La Courtise d’Emer

Voici l’histoire de La courtise d’Emer, de la branche rouge de la mythologie irlandaise.

La courtise d'Emer

La courtise d’Emer

Cûchulainn, tout jeune, avait à la cour de Conchobar, dans le château royal d’Emain-Macha, un si grand succès, que les autres guerriers, craignant pour la vertu de leurs femmes et de leurs filles, reconnurent la nécessité de le marier. Le roi donc envoya neuf hommes dans chaque province de l’Irlande, pour chercher une femme au brillant héros. Au bout d’un an, ces messagers revinrent, et tous déclarèrent qu’ils n’avaient pas trouve à Cûchulainn une compagne digne de lui. Alors celui-ci fit atteler ses deux chevaux à son char et partit avec son cocher Loeg, fils de Riangabair. Il alla au château de Luglochta-Loga, qui appartenait à Forgall le rusé; il voulait faire sa cour à Emer, fille de Forgall; il la trouva dans une nombreuse réunion de jeunes filles. Emer et les autres étaient occupées de travaux à l’aiguille. Il eut avec Emer une longue conversation entremêlée de mots savants qu’Emer, fille fort instruite, comprenait fort bien; mais le sens de leur conversation échappait aux autres. Forgall était absent. De retour, au récit qu’on lui fît, il devina tout de suite de quoi il s’agissait.

Les filles racontèrent aux seigneurs comment le guerrier était venu dans un char si beau; les seigneurs répétèrent à Forgall le Rusé, leur chef, tout ce qu’Emer avait dit au guerrier. « Vraiment, » dit Forgall , « c’est le grimacier d’Emain-Macha ; il est venu parler à Emer, ma fille, et Emer est devenue amoureuse de lui; voilà pourquoi elle a causé avec lui , mais cela ne servira de rien au galant, je l’empêcherai d’avoir avec ma fille une nouvelle entrevue. » Ensuite, Forgall le Rusé se rendit à Emain-Macha , il était habillé à la gauloise , il dit qu’il était ambassadeur du roi des Gaulois , qu’il venait parler à Conchobar , roi d’Ulster, et lui demander s’il voudrait bien accepter de l’or et du vin des Gaulois. Conchobar lui fit bon accueil; Forgall avait amené deux compagnons; quand, le troisième jour, il les eut congédiés, on vanta devant lui Cûchulainn et les autres guerriers d’Ulster qui combattaient en char; il répondit que l’éloge était légitime, que ces guerriers étaient admirables, que, cependant, si Cûchulainn allait trouver Domnall le belliqueux en Albion, il serait encore bien plus digne d’admiration. Forgall proposait cela dans l’espérance qu’une fois en Albion Cûchulainn ne reviendrait pas. Forgall ne partit d’Emain-Macha qu’après être venu à bout d’imposer sa volonté et le voyage d’Albion à Cûchulainn.

Cûchulainn partit donc, Loégairé le vainqueur et Conchobar, roi d’Ulster, l’accompagnaient : Cûchulainn, traversant Brega , alla faire visite à Emer; celle-ci eut un entretien avec lui au moment où il entrait dans le navire ; chacun des deux promit à l’autre de lui être fidèle jusqu’au jour où ils se reverraient. Les trois guerriers arrivés en Albion, chez Domnall le Belliqueux, apprirent de lui un premier tour d’adresse : ce tour consistait à se coucher sur une pierre plate, où était percé un petit trou , et à souffler dans ce trou de manière à gonfler quatre outres ; les trois guerriers n’y parvenaient qu’après tant d’efforts que la plante de leurs pieds en devenait noire ou bleue. Un autre tour se faisait sur une lance, en haut de laquelle chacun des trois guerriers montait, il se tenait sur la pointe de la lance et posait sur cette pointe la plante de son pied.

La fille de Domnall devint amoureuse de Cûchulainn , elle s’appelait Poing Sublime à la Sublime Poignée, elle avait de grands genoux, les talons devant, la pointe du pied derrière ; de figure, elle était laide, Cûchulainn dit non, elle se promit d’en tirer une belle vengeance. [Voici quelle fut cette vengeance :]

Domnall dit qu’on ne reconnaîtrait pas à Cûchulainn une instruction suffisante tant qu’il ne serait pas allé trouver Scathach qui habitait en Albion au levant. Les trois guerriers se mirent donc en route, Cûchulainn, Conchobar, roi d’Ulster, et Loégairé le vainqueur traversèrent Albion ; mais alors l’image d’Emain-Macha, capitale de l’Ulster, apparut devant leurs yeux , Conchobar et Loégairé n’eurent pas le courage d’aller plus loin; Cûchulainn consentit à se séparer d’eux, il ne put repousser cette épreuve, ses efforts pour l’éviter furent inutiles, .car la fille de Domnall avait la puissance des fées et c’était elle qui était la cause du mal, [c’était elle qui avait fait apparaître Emain Mâcha devant leurs yeux,] c’était elle qui séparait de lui ses compagnons.

Ce fut donc en traversant Albion qu’il eut le chagrin de leur départ; quand il les vit s’en aller, il s’arrêta; alors une bête terrible semblable à un lion vint l’attaquer; elle ne lui fit point de mal, mais des jeunes gens [qui regardaient] s’en amusèrent méchamment et se moquèrent de lui ; le quatrième jour, la bête le quitta; alors il rencontra une maison dans la vallée, il y trouva une jeune fille, elle lui adressa la parole et lui souhaita la bienvenue; il lui demanda où elle l’avait connu : «Â Nous avons été, » lui répondit-elle , « élèves ensemble chez le petit Wolf le Saxon, quand tous deux chez lui nous apprenions à parler l’harmonieux langage. »

Il rencontra ensuite un guerrier, et celui-ci lui souhaita de même la bienvenue, ce fut celui-ci qui lui enseigna le moyen de traverser la Plaine de Malheur qui était devant lui : dans une moitié de cette plaine, les hommes gelaient ; dans l’autre moitié, l’herbe était si épaisse qu’elle portait les gens. Cûchulainn reçut du guerrier une roue : il devait traverser la plaine comme cette roue afin de ne pas geler ; le guerrier lui donna aussi une pomme : Cûchulainn devait aller sur le sol comme irait cette pomme.

Cûchulainn échappa donc aux dangers de la plaine qu’il trouva devant lui après avoir quitté le guerrier ; celui-ci l’avait prévenu qu’il rencontrerait une vallée, que dans cette vallée il trouverait un chemin étroit et que c’était la route qui menait à la maison de Scathach; cette maison était sur un rocher d’une hauteur effrayante.

Cûchulainn suivit la route indiquée, il arriva au château de Scathach, il frappa à la porte avec la hampe de sa lance et entra. Uathach, c’est-à-dire « terrible », fille de Scathach, se présenta à lui, elle le regarda, elle ne lui parla point, tant la beauté du guerrier lui avait inspiré d’amour ! Elle retourna près de sa mère et lui vanta les charmes du nouveau venu. « Cet homme t’a plu? » lui dit sa mère. « Il vient dans mon lit, » répondit la jeune fille, « et je dors à ses côtés cette nuit. » « Ton projet ne me déplaît pas, » dit la mère.

Uathach donna à Cûchulainn de l’eau pour se laver, lui apporta à manger, lui fit le meilleur accueil, elle s’était déguisée en valet pour le servir. Cûchulainn la frappa et lui cassa un doigt. Uathach jeta un cri. Tous les habitants du château accoururent à son aide. Cochor Crufé , le fort soldat de Scathach , se leva contre Cûchulainn ; Cûchulainn et lui se battirent, Cochor Crufé succomba.

Scathach fut attristée par sa mort. Cûchulainn lui dit qu’il ferait le service du fort soldat qu’elle avait perdu.

Uathach donna un conseil à Cûchulainn, le troisième jour : « Puisque c’est pour apprendre l’art des guerriers que tu es venu, il faut que tu ailles trouver Scathach dans l’endroit où elle est, là où elle donne l’instruction à Cuar et à Cet, ses deux fils. En faisant le saut guerrier du saumon, tu arriveras au grand buisson d’if, sous lequel elle se trouve. En ce moment elle dort; tu lui mettras l’épée entre les deux mamelles, et tu exigeras qu’elle te promette les trois choses que tu lui demanderas. Voici ces trois choses : elle t’enseignera l’art des guerriers complètement, sans rien te cacher; elle me donnera en mariage à toi, Cûchulainn, en sorte que tu me feras le cadeau de noces que tu me devras ; enfin elle te prédira ce qui t’arrivera, car elle sait l’avenir. »

Tout se passa comme Uathach avait dit.

Tandis qu’en Albion Cûchulainn habitait chez Scathach, où il était le mari de Uathach, sa fille, [voici ce qui arriva en Irlande] : Un guerrier merveilleux de Munster, le roi Lugaid Noes, fils d’Alamacc, venant de la région occidentale de. l’île, vint à Tara, capitale de l’Irlande, avec douze nobles de Munster, pour demander en mariage les douze filles du roi de Tara, Cairpré Niafer [monarque suprême d’Irlande]. Toutes les douze filles avaient été fiancées avant que ces prétendants ne se présentassent. Forgall le Rusé entendit parler de la démarche de Lugaid Noes; il se rendit à Tara, promit de donner sa fille Emer au roi Lugaid Noes, et douze filles de ses riches vassaux aux douze nobles de Munster.

Le roi Lugaid Noes arriva chez Forgall pour la célébration des noces. On lui amena Emer, et on la fit asseoir à côté de lui sur le banc où il était. Mais elle se cacha la figure dans les mains ; et, prenant son honneur à témoin, lui avoua que c’était Cûchulainn qu’elle aimait. Le roi Lugaid Noes n’osa pas l’épouser et partit.

Pendant ce temps-là [en Albion], Scathach eut la guerre avec d’autres peuples sur lesquels régnait une femme appelée Aïffé. Scathach désirant tenir Cûchulainn prisonnier chez elle, lui donna un breuvage qui l’endormit; elle ne voulait pas qu’il allât à la guerre, elle craignait qu’il ne lui arrivât malheur, c’était une précaution bienveillante. Mais Cûchulainn se réveilla très vite. Le breuvage soporifique qu’elle lui avait donné aurait fait dormir tout autre pendant vingt-quatre heures; pour lui le sommeil dura une heure seulement.

Avec les deux fils de Scathach , il alla à la rencontre de Cuar, Cet et Cruffe, les trois guerriers d’Aïffé; seul il combattit [et vainquit] les trois.

Le lendemain , encore accompagné des deux fils de Scathach, il attaqua les trois fils d’une femme appelée Eïss Enchend; c’étaient Ciri, Biri, et Bailcné, tous trois guerriers d’Aïffé , comme les précédents. Scathach poussait des soupirs continuels, elle ne savait ce qui arriverait quand Cûchulainn irait sur la route au-devant d’Aïffé ; en effet, les deux fils de Scathach devaient alors rester seuls pour combattre les trois guerriers d’Aïffé. Scathach craignait aussi pour Cûchulainn, car Aïffé était la guerrière la plus redoutable qui fût au monde.

Cûchulainn [tua les trois guerriers, fils d’Eïs Enchend]. Puis, allant à la rencontre de leur reine, il demanda à Scathach quel avait été jusque-là le principal objet de l’amour d’Aïffé. « Ce qu’AïfFé aime le mieux, » répondit Scathach, «Â c’est son cocher, et ce sont les deux chevaux attelés à son char. »

Alors la bataille commença sur la route entre Cûchulainn et Aïffé. Aïffé brisa l’épée de Cûchulainn, qui n’eut plus qu’un tronçon d’arme long comme le poing. « Malheur à moi ! » s’écria Cûchulainn « Mais , » ajouta-t-il , «Â voilà le cocher et les deux chevaux du char d’Aïffé étendus par terre et morts tous les trois. » Là-dessus Aïffé regarde. Cûchulainn se précipite au-dessous d’elle, la prend à la taille, la jette sur son épaule comme un paquet, rejoint la troupe des gens de Scathach, et lance violemment Aïffé par terre.

«Â Grâce ! » s’écrie-t-elle. « Tu m’accorderas trois choses, » répondit Cûchulainn « Soit! » dit Aïffé. « Voici les trois choses que je veux, » reprit Cûchulainn : « otages à Scathach , à qui tu ne feras plus la guerre ; mariage avec moi cette nuit même devant ton château ; un fils que tu m’enfanteras. »

Elle consentit, et tout fut fait comme avait demandé Cûchulainn

Elle dit à Cûchulainn qu’il l’avait rendue enceinte. Il lui répondit qu’elle mettrait au monde un fils , et que ce fils irait en Irlande dans sept ans à pareil jour; il ajouta quel nom elle donnerait à ce fils, puis il s’en retourna ; il prit la route qui devait le ramener chez Scathach. Une vieille femme borgne de l’oeil gauche se trouva devant lui sur son chemin. « Prends garde à toi , » lui dit-elle , « ne reste pas devant moi. » Il n’y avait pas de place pour se détourner, le chemin était un sentier, sur un rocher le long de la mer ; il descendit au-dessous du sentier, ses doigts de pied seuls le soutenaient; quand la vieille le croisa, elle lui donna un coup sur le gros orteil pour le faire tomber du rocher; lui, faisant le saut guerrier du saumon, remonta sur le haut du rocher et coupa la tête de la vieille ; c’était la mère des trois derniers guerriers qu’il avait tués, c’était Eïss Enchend.

Cûchulainn et les autres guerriers retournèrent, avec Scathach , dans son royaume ; le héros y séjourna et guérit, dans le repos, les blessures qu’il avait reçues en combattant. Scathach lui annonça ce qui lui arriverait quand il serait de retour en Irlande :

« De grands périls t’attendent, » dit-elle, etc.

Il partit donc pour l’Irlande, et prit part à l’expédition célèbre du Táin bó Cúalnge, puis , comme il avait promis, il alla au château de Forgall le Rusé; d’un saut, il passa par dessus les trois remparts, et dans la forteresse il frappa trois coups ; de chaque coup, il tua huit hommes, épargnant le neuvième; les trois hommes qui eurent la vie sauve furent Scibor; Ibor et Catt, frères d’Emer ; il prit Emer et sa soeur de lait, chacune avec leur charge d’or, et, les tenant toutes les deux, sauta par-dessus les trois remparts hors du château. Ayant ainsi accompli toutes les promesses qu’il avait faites à Emer, il partit avec elle et arriva à Emain-Macha, capitale de l’Ulster.

La fin du texte provient de l’article : Le droit du roi dans l’épopée irlandaise, in Revue archéologique.

Il mène Emer au palais ; il la présente à Conchobar et au reste des grands seigneurs d’Ulster. Ceux-ci souhaitent la bienvenue à la mariée. Il se trouvait dan la maison un homme dont la langue était le fléau d’Ulster. Cet homme était le fils d’Arbad, Bricriu à la langue empoisonnée. Il prit la parole : «Â Cûchulainn, » dit-il, «aura peine à supporter ce qui se fera ici cette nuit ; la femme qu’il a amenée couchera cette nuit avec Conchobar, puisque c’est avec Conchobar que dort toute première femme avant de dormir avec les habitants d’Ulster. » En entendant ces mots, Cûchulainn entra en fureur. Il secoua avec tant de force le coussin qui était sous lui qu’il fit voler la plume dans la maison tout à l’entour. Puis il sortit. Le druide Cathbad prit la parole : « La situation, » dit-il, « est pleine de difficultés; il n’est pas possible au roi de faire ce qu’a dit Bricriu, Cûchulainn tuera celui qui couchera avec sa femme. » «Qu’on appelle Cûchulainn,» dit Conchobar, « nous verrons s’il y a moyen de calmer sa colère. » Cûchulainn revient. « Tu vas te mettre en route pour moi, » dit Conchobar, « tu m’amèneras le troupeau que j’ai sur la montagne de Fuait. » Cûchulainn part, et tout ce qu’il trouve de sangliers, de cerfs, d’animaux sauvages quelconques sur la montagne de Fuait, il le chasse devant lui et les pousse ensemble comme un troupeau dans la pelouse d’Emain Macha. Là-dessus sa colère [se passe].

Les habitants d’Ulster discutent le point en litige, et voici la solution à laquelle ils s’arrêtent : Emer couchera avec Conchobar cette nuit ; Fergus et Cathbad se mettront dans le même lit pour veiller sur l’honneur de Cûchulainn. Conchobar et Emer recevront les remerciements de l’Ulster s’ils acceptent. Conchobar et Emer acceptèrent et firent comme il avait été décidé. Le lendemain matin Conchobar donna à Emer le présent que tout nouveau marié doit en ce moment à l’épouse, et il paya à Cûchulainn le prix de son honneur outragé.