Voici la traduction du Roman de Tristan et Iseult de 1900 par Joseph Bédier. Voici la dix-huitième partie : Tristan Fou.
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ToggleTristan Fou
Tristan revit la Bretagne, Carhaix, le duc Hoël et sa femme Iseut aux Blanches Mains. Tous lui firent accueil, mais Iseut la Blonde l’avait chassé : rien ne lui était plus. Longuement il languit loin d’elle ; puis un jour il songea qu’il voulait la revoir, dût-elle le faire encore battre vilement par ses sergents et ses valets. Loin d’elle, il savait sa mort sûre et prochaine ; plutôt mourir d’un coup que lentement, chaque jour. Qui vit à douleur est tel qu’un mort. Tristan désire la mort, il veut la mort : mais que la reine apprenne du moins qu’il a péri pour l’amour d’elle ; qu’elle l’apprenne, il mourra plus doucement.
Il partit de Carhaix sans avertir personne, ni ses parents, ni ses amis, ni même Kaherdin, son cher compagnon. Il partit misérablement vêtu, à pied : car nul ne prend garde aux pauvres truands qui cheminent sur les grandes routes. Il marcha tant qu’il atteignit le rivage de la mer.
Au port, une grande nef marchande appareillait ; déjà les mariniers halaient la voile et levaient l’ancre pour cingler vers la haute mer.
« Dieu vous garde, seigneurs, et puissiez-vous naviguer heureusement ! Vers quelle terre irez-vous ?
— Vers Tintagel.
— Vers Tintagel ! Ah ! seigneurs, emmenez-moi ! »
Il s’embarque. Un vent propice gonfle la voile, la nef court sur les vagues. Cinq nuits et cinq jours elle vogua droit vers la Cornouailles, et le sixième jour jeta l’ancre dans le port de Tintagel.
Au-delà du port, le château se dressait sur la mer, bien clos de toutes parts : on n’y pouvait entrer que par une seule porte de fer, et deux prud’hommes la gardaient jour et nuit. Comment y pénétrer ?
Tristan descendit de la nef et s’assit sur le rivage. Il apprit d’un homme qui passait que Marc était au château et qu’il venait d’y tenir une grande cour.
« Mais où est la reine ? et Brangien, sa belle servante ?
— Elles sont aussi à Tintagel, et récemment je les ai vues : la reine Iseut semblait triste, comme à son ordinaire. »
Au nom d’Iseut, Tristan soupira et songea que, ni par ruse, ni par prouesse, il ne réussirait à revoir son amie : car le roi Marc le tuerait…
« Mais qu’importe qu’il me tue ? Iseut, ne dois-je pas mourir pour l’amour de vous ? Et que fais-je chaque jour, sinon mourir ? Mais vous pourtant, Iseut, si vous me saviez ici, daigneriez-vous seulement parler à votre ami ? ne me feriez-vous pas chasser par vos sergents ? Oui, je veux tenter une ruse… Je me déguiserai comme un fou, et cette folie sera grande sagesse. Tel me tiendra pour assoti qui sera moins sage que moi, tel me croira fou qui aura plus fou dans sa maison. »
Un pêcheur s’en venait, vêtu d’une gonelle de bure velue, à grand chaperon. Tristan le voit, lui fait un signe, le prend à l’écart :
« Ami, veux-tu troquer tes draps contre les miens ? Donne-moi ta cotte, qui me plaît fort. »
Le pêcheur regarda les vêtements de Tristan, les trouva meilleurs que les siens, les prit aussitôt et s’en alla bien vite, heureux de l’échange.
Alors Tristan tondit sa belle chevelure blonde, au ras de la tête, en y dessinant une croix. Il enduisit sa face d’une liqueur faite d’une herbe magique apportée de son pays, et aussitôt sa couleur et l’aspect de son visage muèrent si étrangement que nul homme au monde n’aurait pu le reconnaître. Il arracha d’une haie une pousse de châtaignier, s’en fit une massue, et la pendit à son cou ; les pieds nus, il marcha droit vers le château.
Le portier crut qu’assurément il était fou, et lui dit :
« Approchez ; où donc êtes-vous resté si longtemps ? »
Tristan contrefit sa voix et répondit :
« Aux noces de l’abbé du Mont, qui est de mes amis. Il a épousé une abbesse, une grosse dame voilée. De Besançon jusqu’au Mont, tous les prêtres, abbés, moines et clercs ordonnés ont été mandés à ces épousailles : et tous sur la lande, portant bâtons et crosses, sautent, jouent et dansent à l’ombre des grands arbres. Mais je les ai quittés pour venir ici : car je dois aujourd’hui servir à la table du roi. »
Le portier lui dit :
« Entrez donc, seigneur, fils d’Urgan le Velu ; vous êtes grand et velu comme lui, et vous ressemblez assez à votre père. »
Quand il entra dans le bourg, jouant de sa massue, valets et écuyers s’amassèrent sur son passage, le pourchassant comme un loup :
« Voyez le fol ! hu ! hu ! et hu ! »
Ils lui lancent des pierres, l’assaillent de leurs bâtons ; mais il leur tient tête en gambadant et se laisse faire : si on l’attaque à sa gauche, il se retourne et frappe à sa droite.
Au milieu des rires et des huées, traînant après lui la foule ameutée, il parvint au seuil de la porte où, sous le dais, aux côtés de la reine, le roi Marc était assis. Il approcha de la porte, pendit la massue à son cou, et entra. Le roi le vit, et dit :
« Voilà un beau compagnon ; faites-le approcher. »
On l’amène, la massue au cou :
« Ami, soyez le bienvenu ! »
Tristan répondit, de sa voix étrangement contrefaite :
« Sire, bon et noble entre tous les rois, je le savais, qu’à votre vue mon cœur se fondrait de tendresse. Dieu vous protège, beau sire !
— Ami, qu’êtes-vous venu quérir céans ?
— Iseut, que j’ai tant aimée. J’ai une sœur que je vous amène, la très belle Brunehaut. La reine vous ennuie, essayez de celle-ci : faisons l’échange, je vous donne ma sœur, baillez-moi Iseut ; je la prendrai et vous servirai par amour. »
Le roi s’en rit et dit au fou :
« Si je te donne la reine, qu’en voudras-tu faire ? Où l’emmèneras-tu ?
— Là-haut, entre le ciel et la nue, dans ma belle maison de verre. Le soleil la traverse de ses rayons, les vents ne peuvent l’ébranler ; j’y porterai la reine en une chambre de cristal, toute fleurie de roses, toute lumineuse au matin quand le soleil la frappe. »
Le roi et ses barons se dirent entre eux :
« Voilà un bon fou, habile en paroles ! »
Il s’était assis sur un tapis et regardait tendrement Iseut.
« Ami, lui dit Marc, d’où te vient l’espoir que ma dame prendra garde à un fou hideux comme toi ?
— Sire, j’y ai bien droit ; j’ai accompli pour elle maint travail, et c’est par elle que je suis devenu fou.
— Qui donc es-tu ?
— Je suis Tristan, celui qui a tant aimé la reine, et qui l’aimera jusqu’à la mort. »
À ce nom, Iseut soupira, changea de couleur, et courroucée lui dit :
« Va-t’en ! Qui t’a fait entrer céans ? Va-t’en, mauvais fou ! »
Le fou remarqua sa colère et dit :
« Reine Iseut, ne vous souvient-il pas du jour où, navré par l’épée empoisonnée du Morholt, emportant ma harpe sur la mer, j’ai été poussé vers vos rivages ? Vous m’avez guéri. Ne vous en souvient-il plus, reine ? »
Iseut répondit :
« Va-t’en d’ici, fou, ni tes jeux ne me plaisent, ni toi. »
Aussitôt le fou se retourna vers les barons, les chassa vers la porte en criant :
« Folles gens, hors d’ici ! Laissez-moi seul tenir conseil avec Iseut ; car je suis venu céans pour l’aimer. »
Le roi s’en rit, Iseut rougit :
« Sire, chassez ce fou ! »
Mais le fou reprit de sa voix étrange :
« Reine Iseut, ne vous souvient-il pas du grand dragon que j’ai occis en votre terre ? J’ai caché sa langue dans ma chausse, et, tout brûlé par son venin, je suis tombé près du marécage. J’étais alors un merveilleux chevalier !… et j’attendais la mort, quand vous m’avez secouru. »
Iseut répond :
« Tais-toi, tu fais injure aux chevaliers, car tu n’es qu’un fou de naissance. Maudits soient les mariniers qui t’apportèrent ici, au lieu de te jeter à la mer ! »
Le fou éclata de rire et poursuivit :
« Reine Iseut, ne vous souvient-il pas du bain où vous vouliez me tuer de mon épée ? et du conte du Cheveu d’or qui vous apaisa ? et comment je vous ai défendue contre le sénéchal couard ?
— Taisez-vous, méchant conteur ! Pourquoi venez-vous ici débiter vos songeries ? Vous étiez ivre hier soir, sans doute, et l’ivresse vous a donné ces rêves.
— C’est vrai. Je suis ivre, et de telle boisson que jamais cette ivresse ne se dissipera. Reine Iseut, ne vous souvient-il pas de ce jour si beau, si chaud, sur la haute mer ? Vous aviez soif, ne vous en souvient-il pas, fille de roi ? Nous bûmes tous deux au même hanap. Depuis, j’ai toujours été ivre et d’une mauvaise ivresse… »
Quand Iseut entendit ces paroles qu’elle seule pouvait comprendre, elle se cacha la tête dans son manteau, se leva et voulut s’en aller. Mais le roi la retint par sa chape d’hermine et la fit rasseoir à ses côtés :
« Attendez un peu, Iseut amie, que nous entendions ces folies jusqu’au bout. Fou, quel métier sais-tu faire ?
— J’ai servi des rois et des comtes.
— En vérité, sais-tu chasser aux chiens ? aux oiseaux ?
— Certes, quand il me plaît de chasser en forêt, je sais prendre, avec mes lévriers, les grues qui volent dans les nuées ; avec mes limiers, les cygnes, les oies bises ou blanches, les pigeons sauvages ; avec mon arc, les plongeons et les butors ! »
Tous s’en rirent bonnement, et le roi demanda :
« Et que prends-tu, frère, quand tu chasses au gibier de rivière ?
— Je prends tout ce que je trouve : avec mes autours, les loups des bois et les grands ours ; avec mes gerfauts, les sangliers ; avec mes faucons, les chevreuils et les daims ; les renards, avec mes éperviers ; les lièvres, avec mes émerillons. Et quand je rentre chez qui m’héberge, je sais bien jouer de la massue, partager les tisons entre les écuyers, accorder ma harpe et chanter en musique, et aimer les reines, et jeter par les ruisseaux des copeaux bien taillés. En vérité, ne suis-je pas bon ménestrel ? Aujourd’hui, vous avez vu comme je sais m’escrimer du bâton. »
Et il frappe de sa massue autour de lui.
« Allez-vous-en d’ici, crie-t-il, seigneurs cornouaillais ! Pourquoi rester encore ? N’avez-vous pas déjà mangé ? N’êtes-vous pas repus ? »
Le roi, s’étant diverti du fou, demanda son destrier et ses faucons et emmena en chasse chevaliers et écuyers.
« Sire, lui dit Iseut, je me sens lasse et dolente. Permettez que j’aille reposer dans ma chambre ; je ne puis écouter plus longtemps ces folies. »
Elle se retira toute pensive en sa chambre, s’assit sur son lit et mena grand deuil :
« Chétive ! pourquoi suis-je née ? J’ai le cœur lourd et marri. Brangien, chère sœur, ma vie est si âpre et si dure que mieux me vaudrait la mort ! Il y a là un fou, tondu en croix, venu céans à la male heure : ce fou, ce jongleur est chanteur ou devin, car il sait de point en point mon être et ma vie ; il sait des choses que nul ne sait, hormis vous, moi et Tristan ; il les sait, le truand, par enchantement et sortilège. »
Brangien répondit :
« Ne serait-ce pas Tristan lui-même ?
— Non, car Tristan est beau et le meilleur des chevaliers ; mais cet homme est hideux et contrefait. Maudit soit-il de Dieu ! maudite soit l’heure où il est né, et maudite la nef qui l’apporta, au lieu de le noyer là-dehors, sous les vagues profondes !
— Apaisez-vous, dame, dit Brangien. Vous savez trop bien, aujourd’hui, maudire et excommunier. Où donc avez-vous appris tel métier ? Mais peut-être cet homme serait-il le messager de Tristan ?
— Je ne crois pas, je ne l’ai pas reconnu. Mais allez le trouver, belle amie, parlez-lui, voyez si vous le reconnaîtrez. »
Brangien s’en fut vers la salle où le fou, assis sur un banc, était resté seul. Tristan la reconnut, laissa tomber sa massue et lui dit :
« Brangien, franche Brangien, je vous conjure par Dieu, ayez pitié de moi !
— Vilain fou, quel diable vous a enseigné mon nom ?
— Belle, dès longtemps je l’ai appris ! Par mon chef, qui naguère fut blond, si la raison s’est enfuie de cette tête, c’est vous, belle, qui en êtes cause. N’est-ce pas vous qui deviez garder le breuvage que je bus sur la haute mer ? J’en bus à la grande chaleur, dans un hanap d’argent, et je le tendis à Iseut. Vous seule l’avez su, belle ; ne vous en souvient-il plus ?
— Non ! » répondit Brangien, et, toute troublée, elle se rejeta vers la chambre d’Iseut ; mais le fou se précipita derrière elle criant : « Pitié ! »
Il entre, il voit Iseut, s’élance vers elle, les bras tendus, veut la serrer sur sa poitrine ; mais, honteuse, mouillée d’une sueur d’angoisse, elle se rejette en arrière, l’esquive, et voyant qu’elle évite son approche, Tristan tremble de vergogne et de colère, se recule vers la paroi, près de la porte ; et de sa voix toujours contrefaite :
« Certes, dit-il, j’ai vécu trop longtemps, puisque j’ai vu le jour où Iseut me repousse, ne daigne m’aimer, me tient pour vil ! Ah ! Iseut, qui bien aime, tard oublie ! Iseut, c’est une chose belle et précieuse qu’une source abondante qui s’épanche et court à flots larges et clairs : le jour où elle se dessèche, elle ne vaut plus rien : tel un amour qui tarit. »
Iseut répondit :
« Frère, je vous regarde, je doute, je tremble, je ne sais, je ne reconnais pas Tristan.
— Reine Iseut, je suis Tristan, celui qui vous a tant aimée. Ne vous souvient-il pas du nain qui sema la farine entre nos lits ? et du bond que je fis et du sang qui coula de ma blessure ? et du présent que je vous adressai, le chien Petit-Crû au grelot magique ? Ne vous souvient-il pas des morceaux de bois bien taillés que je jetais au ruisseau ? »
Iseut le regarde, soupire, ne sait que dire et que croire, voit bien qu’il sait toutes choses, mais ce serait folie d’avouer qu’il est Tristan ; et Tristan lui dit :
« Dame reine, je sais bien que vous vous êtes retirée de moi et je vous accuse de trahison. J’ai connu, pourtant, belle, des jours où vous m’aimiez d’amour. C’était dans la forêt profonde, sous la loge de feuillage. Vous souvient-il encore du jour où je vous donnai mon bon chien Husdent ? Ah ! celui-là m’a toujours aimé, et pour moi il quitterait Iseut la Blonde. Où est-il ? Qu’en avez-vous fait ? Lui, du moins, il me reconnaîtrait.
— Il vous reconnaîtrait ? Vous dites folie ; car, depuis que Tristan est parti, il reste là-bas, couché dans sa niche, et s’élance contre tout homme qui s’approche de lui. Brangien, amenez-le-moi. »
Brangien l’amène.
« Viens çà, Husdent, dit Tristan ; tu étais à moi, je te reprends. »
Quand Husdent entend sa voix, il fait voler sa laisse des mains de Brangien, court à son maître, se roule à ses pieds, lèche ses mains, aboie de joie.
« Husdent, s’écrie le fou, bénie soit, Husdent, la peine que j’ai mise à te nourrir ! Tu m’as fait meilleur accueil que celle que j’aimais tant. Elle ne veut pas me reconnaître : reconnaîtra-t-elle seulement cet anneau qu’elle me donna jadis, avec des pleurs et des baisers, au jour de la séparation ? Ce petit anneau de jaspe ne m’a guère quitté : souvent je lui ai demandé conseil dans mes tourments, souvent j’ai mouillé ce jaspe vert de mes larmes chaudes. »
Iseut a vu l’anneau. Elle ouvre ses bras tout grands :
« Me voici ! Prends-moi, Tristan ! »
Alors Tristan cessa de contrefaire sa voix :
« Amie, comment m’as-tu si longtemps pu méconnaître, plus longtemps que ce chien ? Qu’importe cet anneau ? Ne sens-tu pas qu’il m’aurait été plus doux d’être reconnu au seul rappel de nos amours passées ? Qu’importe le son de ma voix ? c’est le son de mon cœur que tu devais entendre.
— Ami, dit Iseut, peut-être l’ai-je entendu plus tôt que tu ne penses ; mais nous sommes enveloppés de ruses : devais-je comme ce chien suivre mon désir, au risque de te faire prendre et tuer sous mes yeux ? Je me gardais et je te gardais. Ni le rappel de ta vie passée, ni le son de ta voix, ni cet anneau même ne me prouvent rien, car ce peuvent être les jeux méchants d’un enchanteur. Je me rends pourtant, à la vue de l’anneau : n’ai-je pas juré que, sitôt que je le reverrais, dussé-je me perdre, je ferais toujours ce que tu me manderais, que ce fût sagesse ou folie ? Sagesse ou folie, me voici ; prends-moi, Tristan ! »
Elle tomba pâmée sur la poitrine de son ami. Quand elle revint à elle, Tristan la tenait embrassée et baisait ses yeux et sa face. Il entre avec elle sous la courtine. Entre ses bras il tient la reine.
Pour s’amuser du fou, les valets l’hébergèrent sous les degrés de la salle, comme un chien dans un chenil. Il endurait doucement leurs railleries et leurs coups, car parfois, reprenant sa forme et sa beauté, il passait de son taudis à la chambre de la reine.
Mais, après quelques jours écoulés, deux chambrières soupçonnèrent la fraude ; elles avertirent Andret, qui aposta devant les chambres des femmes trois espions bien armés. Quand Tristan voulut franchir la porte :
« Arrière, fou, crièrent-ils, retourne te coucher sur ta botte de paille !
— Eh quoi, beaux seigneurs, dit le fou, ne faut-il pas que j’aille ce soir embrasser la reine ? Ne savez-vous pas qu’elle m’aime et qu’elle m’attend ? »
Tristan brandit sa massue ; ils eurent peur et le laissèrent entrer. Il prit Iseut entre ses bras :
« Amie, il me faut fuir déjà, car bientôt je serais découvert. Il me faut fuir et jamais sans doute je ne reviendrai. Ma mort est prochaine : loin de vous, je mourrai de mon désir.
— Ami, ferme tes bras et accole-moi si étroitement que, dans cet embrassement, nos deux cœurs se rompent et nos âmes s’en aillent ! Emmène-moi au pays fortuné dont tu parlais jadis : au pays dont nul ne retourne, où des musiciens insignes chantent des chants sans fin. Emmène-moi !
— Oui, je t’emmènerai au pays fortuné des Vivants. Le temps approche ; n’avons-nous pas bu déjà toute misère et toute joie ? Le temps approche ; quand il sera tout accompli, si je t’appelle, Iseut, viendras-tu ?
— Ami, appelle-moi ! tu le sais, que je viendrai !
— Amie ! que Dieu t’en récompense ! »
Lorsqu’il franchit le seuil, les espions se jetèrent contre lui. Mais le fou éclata de rire, fit tourner sa massue, et dit :
« Vous me chassez, beaux seigneurs ; à quoi bon ? Je n’ai plus que faire céans, puisque ma dame m’envoie au loin préparer la maison claire que je lui ai promise, la maison de cristal, fleurie de roses, lumineuse au matin quand reluit le soleil !
— Va-t’en donc, fou, à la male heure ! »
Les valets s’écartèrent, et le fou, sans se hâter, s’en fut en dansant.