Les fées d’Enveitg

II était une fois au village d’Enveitg, un beau gars qui allait chaque matin conduire à la montagne ses nombreux bestiaux : Pastor était son nom. Jamais l’amour n’avait tourmenté son cœur. Il cheminait un jour par un sentier désert, porteur d’un sac de mil destiné à son troupeau, lorsque, s’étant arrêté pour reprendre haleine au milieu des bruyères, il aperçut trois jeunes filles d’une rare beauté qui fredonnaient des chansons catalanes.

Les fées d Enveitg

Les fées d’Enveitg

Pastor ne les connaissait pas, mais, déjà charmé, il demanda et obtint la permission de leur tenir compagnie : l’une d’elles aux cheveux blonds presque dorés qui tombaient sur ses épaules, lui plut tout particulièrement. A ses côtés il marcha longtemps comme dans un rêve, et lui avoua son désir de l’épouser; il était riche, possesseur de nombreux troupeaux et très estimé dans le pays. Un éclat de rire accueillit ses avances.

— « J’admire ton audace, lui dit la jeune inconnue. Pour obtenir ma main tu devras te présenter devant moi ni à jeun, ni rassasié ; ni habillé, ni nu ; ni à pied, ni à cheval. »

Et devant le pauvre garçon ébahi et perplexe les trois jeunes filles disparurent comme par enchantement derrière un buisson. Pastor continua son chemin, obsédé par le rire moqueur qui tintait encore à ses oreilles, cherchant en vain la solution du probléme bizarre qu’on venait de lui poser, mais résolu à tout tenter pour devenir l’époux de la séduisante blonde.

Le soir même il alla consulter une bonne vieille femme qui procurait des philtres, lui fit part de son aventure et lui demanda conseil : « Les trois jeunes filles que tu as rencontrées, lui dit la vieille, sont des fées. Pour remplir les conditions que l’une d’elles t’imposa, tu mettras trois grains d’orge dans la bouche, tu couvriras ton corps d’un filet et tu prendras une chèvre pour monture. Suis mon avis et la belle t’appartiendra. »

Pastor suivit ces indications qui répondaient parfaitement aux exigences de l’encantada et s’en fut au rendez-vous : la fée qui l’attendait ne put réprimer un cri d’étonnement et maudit la vieille femme qui l’avait conseillé.

— « Et bien soit, parole oblige, dit-elle ; fidèle il ma promesse je consens à t’épouser, mais écoute bien mes recommandations et promets-moi d’en tenir compte.

— Je le promets.

— Nous irons habiter ta maison d’Enveitg; tu entendras en chemin, derrière toi, un tapage infernal, mais tu prendras bien garde de ne pas te retourner par curiosité, car ce serait l’effondrement de ta fortune.

— Je ne me retournerai pas.

— Quoi que je fasse, pour si emporté que tu sois, ne me dis jamais : Ja no sérias doua de fum ni dona d’aygua (Tu ne peux être qu’une femme de fumée ou une femme d’eau), parce que les fées ne doivent pas être appelées par leur nom.

— C’est entendu. »

Le mariage fut dès lors conclu et cette bonne nouvelle mit en liesse les habitants du hameau de Brangoly; le gai carillon qui annonça la messe nuptiale fut le signal des réjouissances publiques. Après la messe les deux époux se dirigèrent vers Enveitg. Et ce fut pour Pastor la première épreuve à subir.

Sa maison était précédée d’une vaste cour dans laquelle on dépique le blé. Lorsqu’il fut rentré dans la cour, il entendit derrière lui un bruit assourdissant : le tumulte des clochettes se mêlait au hennissement des chevaux qui piaffaient, au bêlement des moutons, au beuglement des taureaux et des bœufs. On aurait dit que tout le bétail du village était réuni, déchirant les airs de sons discordants.

La tentation était trop forte, et, malgré les recommandations de sa femme, poussé par cette même curiosité qui valut à Luth d’être transformée en une statue de sel, Pastor se retourna lui aussi et détruisit le charme. Il vit une cour à demi remplie de bestiaux que conduisaient de jeunes bergers; il y en avait plus qu’il n’en avait jamais vu. Mais le portail d’entrée se referma brusquement, barrant le passage aux nombreux chevaux, bœufs ou moutons qui étaient prêts à franchir le seuil.

Les deux époux cependant vécurent heureux et jamais la discorde ne vint troubler leur tranquillité : deux fillettes charmantes resserrèrent les liens qui unissaient Pastor et sa femme. Quatre ans après le mariage, au mois de mai, Pastor quitta sa famille pour faire rentrer à Enveitg des troupeaux qui pacageaient en Espagne depuis le commencement de l’hiver.

Pendant son absence, sa femme craignit un violent orage de grêle et prit ses précautions pour faire une hâtive moisson : en quelques jours les blés furent fauchés et transportés dans les greniers, au grand étonnement de tous les voisins qui se moquèrent.

A son retour, Pastor fut désespéré de voir ses champs prématurément fauchés et ses greniers pleins de gerbes encore vertes. Sans donner à sa femme le temps de s’expliquer il l’invectiva durement :

— « Ja no sérias dona de fum ni dona d’aygua », s’écria-t-il.

Pour la seconde fois Pastor mentait à sa promesse. La fée disparut aussitôt par la cheminée de la maison. Le lendemain survint un violent orage qui détruisit toutes les récoltes du pays. Pastor s’estima bienheureux d’avoir ses greniers pleins, grâce à la clairvoyance de sa femme : il vit alors toute l’étendu de son malheur et se repentit amèrement d’avoir adressé à la fée bienfaisante les fatales paroles.

Celle-ci, néanmoins, n’abandonna pas ses filles : Deux fois par semaine elle se rendait dans leur chambre, à l’insu de Pastor, et procédait à leur toilette, puis disparaissait en leur recommandant de ne pas la trahir. Mais les deux fillettes ne purent s’empêcher de parler à leur père de cette visite :

— « Dès que votre mère reviendra, recommanda Pastor, vous coudrez solidement vos jupes aux siennes et vous m’appellerez. »

Elles obéirent et Pastor averti entra dans la chambre, croyant revoir sa femme.

— «Où est-elle, dit-il à ses filles ?

— Père, elle est là qui découd sa robe. »

Mais il ouvrit vainement les yeux : il n’aperçut aucune forme humaine, car la fée venait de disparaître pour toujours…

Cette fable prouve que le bonheur n’est pas durable et que l’homme est souvent l’artisan de son propre malheur.