Peredur fils d’Evrawc

Peredur fils d'Evrawc peredur

Le comte Evrawc possédait le comté du Nord. Il avait sept fils. Ce n’était pas par ses domaines que s’entretenait Evrawc, mais par les tournois, les guerres et les combats, et, comme il arrive souvent à qui les recherche, il fut tué, ainsi que six de ses fils. Le septième s’appelait Peredur; c’était le plus jeune.

Peredur fils du comte Evrawc

Peredur fils du comte Evrawc

Il n’avait pas l’âge d’aller aux combats ni à la guerre; autrement il eût été tué comme son père et ses frères. Sa mère était une femme avisée et intelligente. Elle réfléchit beaucoup au sujet de son seul fils et de ses domaines. Elle finit par prendre le parti de fuir dans le désert en un endroit solitaire et écarté et d’abandonner les lieux habités. Elle ne garda dans sa compagnie que des femmes, des enfants et des hommes paisibles, auxquels il n’était ni possible, ni convenable de se battre et de faire la guerre. Personne n’eût osé réunir armes et chevaux là où l’enfant eût pu s’en apercevoir, de peur qu’il n’y prît goût.

L’enfant allait tous les jours dans la forêt pour jouer et lancer baguettes et bâtons. Un jour, il aperçut le troupeau de chèvres de sa mère et deux chevreaux près des chèvres. L’enfant s’étonna grandement qu’ils fussent sans cornes, tandis que tous les autres en portaient, et il pensa qu’ils étaient depuis longtemps égarés et qu’ils avaient ainsi perdu leurs cornes. Il y avait, au bout de la forêt, une maison pour les chèvres : à force de vaillance et d’agilité, il y poussa les chevreaux et les chèvres. Puis il retourna à la maison auprès de sa mère :  » Mère « , dit-il,  » je viens de voir ici près, une chose étonnante : deux de tes chèvres devenues sauvages et ayant perdu leurs cornes, si longtemps elles ont été égarées sous bois. Il est impossible d’avoir plus de peine que je n’en ai eu à les faire rentrer.  » Aussitôt chacun de se lever et d’aller voir : grand fut leur étonnement quand ils aperçurent les chevreaux.

Un jour, ils virent venir trois chevaliers suivant une voie chevalière, sur la lisière de la forêt : c’étaient Gwalchmei, fils de Gwyar; Gweir, fils de Gwystyl et Owein, fils d’Uryen. Owein suivait les traces d’un chevalier qu’il poursuivait et qui avait partagé les pommes à la cour d’Arthur.  » Ma mère « , dit Peredur,  » qu’est-ce que ces gens là-bas?  » –  » Ce sont des anges, mon fils « , dit-elle. –  » J’en donne ma foi « , dit Peredur,  » je m’en vais comme ange avec eux.  » Et Peredur alla sur la route à leur rencontre.  » Dis, mon âme « , dit Owein,  » as-tu vu un chevalier passer par ici aujourd’hui ou hier?  » –  » Je ne sais ce que c’est qu’un chevalier.  » –  » Ce que je suis « , dit Owein. –  » Si tu voulais me dire ce que je vais te demander, je te dirais ce que tu me demandes. » –  » Volontiers.  » –  » Qu’est-ce que cela?  » dit Peredur en désignant la selle. –  » Une selle « , répondit Owein. Peredur l’interrogea sur toutes pièces d’équipement et d’armement des hommes et des chevaux, sur ce qu’ils prétendaient et pouvaient en faire. Owein lui en expliqua complètement l’usage. « Va devant toi », dit Peredur; « j’ai vu l’espèce d’homme que tu demandes. Moi aussi, je veux te suivre.  » Et il retourna vers sa mère et ses gens.  » Mère « , dit-il,  » ce ne sont pas des anges les gens de tout à l’heure, mais des chevaliers ordonnés.  » La mère tomba évanouie. Peredur alla à l’endroit où se trouvaient des chevaux qui portaient le bois de chauffage, et leur apportaient nourriture et boisson des lieux habités. Il prit un cheval gris pommelé, osseux, le plus vigoureux, à son avis; il lui serra un bât autour du corps en guise de selle, et, avec du bois flexible, il réussit à imiter les objets d’équipement qu’il avait vus sur les destriers et tout le reste. Puis il retourna auprès de sa mère. A ce moment, la comtesse revint de son évanouissement.  » Eh bien! mon fils « , dit-elle,  » tu veux donc partir?  » –  » Oui « , répondit-il,  » avec ta permission.  » –  » Attends d’avoir reçu mes conseils avant de t’en aller.  » –  » Volontiers; dis vite.  » –  » Va tout droit à la cour d’Arthur, là où sont les hommes les meilleurs, les plus généreux et les plus vaillants. Où tu verras une église, récite ton Pater auprès d’elle. Quelque part que tu voies nourriture et boisson, si tu en as besoin et qu’on n’ait pas assez de courtoisie ni de bonté pour t’en faire part, prends toi-même. Si tu entends des cris, va de ce côté; il n’y a pas de cri plus caractéristique que celui d’une femme. Si tu vois de beaux joyaux, prends et donne à autrui, et tu acquerras ainsi réputation. Si tu vois une belle femme, fais- lui la cour; quand même elle ne voudrait pas de toi, elle t’en estimera meilleur et plus puissant qu’auparavant.  » Cet entretien terminé, Peredur monta à cheval, tenant une poignée de javelots à pointe aiguë, et il s’éloigna.

Il fut deux jours et deux nuits à cheminer dans la solitude des forêts et divers lieux déserts, sans nourriture ni boisson. Enfin il arriva dans un grand bois solitaire, et au loin, dans le bois, il aperçut une belle clairière unie. Apercevant dans la clairière un pavillon, il récita son Pater devant comme si c’était une église, puis il y alla. La porte était ouverte; près de la porte était une chaire dorée, dans laquelle était assise une jeune fille brune, d’une beauté parfaite, portant autour du front un diadème d’or, enrichi de pierres brillantes, et, aux mains, des bagues d’or épaisses. Peredur descendit de cheval et entra tout droit. La pucelle lui fit un accueil amical et lui souhaita la bienvenue. A l’entrée du pavillon, Peredur aperçut de la nourriture, deux flacons pleins de vin, deux tourtes de pain blanc et des tranches de cochon de lait.  » Ma mère « , dit Peredur,  » m’a recommandé, en quelque lieu que je visse nourriture et boisson, d’en prendre.  » –  » Volontiers, seigneur « , dit-elle,  » va à la table, et grand bien te fasse.  » Alors Peredur alla à la table et prit la moitié de la nourriture et de la boisson pour lui, et laissa l’autre à la pucelle. Lorsqu’il eut mangé, il plia un genou devant la jeune fille et dit:  » Ma mère m’a recommandé, là où je verrais un beau joyau, de le prendre.  » –  » Prends, mon âme « , dit-elle. Peredur prit la bague, emmena son cheval et partit.

Ensuite arriva le chevalier à qui appartenait le pavillon, le seigneur de la clairière. Il aperçut les traces des pieds du cheval.  » Dis-moi « , dit-il à la jeune fille,  » qui a été ici après moi?  » –  » Un homme à l’aspect étrange, seigneur « , répondit-elle. Et elle lui exposa en détail l’état de Peredur et l’objet de son voyage.  » Dis « , s’écria-t-il,  » a-t-il eu des rapports avec toi? t’a-t-il violentée?  » –  » Non, par ma foi, et il ne m’a fait aucun mal.  » –  » Par ma foi, je ne le crois pas, et, si je ne me rencontre avec lui pour venger mon déshonneur et ma colère, tu ne resteras pas deux nuits sous le même toit que moi.  » Le chevalier sortit pour chercher à se rencontrer avec Peredur.

Peredur, de son côté, se dirigeait vers la cour d’Arthur. Avant qu’il n’y parvint, un autre chevalier y arriva. Il fixa un grand anneau d’or épais contre la porte de l’entrée pour attacher son cheval, et se rendit à la chambre où se trouvaient Arthur et tous ses gens, ainsi que Gwenhwyvar et ses dames. Un page de la chambre servait à boire à Gwenhwyvar d’une coupe d’or. Le chevalier en jeta le contenu sur le visage et le sein de la reine, et lui donna un grand soufflet, en disant  » S’il y a quelqu’un d’assez intrépide pour me disputer cette coupe et venger l’outrage de Gwenhwyvar, qu’il vienne à ma suite dans le pré, et je l’y attendrai.  » Le chevalier prit son cheval et se rendit au pré.

Tous les gens de la cour baissèrent la tête, de peur qu’on ne demandât à l’un d’eux d’aller venger l’outrage de Gwenhwyvar : il leur semblait que jamais homme n’aurait fait un coup aussi audacieux, s’il n’avait possédé telle vaillance et force ou pouvoir magiques qui le missent à l’abri de toute vengeance. A ce moment arriva Peredur à la cour, sur son cheval gris pommelé, osseux, à l’équipement négligé et bien piètre pour une cour aussi noble. Kei était debout au milieu de la salle.  » Hé! l’homme long, là-bas « , dit Peredur,  » où est Arthur?  » –  » Que veux-tu d’Arthur?  » dit Kei. –  » Ma mère m’a recommandé de venir vers lui pour me faire sacrer chevalier.  » –  » Par ma foi, tu es par trop mal monté en cheval et en armes.  » Toute la cour porta les yeux de son côté et se mit à lui lancer des baguettes. A ce moment entra un nain qui était venu avec une naine, il y avait déjà un an, pour demander refuge à Arthur, et il l’avait obtenu. De toute l’année, aucun d’eux n’avait dit un mot à personne.  » Ha! ha!  » s’écria le nain en apercevant Peredur,  » Dieu te bénisse, Peredur, beau fils d’Evrawc, chef des guerriers, fleur des chevaliers!  » –  » En vérité « , dit Kei,  » il faut être bien mal avisé pour rester une année. muet à la cour d’Arthur, ayant la liberté de choisir avec qui s’entretenir, et aller appeler et déclarer, en face d’Arthur et de sa cour, un homme de cette espèce chef des guerriers et fleur des chevaliers!  » Et il lui donna un tel soufflet qu’il le jeta à terre évanoui.  » Ha! ha  » s’écria aussitôt la naine,  » Dieu te bénisse, Peredur, beau fils d’Evrawc, fleur des guerriers et lumière des chevaliers! » –  » En vérité « , dit Kei,  » femme, c’est être bien mal avisée que de rester une année sans parler à la cour d’Arthur et d’appeler ainsi un pareil homme.  » Et Kei lui donna un tel coup de pied qu’elle tomba à terre évanouie.  » L’homme long « , lui dit Peredur,  » indique-moi où est Arthur.  » –  » Donne-nous la paix « , dit Kei;  » va après le chevalier qui est allé d’ici au pré, enlève-lui la coupe, renverse-le, prends son cheval et ses armes, et après tu obtiendras de te faire sacrer chevalier.  » –  » Je vais le faire, l’homme long. « 

Et Peredur de tourner bride, et au pré. Il y trouva le chevalier en train de chevaucher, l’air tout fier de sa force et de la vaillance qu’il se croyait. –  » Dis-moi « , dit le chevalier,  » as-tu vu quelqu’un de la cour d’Arthur venant après moi?  » –  » Un homme long qui se trouvait là m’a commandé de te renverser, d’enlever la coupe et de prendre ton cheval et tes armes pour moi.  » –  » Tais-toi, retourne à la cour et commande à Arthur, de ma part, de venir lui ou un autre se battre avec moi; s’il ne vient pas immédiatement, je ne l’attendrai pas.  » –  » Par ma foi « , dit Peredur,  » choisis : de gré ou de force, il me faut le cheval, les armes et la coupe.  » Le chevalier le chargea avec fureur et lui donna du pied de sa lance un grand coup douloureux entre les épaules et le cou. –  » Ha! ha! homme « , dit Peredur,  » les gens de ma mère ne jouaient pas ainsi avec moi; je m’en vais jouer à mon tour avec toi ainsi.  » Il lui lança un javelot à pointe aiguë, qui l’atteignit à l’oeil, lui sortit par la nuque et le renversa mort à l’instant.

 » En vérité « , dit Owein, fils d’Uryen, à Kei,  » tu as été mal inspiré au sujet de ce fou que tu as envoyé après le chevalier. De deux choses l’une : ou il est tué, ou il a été culbuté. Si le chevalier l’a renversé, il le comptera parmi les gentilshommes de la cour, et il en résultera honte éternelle pour Arthur et ses guerriers. S’il l’a tué, il en va de même pour le déshonneur, avec péché en plus sur nous-mêmes. Par ma foi, je m’en vais là-bas pour savoir quelle aventure est la sienne.  » Et Owein alla au pré. Il aperçut Peredur traînant le chevalier le long du pré. –  » Que fais-tu là, ainsi?  » dit-il. –  » Jamais « , dit Peredur,  » cette robe de fer ne le quittera, je crois qu’elle fait partie de lui-même.  » Owein enleva les armes et les habits : –  » Voici, mon âme « , dit-il,  » Cheval et armes meilleurs que les autres; prends-les joyeusement et viens avec moi auprès d’Arthur pour te faire sacrer chevalier. Tu le mérites vraiment.  » –  » Que je perde mon honneur, si j’y vais!  » dit Peredur,  » seulement emporte la coupe de ma part pour Gwenhwyvar; dis à Arthur qu’en quelque endroit que je me trouve, je serai son homme, et que si je puis pour lui service et profit, je le ferai; ajoute que je n’irai pas à la cour avant de m’être rencontré avec l’homme long qui est là-bas, pour venger l’outrage fait au nain et à la naine.  » Owein retourna à la cour, et raconta l’aventure à Arthur, à Gwenhwyvar et aux gens de la cour, sans oublier la menace contre Kei.

Peredur prit le large; comme il cheminait, il rencontra un chevalier qui lui dit : –  » D’où viens-tu?  » –  » De la cour d’Arthur.  » –  » Es-tu des hommes d’Arthur?  » –  » Oui, par ma foi.  » –  » Tu tombes bien pour te réclamer d’Arthur!  » –  » Pourquoi?  » –  » Voici : j’ai toujours été pillant aux dépens d’Arthur, et tous ceux de ses hommes que j’ai rencontrés, je les ai tués.  » Ils n’en dirent pas plus long : ils se battirent. En un rien de temps, Peredur l’eut jeté par-dessus la croupe de son cheval à terre. Le chevalier demanda grâce. –  » Tu l’auras « , dit Peredur,  » en jurant que tu iras à la cour d’Arthur, que tu lui diras que c’est moi qui t’ai renversé pour son honneur et service, et que je n’irai pas à sa cour avant d’avoir trouvé à venger l’outragerait au nain et à la naine.  » Le chevalier le jura et s’en allant droit à la cour d’Arthur, il tint parole, sans oublier la menace contre Kei.

Peredur alla devant lui, et dans la même semaine, il rencontra seize chevaliers qu’il renversa honteusement. Ils allèrent tous à la cour d’Arthur, apportant les mêmes propos que le premier chevalier, et particulièrement la menace de Peredur contre Kei; Kei fut blâmé par Arthur, et en devint lui-même soucieux.

Peredur marchait toujours devant lui. Il arriva dans un grand bois désert; sur la lisière du bois, il y avait un étang, et, de l’autre côté de l’étang, un beau château fort. Sur les bords de l’étang, il vit un homme à cheveux blancs à l’air accompli, assis sur un coussin de brocart, vêtu de brocart, et des valets en train de pêcher. En apercevant Peredur l’homme aux cheveux blancs se leva pour se rendre au château; il était boiteux. Peredur se dirigea vers la cour; il trouva la porte ouverte et entra dans la salle. Le vieillard était assis sur un coussin, devant un grand feu. Les gens de la cour se levèrent pour aller à la rencontre de Peredur, et le désarmèrent. Le vieillard pria le jeune homme de s’asseoir sur le bout du coussin. Il s’assit près de lui et ils causèrent. Lorsque le moment fut venu, on dressa les tables et on alla manger. Peredur s’assit à côté du maître de la cour. Quand on eut fini de manger, il demanda à Peredur s’il savait bien jouer de l’épée :  » Je crois bien « , dit Peredur,  » que si on me l’enseignait, je le saurais.  » –  » Qui saurait bien jouer du bâton et de l’écu, saurait se battre à l’épée. « 

Le vieillard avait deux fils, l’un blond, l’autre brun.  » Levez-vous, jeunes gens, dit-il, pour jouer du bâton et de l’écu.  » Ils allèrent jouer du bâton.  » Dis, mon âme « , dit le vieillard,  » quel est, à ton avis, celui qui joue le mieux?  » –  » A mon avis, le blond pourrait tirer du sang à l’autre, s’il le voulait.  » –  » Va toi-même, mon âme, prends le bâton et l’écu de la main du brun, et tire du sang au blond si tu peux.  » Peredur se leva, alla jouer avec le blond, leva le bras sur lui et lui déchargea un tel coup, qu’un des sourcils lui tomba sur l’oeil et que le sang se mit à courir.  » Bien, mon âme « , dit le vieillard,  » viens t’asseoir maintenant; le plus habile à se battre à l’épée dans cette île, ce sera toi. je suis ton oncle, le frère de ta mère. Tu vas rester maintenant quelque temps avec moi pour apprendre les coutumes et les usages du pays, les belles manières, ainsi que courtoisie, gentillesse et seigneurie. Il est temps de renoncer au langage de ta mère. Je serai ton maître, je t’ordonnerai chevalier dès maintenant. Voici ce que tu devras faire : verras-tu quelque chose d’extraordinaire, ne t’en informe pas jusqu’à ce qu’on soit assez bien appris pour t’en instruire; ce n’est pas sur toi que la faute retombera, mais sur moi qui suis ton maître.  » On leur présenta honneurs et services variés.

Quand il fut temps, ils allèrent se coucher. Aussitôt le jour, Peredur se leva, prit son cheval et, avec la permission de son oncle, sortit. Il arriva dans un grand bois désert, puis, au bout du bois, à un pré uni, et de l’autre côté du pré, il aperçut un grand château. Peredur se dirigea de ce côté, trouva la porte ouverte, et entra dans la salle. Dans un des côtés, était assis un homme aux cheveux blancs, majestueux, entouré de nombreux pages. Ils se levèrent respectueusement devant Peredur, allèrent à sa rencontre et le placèrent à côté du maître de la cour. Ils causèrent. Lorsqu’il fut temps d’aller manger, Peredur fut assis à côté du gentilhomme. Après qu’ils eurent mangé et bu à souhait, le gentilhomme demanda à Peredur s’il savait jouer de l’épée.  » Si on me l’enseignait, dit-il, il me semble que je le saurais.  » Il y avait, fixé au sol de la salle, un grand crampon de fer que la main d’un homme de guerre aurait pu à peine étreindre.  » Prends cette épée-là « , dit le vieillard à Peredur,  » et frappe l’anneau de fer « . Peredur se leva et frappa l’anneau qui se brisa en deux morceaux ainsi que l’épée.  » Place les deux morceaux ensemble et réunis-les.  » Peredur les mit ensemble et ils se ressoudèrent comme devant. Une seconde fois, il frappa l’anneau au point de le briser en deux ainsi que l’épée. Les morceaux se rajustèrent comme auparavant. La troisième fois, il frappa un tel coup que les morceaux de l’anneau aussi bien que de l’épée, rapprochés, ne purent être rajustés.  » Bien, jeune homme « , dit le vieillard,  » en voilà assez, viens t’asseoir et reçois ma bénédiction. Tu es le premier joueur d’épée de tout le royaume. Tu n’as que les deux tiers de ta force, il te reste encore la troisième partie à acquérir. Quand tu l’auras entière, personne ne sera capable de lutter avec toi. Je suis ton oncle, le frère de ta mère; nous sommes frères, moi et l’homme chez qui tu as logé hier soir. « 

Il commençait à causer avec son oncle, lorsqu’il vit venir dans la salle et entrer dans la chambre, deux hommes portant une lance énorme : du col de la lance coulaient jusqu’à terre trois ruisseaux de sang. A cette vue, toute la compagnie se mit à se lamenter et à gémir. Malgré cela le vieillard ne rompit pas son entretien avec Peredur; il ne donna pas l’explication de ce fait à Peredur et Peredur ne la lui demanda pas non plus. Après quelques instants de silence, entrèrent deux pucelles portant entre elles un grand plat sur lequel était une tête d’homme baignant dans le sang. La compagnie jeta alors de tels cris qu’il était fatigant de rester dans la même salle qu’eux. A la fin, ils se turent. Lorsque le moment de dormir fut arrivé, Peredur se rendit dans une belle chambre. Le lendemain, il partit avec le congé de son oncle. Il alla à un bois, et au loin dans le bois, il entendit des cris perçants. Il vit une femme brune, accomplie, près d’un cheval tout harnaché, et à côté d’elle un cadavre. Elle essayait de le mettre en selle, mais il tombait à terre et, à chaque fois, elle jetait de grands cris.  » Dis, ma soeur « , demanda Peredur,  » pourquoi te lamentes-tu?  » –  » Peredur l’exconnnunié! « , s’écria-t-elle,  » peu de secours, ma souffrance au contraire vient de, toi « . –  » Pourquoi serais-je excommunié?  » –  » Parce que tu es cause de la mort de ta mère. Quand tu t’éloignas malgré elle, un glaive de douleur s’enfonça dans son coeur et elle mourut. C’est pourquoi tu es excommunié. Le nain et la naine que tu as vus à la cour d’Arthur étaient ceux de ton père et de ta mère; moi, je suis ta soeur de lait et l’homme que tu vois était mon mari. C’est le chevalier de la clairière qui l’a tué; n’approche pas de lui de peur d’être tué toi aussi.  » –  » Ma soeur, tu as tort de me faire des reproches. Pour avoir été si longtemps avec vous, je ne le vaincrai pas sans peine; si j’étais resté plus longtemps, jamais je ne le vaincrais. Cesse désormais de te lamenter, cela ne change en rien la situation. J’enterrerai le mort, puis j’irai à l’endroit où se tient le chevalier pour essayer de tirer vengeance de lui. « 

Après avoir enterré le mort, ils se rendirent à la clairière où le chevalier chevauchait fièrement. Il demanda immédiatement à Peredur d’où il venait.  » Je viens de la cour d’Arthur « , répondit-il. –  » Es-tu homme à Arthur?  » –  » Oui, par ma foi.  » –  » Tu tombes bien en parlant de tes liens avec Arthur.  » Ce fut tout, et ils se chargèrent. Peredur renversa le chevalier sur-le-champ. Celui-ci lui demanda grâce.  » Je te l’accorde « , dit Peredur,  » à condition que tu prennes cette femme pour épouse et que tu la traites avec tout l’honneur et la considération que tu pourras, pour avoir tué son mari sans motif, tu iras à la cour d’Arthur, tu lui diras que c’est moi qui t’ai terrassé pour son honneur et service, et que je n’irai jamais à sa cour avant de m’être rencontré avec l’homme long pour venger sur lui l’outrage fait au nain et à la naine.  » Il prit des gages du chevalier à ce sujet. Celui-ci pourvut la femme de cheval et d’habits et se rendit à la cour d’Arthur, à qui il dit l’aventure et la menace contre Kei. Kei eut des reproches d’Arthur et de sa cour pour avoir forcé à errer loin de la cour d’Arthur un homme comme Peredur.  » Ce jeune homme « , dit Owein, fils d’Uryen,  » ne viendra jamais à la cour, tant que Kei n’en sortira pas; or Kei ne quittera pas d’ici « . –  » Par ma foi « , s’écria Arthur,  » je vais me mettre en quête de lui, dans les déserts de l’île de Bretagne, jusqu’à ce que je le trouve; et alors, que chacun d’eux fasse à l’autre le pis qu’il pourra « .

Peredur marchait devant lui : il arriva dans un bois désert, où il ne voyait aucune trace de pas d’hommes ni d’animaux, rien que des broussailles et des herbes. Vers l’extrémité du bois, il aperçut un grand château surmonté de tours nombreuses et fortes. Près de l’entrée, les herbes étaient plus longues que partout ailleurs. De la hampe de sa lance, il frappa à la porte; aussitôt un jeune homme aux cheveux roux, maigre, d’un créneau du rempart, lui dit : –  » Choisis, seigneur; je vais t’ouvrir moi-même la porte ou indiquer à notre chef que tu es à l’entrée.  » –  » Dis-lui que je suis ici; si l’on veut que j’entre, j’entrerai.  » Le jeune homme revint bientôt et ouvrit la porte à Peredur.

En entrant dans la salle il aperçut dix-huit valets maigres, rouges, de même taille, même aspect, mêmes vêtements, même âge que celui qui lui avait ouvert. Il n’eut qu’à se louer de leur politesse et de leur service. Ils le désarmèrent, puis ils s’assirent et ils commençaient à causer, lorsque vinrent cinq pucelles de la chambre dans la salle.

 

Pour celle d’entre elles qui était la plus élevée en dignité, Peredur était sûr qu’il n’avait pas vu de physionomie plus belle. Elle portait un vieux vêtement de brocart, qui autrefois avait été bon, maintenant tout troué : à travers on voyait sa peau, qui était plus blanche que la fleur du cristal. Ses cheveux et ses sourcils étaient plus noirs que le jais, et elle avait aux joues deux petites fossettes plus rouges que ce qu’il y a de plus rouge. La pucelle souhaita la bienvenue à Peredur, lui jeta les bras autour du cou, et s’assit à ses côtés. Peu de temps après, arrivèrent deux nonnains, l’une portant un flacon plein de vin, l’autre six tourtes de pain blanc. –  » Dame « , dirent-elles,  » en toute vérité, voilà tout ce qui restait de nourriture et de boisson dans notre couvent cette nuit « . Ils se mirent à table. Peredur s’aperçut que la pucelle voulait lui donner plus de nourriture et de boisson à lui qu’aux autres. –  » Ma soeur « , dit-il,  » je vais partager les vivres et la boisson « . –  » Non pas, mon âme-« , dit-elle. –  » C’est moi, sur ma foi, répliqua-t-il, qui partagerai.  » Et Peredur prit le pain, en donna à chacun une part égale, et versa de même, du flacon, une mesure égale à chacun. Quand le moment fut arrivé, une chambre fut préparée pour Peredur, et il alla se coucher.

–  » Écoute, soeur « . dirent les valets à la pucelle la plus belle et la plus élevée en dignité des jeunes filles,  » ce que nous avons à te conseiller « . –  » Qu’est-ce?  » répondit-elle. –  » C’est d’aller dans la chambre là-haut te proposer au jeune homme, à son choix, comme femme ou comme maîtresse.  » –  » Voilà une chose qui ne me convient pas; moi, qui n’ai jamais eu de rapport avec un homme, aller me proposer à lui, avant qu’il ne m’ait fait la cour! je ne le saurais pour rien au monde.  » –  » Nous en prenons Dieu à témoin, si tu n’obéis, nous laissons tes ennemis faire ici de toi ce qu’ils voudront.  » Effrayée, la pucelle, en versant des larmes, alla droit à la chambre. Au bruit de la porte qui s’ouvrait, Peredur s’éveilla. La jeune fille pleurait et gémissait. –  » Dis, ma soeur, pourquoi es-tu ainsi à pleurer?  » –  » Je vais te le dire, seigneur. Mon père possédait en propre ces domaines, cette cour-ci et le comté qui en dépendait, le meilleur qui fût dans ses États. Le fils d’un autre comte me demanda à mon père en mariage. Je ne serais pas allée avec lui de mon gré et mon père ne m’aurait jamais donnée non plus contre ma volonté, ni à lui ni à aucun comte au monde. J’étais fille unique. A sa mort, les domaines passèrent entre mes mains, et je désirais encore moins le comte qu’auparavant. Il me fit la guerre et s’empara de mes biens à l’exception de cette seule maison. Grâce à la vaillance de ces hommes que tu vois, mes frères de lait, et à la force de la maison elle-même, elle ne pouvait être prise tant que dureraient la nourriture et la boisson. Mais elles ont été épuisées, et nous n’avions plus que ce que les nonnains que tu as vues pouvaient nous apporter de nourriture, grâce à la liberté qu’elles avaient de parcourir les domaines et le pays. Mais maintenant, elles n’ont plus rien elles-mêmes. Pas plus tard que demain, le comte viendra avec toutes ses forces attaquer cette place. S’il me prend, le moins qu’il puisse m’arriver, c’est d’être livrée par lui à ses écuyers. Je suis donc venue, seigneur, me proposer à toi pour faire de moi ce qu’il te plaira, en retour de ton aide : emmène-nous hors d’ici ou défends-nous dans cette place.  » –  » Va te reposer, ma soeur; je ne te quitterai pas, quoique je ne veuille rien faire de ce que tu m’offres avant d’avoir su par expérience jusqu’à quel point je puis vous secourir.  » La jeune fille alla se coucher. Le lendemain matin, elle se leva, se rendit auprès de Peredur et le salua. –  » Dieu te donne bien, mon âme « , dit-il;  » quelles nouvelles apportes-tu?  » –  » Il ne saurait y en avoir de mauvaises, tant que tu seras bien, seigneur; seulement le comte et toutes ses forces sont descendus à l’entrée du château : on n’a jamais vu nulle part plus de pavillons ni de chevaliers provoquant les autres au combat.  » –  » Eh bien « , dit Peredur,  » que l’on prépare mon cheval « . Son cheval fut harnaché. Peredur se leva et alla au pré. Il y avait là un chevalier chevauchant fièrement et l’étendard de combat dressé. Ils se battirent, et Peredur jeta le chevalier à terre par-dessus la croupe de son cheval. A la fin du jour, un chevalier de haut rang vint se battre avec lui et fut renversé.  » Qui es-tu?  » dit Peredur. –  » En vérité « , répondit-il,  » je suis le penteulu (sénéchal) du comte « . –  » Quelle partie des possessions de la comtesse détiens-tu?  » –  » En vérité, le tiers.  » –  » Eh bien! rends-lui ce tiers complètement et tout ce que tu as pu en retirer de profit; en outre, qu’il y ait de la nourriture et de la boisson pour cent hommes, ainsi que des chevaux et des armes pour eux, cette nuit, dans sa cour; tu seras son prisonnier, avec cette condition que tu auras la vie sauve.  » Le tout fut fourni sans délai. La pucelle fut joyeuse cette nuit-là, après avoir reçu tout cela.

Le lendemain, Peredur alla au pré et renversa un grand nombre de guerriers. A la fin du jour, un chevalier, fier et de haut rang, vint contre lui. Peredur le renversa et lui accorda merci.  » Qui es-tu?  » lui dit-il. –  » Le distein (intendant) de la cour.  » –  » Quelle part des domaines de la jeune fille est en ta possession?  » –  » Le tiers.  » –  » Eh bien!  » dit Peredur,  » outre les domaines de la jeune fille, tu donneras tout ce que tu en as tiré de biens, de la nourriture et de la boisson pour deux cents hommes, des chevaux et des armes pour eux, et tu seras son prisonnier.  » Tout cela fut fourni sans retard.

Ce troisième jour, Peredur alla au pré et renversa encore plus de chevaliers que les autres jours. A la fin de la journée, un comte vint se battre avec lui; il fut renversé et demanda grâce.  » Qui es-tu?  » dit Peredur. –  » Je suis le comte « , répondit-il; « je ne le cache pas.  » –  » Eh bien! outre son comté en entier, tu donneras à la jeune fille le tien, plus de la nourriture et de la boisson pour trois cents hommes, des chevaux et des armes pour eux tous, et tu seras en son pouvoir.  » Tout cela fut fait sans faute. Peredur resta là trois semaines, forçant au tribut et à la soumission, et mettant les États de la jeune fille dans la situation qu’elle désirait.  » Avec ta permission « , dit alors Peredur,  » je partirai.  » –  » C’est bien ce que tu désires, mon frère?  » –  » Oui, par ma foi : n’eût été mon affection pour toi, je ne serais pas resté si longtemps.  » –  » Mon âme, qui es-tu?  » –  » Peredur, fils d’Evrawc du Nord. S’il te survient affliction ou danger, fais-le-moi savoir et je te protégerai, si je puis.  » Peredur s’éloigna et, loin de là, rencontra une femme montée sur un cheval très maigre et couvert de sueur.

Elle salua le jeune homme.  » D’où viens-tu, ma soeur?  » dit Peredur. Elle lui donna la raison de son voyage. C’était la femme du maître de la clairière.  » Eh bien!  » dit-il, « je suis le chevalier à cause duquel tu as éprouvé cette souffrance. Il s’en repentira, celui qui en est l’auteur.  » A ce moment survint un chevalier qui demanda à Peredur s’il avait vu quelqu’un ressemblant à un chevalier qu’il cherchait.  » Assez de paroles », dit Peredur;  » je suis l’homme que tu cherches. Par ma foi, tu as bien tort dans tes reproches à la jeune fille; elle est bien innocente en ce qui me concerne.  » Ils se battirent cependant, et le combat ne fut pas long : Peredur le renversa, et il demanda grâce.  » Je te l’accorde, à condition de retourner par le même chemin que tu es venu, de proclamer que tu tiens la jeune femme pour innocente, et que tu as été renversé par moi en réparation de l’outrage que tu lui as fait.  » Le chevalier en donna sa foi, et Peredur s’en alla devant lui.

Apercevant un château à côté de lui sur une éminence, il s’y dirigea et frappa à la porte avec sa lance. Aussitôt la porte fut ouverte par un homme brun, à l’air accompli, ayant la stature d’un guerrier et paraissant l’âge d’un adolescent. En entrant dans la salle, Peredur vit une grande femme, majestueusement assise, et autour d’elle un grand nombre de suivantes. La dame lui fit bon accueil. Lorsqu’il fut temps, ils se mirent à table. Le repas fini, elle lui dit :  » Tu ferais bien, seigneur, d’aller coucher ailleurs.  » –  » Pourquoi ne coucherais-je pas ici?  » dit-il. –  » Il y a ici, mon âme, neuf des sorcières de Kaerloyw (Gloucester), avec leur père et leur mère, et si nous essayons de leur échapper vers le jour, elles nous tueront aussitôt. Elles se sont déjà emparées du pays et l’ont dévasté, à l’exception de cette seule maison.  » –  » Eh bien!  » dit Peredur,  » c’est ici que je veux être cette nuit. S’il survient un danger, je vous secourrai du mieux que je pourrai; tort, en tout cas, je ne vous en ferai pas.  » Ils allèrent se coucher. Vers le jour, Peredur entendit des cris effrayants. Il se leva en hâte, n’ayant que sa chemise, ses chausses et son épée au cou, et il sortit. Il vit une des sorcières atteindre un veilleur qui se mit à jeter les hauts cris. Peredur chargea la sorcière et lui donna un tel coup d’épée sur la tête qu’il fendit en deux le heaume avec sa cervelière comme un simple plat.  » Ta grâce, Peredur « , dit-elle,  » et celle de Dieu.  » –  » D’où sais-tu, sorcière, que je suis Peredur?  » –  » C’est le destin, nous l’avons vu dans l’avenir, que nous aurons à souffrir de toi. Je te donnerai un cheval et une armure. Tu resteras avec moi pour apprendre la chevalerie et le maniement des armes.  » –  » Voici « , dit Peredur,  » à quelle condition tu auras grâce : tu vas donner ta foi que tu ne feras jamais de mal sur les terres de la comtesse.  » Peredur prit caution à ce sujet, et, avec la permission de la comtesse, il alla, en compagnie de la sorcière, à la cour des sorcières. Il y resta trois semaines de suite. Puis il choisit un cheval et des armes, et alla devant lui.

Vers le soir, il arriva dans une vallée, et, au bout de la vallée, devant la cellule d’un serviteur de Dieu. L’ermite l’accueillit bien, et il y passa la nuit. Le lendemain matin, il se leva et sortit. Il était tombé de la neige pendant la nuit, et un faucon avait tué un canard devant la cellule. Le bruit du cheval fit fuir le faucon, et un corbeau s’abattit sur la chair de l’oiseau. Peredur s’arrêta, et, en voyant la noirceur du corbeau, la blancheur de la neige, la rougeur du sang, il songea à la chevelure de la femme qu’il aimait le plus, aussi noire que le corbeau ou le jais, à sa peau aussi blanche que la neige, aux pommettes de ses joues, aussi rouges que le sang sur la neige.

Or, à ce moment, Arthur et sa cour étaient en quête de Peredur.  » Savez-vous « , dit Arthur.  » quel est le chevalier à la longue lance arrêté là-bas dans le vallon?  » –  » Seigneur « , dit quelqu’un,  » je vais savoir qui c’est.  » Le page se rendit auprès de Peredur et lui demanda ce qu’il faisait ainsi et qui il était. Peredur était si absorbé dans la pensée de la femme qu’il aimait le plus, qu’il ne lui donna pas de réponse. Le page le chargea avec sa lance; Peredur se retourna contre lui et le jeta par-dessus la croupe de son cheval à terre. Vingt-quatre pages vinrent successivement le trouver. Il ne répondit pas plus à l’un qu’à l’autre et joua avec chacun d’eux le même jeu : d’un seul coup il les jetait à terre. Kei vint en personne et lui adressa des paroles acerbes et désagréables. Peredur lui mit sa lance sous le menton et le culbuta à une portée de trait de lui, si bien qu’il se brisa le bras et l’omoplate; puis il fit passer son cheval vingt et une fois par-dessus son corps. Pendant que Kei restait évanoui de douleur, son cheval s’en retourna d’une allure désordonnée et fougueuse. Les gens de la cour le voyant revenir sans son cavalier, se rendirent en hâte sur le lieu de la rencontre. En arrivant, ils crurent que Kei était tué; mais ils reconnurent qu’avec les soins d’un bon médecin, il vivrait. Peredur ne sortit pas plus qu’avant de sa méditation en voyant l’attroupement fait autour de Kei. On transporta Kei dans le pavillon d’Arthur, qui lui fit venir des médecins habiles. Arthur fut peiné de l’accident arrivé à Kei, car il l’aimait beaucoup.

Gwalchmei fit remarquer alors que personne ne devait troubler d’une façon inconvenante un chevalier ordonné, dans ses méditations, car il se pouvait qu’il eût fait quelque perte ou qu’il songeât à la femme qu’il aimait le plus.  » C’est probablement « , ajouta-t-il,  » cette inconvenance qu’a commise celui qui s’est rencontré le dernier avec le chevalier. Si tu le trouves bon, seigneur, j’irai voir s’il est sorti de sa méditation : auquel cas, je lui demanderai amicalement de venir te voir.  » Kei s’en irrita et se répandit en paroles courroucées et envieuses :  » Gwalchmei, je ne doute pas que tu ne l’amènes en tenant ses rênes. Bien minces seront ta gloire et ton honneur pour vaincre un chevalier fatigué et épuisé par le combat. C’est ainsi, d’ailleurs, que tu as triomphé de beaucoup. Tant que tu conserveras ta langue et tes belles paroles, une robe de fine toile sera pour toi une armure suffisante; tu n’auras besoin de rompre ni lance ni épée pour te battre avec le chevalier que tu vas trouver dans un pareil état.  » –  » Kei « , répondit Gwalchmei,  » tu pourrais, s’il te plaisait, tenir un langage plus aimable. Ce n’est pas sur moi que tu devrais venger ta fureur et ton ressentiment. Il me semble, en effet, que j’amènerai le chevalier sans qu’il m’en coûte bras ni épaule.  » –  » Tu as parlé en sage et en homme sensé « , dit Arthur à Gwalchmei.  » Va, prends des armes convenables et choisis ton cheval. « 

Gwalchmei s’arma et se dirigea, comme en se jouant, au pas de son cheval, du côté de Peredur. Celui-ci était appuyé sur la hampe de sa lance, toujours plongé dans la même méditation. Gwalchmei s’approcha de lui sans aucun air d’animosité et lui dit :  » Si je savais que cela dût t’être aussi agréable qu’à moi, je m’entretiendrais volontiers avec toi. Je viens vers toi, en effet, de la part d’Arthur, pour te prier de venir le voir. Deux de ses hommes sont déjà venus vers toi à ce sujet.  » –  » C’est vrai « , dit Peredur,  » mais ils se sont présentés d’une façon désagréable. Ils se sont battus avec moi, à mon grand regret, car il me déplaisait d’être distrait de ma méditation : je méditais sur la femme que j’aime le plus. Voici comment son souvenir m’est venu. En considérant la neige, le corbeau et les taches de sang du canard tué par le faucon sur la neige, je me mis à penser que sa peau ressemblait à la neige, la noirceur de ses cheveux et de ses sourcils au plumage du corbeau, et les deux pommettes de ses joues aux deux gouttes de sang.  » –  » Cette méditation n’est pas sans noblesse « , dit Gwalchmei,  » et il n’est pas étonnant qu’il t’ait déplu d’en être distrait.  » –  » Me diras-tu si Kei est à la cour d’Arthur?  » –  » Il y est; c’est le dernier chevalier qui s’est battu avec toi, et il n’a pas lieu de s’en féliciter : son bras et son- omoplate ont été brisés du saut qu’il a reçu de la poussée de ta lance.  » –  » Eh bien! J’aime autant commencer à venger ainsi l’injure du nain et de la naine.  » Gwalchmei fut tout étonné de l’entendre parler ainsi du nain et de la naine. Il s’approcha de lui, lui jeta les bras autour du cou et lui demanda son nom.  » On m’appelle Peredur, fils d’Evrawc « , répondit-il;  » et toi, qui es-tu?  » –  » Gwalchmei est mon nom.  » –  » Je suis heureux de te voir. J’ai entendu te vanter, dans tous les pays où j’ai été, pour ta bravoure et ta loyauté. Je te prie de m’accorder ta compagnie.  » –  » Tu l’auras, par ma foi; mais donne-moi aussi la tienne.  » –  » Volontiers.  » Ils s’en allèrent ensemble, joyeux et unis, vers Arthur.

En apprenant qu’ils venaient, Kei s’écria :  » Je savais bien qu’il ne serait pas nécessaire à Gwalchmei de se battre avec le chevalier. Il n’est pas étonnant qu’il se fasse grande réputation. Il fait plus par ses belles paroles que nous par la force de nos armes.  » Peredur et Gwalchmei allèrent au pavillon de celui-ci pour se désarmer. Peredur prit les mêmes habits que Gwalchmei, puis ils se rendirent, la main dans la main, auprès d’Arthur et le saluèrent.  » Voici « , dit Gwalchmei,  » l’homme que tu étais en train de chercher depuis déjà longtemps.  » –  » Sois le bienvenu, seigneur  » dit Arthur;  » tu resteras auprès de moi; si j’avais su que ta valeur dût se montrer comme elle l’a fait, je ne t’aurais pas laissé me quitter. C’est ce que t’avaient prédit le nain et la naine que Kei maltraita et que tu as vengés. A ce moment survinrent la reine et ses suivantes. Peredur les salua; elles lui firent un accueil aimable et lui souhaitèrent la bienvenue. Arthur témoigna grand respect et honneur à Peredur, et ils s’en retournèrent à Kaerllion.

La première nuit de son séjour à la cour d’Arthur, à Kaerllion, Peredur alla faire un tour dans le château après le repas. Il rencontra Ygharat Llaw Eurawe (à la main d’or).  » Par ma foi, ma soeur « , dit Peredur,  » tu es une pucelle avenante et aimable. Je pourrais m’engager à t’aimer plus que toute autre femme, si tu voulais.  » –  » Je donne ma foi « , répondit-elle,  » que je ne t’aime pas et que jamais je ne voudrai de toi.  » –  » Moi, je donne ma foi que je ne dirai pas un mot à un chrétien avant que tu ne reconnaisses que tu m’aimes plus que tout autre homme. « 

Le lendemain, Peredur partit et suivit la grand-route, le long de la croupe d’une montagne. Arrivé au bout, il aperçut une vallée ronde dont le pourtour était boisé et rocailleux, tandis que le fond était uni et en prairies; il y avait des champs labourés entre les prairies et les bois. Au milieu du bois se trouvaient des maisons noires, d’un travail grossier. Il descendit, conduisit son cheval du côté du bois, et, un peu avant dans le bois, il aperçut le flanc d’un rocher aigu que contournait un sentier. Un lion enchaîné dormait sur le bord du rocher. Sous le lion était un gouffre profond, de dimensions effrayantes, rempli d’os d’animaux et d’hommes. Peredur dégaina et, d’un premier coup, jeta le lion suspendu à la chaîne au-dessus du gouffre; d’un second, il brisa la chaîne, et le lion tomba dans le gouffre. Peredur fit passer son cheval par-delà le rebord du rocher et arriva dans la vallée. Au milieu était un beau château fort. Peredur s’y dirigea. Dans la prairie qui était devant le château, il aperçut un grand homme aux cheveux gris, assis, le plus grand qu’il eût jamais vu, et deux jeunes gens en train de lancer leurs couteaux dont les manches étaient d’os de cétacés, l’un brun, l’autre blond.

Peredur se rendit auprès de l’homme aux cheveux gris et le salua.  » Honte sur la barbe de mon portier!  » s’écria celui-ci. Peredur comprit que le portier était le lion. L’homme aux cheveux gris et les deux jeunes gens se rendirent avec lui au château. C’était un beau lieu et de noble aspect. Ils entrèrent dans la salle : les tables étaient dressées, portant en abondance nourriture et boisson. A ce moment arrivèrent de la chambre une femme d’un certain âge et une jeune femme : c’étaient les plus grandes femmes qu’il eût jamais vues. Ils se lavèrent et allèrent manger. L’homme aux cheveux gris se mit au bout de la table, à l’endroit le plus élevé, la femme d’une certain âge à côté de lui, et Peredur et la pucelle l’un à côté de l’autre; les deux valets les servirent. La pucelle se mit à regarder Peredur et devint toute triste. Peredur lui demanda la cause de sa tristesse.  » Mon âme « , répondit-elle,  » à partir du moment où je t’ai vu, c’est toi que j’ai aimé le plus au monde. Il m’est dur de voir un jeune homme aussi noble que toi sous le coup de la mort qui t’attend demain. Tu as vu les nombreuses maisons noires du bois? Tous ceux qui y habitent sont des hommes à mon père, l’homme aux cheveux gris, là-bas, et ce sont tous des géants. Demain ils se rassembleront contre toi et te tueront. La Vallée Ronde (Dyffrynn Crwn) est le nom qu’on donne à cette vallée.  » –  » Eh bien! belle pucelle, veux-tu faire en sorte que mon cheval et mes armes soient dans le même logis que moi cette nuit?  » –  » Par moi et Dieu, je le ferai volontiers, si je le puis.  » Lorsqu’il leur parut plus opportun de dormir que de boire, ils allèrent se coucher. La jeune fille fit en sorte que le cheval et les armes de Peredur furent dans le même logis que lui.

Le lendemain, Peredur entendit le tumulte des hommes et des chevaux autour du château. Il se leva, s’arma, lui et son cheval, et se rendit au pré. Le vieille femme et la pucelle allèrent trouver l’homme aux cheveux gris :  » Seigneur « , dirent-elles,  » prends la foi du jeune homme qu’il ne dira rien de ce qu’il a vu ici. Nous serons cautions pour lui.  » –  » Non, par ma foi « , répondit-il. Peredur se battit avec la troupe, et, vers le soir, il en avait tué le tiers, sans qu’aucun lui eût fait le moindre mal. La femme d’un certain âge dit alors :  » Eh bien! il a tué beaucoup de tes hommes; donne-lui grâce.  » –  » Non, par ma foi « , répondit-il. La femme et la belle pucelle regardaient, des créneaux du fort. Tout d’un coup, Peredur se rencontra avec le valet blond et le tua.  » Seigneur « , s’écria la pucelle,  » donne grâce au jeune homme ». –  » Non, par moi et Dieu « , répondit l’homme aux cheveux gris. Peredur, aussitôt, se rencontra avec le valet brun et le tua.  » Tu aurais mieux fait de donner grâce à ce jeune homme avant qu’il n’eût tué tes deux fils. C’est à peine, maintenant, si tu pourras toi-même échapper.  » –  » Va, toi, jeune fille, et prie-le de nous accorder pardon, puisque nous ne le lui avons pas accordé à lui.  » La pucelle se rendit auprès de Peredur et lui demanda la grâce de son père et de ceux de ses hommes qui étaient encore en vie. –  » Je te l’accorde « , dit Peredur,  » à condition que ton père et tous ceux qui sont sous lui aillent prêter hommage à l’empereur Arthur et lui dire que c’est Peredur qui lui vaut ce service « . –  » Nous le ferons volontiers, par moi et Dieu.  » –  » De plus, vous vous ferez baptiser, et j’enverrai vers Arthur pour lui demander de te faire don de cette vallée, à toi et à tes héritiers, pour toujours après toi. « 

Ils entrèrent; la femme et l’homme aux cheveux gris adressèrent leurs saluts à Peredur. L’homme lui dit :  » Depuis que je possède cette vallée, tu es le premier chrétien que j’aie vu s’en retourner en vie. Nous irons faire hommage à Arthur et prendre foi et baptême.  » –  » Je rends grâce à Dieu « , dit Peredur,  » de n’avoir pas violé mon serment à la femme que j’aime le plus : que je ne dirais mot à aucun chrétien « . Ils restèrent cette nuit au château. Le lendemain, l’homme aux cheveux gris et sa troupe allèrent à la cour d’Arthur et lui firent hommage. Arthur les fit baptiser. L’homme aux cheveux gris dit à Arthur que c’était Peredur qui l’avait vaincu. Arthur lui fit don, à lui et aux siens, de la vallée, pour la tenir comme vassaux, ainsi que l’avait demandé Peredur. Puis, avec la permission d’Arthur, l’homme aux cheveux gris s’en retourna à la Vallée Ronde.

Peredur, le lendemain, s’était mis en marche. Après avoir parcouru une bonne étendue de déserts sans rencontrer d’habitation il finit par arriver à une petite maison fort pauvre. Là il entendit parler d’un serpent couché sur un anneau, et qui ne souffrait aucune habitation à sept milles à la ronde. Il se rendit à l’endroit indiqué, et se battit avec lui furieusement, vaillamment, avec glorieux succès; il finit par le tuer, et s’empara de l’anneau.

Il resta longtemps à errer ainsi, cette fois, sans adresser la parole à aucune espèce de chrétien. Aussi perdait-il ses couleurs et sa beauté, par suite des regrets excessifs que lui inspiraient la cour d’Arthur, la femme qu’il aimait le plus, et ses compagnons. Il finit par se diriger vers la cour d’Arthur. En chemin, il rencontra les gens d’Arthur, et Kei à leur tête, allant remplir un message. Peredur les reconnut tous, mais aucun ne le reconnut.  » D’où viens-tu, seigneur?  » dit Kei. Il le demanda une seconde, une troisième fois, et Peredur ne répondit pas. Kei le frappa de sa lance, et lui traversa la cuisse. Pour ne pas être forcé de parler et de violer sa foi, Peredur passa outre, sans se venger de lui.  » Par moi et Dieu, Kei « , dit Gwalchmei,  » tu as été bien mal inspiré en blessant un pareil jeune homme parce qu’il ne pouvait pas parler.  » Il s’en retourna à la cour d’Arthur.  » Princesse « , dit-il à Gwenhwyvar,  » vois avec quelle méchanceté Kei a blessé ce jeune homme, parce qu’il ne pouvait pas parler. Fais-le soigner par les médecins, et, à mon retour, je saurai reconnaître ce service. « 

Avant que les hommes ne fussent de retour de leur expédition, un chevalier vint au pré, à côté de la cour d’Arthur, demander quelqu’un pour se battre avec lui. il l’obtint; le chevalier renversa son adversaire, et, tous les jours, il renversait un chevalier. Un jour, Arthur et ses gens allaient à l’église. Ils aperçurent le chevalier avec son étendard de combat dressé.  » Par la vaillance de mes hommes « , dit Arthur,  » je ne m’en irai pas d’ici avant d’avoir eu mon cheval et mes armes pour aller me battre avec ce rustre, là-bas ». Les pages allèrent lui chercher son cheval et ses armes. Ils passèrent, en revenant, à côté de Peredur; celui-ci prit le cheval et les armes, et alla au pré. Tous, alors, en le voyant marcher au combat contre le chevalier, montèrent sur le haut des maisons, sur les collines et les lieux élevés, pour considérer la lutte. Peredur fit signe au chevalier, avec la main, de vouloir bien commencer l’attaque. Le chevalier le chargea, mais sans le faire bouger de place. Peredur, à son tour, lança son cheval à toute bride, l’aborda avec vaillance et fureur, terriblement, durement, avec ardeur et fierté, lui donna sous le menton un coup aigu et empoisonné, dur et cuisant, digne d’un guerrier vigoureux, le souleva hors de sa selle, et le lança à une bonne distance de lui. Puis il s’en retourna, et laissa, comme auparavant, le cheval et les armes aux écuyers. Puis, à pied, il se rendit à la cour. On l’appela dès lors le Valet Muet. A ce moment, Agharat à la main d’or le rencontra.  » Par moi et Dieu, seigneur « , dit-elle,  » c’est grand pitié que tu ne puisses parler; si tu le pouvais, je t’aimerais plus que tout homme; et, par ma foi, quoique tu ne le puisses pas, je t’aimerai le plus au monde tout de même « . –  » Dieu te le rende, ma soeur « , dit Peredur,  » sur ma foi, moi aussi je t’aime « . On reconnut alors Peredur. Il vécut en compagnie de Gwalchmei, d’Owein, fils d’Uryen, des chevaliers de la cour, et demeura à la cour d’Arthur.

Arthur était à Kaerllion sur Wysc. Un jour, il alla chasser avec Peredur. Peredur lança son chien sur un cerf. Le chien tua le cerf dans un endroit désert. A quelque distance de lui, Peredur apercevant des indices d’habitation, se dirigea dans cette direction. Il vit une salle, et, à la porte, trois valets chauves et basanés jouant aux échecs. En entrant, il vit trois pucelles assises sur une couche, vêtues de même manière, comme des personnes de qualité. Il alla s’asseoir à côté d’elles, sur le divan. Une d’elles le regarda avec attention, et se mit à pleurer. Peredur lui demanda pourquoi elle pleurait:  » A cause du chagrin que j’ai « , dit-elle,  » à voir tuer un jeune homme aussi beau que toi « . –  » Qui me tuerait donc?  » dit Peredur. –  » S’il n’était dangereux pour toi de t’attarder ici, je te le dirais.  » –  » Quoi qu’il puisse m’arriver de fâcheux en restant, j’écouterai.  » –  » C’est mon père qui est le maître de cette cour, et il tue tous ceux qui y viennent sans sa per- mission.  » –  » Quelle espèce d’homme est donc votre père à vous, pour qu’il puisse tuer chacun ainsi?  » –  » Un homme qui opprime et violente tous ses voisins, sans jamais faire réparation à qui que ce soit autour de lui. « 

 

A ce moment il vit les jeunes gens se lever et débarrasser l’échiquier des cavaliers. Il entendit un grand bruit, et, aussitôt après, entra un grand homme noir et borgne. Les pucelles se levèrent et le débarrassèrent de ses vêtements. Il alla s’asseoir. Lorsqu’il eut repris ses sens et son calme, il jeta les yeux sur Fleredur, et demanda quel était ce chevalier.  » Seigneur « , dit la pucelle qui avait parlé à Peredur,  » c’est le jeune homme le plus beau et le plus noble que tu aies jamais vu. Pour Dieu et au nom de ta dignité, sois modéré avec lui.  » –  » Pour l’amour de toi, je le serai, et je lui accorderai la vie pour cette nuit.  » Peredur alla avec eux auprès du feu, mangea et but, et causa avec les dames. Lorsqu’il eut la tête échauffée par la boisson, il dit à l’homme noir :  » Je suis étonné que tu dises si fort. Qui t’a donc enlevé ton oeil?  » –  » Une de mes habitudes « , répondit-il,  » était de ne laisser la vie ni par ferveur ni à aucun prix à quiconque me faisait pareille demande « . –  » Seigneur « , dit la pucelle,  » quoi qu’il puisse te dire de balivernes sous l’influence de l’ivresse, sois fidèle à ta parole de tout à l’heure, et à la promesse que tu m’as faite « . –  » Volontiers, pour l’amour de toi « , dit l’homme noir.  » je lui laisserai la vie cette nuit.  » Ils en demeurèrent là cette nuit.

Le lendemain, l’homme noir se leva, s’arma et donna cet ordre à Peredur :  » Homme, lève-toi pour souffrir la mort. » –  » De deux choses l’une, l’homme noir « , dit Peredur,  » si tu veux te battre avec moi : ou tu dépouilleras tes armes ou tu m’en donneras d’autres pour le combat.  » –  » Ah!  » dit l’autre,  » tu pourrais te battre, si tu avais des armes? Prends celles que tu voudras.  » La pucelle apporta à Peredur des armes qui lui convinrent. Il se battit avec l’homme noir jusqu’à ce que celui-ci dut lui demander grâce.  » Je te l’accorde « , dit Peredur,  » pendant le temps que tu mettras à me dire qui tu es et qui t’a enlevé ton oeil « .

 » Seigneur, voici : c’est en me battant avec le serpent noir du Carn. Il y a un monticule qu’on appelle Cruc Galarus (le Tertre Douloureux), et sur ce monticule il y a un carn, dans le carn un serpent, et dans la queue du serpent une pierre. La pierre a cette vertu que quiconque la tient dans une main peut avoir, dans l’autre, tout ce qu’il peut désirer d’or. C’est en me battant avec le serpent que j’ai perdu mon oeil. Mon nom à moi est le Noir Arrogant (Du Trahaawc), et voici pourquoi on m’a appelé ainsi : je n’ai laissé personne autour de moi sans l’opprimer, et je n’ai jamais fait droit à personne.  » –  » A quelle distance d’ici est le mont que tu dis?  » –  » Je vais te compter les journées de voyage qu’il y a jusque-là et t’expliquer à quelle distance c’est. Le jour où tu partiras d’ici, tu arriveras à la cour des enfants du Roi des Souffrances.  » –  » Pourquoi les appelle-t-on ainsi?  » –  » L’addanc du lac les tue une fois chaque jour. De là tu te rendras à la cour de la comtesse des Prouesses.  » –  » Quelles sont donc ses prouesses?  » –  » Sa maison se compose de trois cents hommes. On raconte, à tout étranger qui arrive à la cour, les prouesses de la famille. Les trois cents hommes sont assis le plus près de la comtesse, non par manque d’égards pour les hôtes, mais pour exposer les prouesses de la maison. Le jour où tu partiras de là, tu iras au Mont Douloureux. Là autour du Mont, sont établis les propriétaires de trois cents pavillons faisant la garde autour du serpent.  » –  » Puisque tu as été si longtemps un fléau « , dit Peredur, « je vais pourvoir à ce que tu ne le sois pas plus longtemps.  » Et il le tua. La pucelle, qui la première avait causé avec lui, lui dit alors :  » Si tu étais pauvre en venant ici, désormais, avec le trésor de l’homme Noir que tu as tué, tu seras riche. Tu vois aussi quelles belles et avenantes pucelles il y a dans cette cour-ci. Tu pourrais faire la cour à celle que tu voudrais.  » –  » Je ne suis pas venu ici de mon pays, princesse, pour prendre femme. Mais je vois ici des jeunes gens aimables : que chacun de vous s’apparie avec l’autre, comme il voudra. Je ne veux rien de votre bien; je n’en ai pas besoin. « 

Il alla à la cour des fils du Roi des Souffrances. En y entrant, il n’aperçut que des femmes. Elles se levèrent à son arrivée et lui firent bon accueil. Il commençait à causer avec elles, lorsqu’il vit venir un cheval portant en selle un cadavre. Une des femmes se leva, enleva le cadavre de la selle, le baigna dans une cuve remplie d’eau chaude qui était plus bas que la porte, et lui appliqua un onguent précieux. L’homme ressuscita, vint le saluer et lui montra joyeux visage. Deux cadavres arrivèrent encore portés en selle. La femme les ranima tous les deux de la même façon que le premier. Peredur leur demanda des explications. Ils lui dirent qu’il y avait un addanc, dans une grotte, qui les tuait une fois chaque jour. Ils en demeurèrent là cette nuit.

Le lendemain, les jeunes gens se mirent en devoir de sortir, et Peredur leur demanda, pour l’amour de leurs maîtresses, de le laisser aller avec eux. Ils refusèrent, en disant que, s’il était tué, il n’y avait personne qui pût le rappeler à la vie; et ils partirent. Peredur les suivit. Il les avait perdus de vue, lorsqu’il rencontra, assise sur le haut d’un mont, la femme la plus belle qu’il eût jamais vue.  » Je connais l’objet de ton voyage « , dit-elle;  » tu vas te battre avec l’addanc. Il te tuera, non par vaillance, mais par ruse. Il y a, sur le seuil de sa grotte, un pilier de pierre. Il voit tous ceux qui viennent sans être vu de personne, et, à l’abri du pilier, il les tue tous avec un dard empoisonné. Si tu me donnais ta parole de m’aimer plus qu’aucune autre femme au monde, je te ferais don d’une pierre qui te permettrait de le voir en entrant sans être vu de lui.  » –  » Je te la donne, par ma foi « , dit-il;  » aussitôt que je t’ai vue, je t’ai aimée. Et où irais-je te chercher?  » –  » Tu me chercheras du côté de l’Inde.  » Et elle disparut après avoir mis la pierre dans la main de Peredur.

Il se dirigea vers la vallée arrosée par une rivière. Les contours en étaient boisés; mais, des deux côtés de la rivière, s’étendaient des prairies unies. Sur l’une des rives, il y avait un troupeau de moutons blancs, et, sur l’autre, un troupeau de moutons noirs. A chaque fois que bêlait un mouton blanc, un mouton noir traversait l’eau et devenait blanc. A chaque fois que bêlait un mouton noir, un mouton blanc traversait l’eau et devenait noir. Sur le bord de la rivière se dressait un grand arbre : une des moitiés de l’arbre brûlait depuis la racine jusqu’au sommet; l’autre moitié portait un feuillage vert. Plus haut, Peredur aperçut, assis sur le sommet d’un mont, un jeune homme tenant en laisse deux chiens de chasse, au poitrail blanc, tachetés, couchés à côté de lui; jamais il n’avait vu à personne un air aussi royal. Dans le bois, en face, il entendit des chiens courants levant un troupeau de cerfs. Peredur salua le jeune homme, qui lui rendit son salut. Comme trois routes partaient du mont, deux d’entre elles larges et la troisième plus étroite, Peredur lui demanda où elles conduisaient.  » L’une « , dit-il,  » mène à ma cour. je te conseille ou de t’y rendre auprès de ma femme, ou d’attendre avec moi ici. Tu verras les chiens courants pousser les cerfs fatigués du bois dans la plaine; puis les lévriers les meilleurs et les plus vaillants à la chasse que tu aies jamais vus, et la mort des cerfs près de l’eau, à côté de nous. Lorsqu’il sera temps de manger, mon valet viendra à ma rencontre avec mon cheval, et tu trouveras là-bas bon accueil cette nuit.  » –  » Que Dieu te le rende, mais je ne resterai pas; je continuerai ma route.  » –  » L’autre chemin mène à une ville ici près, où on trouve, pour de l’argent, nourriture et boisson. Le troisième, le plus étroit, va du côté de la grotte de l’addanc.  » –  » Avec ta permission, jeune homme, c’est de ce côté que je vais aller. « 

Et Peredur se dirigea vers la grotte. Il prit la pierre dans la main gauche, sa lance dans la main droite. En entrant, il aperçut l’addanc; il le traversa d’un coup de lance et lui coupa la tête. En sortant, il trouva à l’entrée les trois compagnons; ils saluèrent Peredur et lui dirent qu’il était prédit que c’était lui qui détruirait ce fléau. Il leur donna la tête du serpent. Ils lui proposèrent celle qu’il voudrait de leurs trois soeurs pour femme, et la moitié de leur royaume avec elle.  » Je ne suis pas venu ici pour prendre femme « , dit Peredur.  » Si j’en avais l’intention, il se peut que j’eusse choisi votre soeur par-dessus toutes.  » Peredur continua sa route.

Entendant du bruit derrière lui, il se retourna et aperçut un homme monté sur un cheval rouge et couvert d’une armure rouge. En arrivant en face de Peredur, le cavalier le salua au nom de Dieu et des hommes. Peredur salua le valet amicalement.  » Seigneur « , dit celui-ci,  » je suis venu pour te faire une demande.  » –  » Laquelle?  » dit Peredur. –  » C’est que tu me prennes pour ton homme.  » –  » Qui prendrais-je comme homme, si je te prenais?  » –  » Je ne cacherai pas mon origine : on m’appelle Etlym Gleddyvoch (à l’épée rouge), comte des marches de l’Est.  » –  » Je suis étonné que tu te proposes comme homme à quelqu’un dont les domaines ne sont pas plus grands que les tiens : je n’ai aussi qu’un comté. Puisque tu tiens à me suivre comme mon homme, je t’accepte volontiers.  » Ils se dirigèrent vers la cour de la comtesse des Prouesses.

On leur fit accueil courtois. On leur dit que si on les plaçait à table plus bas que la famille, ce n’était pas pour leur manquer de respect, mais que la coutume de la cour le voulait ainsi : quiconque terrasserait les trois cents hommes de la comtesse aurait le droit de s’asseoir à table le plus près d’elle et serait celui qu’elle aimerait le plus. Peredur renversa les trois cents hommes de la famille et s’assit à côté de la comtesse, qui lui dit :  » Je remercie Dieu de m’avoir fait avoir un jeune homme aussi beau et aussi vaillant que toi, puisque je n’ai pas eu l’homme que j’aimais le plus.  » –  » Qui était-il, celui que tu aimais le plus?  » –  » Sur ma foi, c’était Etlym à l’épée rouge, et jamais je ne l’ai vu.  » –  » En vérité « , dit-il;  » Etlym est mon compagnon, et le voici. C’est pour l’amour de lui que je suis venu jouter avec tes gens; il aurait pu le faire mieux que moi, s’il l’avait voulu. je te donne à lui.  » –  » Dieu te le rende, beau valet; j’accepte l’homme que j’aime le plus.  » Cette nuit-là, Etlym et la comtesse couchèrent ensemble.

Le lendemain, Peredur se mit en route pour le Mont Douloureux.  » Par ta main, seigneur « , dit Etlym,  » je m’en vais avec toi « . Ils marchèrent jusqu’à ce qu’ils aperçurent le Mont et les pavillons.  » Va vers ces gens là-bas « , dit Peredur à Etlym,  » et commande-leur de venir me faire hommage.  » Etlym alla vers eux et leur dit :  » Venez faire hommage à mon seigneur.  » –  » Et quel est ton seigneur?  » dirent-ils. –  » Peredur Baladyr hir (à la longue lance).  » –  » S’il était permis de mettre à mort un messager, tu ne serais pas retourné vivant auprès de ton maître, pour avoir fait à des rois, des comtes et des barons une demande aussi arrogante que de venir faire hommage à ton seigneur.  » Peredur lui ordonna de retourner auprès d’eux et de leur donner le choix ou de lui faire hommage ou de se battre avec lui. Ils préférèrent se battre.

Ce jour-là même Peredur renversa les propriétaires de cent pavillons. Le lendemain, il jeta à terre les propriétaires de cent autres. Le troisième jour, le cent qui restait se décida à lui faire hommage. Peredur leur demanda ce qu’ils faisaient là. Ils lui répondirent qu’ils montaient la garde autour du serpent jusqu’à ce qu’il fût mort; ensuite ils se seraient battus entre eux pour la pierre, et le vainqueur l’aurait eue.  » Attendez-moi ici « , dit Peredur;  » je vais aller rendre visite au serpent.  » –  » Non pas, seigneur « , dirent-ils;  » allons nous battre ensemble avec lui.  » –  » Je ne le veux point « , dit Peredur.  » Si on tuait le serpent, je n’en aurais pas plus de gloire que le premier venu d’entre vous.  » Il alla où était le serpent et le tua. Puis il revint auprès d’eux et leur dit :  » Comptez votre dépense depuis que vous êtes venus ici, et je vous rembourserai sur parole.  » Il remboursa chacun d’après le compte qu’il indiqua et ne leur demanda pas autre chose que d’être ses hommes. Puis il dit à Etlym :  » Retourne auprès de la femme que tu aimes le plus, et moi j’irai devant moi. Je veux te récompenser de l’hommage que tu m’as prêté.  » Et il lui donna la pierre.  » Dieu te le rende « , dit Etlym,  » et aplanisse la voie devant toi. « 

Peredur se mit en route et arriva à une vallée arrosée par une rivière, la plus belle qu’il eût jamais vue. Il y vit une quantité de pavillons de différentes couleurs; mais ce qui l’étonna le plus, ce fut le nombre des moulins à eau et des moulins à vent. Il se heurta à un homme brun ayant l’air d’un saer (ouvrier en pierres ou bois, charpentier), et lui demanda qui il était :  » Je suis « , répondit-il,  » le chef meunier de tous ces moulins-là.  » –  » Me donnerais-tu un logement chez toi?  » – « Volontiers.  » Peredur alla chez le meunier; il trouva un beau logis qui lui convint. Il demanda de l’argent en prêt au meunier pour acheter de la nourriture, et de la boisson pour lui et les gens de la maison, en s’engageant à le dédommager avant de partir. Puis il s’informa de la cause de tout ce rassemblement.  » De deux choses l’une », dit le meunier;  » ou tu viens de loin ou tu n’es pas dans ton bon sens. Là se trouve l’impératrice de la grande Cristinobyl. Elle ne veut pour époux que l’homme le plus vaillant : pour les biens, elle n’en a pas besoin. C’est parce qu’il serait impossible d’apporter ici des vivres pour tant de milliers d’hommes, qu’on a établi cette multitude de moulins.  » Cette nuit-là ils prirent du repos.

Le lendemain, Peredur se leva et s’arma, lui et son cheval, pour aller au tournoi. Au milieu des pavillons, il en distingua un, le plus beau qu’il eût jamais vu; par la fenêtre, avançait la tête une belle pucelle, la plus belle qu’il eût jamais vue. Elle était vêtue de brocart d’or. Peredur la regarda fixement et son amour le pénétra profondément. Il resta à la considérer depuis le matin jusqu’à midi et de midi jusqu’à nones, auquel moment le tournoi prit fin. Alors il retourna à son logis, dépouilla ses armes, et demanda de l’argent au meunier en prêt; la meunière s’irrita contre lui; mais, néanmoins, le meunier lui en prêta. Le lendemain, il se conduisit comme la veille, puis il revint à la nuit à son logis et emprunta de l’argent au meunier.

Le troisième jour, pendant qu’il était à la même place à considérer la jeune fille, il ressentit un violent coup du manche d’une cognée entre le cou et les épaules. Il se retourna et vit le meunier qui lui dit :  » Choisis, ou de déguerpir, ou d’aller au tournoi.  » Peredur sourit en l’entendant et se rendit au tournoi. Tous ceux qui se rencontrèrent avec lui ce jour-là, il les jeta à terre; les hommes, il les envoyait en présent à l’impératrice, les chevaux et les armes, à la femme du meunier, comme à-compte de son argent. Peredur suivit le tournoi jusqu’à ce qu’il eût renversé tout le monde. Les hommes, il les envoya comme prisonniers à l’impératrice; les chevaux et les armes, à la femme du meunier, comme à-compte de son argent. L’impératrice dépêcha vers le chevalier du moulin pour lui demander de la venir voir. Peredur fit défaut au premier message. Un second lui fut adressé. La troisième fois, elle envoya cent chevaliers lui demander une entrevue avec ordre de l’amener de force, s’il ne venait pas de bon gré. Ils allèrent et lui exposèrent le message de l’impératrice. Il joua bon jeu avec eux, les fit lier comme on lie un chevreuil et jeter dans le fossé (bief) du moulin.

L’impératrice demanda conseil à un sage entre tous ses conseillers. Il lui dit qu’il irait de sa part trouver Peredur. Il se rendit auprès de lui, le salua et le pria, pour l’amour de son amante, de venir voir l’impératrice. Peredur alla avec le meunier et, dès qu’il fut entré, au premier endroit venu, il s’assit. Elle vint s’asseoir à côté de lui; et, après une courte conversation, Peredur prit congé d’elle et rentra à son logis. Le lendemain, il retourna la voir. Lorsqu’il entra dans le pavillon, il le trouva dans tous les coins préparé avec le même soin; ils ne savaient pas, en effet, où il serait allé s’asseoir. Peredur s’assit à côté de l’impératrice et ils causèrent amicalement.

Sur ces entrefaites entra un homme noir ayant à la main un gobelet rempli de vin. Il tomba à genoux devant l’impératrice et la pria de ne le donner qu’à celui qui viendrait le lui disputer les armes à la main. Elle regarda Peredur.  » Princesse « , dit-il,  » donne-moi le gobelet.  » Il but le vin et donna la coupe à la femme du meunier. A ce moment, entra un autre homme noir, plus grand que le premier, et ayant à la main un ongle de pryv (dragon), taillé en forme de coupe et rempli de vin. il le donna à l’impératrice en la priant de n’en faire don qu’à celui qui viendrait se battre avec lui.  » Princesse « , dit Peredur,  » donne-le-moi.  » Peredur but le vin et donna le gobelet à la femme du meunier. A ce moment, entra un homme aux cheveux rouges frisés, plus grand qu’aucun des deux autres, ayant à la main un gobelet de cristal rempli de vin. Il s’agenouilla et le mit dans la main de l’impératrice en la priant de ne le donner qu’à celui qui viendrait le lui disputer les armes à la main. Elle le donna à Peredur qui l’envoya à la femme du meunier. Peredur passa cette nuit à son logis. Le lendemain, il s’arma, lui et son cheval, alla au pré et tua les trois hommes. Puis, il se rendit au pavillon.  » Beau Peredur « , lui dit l’impératrice,  » rappelle-toi la foi que tu m’as donnée, lorsque je te fis présent de la pierre et que tu tuas l’addanc.  » –  » Princesse, tu dis vrai, je ne l’ai pas oublié.  » Peredur gouverna avec l’impératrice quatorze ans à ce que dit l’histoire.

Arthur se trouvait à Kaerllion sur Wysc, sa principale cour. Quatre hommes, au milieu de la salle, étaient assis sur un manteau de brocart : Owein, fils d’Uryen; Gwalchmei, fils de Gwyar; Howel, fils de l’empereur d’Armorique et Peredur à la longue lance. Tout à coup entra une jeune fille aux cheveux noirs frisés, montée sur un mulet jaune, ayant en main des lanières grossières, avec lesquelles elle le faisait marcher. Sa physionomie était rude et désagréable; son visage et ses deux mains, plus noirs que le fer le plus noir trempé dans la poix. Son teint n’était pas encore ce qu’il y avait de plus laid en elle : c’était la forme de son corps; elle avait les joues très relevées, le bas du visage allongé, un petit nez avec des narines distendues, un oeil gris, vert, étincelant, et l’autre noir comme le jais, enfoncé profondément dans la tête, les dents longues, jaunes, plus jaunes que la fleur du genêt. Son ventre se relevait de la poitrine plus haut que le menton. Son échine avait la forme d’une crosse. Ses cuisses étaient larges, décharnées, et au-dessous tout était mince, à l’exception des pieds et des genoux qu’elle avait gros.

Elle salua Arthur et toute sa famille, à l’exception de Peredur. A Peredur, elle parla en termes irrités, désagréables.  » Peredur « , dit-elle,  » je ne te tue pas, car tu ne le mérites point. La destinée était aveugle lorsqu’elle t’accorda talents et gloire. Tu es allé à la cour du roi boiteux, tu y as vu le jeune homme avec la lance rouge, au bout de laquelle il y avait une goutte de sang qui se changea en un torrent coulant jusque sur le poing du jeune homme; tu as vu là encore d’autres prodiges : tu n’en as demandé ni le sens ni la cause! Si tu l’avais fait, le roi aurait obtenu la santé pour lui et la paix pour ses États, tandis que désormais il n’y verra que combats et guerres, chevaliers tués, femmes laissées veuves, dames sans moyens de subsistance; et tout cela à cause de toi « .  » Seigneur « , dit-elle en s’adressant à Arthur,  » avec ta permission, mon logis est loin d’ici; c’est le Château Orgueilleux (syberw); je ne sais si tu en as entendu parler. Il y a cinq cent soixante-six chevaliers ordonnés, et chacun d’eux a avec lui la femme qu’il aime le plus. Quiconque cherche la gloire par les armes, la lutte et les combats, la trouvera là, s’il en est digne; mais pour celui qui aspire au sceptre de la gloire et de l’honneur, je sais où il peut le conquérir. Sur une montagne qu’on voit de tous côtés, il y a un château qu’on tient étroitement assiégé, et dans ce château, une jeune fille. Celui qui la délivrerait acquerrait la plus grande renommée du monde.  » En disant ces mots, elle sortit.  » Par ma foi « , dit Gwalchmei,  » je ne dormirai pas tranquille avant d’avoir su si je peux délivrer la pucelle. » Beaucoup des hommes d’Arthur adoptèrent le sentiment de Gwalchmei.  » Pour moi « , dit Peredur,  » au contraire, je ne dormirai pas d’un sommeil tranquille tant que je n’aurai pas su l’histoire et le sens de la lance dont a parlé la jeune fille noire. « 

Chacun était en train de s’équiper, lorsque se présenta à l’entrée un chevalier ayant la stature et la vigueur d’un guerrier, bien pourvu d’habits et d’armes. Il s’avança et salua Arthur et toute sa maison, à l’exception de Gwalchmei. Sur l’épaule, il avait un écu émaillé d’or dont la traverse était d’émail bleu; bleues aussi étaient toutes ses armes. Il dit à Gwalchmei :  » Tu as tué mon seigneur par tromperie et trahison, et je le prouverai contre toi.  » Gwalchmei se leva -.  » Voici « , dit-il,  » mon gage contre toi, ici ou à l’endroit que tu voudras, que je ne suis ni trompeur ni traître.  » –  » Je veux que la lutte entre toi et moi ait lieu devant le roi mon suzerain.  » –  » Volontiers « , dit Gwalchmei,  » marche, je te suis.  » Le chevalier partit.

Gwalchmei fit ses préparatifs; on lui proposa beaucoup d’armes, mais il ne voulut que les siennes. Une fois armés, Gwalchmei et Peredur partirent à la suite du chevalier, tous les deux, à cause de leur compagnonnage et de leur grande affection l’un pour l’autre. Ils ne se mirent pas en quête ensemble, mais chacun de son côté.

Dans la jeunesse du jour, Gwalchmei arriva dans une vallée arrosée par une rivière, où il aperçut un château fort, avec une grande cour, et couronné de tours superbes et très élevées. Il vit en sortir un chevalier partant pour la chasse, monté sur un palefroi d’un noir luisant, aux narines larges, avide de voyager, au trot égal et fier, vif, rapide et sûr, c’était le propriétaire de la cour. Gwalchmei le salua.  » Dieu te protège, seigneur « , dit le chevalier,  » d’où viens-tu?  » –  » De la cour d’Arthur.  » –  » Es-tu des hommes d’Arthur?  » –  » Oui, par ma foi.  » –  » Un bon conseil « , dit le chevalier; « je te vois fatigué, harassé. Va à ma cour, et restes-y cette nuit, si cela te convient.  » –  » Volontiers, seigneur, et Dieu te le rende.  » –  » Voici un anneau comme signe de passe pour le portier; va ensuite droit à cette tour là-bas : ma soeur s’y trouve.  » Gwalchmei se présenta à l’entrée, montra l’anneau au portier, et se dirigea vers la tour.

A l’intérieur brûlait un grand feu à flamme claire, élevée, sans fumée; auprès du feu était assise une jeune fille, majestueuse, accomplie. La pucelle lui fit bon accueil, le salua et alla à sa rencontre. Ils s’assirent l’un auprès de l’autre. Ils mangèrent, et, le repas fini, ils tinrent amicalement conversation. Sur ces entrefaites, entra, se dirigeant vers eux, un homme, aux cheveux blancs, respectable.  » Ah! misérable putain! s’écria-t-il; si tu savais comme il te convient de jouer et de t’asseoir en compagnie de cet homme, assurément tu ne le ferais pas!  » Il se retira aussitôt et s’éloigna.  » Seigneur « , dit la pucelle,  » si tu suivais mon avis, dans la crainte d’un danger pour toi de la part de cet homme, tu fermerais la porte.  » Gwalchmei se leva. En arrivant à la porte, il vit l’homme, complètement armé, ainsi que ses cinquante-neuf compagnons, montant à la tour. Saisissant la table du jeu d’échecs, il réussit à empêcher aucun d’eux de monter, jusqu’au retour du comte de la chasse.  » Que se passe-t-il?  » dit le comte en arrivant. –  » Une bien vilaine chose « , répondit l’homme aux cheveux blancs :  » cette malheureuse, là-haut, est restée jusqu’à ce soir assise et mangeant en compagnie de l’homme qui a tué votre père : c’est Gwalchmei, fils de Gwyar.  » –  » Arrêtez maintenant « , dit le comte, « je vais entrer. « 

Le comte fut courtois vis-à-vis de Gwalchmei.  » Seigneur « , dit-il,  » tu as eu tort de venir à notre cour, si tu savais avoir tué notre père; quoique nous ne puissions, nous, le venger, Dieu le vengera sur toi « . –  » Mon âme « , dit Gwalchmei,  » voici, à ce sujet, la vérité : ce n’est ni pour avouer que j’ai tué votre père ni pour le nier que je suis venu ici. Je suis en mission pour le compte d’Arthur et le mien. Je te demande un délai d’un an, jusqu’au retour de ma mission, et alors, sur ma foi, je viendrai à cette cour pour avouer ou pour nier.  » Le délai lui fut volontiers accordé. Il passa la nuit à la cour et partit le lendemain. L’histoire n’en dit pas davantage de Gwalchmei à ce sujet.

Pour Peredur, il marcha devant lui. Il erra à travers l’île, cherchant des nouvelles de la jeune fille noire, et il n’en trouva pas. Il finit par arriver dans une terre qu’il ne connaissait pas, dans le val d’une rivière. En cheminant à travers cette vallée, il vit venir un cavalier ayant les insignes d’un prêtre. Il lui demanda sa bénédiction.  » Malheureux « , répondit-il,  » tu ne mérites pas ma bénédiction, et il ne te portera pas bonheur de vêtir une armure un jour comme aujourd’hui « . –  » Quel jour est-ce donc?  » –  » C’est aujourd’hui le vendredi de la Passion.  » –  » Ne me fais pas de reproches, je ne le savais pas. Il y a un an aujourd’hui que je suis parti de mon pays. « 

Peredur mit pied à terre et conduisit son cheval à la main. Il suivit quelque temps la grand-route, puis il prit un chemin de traverse qui le mena à travers un bois. En en sortant, il aperçut un château sans tours, qui lui parut habité. Il s’y rendit et, à l’entrée, il rencontra le même prêtre et lui demanda sa bénédiction.  » Dieu te bénisse « , répondit le prêtre,  » il vaut mieux faire route ainsi. Tu resteras avec moi ce soir.  » Peredur passa la nuit au château. Le lendemain, comme il songeait à partir, le prêtre lui dit :  » Ce n’est pas un jour aujourd’hui pour voyager, pour qui que ce soit. Tu resteras avec moi aujourd’hui, demain et après-demain, et je te donnerai toutes les informations que je pourrai au sujet de ce que tu cherches.  » Le quatrième jour, Peredur se mit en devoir de partir et demanda au prêtre des renseignements au sujet du château des Merveilles.  » Tout ce que j’ai appris « , dit celui-ci,  » je vais te le dire. Tu franchiras cette montagne là-bas; de l’autre côté, il y a une rivière et dans la vallée de cette rivière, une cour royale. C’est là que fut le roi à Pâques. S’il y a un lieu où tu doives trouver des nouvelles au sujet du château des Merveilles, c’est bien là. « 

Peredur partit et se rendit à la vallée de la rivière où il rencontra une troupe de gens allant à la chasse et ayant au milieu d’eux un homme de haut rang. Peredur le salua.  » Choisis, seigneur « . dit cet homme :  » viens chasser avec moi, ou va à la cour : j’enverrai quelqu’un de mes gens pour te recommander à ma fille, qui y est; elle te donnera à manger et à boire en attendant mon retour de la chasse. Si ce que tu cherches est de telle nature que je puisse te le procurer, je le ferai volontiers.  » Le roi fit accompagner Peredur par un valet court et blond; lorsqu’ils arrivèrent à la cour, la princesse venait de se lever et allait se laver. Peredur s’avança; elle le salua avec courtoisie, et lui fit place à côté d’elle; ils prirent ensemble leur repas. A tout ce que lui disait Peredur, elle riait assez haut pour être entendue de toute la cour :  » Par ma foi « , lui dit alors le petit blond,  » si tu as jamais eu un mari, c’est bien ce jeune homme. S’il ne l’a pas encore été, à coup sûr, ton esprit et ta pensée sont fixés sur lui.  » Puis le petit blond se rendit auprès du roi et lui dit qu’à son avis, suivant toute vraisemblance, le jeune homme qu’il avait rencontré était le mari de sa fille.  » S’il ne l’est pas encore, ajouta-t-il, il va le devenir tout de suite, si tu n’y prends pas garde.  » –  » Quel est ton avis, valet?  » dit le roi. –  » je suis d’avis de lancer sur lui des hommes vaillants et de le tenir prisonnier jusqu’à ce que tu n’aies plus d’incertitude à ce sujet.  » Le roi lança ses hommes sur Peredur, avec ordre de le saisir et le fit mettre en geôle. La jeune fille alla au-devant de son père et lui demanda pourquoi il avait fait emprisonner le chevalier de la cour d’Arthur.  » En vérité « , répondit-il,  » il ne sera libre ni ce soir, ni demain, ni après-demain : jamais il ne sortira du lieu où il est « . Elle ne protesta pas contre les paroles du roi et se rendit auprès du jeune homme auquel elle dit :  » Est-ce qu’il t’est désagréable d’être ici? » –  » J’aimerais autant « , répondit-il,  » ne pas y être « . –  » Ton lit, ta situation, ne seront pas plus mauvais que ceux du roi. Les meilleurs chants de la cour, tu les auras à ton gré. Si tu trouves même plus amusant que j’établisse mon lit ici pour causer avec toi, je le ferai volontiers.  » –  » Pour cela, je ne le refuse pas.  » Il passa cette nuit en prison, et la pucelle tint tout ce qu’elle avait promis.

Le lendemain Peredur entendit du bruit dans la ville.  » Belle pucelle « , dit-il,  » quel est ce bruit?  » –  » L’armée du roi et toutes ses forces viennent dans cette ville aujourd’hui.  » –  » Que veulent-ils ainsi?  » –  » Il y a ici près un comte, possédant deux comtés et aussi puissant qu’un roi. Il y aura lutte entre eux aujourd’hui.  » –  » J’ai une prière à t’adresser : fais-moi avoir cheval et armes pour assister à la lutte; je jure de retourner à ma prison.  » –  » Volontiers, tu auras cheval et armes.  » Elle lui procura le cheval et les armes, ainsi qu’une cotte d’armes toute rouge par-dessus son armure, et un écu jaune qu’il suspendit à son épaule. Il alla au combat et renversa tout ce qu’il rencontra d’hommes du comte ce jour-là. Puis il rentra en prison. La pucelle demanda des nouvelles à Fleredur : il ne lui répondit pas un mot. Elle alla aux renseignements auprès de son père et lui demanda qui avait été le plus vaillant de sa maison. Il répondit qu’il ne le connaissait pas, mais que c’était un chevalier portant une cotte d’armes rouge par-dessus son armure et un bouclier jaune sur l’épaule. Elle sourit et retourna auprès de Peredur, qui fut cette nuit-là l’objet d’égards particuliers.

Trois jours de suite, Peredur tua les gens du comte, et, avant que personne ne pût savoir qui il était, il retournait à sa prison. Le quatrième jour, Peredur tua le comte lui-même. La pucelle alla au-devant de son père et lui demanda les nouvelles.  » Bonnes nouvelles « , répondit-il,  » le comte est tué, et je suis maître de ses deux comtés « . –  » Sais-tu, seigneur, qui l’a tué?  » –  » Je le sais : c’est le chevalier à la cotte d’armes rouge et à l’écu jaune.  » –  » Seigneur, moi je le connais.  » –  » Au nom de Dieu, qui est-ce?  » –  » C’est le chevalier que tu tiens en prison.  » il se rendit auprès de Peredur, le salua, et lui dit qu’il le récompenserait du service qu’il lui avait rendu, comme il le voudrait lui-même. A table, Peredur fut placé à côté du roi, et la pucelle à côté de lui :  » je te donne « , lui dit le roi,  » ma fille en mariage avec la moitié de mon royaume, et je te fais présent des deux comtés « . –  » Seigneur, Dieu te le rende, mais je ne suis pas venu ici pour prendre femme.  » –  » Que cherches-tu, seigneur?  » –  » Je cherche des nouvelles du château des Merveilles.  » –  » La pensée de ce seigneur est bien plus haut que là où nous la cherchions « , dit la pucelle,  » tu auras des nouvelles au sujet du château, des guides pour te conduire à travers les États de mon père, et de quoi défrayer ta route. C’est toi, seigneur, l’homme que j’aime le plus. Franchis, continua-t-elle, cette montagne là-bas, puis tu verras un étang et, au milieu, un château : c’est ce qu’on appelle le château des Merveilles. Ce nom, nous le connaissons, mais pour les merveilles elles-mêmes, nous n’en savons rien. « 

Peredur se dirigea vers le château. Le portail était ouvert. En arrivant à la salle, il trouva la porte ouverte : il entra et aperçut un jeu d’échecs : les deux troupes de cavaliers jouaient l’une contre l’autre; celle à qui il donnait son aide perdait et l’autre jetait un cri, absolument comme l’eussent fait des hommes. Il se fâcha, prit les cavaliers dans son giron, et jeta l’échiquier dans le lac. A ce moment entra une jeune fille noire qui lui dit :  » Puisse Dieu ne pas t’accorder sa grâce. Il t’arrive plus souvent de faire du mal que du bien.  » –  » Que me réclames-tu, la pucelle noire?  » dit Peredur. –  » Tu as fait perdre à l’impératrice sa table de jeu, ce qu’elle n’eût pas voulu pour son empire.  » –  » Y aurait-il moyen de la retrouver?  » –  » Oui, si tu allais à Kaer Ysbidinongyl. Il y a là un homme noir qui dévaste une grande partie des domaines de l’impératrice. En le tuant, tu aurais la table. Mais si tu y vas, tu n’en reviendras pas vivant.  » –  » Veux-tu me guider là-bas?  » –  » Je vais t’indiquer le chemin. « 

Il se rendit à Kaer Ysbidinongyl, et se battit avec l’homme noir. Celui-ci demanda grâce :  » Je te l’accorde « , dit Peredur,  » à condition que la table de jeu soit où elle était à mon entrée dans la salle « . A ce moment arriva la jeune fille noire.  » En vérité « , dit-elle  » que la malédiction de Dieu soit sur toi en retour de ta peine, pour avoir laissé en vie ce fléau qui est en train de dévaster les domaines de l’impératrice « . –  » Je lui ai laissé la vie « , dit Peredur,  » pour qu’il remît la table « . –  » Elle n’est pas à l’endroit où tu l’as trouvée : retourne et tue-le.  » Peredur alla et tua l’homme noir.

En arrivant à la cour, il y trouva la jeune fille noire.  » Pucelle « , dit Peredur,  » où est l’impératrice?  » –  » Par moi et Dieu « , répondit-elle,  » tu ne la verras pas maintenant, si tu ne tues le fléau de cette forêt là-bas « . –  » Quel est ce fléau?  » –  » Un cerf, aussi rapide que l’oiseau le plus léger; il a au front une corne aussi longue qu’une hampe de lance, à la pointe aussi aiguë que tout ce qu’il y a de plus aigu. Il brise les branches des arbres, et tout ce qu’il y a de plus précieux dans la forêt; il tue tous les animaux qu’il rencontre, et ceux qu’il ne tue pas meurent de faim. Bien pis : il va tous les soirs boire l’eau du vivier et il laisse les poissons à sec; beaucoup sont morts avant que l’eau n’y revienne.  » –  » Pucelle, viendrais-tu me montrer cet animal-là?  » –  » Non point; personne depuis un an n’a osé aller à la forêt, mais il y a l’épagneul de l’impératrice qui lèvera le cerf et reviendra vers toi avec lui; le cerf alors t’attaquera.  » L’épagneul servit de guide à Peredur, leva le cerf, et le rabattit vers l’endroit où était Peredur. Le cerf se jeta sur Peredur, qui le laissa passer de côté, et lui trancha la tête. Pendant qu’il considérait la tête, une cavalière vint à lui, mit l’épagneul dans sa cape et la tête du cerf entre elle et l’arçon de sa selle. Il avait au cou un collier d’or rouge.  » Ah! seigneur « , dit-elle,  » tu as agi d’une façon discourtoise en détruisant le plus précieux joyau de mes domaines « . –  » On me l’a demandé « , répondit-il;  » y a-t-il un moyen de gagner ton amitié?  » –  » Oui, va sur la croupe de cette montagne là-bas. Tu y verras un buisson. Au pied du buisson, il y a une pierre plate. Une fois-là, demande par trois fois quelqu’un pour se battre avec toi; ainsi tu pourras avoir mon amitié. « 

Peredur se mit en marche et, arrivé au buisson, il demanda un homme pour se battre avec lui. Aussitôt un homme noir sortit de dessous la pierre, monté sur un cheval osseux, couvert, lui et son cheval, d’une forte armure rouillée. Ils se battirent. A chaque fois que Peredur le renversait, il sautait de nouveau en selle. Peredur descendit et tira son épée. Au même moment l’homme noir disparut avec le cheval de Peredur et le sien, sans que Peredur pût même jeter un coup d’oeil dessus. Peredur marcha tout le long de la montagne et, de l’autre côté, dans une vallée arrosée par une rivière, il aperçut un château. Il s’y dirigea. En entrant, il vit une salle dont la porte était ouverte. Il entra et aperçut au bout de la salle sur un siège un homme aux cheveux gris, boiteux; à côté de lui, Gwalchmei, et son propre cheval dans la même écurie que celui de Gwalchmei. Ils firent joyeux accueil à Peredur qui alla s’asseoir de l’autre côté de l’homme aux cheveux gris.

A ce moment, un jeune homme aux cheveux blonds tomba à genoux devant Peredur et lui demanda son amitié.  » Seigneur « , dit-il,  » c’est moi que tu as vu sous les traits de la jeune fille noire, à la cour d’Arthur, puis lorsque tu jetas la table de jeu, lorsque tu tuas l’homme noir d’Ysbidinongyl, lorsque tu tuas le cerf, quand tu t’es battu avec l’homme de la pierre plate. C’est encore moi qui me suis présenté avec la tête sanglante sur le plat, avec la lance de la pointe de laquelle coulait un ruisseau de sang jusque sur mon poing, tout le long de la hampe. La tête était celle de ton cousin germain. Ce sont les sorcières de Kaerloyw qui l’ont tué; ce sont elles aussi qui ont estropié ton oncle; moi, je suis ton cousin. Il est prédit que tu les vengeras. « 

Peredur et Gwalchmei décidèrent d’envoyer vers Arthur et sa famille pour lui demander de marcher contre les sorcières. Ils engagèrent la lutte contre elles. Une des sorcières voulut tuer un des hommes d’Arthur devant Peredur; celui-ci l’en empêcha. Une seconde fois, la sorcière voulut tuer un homme devant Peredur; celui-ci l’en empêcha. A la troisième fois, la sorcière tua un homme devant Peredur. Celui-ci tira son épée et en déchargea un tel coup sur le sommet de son heaume qu’il fendit le heaume, toute l’armure et la tête en deux. Elle jeta un cri et commanda aux sorcières de fuir en leur disant que c’était Peredur, celui qui avait été à leur école pour apprendre la chevalerie, et qui, d’après le sort, devait les tuer. Arthur et ses gens se mirent alors à frapper sur les sorcières. Toutes les sorcières de Kaerloyw furent tuées.

Voilà ce qu’on raconte au sujet du château des Merveilles.