voir ce que je puis faire contre mes ennemis ; sachez maintenant ce que je puis faire pour mes amis.

Et, ayant approché le bassin magique des lèvres du mort, celui-ci revint aussitôt à la vie.

Le roi, qui fut instruit de cette merveille, donna à Peronnik le commandement des soldats qui lui restaient ; et, comme avec sa lance de diamant l’idiot tuait des milliers de Français, tandis qu’avec le bassin d’or il ressuscitait tous les Bretons qui avaient été tués il se débarrassa de l’armée ennemie en quelques jours et s’empara de tout ce qu’il y avait dans leurs camps.

Il proposa ensuite de faire la conquête des pays voisins tels que l’Anjou, le Poitou et la Normandie, ce qui ne lui coûta que bien peu de peine ; enfin, quand il eut tout soumis au roi, il déclara qu’il voulait partir pour délivrer la Terre Sainte et il s’embarqua à Nantes, sur de grands navires, avec la première noblesse du pays.

Arrivé en Palestine, il détruisit toutes les armées qu’on envoya contre lui, força l’empereur des Sarrasins à se faire baptiser, et épousa sa fille, dont il eut cent enfants, à chacun desquels il donna un royaume. Il y en a même qui disent que lui et ses fils vivent encore, grâce au bassin et qu’ils règnent dans ce pays ; mais d’autres assurent que le frère de Rogéar, le magicien Bryak, a réussi à reprendre les deux talismans, et que ceux qui les désirent n’ont qu’à les chercher.