Voici l’histoire du meurtre des fils d’Usnech, de la branche rouge de la mythologie irlandaise.
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ToggleLe meurtre des fils d’Usnech
Un très beau et très grand festin fut préparé par Conchobar, fils de Fachtna Fathach, et aussi par les nobles d’Ulster, dans la douce et charmante ville d’Emain Macha. Et les nobles de la province vinrent assister à ce festin. On leur distribua [de la bière] de telle sorte qu’ils furent tous gais, joyeux, de bonne humeur. Et les musiciens, les jongleurs et les conteurs se levèrent pour réciter devant eux leurs vers, leurs poèmes, leurs chansons, les généalogies des familles.
Voici les noms des poètes qui assistèrent à ce festin. Ce furent : Cathba, fils de Gongal à l’ongle uni, et petit-fils de Rugraidé ; Genain à la joue brillante, Genan au genou noir, et Genann Gadh, tous trois fils de Cathba ; Sencha le grand, fils d’Ailill, fils d’Atgno, fils de Fir ***, fils de Ros, fils de Ruad; Fercertné le poète, fils d’Oengus à la bouche rouge, fils de F*** le poète, fils de Gl***, fils de Ros, fils de Ruad.
Voici comment on festoya dans Emain : [la direction du repas pendant] une nuit, à tour de rôle, était attribuée à chaque homme de la maison de Conchobar. Trois cent soixante-cinq hommes composaient cette maison. Or, la nuit du festin dont nous parlons, ils étaient tous assis au banquet, lorsque Conchobar éleva sa grande et haute voix de roi. Voici ce qu’il dit : « Je voudrais vous demander, ô guerriers! si vous avez jamais vu une troupe plus brave que vous-mêmes, en Irlande, en Écosse, ou en quelque autre endroit de l’univers?… » — « En vérité, nous n’en avons point vu, répondirent-ils, et nous ne sachons pas qu’il en existe. » — Sil en est ainsi, reprit Conchobar, « savez-vous quelle est la chose au monde qui vous manque le plus? » — « Nous l’ignorons entièrement, ô grand roi! » dirent-ils. — « Je sais, moi, ô guerriers! » répliqua-t-il, « la chose qui nous manque le plus : les trois lumières de bravoure des Gôidels sont parties d’au milieu de nous ; les trois fils d’Usnech, Noïsé, Annlé et Ardan, sont séparés de nous à cause d’une femme, quelle que soit cette femme. Il y avait, dans la bravoure et l’intrépidité de Noïsé, fils d’Usnech, l’étoffe d’un roi suprême d’Irlande; la force de son bras lui a conquis la moitié de l’Écosse. » — « O royal soldat! » s’écrièrent-ils, « si nous avions osé te le dire, il y a longtemps que nous l’aurions fait, car on sait que les fils d’Usnech ont eu pour père le roi d’une frontière, et seuls ils défendraient la province d’Ulster contre toute autre province d’Irlande, sans avoir besoin qu’aucun autre Ulate se joignît à eux. Ce sont, en effet, des héros par la bravoure, des lions par la force et le courage, ces trois hommes-là. » — « S’il en est ainsi, » répondit Conchobar, « qu’on envoie des messagers s’enquérir d’eux, dans les provinces d’Écosse, à Loch-Etivé et à la forteresse des fils d’Usnech en Écosse. » — « Qui partira pour remplir cette mission? » demandèrent-ils tous. — « Je sais, » dit Conchobar, « qu’il est défendu à Noïsé de venir en Irlande en temps de paix, sauf avec trois hommes : Cuchulainn, fils de Subaltam ; Conall, fils d’Aimirgin ; Fergus, fils de Ros, et je vais savoir auquel de ces trois je suis le plus cher. »
Il fit sortir Conall de la salle du festin et lui fit cette demande : « Qu’arrivera-t-il, ô roi des soldats du monde entier! » dit Conchobar, « si on t’envoie chercher les fils d’Usnech et si on leur ôte la vie malgré ta haute protection, crime que je n’entreprendrais pas? » — « Ce ne serait pas seulement la mort d’un homme qui s’ensuivrait, » répondit Conall ; « car si je surprends à leur faire du mal n’importe qui des Ulates, il n’aura pas le temps de fuir avant que je ne l’aie mis à mort, que je ne l’aie tué, que je ne l’aie massacré. » — « C’est bien, ô Conall! » dit Conchobar. « Je comprends maintenant que je ne te suis pas cher. » Et il renvoya Conall. On lui amena Cuchulainn, et il lui fit la même question. — « Je te donne ma parole, » répondit Cuchulainn, « que si tu essayais de maltraiter les fils d’Usnech, quand même il faudrait t’aller chercher en Orient, jusque dans l’Inde, je n’ccepterais pas de toi la terre entière en présent [pour racheter ta vie], mais tu succomberais dans ton entreprise. » — « C’est bien, ô Cuchulainn! je vois qu’il n’y a point d’homme pour qui tu sois sans haine. » Il renvoya Cuchulainn et se fit amener Fergus. Il adressa à celui-ci la même demande, et voici ce que lui répondit Fergus : — « Je ne promets pas d’en venir jusqu’à ton sang et à ta chair; mais sauf toi, quel que soit celui des Ulates que je surprenne faisant du mal aux fils d’Usnech, il recevra la mort de ma main. » — « C’est toi qui iras chercher les enfants d’Usnech, ô royal soldat! » dit Conchobar, « et pars demain, » ajouta-t-il, « car c’est avec toi qu’ils viendront. Et quand tu partiras pour les pays orientaux, rends-toi à la forteresse de Borrach, fils de Cainté, et donne-moi ta parole de ne point permettre aux fils d’Usnech de s’arrêter en route aussitôt qu’ils auront atteint l’Irlande, promets de faire en sorte qu’ils arrivent la nuit même à Emain Macha. » Puis Conchobar et Fergus rentrèrent dans la salle du festin. Fergus annonça qu’il allait partir pour sauvegarder la vie des enfants d’Usnech, et à la garantie qu’il donnait de leur sûreté vint se joindre la garantie des nobles de la province. Ces nobles partirent la nuit même. [Chacun d’eux retourna chez soi.]
[Mais avant ce départ] Conchobar s’adressa à Borrach, fils de Cainté : « As-tu, » demanda-t-il, « de quoi me donner un festin? » — « Oui, certainement, » répondit Borrach, « il m’est possible de le préparer; mais je ne puis te l’apporter à Emain Macha. » — « S’il en est ainsi, » dit Conchobar, « donne-le à Fergus, car une des défenses magiques qui lui ont été faites est de refuser un festin. » Borrach promit d’inviter Fergus, et il partit avec ses compagnons cette nuit-là, sans mal et sans danger.
Fergus se leva le lendemain de bonne heure; de toute l’armée et de la multitude, il ne prit avec lui que ses deux fils : Illann le Beau et Buinné le Rudement Rouge, plus Fuillend le domestique de Iubrach, et Iubrach lui-même. Et avec ces quatre compagnons, il alla devant lui jusqu’à la forteresse des fils d’Usnech, à Loch Etivé. Or voici comment étaient établis les fils d’Usnech : ils avaient trois grandes huttes de chasse ; dans la hutte où ils faisaient leur cuisine ils ne mangeaient pas et dans la hutte où ils mangeaient ils ne dormaient pas. Fergus jeta un grand cri en arrivant dans le port, de sorte qu’il fut entendu jusqu’au fond des provinces voisines. Or Noïsé et Derdriu étaient là ayant entre eux deux la Tête Jolie; (c’était le nom du damier de Conchobar), et ils jouaient aux dames. Noïsé parla : « J’entends le cri d’un Irlandais, » dit-il. Derdriu entendit aussi le cri ; elle reconnut que c’était le cri de Fergus, mais elle ne le dit pas aux fils d’Usnech. Fergus jeta un second cri et Noïsé reprit : « J’entends un autre cri, et c’est le cri d’un Irlandais. » — « Certes, » dit Derdriu, « il n’y a pas de ressemblance entre le cri d’un Irlandais et celui d’un homme d’Écosse. » Fergus jeta un troisième cri, et les fils d’Usnech reconnurent que c’était là le cri de Fergus. Alors Noïsé dit à Ardan [son frère] d’aller chercher Fergus.
Derdriu, qui avait reconnu Fergus au moment où il jetait son premier cri, raconta à Noïsé qu’elle avait reconnu le premier cri poussé par Fergus. « Pourquoi ne me l’as-tu pas dit, ma femme, » répondit Noïsé. — « A cause d’une vision que j’ai eue la nuit dernière, » répliqua Derdriu, « trois oiseaux venaient d’Emain Macha vers nous ; ils avaient dans leurs becs trois gouttes de miel, ils nous laissaient ces trois gouttes de miel et ils emportaient avec eux trois gouttes de notre sang. » — « Que penses-tu de cette vision, ma femme, » demanda Noïsé. — « Le voici, » dit-elle, « c’est que Fergus vient à nous de notre terre natale avec un message de paix, car le miel n’est pas plus doux que le message de paix; mais quant aux trois gouttes de sang que les oiseaux nous ont pris, c’est vous trois qui partirez avec Fergus, et qui serez trahis. » Les trois frères furent attristés par ces paroles de Derdriu, cependant Noïsé dit à Ardan d’aller chercher Fergus [et ses compagnons.]
Ardan y alla donc et quand il les eut rejoints il leur donna trois baisers amicaux et affectueux, ensuite il les conduisit à la forteresse des fils d’Usnech où étaient Noïsé et Derdriu. Noïsé et Derdriu donnèrent aussi trois baisers amicaux et affectueux à Fergus et à ses fils. Puis ils s’informèrent des nouvelles d’Irlande et particulièrement d’Ulster. — « Voici les meilleures nouvelles que nous ayons, » dit Fergus, « Conchobar m’a envoyé vous chercher, je me suis engagé et j’ai promis ma garantie, car je suis toujours votre ami loyal, et j’ai donné ma parole de tenir ma garantie. » — « Il n’est pas à propos que vous alliez là-bas, » répliqua Derdriu, » votre souveraineté en Écosse est plus étendue que la souveraineté de Conchobar en Irlande. » — « La terre natale est plus douce que tout autre bien, » répondit Fergus; « la puissance et la grandeur ne sont point agréables à qui ne voit point sa terre natale. » — « C’est vrai, » reprit Noïsé, « l’Irlande, m’est beaucoup plus chère que l’Écosse, quoique je puisse avoir plus de biens en Écosse. » — « Ma parole et ma garantie sont sûres pour vous, » dit Fergus. — « Oui vraiment, elles sont sûres, » répliqua Noïsé, « et nous irons avec toi. » Mais Derdriu ne consentit point à ce qu’ils disaient là, elle leur fit défense [de partir]. Alors Fergus lui-même leur donna sa parole que, si tous les hommes d’Irlande les trahissaient, ni bouclier, ni épée, ni casque ne pourraient protéger les hommes d’Irlande, mais qu’il les vaincrait. — « Tu dis vrai, » répondit Noïsé, « nous irons avec toi à Emain Macha. »
[Ils partirent cette nuit-là dès que les premières lueurs du malin annoncèrent le jour. Alors Noïsé et Fergus se levèrent et s’assirent dans le bateau; ils allèrent à travers la mer et le grand Océan jusqu’à ce qu’ils atteignissent la forteresse de Borrach fils de Cainté. Derdriu jeta un regard derrière elle vers l’Écosse : « Salut à toi terre d’Orient, là-bas, » dit-elle, « il est triste pour moi de quitter les rivages de tes ports et tes baies, tes plaines aux fleurs douces, charmantes, aimables, tes collines aux pentes vertes, brillantes. » Elle chanta :
Bien chère est à mon cœur la terre d’Orient là-bas,
L’Écosse avec ses merveilles.
Je n’en serais point partie pour venir ici,
Si je n’avais accompagné Noïsé.
Aimables le château de Fidga et le château de Finn,
Aimable la forteresse qui les couronne!
Aimable l’île de Draigen
Aimable aussi le château de Suibné!
Bois de Cuan!
Où Annlé venait, hélas!
Nous trouvions le temps court, moi
Et Noïsé, dans le pays d’Écosse!
Vallée de Laid!
Je dormais sous un beau rocher ; Le poisson, la venaison et la chair grasse du blaireau
Etaient ma part dans la vallée de Laid.
Vallée de Masân!
Haut y était l’ail, blancs ses fruits
Nous dormions d’un léger sommeil
Sur le gazon du golfe de Masân.
Vallée d’Etivé! C’est là que j’élevai ma première maison.
Joli est son bois dès que le jour s’est levé ;
La vallée d’Etivé est un parc du soleil.
Vallée d’Urchân!
Vallée étroite, aux belles collines!
Aucun homme de même âge n’était plus fier
Que Noïsé dans la vallée d’Urchân.
Vallée de Dâ-Rûad!
Salut à tout homme qui t’a en héritage!
Douce est la voix du coucou sur la branche recourbée,
Sur le pic au-dessus de la vallée de Dâ-Rùad!
Bien-aimée est Draigen au dur rivage!
Bien-aimée son eau sur le sable pur!
Je ne serais point partie du pays d’Orient, Si je n’étais allée avec celui qui m’est bien cher.
Bien chère est à mon coeur la terre d’Orient là-bas, etc.
Ensuite ils allèrent visiter la forteresse de Borrach en compagnie de Derdriu, Borrach donna trois baisers aux fils d’Usnech; il fit bon accueil à Fergus et à ses fils. Puis il parla ainsi : « J’ai un festin pour toi, ô Fergus! » dit-il, « et une des défenses magiques qui te sont faites est [d’abord de refuser les invitations, ensuite] de quitter un festin avant qu’il soit terminé. » Quand Fergus entendit Borrach, le rouge lui monta de la plante des pieds au sommet de la tête : — « Tu as mal fait, ô Borrach, » dit Fergus, « de me mettre sous le coup des défenses magiques, et Conchobar a eu tort de me demander ma parole de mener les fils d’Usnech à Emain le jour où ils arriveraient en Irlande. » — « Je te mets sous le coup des défenses magiques » dit Borrach; « elles t’atteignent ces défenses magiques que les vrais héros ne peuvent enfreindre, tu ne peux te dispenser de prendre part à mon festin. »
« Que dois-je faire après cette invitation? » demanda Fergus à Noïsé. — « Tu feras [ce que Borrach désire] » répondit Derdriu, « si tu veux abandonner les fils d’Usnech pour prendre part au festin; cependant c’est acheter bien cher un festin que l’acheter par l’abandon des fils d’Usnech. » — « Je ne les abandonnerai pas, » répliqua Fergus, « car j’enverrai avec eux mes deux fils : Illann le Beau et Buinné le Rudement Rouge jusqu’à Emain Macha. De plus, les fils d’Usnech ont la garantie de ma parole, » ajouta Fergus. — « La bonne intention de Fergus nous suffit, » dit Noïsé, « car en cas de bataille ou de duel, personne ne nous a jamais défendus que nous-mêmes. »
Noïsé partit en colère de chez Borrach, Derdriu le suivit, avec Annlé, Ardan et les deux fils de Fergus, mais ce ne fut pas sur le conseil de Derdriu qu’on prit cette résolution; ils laissèrent Fergus triste et soucieux. Cependant Fergus était sûr d’une chose : c’est que si les cinq provinces d’Irlande se réunissaient toutes et se consultaient mutuellement, elles n’essayeraient pas d’annuler la garantie [qu’il avait donnée.]
Quant aux fils d’Usnech, ils allèrent devant eux, par la route la plus courte et la plus belle. Alors Derdriu leur dit : « Je pourrais vous donner un bon conseil, quoiqu’il n’ait pas mon intérêt pour but. » — « Quel est ce conseil, ma femme? » dit Noïsé. — « Allons cette nuit à l’île de Cuilenni, entre l’Irlande et l’Écosse, et restons-y jusqu’à ce que Fergus ait achevé son festin ; c’est tenir la parole de Fergus et c’est prolonger votre vie. » — « Voilà des paroles insultantes pour nous, » dirent Illann le Beau et Buinné le Rudement Rouge. « Il nous est impossible d’approuver ce conseil, » ajoutèrent-ils ; « quand même vous n’auriez pas la force de vos bras, avec notre appui et la parole que vous a donnée Fergus vous ne serez pas trahis. » — « Un malheur, » répondit Derdriu, « est tombé sur nous quand Fergus après nous avoir donné sa parole nous a abandonnés pour aller à un festin. » Elle était bien triste et toute consternée d’être venue en Irlande sur la parole de Fergus. Et alors elle chanta des vers :
« Malheur est venu avec la parole inepte
De Fergus, le fils insensé de Roeg ;
Je ne m’en consolerai pas,
Hélas! mon coeur est brisé.
Mon coeur, comme un sanglant caillot de douleur,
Est cette nuit dans une grande honte.
Hélas! mes bons chéris!
Ils sont venus vos derniers jours! »
« Ne parle pas, ô prompte Derdriu!
femme plus belle que le soleil!
Fergus viendra, — retour de courage! —
Vers nous, et nous ne serons pas tués. »
« Hélas! je suis attristée pour vous,
charmants fils d’Usnech!
Pour être venus de l’Écosse au daim rouge,
Long et durable sera votre malheur.
Malheur est venu avec la parole inepte
De Fergus, le fils insensé de Roeg;
Je ne m’en consolerai pas,
Hélas! mon coeur est brisé! »
Après ce chant, ils allèrent devant eux jusqu’à Finncharn de la Garde sur la montagne de Fuat; Derdriu resta derrière eux dans la vallée et alors le sommeil s’empara d’elle. Ils la laissèrent là sans s’en douter. Noïsé s’aperçut de son absence, revint en arrière aussitôt pour aller la chercher, et arriva au moment où elle sortait de son sommeil : « Pourquoi es-tu restée ici, ô reine, » demanda Noïsé. — « Je me suis endormie en cet endroit, » répondit Derdriu, « j’ai eu alors une vision et un songe. » — « Quel est ce songe? » — « J’ai vu chacun de vous sans tête, Illann Find sans tête, mais Buinné le Rudement Rouge avec sa tête, et il ne nous secourait pas. » Derdriu chanta :
« Triste est la vision qui m’est apparue,
vous quatre si beaux et si purs!
Chacun de vous sans tête,
Un homme ne portait pas secours aux quatre autres. »
« Ta bouche n’a chanté que le mal,
femme charmante et brillante!
Laisse loin de toi, ô lèvre mince et lente,
Le mal aux étrangers de la mer de Mann. »
« J’aimerais mieux les maux de tout autre homme,
— Dit Derdriu parlant sans noirceur, —
Que vos maux, ô vous trois si doux,
Avec qui j’ai visité la mer et la grande terre.
Je vois Buinné avec sa tête;
C’est sa vie qui sera la plus longue.
Et voir avec sa tête Buinné le Rudement Rouge,
Pour moi, cette nuit, c’est triste. »
Triste est la vision qui m’est apparue, etc.
Après cela, ils allèrent devant eux jusqu’à Ard-na-Sailech, que l’on appelle aujourd’hui Armagh. C’est alors que Derdriu dit : « Triste est la chose que je vois maintenant; c’est ton nuage, ô Noïsé, qui est dans l’air, et c’est un nuage de sang; or, je pourrais vous donner un conseil, ô fils d’Usnech! » ajouta Derdriu. — « Quel est ce conseil, ô reine, » demanda Noïsé. — « C’est d’aller à Dundalk où est Cuchulainn et d’y rester jusqu’à l’arrivée de Fergus, ou d’aller, sous la sauvegarde de Cuchulainn, à Emain. » — « Nous n’avons pas besoin de suivre ce conseil, » répondit Noïsé. Derdriu chanta :
« Noïsé! regarde ton nuage
Que je vois là dans l’air;
Je vois sur Emain la verte
Un grand nuage de sang rouge.
L’épouvante me prend devant ce nuage
Que je vois là dans l’air;
Il ressemble à un caillot de sang,
Ce nuage effrayant et transparent.
Je pourrais vous donner un conseil,
charmants fils d’Usnech!
C’est de ne pas aller à Emain cette nuit,
Quand le danger est sur vos têtes.
Nous irons d’abord à Dundalk,
Où est Cuchulainn à la grande adresse.
[Pour gagner Emain] nous partirons demain du sud
Ensemble, avec l’adroit Cuchulainn. »
Noïsé répondit en colère
A Derdriu la sage, aux joues rouges ;
« Puisque nous n’avons point de crainte,
Nous ne suivrons pas ton conseil. »
« Rarement nous étions autrefois,
royal petit-fils de Rugraidé!
Sans nous mettre d’accord,
Toi et moi, ô Noïsé!
Le jour où tu m’emmenas avec toi,
A. travers Assaroe aux avirons,
Tu n’aurais pas été contre moi,
Je te le dis, ô Noïsé!
O Noïsé! regarde ton nuage
Que je vois là dans l’air ;
Je vois sur Emain la verte
Un grand nuage de sang rouge. »
Après avoir chanté ces strophes, ils partirent tout droit, par le plus court chemin jusqu’à ce qu’ils virent Emain Macha devant eux.— « J’ai pour vous un signe, » dit Derdriu, « qui vous apprendra si Conchobar doit commettre une trahison ou un fratricide sur vos personnes. » — « Quel est ce signe? » dit Noïsé. — « Si on vous fait entrer dans la maison où sont Conchobar et les nobles d’Ulster, Conchobar ne doit pas vous faire de mal. Mais si l’on vous met dans la maison du Rameau-Rouge, et si Conchobar reste dans sa maison d’Emain, la trahison et le déshonneur vous menacent. »
Ils allèrent devant eux ainsi jusqu’à la porte de la maison d’Emain, et ils demandèrent qu’on leur ouvrît. Le portier répondit et demanda qui était là. « Ce sont, » lui dit-on « les trois fils d’Usnech ; ils ont avec eux les deux fils de Fergus, et Derdriu. » Ces paroles furent rapportées à Conchobar; il se fit amener la troupe de ses serviteurs et de ses domestiques, et il leur demanda si la maison du Rameau-Rouge contenait de quoi boire et manger. Ils lui dirent que si les cinq bataillons d’Ulster s’y rendaient, ils pourraient s’y rassasier et s’y désaltérer. — « S’il en est ainsi, » reprit Conchobar, « qu’on y conduise les fils d’Usnech. » On rapporta ces paroles aux fils d’Usnech. Derdriu parla ainsi : « Noïsé, on peut dire que déjà le malheur vous a frappés pour n’avoir pas suivi mon conseil, partons et continuons notre route. » — « Nous ne le ferons pas, » répondit Illann le Beau, fils de Fergus; « vraiment, ô Derdriu, c’est une grande lâcheté, une grande couardise que par tes paroles tu as voulu nous inspirer. Nous irons à la maison du Rameau-Rouge, » ajouta-t-il. — « Oui certes, nous irons, » dit Noïsé.
Et ils allèrent droit à la maison du Rameau-Rouge ; une troupe de serviteurs et de domestiques y fut envoyée avec eux, et on leur servit des viandes de choix et bien accommodées, des breuvages doux et enivrants, en sorte que toute la troupe des serviteurs était ivre et chantait joyeusement à pleine voix. Mais, remarquons-le bien, les fils d’Usnech ne prirent rien, ni nourriture, ni breuvage, tant était grande la fatigue que leur avait causée leur voyage; en effet, ils n’avaient fait ni halte ni séjour nulle part depuis le moment où ils avaient quitté le fort de Borrach, fils d’Andert, jusqu’à leur arrivée à Emain Macha. Alors Noïsé dit : « Qu’on nous apporte la Tête-Jolie (nom du damier de Conchobar), et nous ferons une partie. » On apporta la Tête-Jolie, ils y placèrent les pièces; Noïsé et Derdriu se mirent à jouer ensemble.
C’est à cette heure et à ce moment-là que Conchobar dit : – « Qui d’entre vous, guerriers, prendrais-je pour s’informer si Derdriu a gardé sa beauté et ses attraits. Si elle les a gardés, il n’y a point de filles d’Adam dont les charmes soient supérieurs aux siens. » — « J’irai moi-même, » répondit Leborcham, « et je t’en apporterai des nouvelles. » Or, Leborcham avait plus d’affection pour Noïsé que pour tout autre homme au monde ; elle était allée souvent à travers les provinces de la terre chercher Noïsé pour lui donner des nouvelles [d’Irlande] et en rapporter de lui.
Alors Leborcham alla à l’endroit où se trouvaient Noïsé et Derdriu. Or, voici ce qu’ils faisaient : ils avaient entre eux le damier dit la Tête-Jolie et ils jouaient. Leborcham embrassa le fils d’Usnech et Derdriu avec amitié, ardeur et cordialité; elle versa des flots de larmes, tels que son sein et sa gorge en furent mouillés. A la fin, elle parla et dit : « Ce n’est pas un bien pour vous, ô mes chers enfants, si Conchobar vous a permis [de rentrer en Irlande], cet avantage apparent, si difficilement accordé, vous a mis en son pouvoir. J’ai été envoyée pour m’informer de vous, » ajouta Leborcham, « et pour voir si Derdriu a gardé sa beauté et ses attraits. Et je m’attriste de l’oeuvre qu’on fait cette nuit à Emain, car c’est une oeuvre de trahison, de déshonneur et de déloyauté à votre égard, ô chers amis, » continua-t-elle; « mais jusqu’à la fin du monde il n’y aura plus jamais pour Emain une nuit meilleure que celle-ci! »
Et elle chanta :
Mon coeur s’attriste de l’acte honteux
Qui va s’accomplir cette nuit à Emain ;
Par l’effet de cet acte honteux,
Emain sera remplie de batailles.
Trois frères, les meilleurs qui existent sous le ciel,
— Après leurs voyages sur la terre solide! —
Il m’est dur de savoir
Qu’ils seront tues à cause d’une femme.
Noïsé et Ardan également glorieux,
Annlé à la paume blanche!
La trahison va les frapper tous trois au plus vite ;
11 n’y a plus que peine pour mon coeur.
Mon coeur s’attriste de l’acte honteux
Qui va s’accomplir cette nuit à Emain ;
Par l’effet de cet acte honteux,
Emain sera remplie de batailles.
Après cela, Leborcham dit aux fils de Fergus de fermer les portes et les fenêtres de la maison du Rameau-Rouge. « Si on vous attaque, » ajouta-t-elle, « victoire et bénédiction sur vous! Défendez-vous bien, protégez-vous vous-mêmes et puissiez-vous être protégés par Fergus! » Elle partit ensuite, sombre, triste, inquiète, pour aller retrouver Conchobar, et Conchobar lui demanda des nouvelles. C’est alors que Leborcham lui répondit : « J’ai pour toi une mauvaise nouvelle, et j’en ai de bonnes. » — « Quelles sont-elles? » dit le roi d’Ulster. — « Voici les bonnes nouvelles, » dit Leborcham : « Les trois hommes, les meilleurs par la beauté et le talent, par la force et la hardiesse, par les exploits, les hauts faits et la valeur en Irlande, en Écosse, dans le vaste monde tout entier, sont venus vers toi. Repousser les hommes d’Irlande te sera aussi facile que de chasser devant toi une troupe d’oiseaux, puisque les fils d’Usnech iront avec toi. Telles sont les bonnes nouvelles que je t’apporte. Et voici la mauvaise nouvelle que j’ai : Il y a une femme dont la beauté et les attraits étaient les premiers du monde quand elle est partie d’Emain et quand elle nous a quittés; mais cette femme a perdu sa beauté et ses attraits. »
Quand Conchobar entendit ces paroles, sa jalousie et son amertume le quittèrent. Là-dessus, on but à la ronde une rasade ou deux. Et Conchobar demanda de nouveau : « Qui voudrait aller savoir si Derdriu a conservé sa bonne tournure, sa beauté et ses attraits? » Et il répéta sa question trois fois avant d’avoir une réponse. Alors il adressa la parole à Trèn-Dorn Dolann : « Trèn-Dorn, » dit Conchobar, « sais-tu qui a tué ton père? » — « Je sais, » répondit Trèn-Dorn, « que ce fut Noïsé, fils d’Usnech, qui le tua. » — « S’il en est ainsi, » reprit Conchobar, « va voir si Derdriu a conservé sa beauté et ses attraits. »
Et Trèn-Dorn partit ; il arriva au palais du Rameau-Rouge ; il trouva les portes et les fenêtres fermées. La crainte et la terreur le prirent, et voici ce qu’il dit : « Il n’y a pas moyen d’approcher des fils d’Usnech, car ils sont en colère. » Là-dessus, il trouva dans le palais une fenêtre qui n’était pas fermée, et il se mit à regarder par cette fenêtre Derdriu et Noïsé. Derdriu le vit, car elle tournait vite la tête. Elle avertit Noïsé. Noïsé regarda dans la direction où avait regardé Derdriu, et il aperçut l’oeil de Trèn-Dorn. Or, que faisait Noïsé? Il tenait à la main un pion du jeu de dames, et il le lança d’une façon si terriblement adroite, que ce pion atteignit l’oeil de Trén-Dorn : l’oeil tomba sur la joue de Trèn-Dorn.
Trèn-Dorn alla trouver Conchobar; il n’avait plus qu’un oeil. Il raconta au roi l’histoire du commencement à la fin : « Là-bas, » ajouta-t-il, « [à la maison du Rameau-Rouge], est une femme qui est la première du monde pour la beauté, et Noïsé sera roi du monde si on la lui laisse. » Alors Conchobar et les Ulates se levèrent. Ils entourèrent le palais; ils poussèrent de nombreuses clameurs et jetèrent des tisons enflammés contre le palais. Derdriu et les deux fils de Fergus les entendirent et demandèrent : « Qui est sous les murs du palais? » — « Conchobar et les Ulates, » répondirent les assaillants. — « Il y a garantie de Fergus contre eux ? » s’écria Illann le beau [fils de Fergus]. — « Par ma foi, » dit Conchobar, « c’est une honte pour vous et pour les fils d’Usnech que ma femme soit avec vous. » — « Il est donc vrai, » dit Derdriu, « que Fergus vous a trahis, ô Noïsé. » — « Non, » répliqua Buinné le Rude [, fils de Fergus], mon père n’a point trahi et nous ne trahirons point. » Alors Buinné le Rude sortit; il tua trois fois cinquante hommes au dehors d’un seul choc, il éteignit les tisons enflammés et mit le désordre dans la troupe par des cris de jugement dernier. Conchobar dit : « Qui met ce désordre dans mes troupes? » — « C’est moi, Buinné le Rude, fils de Fergus. » — « Je te ferai des présents, » dit Conchobar; « abandonne les enfants d’Usnech. » — « Quels sont ces présents? » demanda Buinné. — « Une des provinces de mon royaume, » dit Conchobar; « de plus, tu seras mon ami et mon conseiller. » — « J’accepte, » dit Buinné. Et Buinné reçut ces présents. Or, il arriva par un miracle de Dieu, que cette nuit-là même la province devint une montagne [inculte] : on l’appelle la Montagne du Partage de Buinné.
Derdriu entendit ces pourparlers. — « Par ma foi, » s’écria Derdriu, « Buinné vous a abandonnés, ô fils d’Usnech; ce fils-là est bien digne de Fergus, son père. » — « Sur ma parole, » répondit Illann le beau, l’autre fils de Fergus, « moi je ne vous abandonnerai pas tant que cette forte épée sera dans ma main. « Et là-dessus, Illann sortit, fit trois fois rapidement le tour du palais et tua trois cents Ulates à l’extérieur, puis il rentra dans la maison à l’endroit où était Noïsé, en train de jouer aux dames avec Anllé le violent. Illann tourna autour d’eux et but un coup. Il emporta une lampe allumée au dehors dans le parc et se mit à frapper la troupe des Ulates; ceux-ci n’osèrent plus approcher du palais.
C’était un brave garçon que le jeune homme qui était là, Illann le Beau, fils de Fergus. Jamais il n’avait refusé à personne un objet de prix ou même de grands trésors, il n’avait reçu de salaire d’aucun roi, et il n’avait jamais accepté d’objet précieux de personne si ce n’est de son père.
Alors Conchobar parla : « Où est mon fils Fiacha? » demanda Conchobar. — « Ici, » répondit Fiacha. — « Par ma foi, c’est dans la même nuit que vous êtes nés, toi et Illann le Beau ; il a les armes de son père ; prends avec toi mes armes : [mon bouclier qu’on appelle] le Beau-Doré, [ma lance dite] la Victorieuse, mon javelot surnommé le Fendu; prends aussi mon épée et uses-en vaillamment. » Alors Illann et Fiacha s’approchèrent l’un de l’autre; Fiacha vint droit à Illann, et Illann demanda à Fiacha : « Qu’est-ce que cela signifie, ô Fiacha? » — « Je veux une rencontre et un combat avec toi, » dit Fiacha. — « C’est mal ce que tu fais là, » répondit Illann, « car les fils d’Usnech sont sous ma sauvegarde. » Ils s’attaquèrent l’un l’autre et se livrèrent un combat violent, héroïque, hardi, audacieux, rapide. Illann eut l’avantage sur Fiacha, Fiacha tomba sous son bouclier. Alors le bouclier poussa un cri magique à cause de la grandeur du danger où était Fiacha, et en réponse à ce cri, les trois principales vagues d’Irlande jetèrent un autre cri magique (ces vagues étaient celles de Clidna, de Tuad et de Rugraidé).
Conall le Triomphateur, fils d’Amergin, était en ce moment-là à Dunseverick, et il entendit comme un grondement de tonnerre, c’était le bruit de la vague de Rugraidé. « En vérité, » dit Conall, « Conchobar est en péril, et il serait injuste de ne point aller à son aide. » Et il prit ses armes ; il alla droit à Emain; il trouva Fiacha, fils de Conchobar, renversé; le bouclier dit le Beau-Doré rugissait et hurlait… et les Ulates n’osaient pas secourir Fiacha. Conall vint à Illann en passant derrière lui et le perça de son épée (c’était la Culghlas de Conall]. — « Qui m’a frappé? » demanda Illann. — « C’est moi, Conall, » répondit l’agresseur. « Et qui es-tu toi? » — « Je suis Illann le Beau, fils de Fergus, » répliqua le blessé; « c’est une mauvaise action que tu as faite là, car les fils d’Usnech sont sous ma sauvegarde. » — « Est-ce vrai, cela? » demanda Conall. — « Oui, c’est vrai. »
« Hélas! malheureux que je suis, » s’écria Conall; « mais, sur ma parole, Conchobar ne reverra son fils que mort, et cela, grâce à moi; ce sera la réparation du crime que par erreur je viens de commettre. » Et là-dessus Conall, donnant un coup d’épée à Fiacha le Beau, lui détacha la tête du corps; puis, Conall s’éloigna.
Ensuite Illann, fils de Fergus, sentit les premiers symptômes de la mort prochaine; il jeta ses armes à l’intérieur du palais et dit à Noïsé d’agir avec vaillance. « Conall le Triomphateur, » ajouta-t-il, « m’a tué par inadvertance. »
Alors les Ulates cernèrent le palais et lancèrent des tisons enflammés. Ardan sortit, éteignit le feu, mit à mort trois cents hommes de l’armée assaillante, et, après être resté longtemps dehors, rentra dans la maison. A une autre heure de la nuit, Annlé fit une sortie pour défendre le palais, et il tua une quantité innombrable d’Ulates; les Ulates s’éloignèrent du palais, après avoir subi de grandes pertes.
Alors Conchobar se mit à relever le courage de son armée. Mais enfin Noïsé fit une sortie; et l’on ne peut énumérer ceux qui tombèrent sous ses coups. Le matin, les Ulates offrirent la bataille à Noïsé. Et Noïsé, à lui seul, les mit en déroute pendant trois heures. Là-dessus, Derdriu vint le trouver et lui dit : « Il est victorieux, le combat que » vous avez livré, toi et tes deux frères. Continuez à lutter vaillamment. Mais vous avez eu une mauvaise pensée quand vous avez donné votre confiance à Conchobar et aux Ulates, et il est triste que vous n’ayez pas fait ce que je vous avais conseillé. » Alors les fils d’Usnech se firent un rempart de leurs boucliers, dont ils mirent les bords l’un contre l’autre. Ils placèrent Derdriu entre eux ; ils tournèrent leurs visages tous trois vers l’armée ennemie et ils lui tuèrent trois cents hommes.
Alors Conchobar alla à la maison du druide Cathba, et lui parla ainsi : « Cathba, » dit-il, « arrête les enfants d’Usnech et fais des conjurations druidiques contre eux, car ils détruiront cette province à jamais, si cette fois, malgré les efforts des Ulates, ils leur échappent. Je te donne ma parole qu’il n’y aura, pour les fils d’Usnech, aucun danger à craindre de ma part. » Cathba crut à ces paroles de Conchobar ; il vint mettre un charme sur les fils d’Usnech ; il prononça des incantations druidiques contre eux. Il fit venir une mer avec de grandes vagues le long de la plaine, devant les fils d’Usnech, et il plaça les hommes d’Ulster sur la terre ferme, à deux pieds derrière eux. Il était bien triste de voir les enfants d’Usnech vaincus par la grande mer. Noïsé prit Derdriu sur son épaule pour empêcher qu’elle ne fût noyée.
Alors Conchobar demanda un homme qui voulût tuer les fils d’Usnech, et tous les hommes d’Ulster refusèrent de les tuer, car il n’y avait pas en Ulster un homme qui n’eût été à la solde de Noïsé. Mais chez Conchobar se trouvait un jeune homme du nom de Mané à la Main rouge, fils du roi de Norvège, dont Noïsé avait tué le père et les deux frères. Celui-ci dit que, pour venger ce meurtre, il décapiterait lui-même les fils d’Usnech. — « S’il en est ainsi, » dit Ardan, « tue-moi le premier, car c’est moi qui suis plus jeune que mes frères. » — « Ce n’est pas cela qu’il faut faire, » reprit Annlé, « mais c’est moi qu’il faut tuer le premier. » — « Ce n’est pas la justice, » répondit Noïsé. « Mais j’ai une épée que m’a donnée Manannan, fils de l’Océan, et qui ne manque jamais son coup. Qu’on nous frappe de cette épée tous trois en même temps, pour qu’aucun de nous ne voie décapiter son frère. » Alors ces trois nobles hommes tendirent le cou sur un seul billot ; Mané leur donna un coup d’épée, et aussitôt détacha du tronc leurs trois têtes en même temps. Chacun des Ulates, voyant cette mort déplorable, poussa trois longs cris de douleur.
Quant à Derdriu, pendant que chacun s’occupait de son voisin, elle parcourait le parc d’Emain, allant de droite à gauche et d’un homme à l’autre, jusqu’à ce qu’elle rencontra Cuchulainn. Elle se mit sous sa sauvegarde, elle lui raconta, du commencement à la fin, l’histoire des fils d’Usnech, et comment ils avaient été trahis. — « Cette nouvelle m’attriste, » dit Cuchulainn, « et sais-tu qui les a tués? » — « C’est Mané à la Main rouge, le fils du roi de Norvège, » dit-elle.
Cuchulainn et Derdriu allèrent à l’endroit où étaient les enfants d’Usnech. Derdriu dénoua sa chevelure ; elle se mit à boire le sang de Noïsé ; ses joues prirent la couleur des charbons ardents, et elle chanta ces vers :
Grand outrage sont ces forfaits accomplis dans Emain,
Honte à ceux qui les ont commis!
Avoir tué les loyaux enfants d’Usnech,
Ces soutiens de l’honneur d’Irlande!
Ardan, à la chevelure blonde,
Aurait mérité d’être roi suprême d’Irlande;
L’Irlande et l’Écosse ne craignent pas
De lui comparer Annlé.
Le monde entier, du couchant au levant,
Noïsé à la grande force,
T’aurait appartenu en entier, sans mentir,
Si l’on ne t’avait infligé le suprême outrage.
Qu’on m’enterre dans sa tombe!
Que l’on recouvre de pierres ma couche!
C’est de les regarder que je meurs,
Depuis qu’on leur a infligé ce grand outrage.
Grand outrage sont ces forfaits accomplis dans Emain,
Honte à ceux qui les ont commis!
Avoir tué les loyaux enfants d’Usnech,
Ces soutiens de l’honneur d’Irlande!
Après ce chant, Derdriu dit : « Qu’on me laisse embrasser mon époux. » Puis elle se mit à embrasser Noïsé et à boire son sang, enfin elle chanta le poème que voici :
Longue serait la journée sans les fils d’Usnech,
Il m’était si doux d’être en leur compagnie!
C’étaient les fils d’un roi généreux pour les étrangers,
Ces trois lions de la colline caverneuse!
Trois dragons de Dun Monaidh!
Trois héros du Rameau-Rouge!
A leur mort je ne puis survivre.
Trois hommes qui repoussaient tout assaut!
Trois hommes aimés des femmes de Bretagne,
Trois faucons du mont de Cullion,
Fils d’un roi aux serviteurs valeureux
Auquel les guerriers rendaient hommage!
Trois héros qui n’étaient point faits pour rendre hommage;
C’est leur mort qui cause ma peine.
Trois fils de la fille de Cathba,
Trois soutiens de la troupe de Cualngé!
Trois ours vigoureux ;
Trois lions du château d’Una,
Trois héros qui aimaient la gloire,
Trois fils chéris des Ulates!
Trois hommes élevés par Aïffé,
Qui avait une province sous sa domination!
Trois piliers du combat,
Trois nourrissons de Scathach!
Trois hommes élevés par Bogmain,
Et qui savaient tous les tours d’adresse!
Trois fils renommés d’Usnech!
Il est bien pénible d’être privé d’eux.
Moi, vivre après Noïsé!
Que personne au monde ne le suppose!
Après Ardan et Annlé,
Ma vie ne sera pas longue.
Le suprême roi d’Ulster, mon premier mari,
Je l’ai abandonné par amour de Noïsé ;
Courte sera ma vie après eux ;
Je leur rendrai les honneurs funèbres.
Après eux je ne resterai pas en vie.
Trois hommes qui prenaient part à toutes les batailles!
Trois hommes si bons à supporter la peine!
Trois héros qui ne refusaient jamais le combat!
Malédiction sur toi, ô druide Cathba,
Qui as tué Noïsé à cause d’une femme!
Il est malheureux qu’il n’ait eu personne pour le seconder,
Il est le seul roi qui aurait satisfait le monde.
O homme qui creuses la tombe.
Et qui sépares de moi mon bien-aimé,
Ne fais pas la fosse trop étroite,
Je me mettrai à côté de ces nobles guerriers.
[Je supporterais les plus grandes peines
A côté de ces trois héros ;
J’endurerais d’être sans maison, sans feu,
Et ce n’est pas moi qui m’en attristerais.
Leurs trois boucliers et leurs javelots
Me servaient de lit bien souvent.
Place leurs trois fortes épées
Au-dessus de la tombe, ô valet!
Leurs trois chiens et leurs trois faucons
Seront maintenant sans chasseurs,
Sans les trois hommes qui soutenaient tous les combats,
Sans les trois élèves de Conall le triomphateur.
La vue des trois laisses de ces trois chiens
A tiré des soupirs de ma poitrine;
C’est moi qui étais chargée de leur garde,
Et leur vue m’est une cause de souffrance.]
Je n’ai jamais été seule, avant
Ce jour où l’on creuse votre tombe;
Bien que souvent j’aie été
Avec vous dans un désert.
Un soupir s’est échappé de ma poitrine
A la vue de la tombe de Noïsé ;
Bientôt la vie m’abandonnera
Puisqu’ils ne sont plus, ceux que je pleure.
C’est à cause de moi qu’ils ont été trahis
Et que se sont élevées contre eux trois grandes vagues!
Il est triste que je n’aie pas été dans la terre
Avant le meurtre des enfants d’Usnech.
Triste fut mon voyage avec Fergus
Jusqu’à la trahison du Rameau-Rouge.
Avec ses paroles doucereuses,
Il m’a perdue en même temps qu’eux.
J’ai fui les délices d’Ulster,
La foule des héros et des amis;
Maintenant que je reste seule après les fils d’Usnech,
Ma vie ne sera pas longue.
Longue serait la journée sans les fils d’Usnech,
Il m’était si doux d’être en leur compagnie!
C’étaient les fils d’un roi généreux pour les étrangers,
Ces trois lions de la colline caverneuse!
Alors Derdriu se coucha dans la tombe ; elle avait donné trois baisers à Noïsé avant de descendre dans la fosse. Cuchulainn retourna à Dundalk, plein de tristesse et de douleur. Puis le druide Cathba maudit Emain Macha, pour venger ce grand crime : il dit qu’après cette trahison, ni Conchobar, ni aucun autre de sa race n’occuperaient jamais cette ville.
Quant à Fergus, fils de Ross le Rouge, il arriva à Emain Macha, le lendemain du meurtre des enfants d’Usnech. Il vit qu’ils avaient été tués, malgré la sauvegarde qu’il avait donnée. Alors Fergus, Cormac Conloïngès, fils de Conchobar, et Dubthach Daelultach, avec leurs troupes, livrent bataille aux gens de Conchobar. Mané, fils de Conchobar, tombe sous leurs coups et trois cents des gens de Conchobar avec lui. Emain Macha est brûlée et détruite; les femmes de Conchobar sont tuées par eux.
Voici le nombre de leur armée : trois mille guerriers. De là, ils se rendirent en Connaught, chez Ailill le Grand, qui était roi de Connaught, et chez Medb de Cruachan, où ils trouvèrent bon accueil et sécurité.
Quand Fergus et Cormac Conloïngès avec leurs guerriers eurent atteint le Connaught, ils ne passaient pas une nuit sans envoyer des maraudeurs détruire et incendier l’Ulster…, en sorte que le district de Cualngé fut soumis par eux, événement qui fut la cause de nombreux dommages et pillages entre les deux provinces. Et cette guerre dura sept ans ou, selon quelques autres, dix ans, sans qu’il y eût trêve, même d’une heure, entre les deux partis.
C’est dans ce temps que Fergus eut des rapports avec Medb et la rendit grosse; elle lui mit au monde trois fils jumeaux : Ciar, Corc et Conmac, comme dit le poète dans une strophe :
Medb devint grosse dans Cruachan la belle,
Des œuvres de Fergus sans reproche ;
Elle mit au monde trois fils sans défaut :
Ciar, Core et Conmac.
C’est de ce Ciar que Ciarraige [ou Kerry], en Munster, tire son nom, et c’est à sa race qu’appartient 0′ Conchubair Ciarraig. De Corc provient 0′ Conchubair Chorcomruadh. Et de Conmac viennent tous les Conmaicne qui sont en Connaught. Et celui qui lira le poème commençant par les mots : « Race de Fergus, race supérieure à toutes, » verra clairement quelle grande supériorité ces trois fils de Medb avaient obtenue en Connaught et en Munster. La preuve en est aussi dans les noms de lieux de ces deux provinces qui viennent d’eux.
Fergus et les Noirs exilés, c’est-à-dire l’armée d’étrangers qui l’avait accompagné en Connaught, continuèrent longtemps à maltraiter et à détruire les Ulates pour venger la mort des fils d’Usnech. De leur côté, les Ulates se mirent aussi à exercer des représailles sur eux et sur les hommes de Connaught, après l’enlèvement des vaches que Fergus leur avait prises : les ruines et les dommages causés de part et d’autre furent en si grand nombre qu’il est fastidieux de lire les livres écrits sur ce sujet.
Quant à Derdriu, tandis qu’arrivait cette guerre, elle resta avec Conchobar une année entière après le meurtre des enfants d’Usnech. Et quoique ce fut peu de chose pour elle de lever la tète ou de faire paraître un sourire sur ses lèvres, elle ne le fit jamais pendant tout ce temps. Voyant que ni le jeu ni la douceur ne produisaient d’effet sur elle et que ni les plaisanteries ni les exhortations ne relevaient son courage, Conchobar fit prévenir Eogan, fils de Durthacht, prince de Farney ; or, quelques historiens rapportent que c’était cet Eogan qui avait tué Noïsé à Emain Macha. Et quand Eogan fut en présence de Conchobar, Conchobar dit à Derdriu que puisqu’il n’avait pas été capable de la tirer de son chagrin, Eogan le remplacerait auprès d’elle. Là-dessus, on la mit dans le char derrière Eogan : Conchobar était venu la remettre à Eogan. Comme le char s’avançait, elle jeta un regard furieux sur Eogan, qui était devant elle, puis sur Conchobar, qui était derrière elle, car il n’y avait pas au monde deux hommes qu’elle détestât plus que ces deux-là. Mais quand Conchobar la vit lancer des regards à lui et à Eogan, il lui dit en plaisantant : « Derdriu, c’est un regard de brebis entre deux béliers, le regard que tu nous jettes à Eogan et à moi. » Quand Derdriu entendit ces paroles insultantes, elle tressaillit, sauta du char, alla se frapper la tête sur les rochers qui étaient devant elle, et se brisa la tête, en sorte qu’aussitôt sa cervelle jaillit. C’est ainsi qu’arriva la mort de Derdriu.