Les Belles-de-nuit

Les premières Belles-de-nuit étaient trois jeunes filles, les nièces du roi Grallon, dont l’héritière Ahès commit assez de crimes pour attirer sur la ville d’Is la divine colère qui l’anéantit comme Sodome et Gomorrhe.

Belles-de-nuit

Belles-de-nuit

Les trois nièces du roi étaient pures autant que la princesse Ahès était coupable et, comme il arrive souvent, leur sainteté passait pour un crime aux yeux des favoris d’Ahès.

Le bon roi Grallon était trop faible pour défendre ses nièces contre sa fille. A part sa faiblesse, c’était un bien digne roi.

Il faut vous dire que la ville d’Is, dont peut-être vous n’avez jamais ouï parler, était, au temps du roi Grallon, de saint Guénolé et de saint Corentin, la première ville du monde. C’est d’elle que Paris a pris son nom. Paris étant en effet la plus belle capitale après la ville d’Is, fut appelée Par-Is, c’est-à-dire : semblable à la ville d’Is.

Le fait est absolument certain, quoique la plupart des historiens aient omis de le mentionner.

La ville d’Is était bâtie au bord de la mer et occupait une surface immense. Ses clochers étaient si nombreux qu’on n’en savait point le compte, ses palais éblouissaient le regard par leur multitude aussi bien que par leur magnificence.

Dans l’un de ces palais, qui était consacré aux beaux-arts, mille jeunes gens étaient élevés aux frais de l’Etat et recevaient les leçons de cent professeurs, tous hommes de génie. Les Français venaient voir la ville d’Is comme les Bas-Bretons encombrent maintenant Paris ; la ville d’Is riait bien de leur accent et de leurs manières.

Aux courses de chars, aux concerts et à la promenade, quand on rencontrait un balourd gauche en ses façons et bayant naïvement aux merveilles de la splendide capitale, chacun se disait : C’est sûrement un pataud de Paris !

Par-dessus tous ces miracles de grandeur, la ville d’Is avait une parure qui manquera toujours à Paris : elle avait la mer, la vaste mer, l’amour de Dieu et des hommes, le miroir où le ciel contemple tour à tour l’azur étoile de son firmament et l’or de son radieux soleil.

Le monde veut que sa métropole ait les pieds dans la mer, qui est la richesse et la puissance. Aussi, quelque jour, la mer viendra à Paris, ou Paris ira à la mer.

La ville d’Is était tout portée, elle avait la mer. Des fenêtres de ses palais, elle voyait ce lit de pourpre et d’or où le soleil du soir endort sa fatigue éblouissante. Une forêt de mâts, plus longue et plus large que la forêt de Broceliande, balançait autour de ses quais les pavillons de tous les pays de l’univers. C’est Londres, la cité maussade, lugubre, mais opulente entre toutes, qui a recueilli cette portion de l’héritage du roi Grallon.

Ainsi, chacune des deux races a eu sa part selon son génie ; aux Français la gloire des arts, aux Anglais la richesse qui naît de la navigation et du trafic.

L’excès de la prospérité amène le mal. Les saints qui abondaient alors dans les couvents et dans les ermitages de Bretagne se réunirent une fois, et la ville d’Is vit avec étonnement cette armée des soldats du Christ qui ne portaient point d’armes ; elle vit ces longues barbes blanches, ces fronts humiliés, mais couronnés d’auréoles.

On dit que les saints étaient venus raconter au roi Grallon la chute de Babylone.

Le roi Grallon eut peur. Il aurait bien voulu chasser la corruption hors de sa ville, mais la corruption s’appelait Ahès et le roi Grallon avait toute la tendresse des pères.

Qui donc d’ailleurs écouta jamais les saints ?

La ville d’Is était défendue contre la mer par un rempart de marbre qui avait douze portes, afin que la marée pût inonder ses bassins. Le roi gardait les clés des douze portes sous l’oreiller de son lit, car une main traîtresse ou imprudente pouvait s’en servir pour introduire la mort.

Un matin la princesse Ahès vint au lever du roi ; elle offrit à ses baisers son front où se jouaient les boucles de ses cheveux noirs, baignés d’onctions exquises ; elle appela sur ses lèvres son sourire, qui enivrait comme un breuvage ardent, et dit :

— Seigneur, les trois princesses, vos nièces, Ysol, Ellé et Milla, ont insulté votre fille.

— Et comment, bien-aimée, lui demanda le roi, les trois saintes recluses ont-elles pu insulter la reine de mon coeur ?

Ahès ne pouvait répondre que c’était leur sainteté même qui blâmait ses dérèglements. Elle appela les larmes à son secours. Quand Grallon la vit pleurer, il lui donna ses nièces Ellé, Ysol et Milla.

Il lui aurait donné son âme.

Ahès retrouva son sourire pour remercier son père, mais avant de sortir elle déroba les clés des écluses qui étaient sous l’oreiller.

Il y avait à l’ancre un vaisseau d’Orient, monté par un prince puissant qui avait promis à la princesse Ahès les trois plus beaux diamants de Golconde si elle voulait l’introduire dans la ville. Elle aimait les diamants ; le mal ne coûtait rien à son âme perdue. C’était pour introduire le prince étranger qu’elle avait dérobé les clés au chevet de son père.

Un grand festin fut préparé dans son palais pour fêter le prince d’Orient. Au dessert, Ahès comptait appeler ses trois cousines et les livrer comme esclaves aux Orientaux, pour qu’elles fussent emmenées dans les pays infidèles.

Or, ce même matin, un tonsuré parcourut les rues de la ville, monté sur un âne gris marqué d’une croix blanche.

Le tonsuré ne parlait point aux gens, mais il chantait d’une voix forte et profonde, tout le long de son chemin, les versets latins du Dies irae.

Il bénissait en passant les églises dont toutes les fenêtres ouvraient à sa voix les hauts châssis de leurs ogives pour donner passage aux statues des saints et aux personnages des tableaux de piété qui s’envolaient vers le ciel.

C’était une chose extraordinaire et qui jamais ne s’était vue. Les gens de la ville d’Is se demandaient : Que veut dire cela ? que veut dire cela ?

Mais aucun d’eux ne savait répondre.

La princesse Ahès, informée du fait, donna l’ordre de saisir le tonsuré et son âne.

Elle dit en riant, car elle avait un gai caractère :

— Puisque les saints de pierre nous cèdent la place, nous prendrons les églises pour mettre nos chevaux.

D’autres l’ont dit et même l’ont fait depuis ce temps-là, car l’homme sans Dieu descend au-dessous des brutes à quatre pattes.

On jeta le tonsuré à bas de sa monture. Il arriva pourtant jusqu’au palais du roi et appela par trois fois :

— Grallon ! Grallon ! Grallon !

Puis il ajouta :

— Grallon de renom, tu perds ta ville, sauve ton âme !

Il s’arrêta devant la prison où étaient les trois jeunes soeurs Milla, Ellé et Ysol. Il fit le signe de la croix sur la porte, disant :

— Ame de la terre, âme de la mer, âme de l’air !

Et au moment où les gardes de la princesse Ahès s’élançaient pour le saisir, il s’évanouit comme une vapeur et prononça le nom de saint Guénolé.

L’âne échappa à ceux qui l’avaient dérobé, et se réfugia dans le palais du roi Grallon.

Voilà que la nuit vint. Au milieu des ténèbres, le palais de la princesse Ahès se prit à resplendir comme un grand lustre de cristal. Le festin commença et le prince d’Orient plaça lui-même les trois diamants, gros comme des oeufs et jetant le feu par mille facettes, dans les noirs cheveux de la belle Ahès.

Au dehors, il y avait tempête. La mer criait et les navires tourmentés, sur leurs ancres, gémissaient. Ahès entendait l’orage. Elle leva la coupe et, défiant l’Océan, elle s’écria :

— A ta santé, tempête !

La digue était haute, épaisse, solide comme une montagne. On pouvait se réjouir en la ville d’Is, malgré les menaces de la mer. Le rempart avait fait ses preuves contre les plus forts orages et les plus hautes marées.

Cependant, le bon roi Grallon s’était couché à neuf heures, selon sa coutume, car il était de vie rangée. A minuit, il fut éveillé par une voix qui lui disait :

— Lève-toi, Grallon de renom !

Il regarda autour de lui en se frottant les yeux, et vit l’âne qui fixait sur lui ses prunelles de feu. La mer hurlait si haut qu’il crut les Anglais dans la ville.

— Qui donc a parlé ? demanda-t-il. Ane, est-ce toi ?

C’était l’âne, car l’âne répondit :

— Tu perds ta ville, sauve ton âme.

Le roi Grallon n’était pas encore bien éveillé. Il se mit à califourchon sur le dos de l’âne, à tout hasard, et l’âne descendit les escaliers quatre à quatre. Quand on fut dans la rue, le roi dit:

— S’il y a du danger, allons prévenir ma fille Ahès.

— Sauve ton âme, repartit sa monture.

Le roi vit bien que l’âne avait des préjugés contre la princesse Ahés. Pour l’amadouer il parla des trois saintes.

— Allons, reprit-il, chercher mes trois nièces, Ysol, Ellé et Milla.

— Sauve ton âme !

Le bon roi Grallon avait beau serrer la bride, l’âne allait plus vite que le vent ; il allait vers l’est, où sont les montagnes. Impossible de l’arrêter.

Derrière lui, le roi entendait un bruit étrange et qui ne ressemblait plus au fracas lointain de la tempête.

— Qu’est cela ? demanda-t-il encore.

L’âne lui répondit pour la quatrième fois :

— Sauve ton âme.

C’était déjà beaucoup pour un âne. Peu d’hommes parlaient si bien que cela.

— Holà ! criait en ce moment Ahès dans son palais, qu’on m’amène mes trois chères cousines, Ellé, Ysol et Milla !

Le vin de France avait mis ses joues en feu. Le prince d’Orient lui faisait des compliments de Golconde, étincelants comme ses diamants.

On amena les trois petites saintes : trois anges de Dieu ! Leurs doux yeux bleus se fixèrent sur Ahès, et toutes les trois à la fois elles murmurèrent :

— Repens-toi, fille de roi !

Ahès éclata de rire. En ce moment, le bruit étrange que Grallon avait entendu entra dans la salle du festin, et la princesse demanda, elle aussi :

— Qu’est cela ?

— C’est la colère du Seigneur, répondirent les trois vierges.

— C’est l’Océan qui fait bombance aussi, dit le prince d’Orient, dont les yeux riaient un rire terrible.

— Tant mieux ! s’écria la princesse ; si l’Océan vient, nous le boirons !

Il ne faudrait point juger les princesses de ce temps-là par la belle Ahès. C’est à cause d’elle que certaines demoiselles d’aujourd’hui sont encore appelées des « princesses », par quoi l’on entend qu’elles ont bu toute la honte et jeté leurs coiffes par-dessus tous les moulins.

Le fait est que les autres princesses n’ont point l’habitude de se conduire comme cette Ahès qui soupait trop bien, et, ce soir-là, elle avait encore mieux soupé que les autres soirs.

Dans sa gaieté, elle ordonna à ses officiers de cadenasser les trois saintes au cachot. Ysol, Ellé et Milla, entendant cet ordre, joignirent leurs mains d’enfants et demandèrent à Dieu le pardon de leur persécutrice.

Mais l’Océan avait entendu le défi insensé de la princesse Ahès. Une voix déchirante comme le cri des orages et qui venait on ne savait d’où, prononça ces mots :

— Fille de roi, bois-moi !

Et une énorme vague entra par les fenêtres brisées.

Ce fut, dans la salle du festin, un seul cri, fait de mille blasphèmes. Au-dessus de ce cri, la voix des trois vierges s’éleva, qui disait :

— Hosannah ! au plus haut des cieux !

Le prince d’Orient avait saisi Ahès dans ses bras noueux. Ses regards brillaient comme deux charbons. La fumée lui sortait de la bouche.

La mer montait dans la salle comme sur une grève. La mer, en montant, ne put noyer ses yeux. Il faut autre chose que l’eau de la mer pour éteindre la prunelle du démon.

Mais d’où venait-elle, la mer ? Avait-elle brisé la digue, forte et haute comme une montagne ?

La mer venait par les portes qu’Ahés elle-même lui avait ouvertes avec les clés dérobées au chevet du roi Grallon. La princesse avait trouvé les diamants si beaux qu’elle avait oublié de refermer l’écluse par où, à marée basse, elle avait introduit le prince d’Orient.

Et l’Océan était entré à marée haute, et la princesse Ahès, comme elle l’avait dit par bravade, buvait l’Océan.

Tous les convives étaient sous l’eau qui déjà étouffait leur dernier râle. Les trois vierges flottaient au-dessus des vagues et louaient Dieu.

Cependant, quand le bon roi Grallon, monté sur son âne, fut en haut de la montagne, il se retourna pour regarder sa ville capitale, la plus belle, la plus grande, la plus noble des cités qu’éclairait le soleil. Il ne vit plus rien, le bon roi Grallon : ni tours, ni clochers, ni terrasses, ni dômes dorés, ni remparts dentelés comme des festons. Au lieu de cela, c’était la mer, calme et muette ; car la tempête s’était tout à coup apaisée, et l’Océan dépliait sur la ville morte un immense linceul.

II n’y avait plus rien, rien, entendez-vous, Georgette, chère fille? rien, sinon trois formes blanches qui flottaient.

Le roi Grallon se mit à genoux et frappa sa poitrine. L’âne avait disparu : mais quand le roi Grallon se releva, il trouva près de lui saint Guénolé, avec l’auréole autour de son front chauve et la longue barbe grise qui tombait sur sa poitrine.

Ils s’approchèrent tous deux de la grève, pour voir ces objets blancs flottant sur le désastre.

C’était une étoile du ciel, une fleur de la terre et une vapeur de l’eau.

La petite étoile, qui paraît au matin, et que les diligents aperçoivent comme un signe d’espérance ; la fleur candide, qui enguirlande nos haies, suspendant ses clochettes d’argent à la verdure des pruniers sauvages, la clochette de la vierge ; la vapeur, enfin, le cher petit nuage qui s’élève de la tombe humide, à peine fermée, et nous montre encore une fois, vaguement, comme en un rêve, la forme terrestre de l’ange qui est remonté au ciel.

Les Belles-de-nuit, les trois Belles-de-nuit : l’étoile, la fleur, l’esprit errant ; l’âme de l’eau, l’âme de la terre, l’âme des airs ; Ysol, Ellé, Milla.