Contes de Canterburry : la seconde nonne

Geoffrey Chaucer est un écrivain et poète anglais né à Londres dans les années 1340 et mort en 1400 dans cette même ville. Son œuvre la plus célèbre est Les Contes de Canterbury. Les Contes de Canterbury sont, avec Sire Gauvain et le Chevalier vert (d’un anonyme) et Pierre le laboureur (de William Langland), les toutes premières grandes œuvres de la littérature anglaise. Voici le premier conte : la seconde nonne.

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Contes de Canterburry : Le conte de la seconde nonne

Le Prologue du Conte de la Seconde Nonne.

La servante et la nourrice des vices
qu’on appelle en anglais « Ydelnesse »,
qui est gardienne de la porte des délices, —
à l’éviter, et par son contraire l’accabler,
c’est-à-dire par licite industrie,
nous devrions bien mettre tous nos efforts,
de peur que le démon par oisiveté nous prenne.

Car lui, qui avec ses mille lacets retors
est toujours à l’affût pour nous attraper,
10 quand il peut apercevoir homme oisif,
il sait si prestement le prendre à son piège,
que tant qu’il n’est agrippé par la basque,
il ne s’avise que le démon l’a en main ;
nous devrions bien travailler et combattre oisiveté.

Et même si l’homme ne craignait point de mourir,
il voit pourtant bien clairement, en raison,

qu’Oisiveté n’est que mollesse pourrie,
de qui oncques il ne sort bon fruit ;
et voit que la paresse la tient en laisse
20 pour qu’elle ne fasse que dormir et que manger et boire
et dévorer le labeur d’autrui.

Et pour nous garder de telle oisiveté,
qui est cause de si grande confusion,
je me donne ici pour tâche fidèle,
suivant la légende de traduire
ta glorieuse vie et passion,
toi à la guirlande tissue de roses et de lis ;
c’est toi que je veux dire, vierge et martyre sainte Cécile.

Invocation à Marie.

Et toi qui es fleur de toutes les vierges,
30 dont plut à Bernard si bien écrire,
c’est toi qu’à mon début d’abord j’invoque ;
ô notre réconfort, pauvres pécheurs, donne moi d’écrire
la mort de ta servante, qui gagna par son mérite
la vie éternelle et victoire sur le démon,
comme on peut ci-après lire en son histoire.

Toi vierge et mère, fille de ton fils,
toi puits de merci, cure de l’âme pécheresse,
en qui Dieu, par bonté, voulut habiter,
toi humble, et haute plus qu’aucune créature,
40 tu as ennobli à tel point notre nature,
que le créateur n’a pas eu mépris de notre engeance,
pour vêtir et envelopper son fils de sang et de chair.

Dedans le cloître béni de tes flancs
reçut forme humaine l’éternel amour et paix
qui du triple espace est roi et guide,
que la terre et la mer et le ciel n’ont cesse

de louer ; et toi, vierge sans tache,
tu as enfanté, et restes vierge pure,
le créateur de toute créature.

50 En toi sont réunies la magnificence
et la merci, bonté et pitié telles
que toi, qui es le soleil d’excellence,
non seulement aides ceux qui te prient,
mais maintes fois, en ta bénignité,
généreusement, avant que l’homme implore ton aide,
tu le préviens et te fais le médecin de sa vie.

Or aide, ô douce et bienheureuse gente vierge,
moi, pauvre exilé en ce désert de fiel ;
pense à la Chananéenne, qui disait
60 que les petits chiens mangent des miettes
qui de la table de leurs maîtres sont tombées ;
et bien que, indigne fils d’Ève,
je sois pécheur, pourtant accepte ma foi.

Et puisque la foi est morte sans les œuvres,
pour travailler donne-moi sapience et temps,
que je sois quitte des lieux qui sont si noirs !
Ô toi, qui es si belle et pleine de grâce,
sois mon avocate en ce haut séjour
où sans fin on chante « Hosanna »,
70 toi mère du Christ, fille chère d’Anne !

De ta clarté illumine mon âme prisonnière,
qui est troublée par la contagion
de mon corps et aussi par le poids
des désirs terrestres et des fausses affections ;
ô port de refuge, ô salut
de ceux qui sont en douleur et détresse,
or aide-moi, car à mon œuvre je me veux mettre.

Mais je vous prie, vous qui lisez ce que j’écris,
pardonnez-moi si je ne fais diligence
80 à rédiger avec art cette histoire-ci ;

car j’ai et les mots et les phrases
de celui qui par révérence pour la sainte
écrivit l’histoire, et je suis sa légende,
et vous prie de bien vouloir mon œuvre amender.

Interprétation du nom de Cécile que propose frère Jacob de Voragine dans la Légende Dorée.

Tout d’abord je voudrais vous expliquer le nom
de sainte Cécile, comme on peut lire en son histoire ;
il veut dire en anglais « hevenes lilie »,
pour la chasteté pure de sa virginité ;
ou bien, pour ce qu’avait la blancheur de l’honneur,
90 et la verdeur de la conscience, et de bon renom
la suave odeur, « lis » était son nom.

Ou Cécile veut dire « le chemin des aveugles »,
car elle fut un exemple par sa bonne doctrine ;
ou bien Cécile, comme en écrit je trouve,
est formé, par une sorte d’assemblage,
de « ciel » et de Lia » ; et ici, au figuré,
le « ciel » est mis pour ses pensers de sainte,
et « Lia » pour sa constante activité.

Cécile peut aussi s’expliquer de cette manière,
100 « exempte de cécité » pour sa grande lumière
de sapience, et pour ses vertus claires ;
ou bien, voici ! le nom brillant de cette vierge
vient de « ciel » et de « leos » pour ce que, fort justement
on pouvait l’appeler « le ciel du peuple »,
étant l’exemple de toutes bonnes et sages œuvres.

Car « leos » veut dire « peple » en anglais,
et tout comme on peut voir dans le ciel
le soleil et la lune et les étoiles de toutes parts,
de même, spirituellement, en cette vierge généreuse,

110 voyait-on la magnanimité de la foi,
et aussi la clarté parfaite de sapience,
et œuvres diverses, brillantes d’excellence.

Et de même que les philosophes écrivent
que le ciel est rapide et rond et ardent,
de même était cette belle Cécile la blanche
très rapide et active toujours en bonnes œuvres,
et ronde et parfaite en bonne persévérance,
et ardente toujours en charité très brillante ;
or vous ai déclaré quel était son nom.

Explicit.
Ci commence le conte de la Seconde Nonne, sur la vie de sainte Cécile.

120 Cette vierge brillante Cécile, dit sa vie,
était issue des Romains, et de noble race,
et dès le berceau élevée dans la foi
du Christ, et portait son évangile en l’esprit ;
jamais elle ne cessait, comme en écrit je trouve,
sa prière, et d’aimer et craindre Dieu,
l’implorant de garder sa virginité.

Et lorsque cette vierge dut un homme
épouser, lequel était fort jeune d’âge,
et avait nom Valérien,
130 et que le jour fut venu de son mariage,
elle, moult dévote et humble en son cœur,
sous sa robe d’or qui seyait moult bellement,
s’était contre la chair revêtue d’une haire.

Et tandis que les orgues faisaient mélodie,
à Dieu seul en son cœur ainsi chantait-elle :
« Ô Seigneur, garde mon âme et mon corps aussi
sans tache, de peur que je sois perdue »,
et pour l’amour de Celui qui est mort sur la croix,
tous les deux ou trois jours elle jeûnait,
140 toujours priant en ses oraisons très ardemment.

La nuit vint et au lit elle dut aller
avec son mari, comme souvent est coutume,
et privément elle lui dit bientôt :
« Ô doux cher époux bien-aimé,
il est un secret, si vous voulez l’entendre,
que bien volontiers je voudrais vous dire,
si vous jurez que vous ne me trahirez pas. »

Valérien lui jura fermement
qu’en aucun cas, quoiqu’il advienne,
150 jamais il ne la trahirait.
Alors pour commencer elle lui dit :
« J’ai un ange qui m’aime,
et qui avec grand amour, que je veille ou dorme,
est prêt toujours à garder mon corps.

Et s’il peut sentir (n’en doutez pas)
que vous me touchez ou aimez pour vilenie,
incontinent il vous tuera sur le fait
et dans votre jeunesse ainsi vous mourrez ;
et si vous me guidez en amour pur,
160 il vous aimera comme moi, pour votre pureté,
et vous montrera sa joie et son éclat. »

Valérien, corrigé comme Dieu voulait,
repartit : « Si tu veux que je me fie à toi,
fais-moi voir cet ange et le contempler ;
et si c’est un ange vrai,
lors je ferai comme tu m’as prié ;
mais si tu aimes un autre homme en vérité,
de cette même épée je vous tuerai tous deux. »

Cécile répondit aussitôt en cette guise :
170 « Il ne tient qu’à vous de voir cet ange :
croyez au Christ et vous baptisez.
Allez-vous en à la voie Appienne (fait-elle)
qui de cette ville n’est loin que de trois milles,
et, aux pauvres gens qui y habitent,
parlez-leur tout comme vais vous dire.

 

Dites-leur que moi, Cécile, vous ai envoyé à eux
pour qu’ils vous montrent le bon vieillard Urbain,
pour secrète nécessité et à bonne intention.
Et lorsqu’aurez vu saint Urbain,
180 dites-lui les paroles que je vous ai dites ;
et quand il vous aura purgé du péché,
lors verrez-vous cet ange, avant de vous partir. »

Valérien en ce lieu s’en est allé,
et comme on l’en avait instruit et informé,
il trouva bientôt le saint vieillard Urbain
mussé parmi les sépulchres des Saints.
Et lui, sans faire longue demeure,
fit son message ; et quand il l’eut dit,
Urbain de joie leva les mains au ciel.

190 De ses yeux les larmes tombèrent :
« Seigneur tout-puissant, ô Jésus-christ (dit-il),
semeur de chaste conseil, pasteur de nous tous,
le fruit de cette semence de chasteté
que tu as semée en Cécile, recueille-le !
Vois ! comme une abeille diligente, sans fraude,
te sert toujours ta servante Cécile !

Car cet époux, qu’elle prit naguère
tout pareil au fier lion, elle l’envoie ici
aussi doux que jamais fut agneau, devers vous ! »
200 Et à ce mot voici qu’apparut
un vieillard, vêtu de blancs habits clairs,
qui avait un livre à lettres d’or en main,
et s’arrêta debout devant Valérien.

Valérien tomba comme mort de peur
quand il le vit, et lui le releva alors,
et sur son livre il se mit à lire ce qui suit :
« Un seigneur, une foi, un Dieu sans plus,
un baptême, un seul père de tous,
qui est au-dessus de tous et parmi tous partout. »
210 Ces mots étaient tous d’or écrits.

 

Quand cela fut lu, alors dit ce vieillard,
« Crois-tu cette chose ou non ? dis oui ou non. »
« Je crois tout cela (dit Valérien)
car chose plus vraie qu’icelle, j’ose bien dire,
aucun être sous le ciel ne peut penser. »
Lors s’évanouit le vieillard, il ne sut où,
et le pape Urbain le baptisa sur le-champ.

Valérien s’en va chez lui, et trouve Cécile
dedans sa chambre avec un ange debout ;
220 cet ange avait de roses et de lis
deux couronnes, lesquelles il tenait à la main.
Et d’abord à Cécile, à ce que je comprends,
il donna l’une et puis il offrit
l’autre à Valérien, son mari.

« Le corps pur et sans tache la pensée,
gardez toujours bien ces couronnes (dit-il) ;
du Paradis vous les ai-je apportées,
et jamais elles ne pourriront,
ni perdront leur douce senteur, croyez-moi ;
230 et jamais être ne les verra de ses yeux
qu’il ne soit pur et haïsse vilenie.

Et toi, Valérien, pour ce que bien vite
tu consentis à bon conseil aussi,
dis ton désir et il te sera accordé. »
« J’ai un frère (lors dit Valérien)
que j’aime plus que personne au monde.
Je vous prie que mon frère ait grâce
de connaître la vérité, comme je fais en ce lieu. »

L’ange dit : « Dieu aime ta requête,
240 et tous deux, avec la palme du martyre,
vous viendrez à sa fête bienheureuse. »
Et sur ce mot son frère Tiburce s’en vient,
et lorsqu’il flaira la senteur
que les roses et les lis répandaient,
en son cœur il se prit à s’émerveiller fort.

 

Et dit : « J’admire en ce temps de l’année
d’où vient cette douce odeur
de roses et de lis que je sens ici.
Car même si je les avais en mes deux mains,
la senteur ne pourrait en moi entrer plus profond.
250 La douce odeur qu’en mon cœur je trouve
m’a changé tout en une autre espèce. »

Valérien dit : « Deux couronnes avons-nous,
blanc de neige et rouge de rose, qui brillent clair,
et que ton œil n’a puissance de voir ;
et comme tu les sens par ma prière,
de même tu les verras, frère très cher,
si tu veux, sans mollesse,
bien croire et connaître la vérité vraie. »

260 Tiburce répondit : « Me dis-tu cela
pour vrai, ou est-ce en rêve que je l’entends ? »
« En rêves (dit Valérien), nous avons été
jusqu’à présent, mon frère, pour certes.
Pour la première fois en la vérité est notre demeure. »
« Comment sais-tu cela (dit Tiburce), en quelle guise ? »
Dit Valérien : « C’est ce que je vais te conter.

L’ange de Dieu m’a enseigné la vérité
Que tu verras aussi, si tu veux renier
les idoles et être pur, et rien autre. »
270 — Et du miracle de ces deux couronnes
saint Ambroise dans sa préface a bien voulu parler ;
solennellement le noble cher docteur
l’atteste, et dit ainsi que suit :

Pour recevoir la palme du martyre,
sainte Cécile, comblée des dons de Dieu,
le monde et voire sa chambre se prit à délaisser ;
témoin la confession de Tiburce et de Valérien,
à qui Dieu dans sa bonté voulut dispenser
deux couronnes de fleurs doux fleurantes,
280 et leur fit par son ange porter ces couronnes :

La vierge a mené ces hommes à la félicité céleste ;
le monde a su ce que vaut, en vérité,

d’aimer chasteté dévotement. —
Lors lui montra Cécile, clair comme le jour,
que toutes les idoles ne sont que chose vaine ;
car elles sont muettes et, qui plus est, sont sourdes,
et le somma de quitter ses idoles.

« Quiconque ne croit pas ceci est une bête,
(lors fit Valérien) s’il faut ne pas mentir. »
290 Elle se prit à baiser son sein, lorsqu’elle ouït cela,
et fut fort joyeuse qu’il pût voir la vérité.
« En ce jour je te prends pour mien parent »,
dit cette bienheureuse gente vierge chère ;
après quoi elle dit ce qu’allez ouïr :

« Vois, ainsi que l’amour du Christ (dit-elle),
m’a faite épouse de ton frère, tout de même
sur l’heure je te prends ici pour parent,
puisque tu veux mépriser tes idoles.
Va-t’en avec ton frère maintenant et te baptise
300 et purifie ; pour que tu puisses contempler
la face des anges dont ton frère a parlé. »

Tiburce dit en réponse : « Frère cher,
d’abord dis-moi où aller et devers qui ? »
« Devers qui ? (dit-il). Viens-t’en avec joyeux visage,
je veux te mener au pape Urbain. »
« À Urbain ? Valérien, mon frère,
(lors fit Tiburce), c’est là que tu veux me mener ?
Me semble que ce serait grand’merveille.

Ne veux-tu pas dire Urbain (lors fit-il),
310 qui tant de fois fut condamné à mort,
et demeure toujours en cachettes ci et là,
et n’ose mie montrer sa tête ?
On l’arderait en un feu tant rouge
si on le trouvait ou pouvait l’entrevoir ;
et nous aussi, pour lui tenir compagnie.

Et tandis que nous cherchons cette divinité
qui est celée dans le secret du ciel,

nous n’en serions pas moins ardés ici-bas ! »
À quoi Cécile répondit fièrement :
320 « On pourrait redouter avec bonne raison
de perdre cette vie, ô mon cher frère,
si elle était la seule vie sans nulle autre.

Mais il est une vie meilleure en autre lieu,
que jamais on ne perdra, n’en aie crainte,
comme le Fils de Dieu nous l’a dit par sa grâce ;
le Fils du Père a créé toutes choses ;
et tout ce qui à été créé par une pensée raisonnable,
l’Esprit qui du Père procéda d’abord,
l’a doué d’une âme, sans aucun doute.

330 Par paroles et par miracles, le Fils de Dieu
quand il était en ce monde, déclara ici
qu’il est une autre vie où l’homme peut séjourner. »
A quoi Tiburce répondit : « Ô chère sœur,
n’as-tu pas dit tout à l’heure en propres termes,
qu’il n’y a qu’un Dieu, Seigneur en vérité,
et maintenant de trois comment peux-tu porter témoignage ? »

« C’est ce que je te dirai (fait-elle), avant de partir.
Tout comme un homme a trois sapiences,
mémoire, engin et intellect aussi,
340 ainsi, en un seul être de divinité,
trois personnes peuvent fort bien être. »
Alors elle se mit à lui prêcher fort diligemment
sur la venue du Christ et à lui enseigner ses douleurs,

et nombreux points de sa passion ;
comment le Fils de Dieu en ce monde fut retenu,
pour la pleine rédemption du genre humain,
qui était dans les chaînes du péché et des froids soucis :
toutes ces choses dit-elle à Tiburce.
Et après cela Tiburce, en bonne intention,
350 avec Valérien alla trouver le pape Urbain,

 

qui remercia Dieu, et, le cœur joyeux et léger,
le baptisa, et le fit en ce lieu
parfait en savoir, chevalier de Dieu.
Et désormais Tiburce obtint grâce telle
que chaque jour il voyait, dans le temps et l’espace,
l’ange de Dieu ; et toutes les sortes de faveurs
qu’il demandait à Dieu, étaient bien vite exaucées.

Fort malaisé serait de dire dans l’ordre
combien de merveilles Jésus fit pour eux ;
360 mais à la fin, pour faire court et clair,
les sergents de la ville de Rome les quérirent,
et devant Almache le préfet les menèrent,
qui les questionna, connut toute leur pensée,
et vers l’image de Jupiter les envoya,

et dit : « Quiconque ne veut sacrifier,
qu’on lui tranche la tête, c’est ma sentence. »
Sur l’heure ces martyrs dont est mon conte,
un certain Maxime qui était officier,
du Préfet et son « corniculaire »,
370 les saisit ; et quand il emmenait les martyrs,
lui-même il pleurait, de pitié qu’il avait.

Lorsque Maxime eut écouté la doctrine des saints,
il obtint congé des tourmenteurs,
et les conduisit à sa maison sans plus ;
et tant prêchèrent, qu’avant le soir
ils avaient arraché les tourmenteurs
et Maxime et chacun de ses gens
à la fausse foi, pour croire en Dieu seul.

Cécile vint, quand il fit nuit,
380 avec des prêtres qui les baptisèrent tous ensemble,
et ensuite, lorsque vint la lumière du jour,
Cécile leur dit d’un visage fort calme :
« Or, très chers et très aimés chevaliers du Christ,
rejetez tous les œuvres des ténèbres
et armez-vous d’une armure de lumière.

 

En vérité vous avez livré grande bataille,
avez achevé votre course, avez gardé votre foi ;
allez à la couronne de vie qui ne peut pas faillir ;
le juste Juge que vous avez servi
390 vous la donnera comme l’avez méritée. »
Et quand cela fut dit comme je le raconte,
on les conduisit faire le sacrifice.

Mais quand ils furent amenés au lieu dit,
pour faire courte la conclusion,
ils ne voulurent mie encenser ni sacrifier,
mais à genoux ils se mirent par terre
avec humble cœur et grave dévotion,
et perdirent tous deux leur tête sur-le-champ.
Leurs âmes s’en allèrent devers le roi de grâce.

400 Ce Maxime, qui vit la chose arriver,
avec larmes piteuses dit incontinent
qu’il voyait leurs âmes glisser au ciel
avec des anges pleins de clarté et de lumière,
et de sa parole en convertit plus d’un ;
pour quoi Almache le fit tant battre
d’un fouet plombé, qu’il en perdit la vie.

Cécile le prit et l’enterra sur l’heure
près de Tiburce et de Valérien doucement,
dedans leur sépulture, sous la pierre.
Et puis après, Almache en hâte
410 envoya ses ministres quérir publiquement
Cécile, pour qu’elle vint en sa présence
faire sacrifice et encenser Jupiter.

Mais eux, convertis à sa sage parole,
pleuraient grièvement et donnaient pleine créance
à sa parole et criaient de plus en plus :
« Christ, Fils de Dieu sans différence,
est vrai Dieu, c’est là toute notre pensée,
lui qui pour le servir a si bonne servante ;
420 nous le croyons d’une seule voix, dussions-nous mourir !

Almache, qui ouït dire le fait,
fit quérir Cécile, pour qu’il pût la voir,

et tout d’abord, voici quelle fut sa demande :
« Quelle sorte de femme es-tu ? » lors fit-il.
— « Je suis née gentille femme » dit-elle.
— « Je te demande (dit-il), mal gré que tu en aies,
ta religion et ta croyance. »

« Vous avez commencé votre question sottement,
(dit-elle), qui voudriez deux réponses enclore
430 en une demande ; c’est s’enquêter en ignorant. »
Almache répondit à ce jugement :
« D’où vient que tu réponds si rudement ? »
— « D’où ? (dit-elle, à cette question),
de conscience et de bonne foi non feinte. »

Almache dit : « N’as-tu donc cure
de mon pouvoir ? » Elle répondit :
« Votre puissance (dit-elle) est bien peu à craindre ;
car le pouvoir de tout mortel n’est
que comme une vessie, pleine de vent, pour certes.
440 Car avec une pointe d’aiguille, quand elle est gonflée,
toute son enflure peut être mise bien bas. »

— « Tu étais en pleine faute en commençant (dit-il),
et maintenant dans ta faute tu persévères ;
ne sais-tu pas que nos puissants princes généreux
ont ainsi commandé et fait ordonnance,
que tout chrétien souffrira pénance
s’il n’abjure pas sa chrétienté,
mais s’en ira quitte, s’il veut la renier ? »

— « Vos princes errent comme fait votre noblesse,
450 (dit lors Cécile), et par folle sentence
vous nous faites coupables et ce n’est pas vrai ;
car vous, qui savez bien notre innocence,
pour ce que nous faisons révérence
au Christ, et que nous portons nom chrétien,
vous nous l’imputez à crime et à blâme.

Mais nous qui savons que ce nom veut dire
vertueux, ne pouvons pas l’abjurer. »
Almache répondit : « Choisis entre les deux ;
faire sacrifice ou renier chrétienté

460 pour que tu puisses ores échapper par là. »
À quoi la sainte bienheureuse gente vierge
se prit à rire et dit au juge :

« Ô juge, confondu en ta sottise,
veux-tu que je renie l’innocence
pour me faire créature perverse ? (dit-elle).
Voyez ! il dissimule ici en audience,
il a l’œil écarquillé et il enrage en m’écoutant. »
À quoi Almache : « Pauvre misérable,
ne sais-tu pas jusqu’où mon pouvoir peut s’étendre ?

470 Nos puissants princes ne m’ont-ils pas donné,
oui, et pouvoir et autorité
de faire les gens mourir ou vivre ?
Pourquoi alors me parler si orgueilleusement ? »
« Je ne parle que fermement (dit-elle),
non orgueilleusement, car je le dis, quant à nous,
nous haïssons mortellement le vice d’orgueil.

Et si tu ne crains pas d’entendre vérité,
lors je veux te montrer tout clairement, par raison,
que tu as dit fort grand mensonge en ceci.
480 Tu dis que tes princes t’ont donné pouvoir
et de meurtrir et de faire vivre une créature,
toi, qui ne peux rien que ravir la vie seule ;
tu n’as pas d’autre pouvoir ni congé !

Il t’est permis de dire que tes princes t’ont fait
ministre de mort ; si tu en dis davantage,
tu mens, car ta puissance est toute nue. »
— « Quitte cette hardiesse (dit Almache alors),
et sacrifie à nos dieux, avant de partir ;
point ne me chaut des injures que tu m’adresses,
490 car je peux les souffrir en philosophe ;

mais les injures que je ne peux endurer
sont celles que tu dis de nos dieux » (fit-il).
Cécile répondit : « Ô sotte créature,

tu n’as pas dit un mot depuis que tu me parles
que je n’y reconnaisse ta sottise ;
et que tu es, en toute manière et guise,
officier ignorant et juge vain.

Rien ne manque aux yeux de ton corps
pour que tu sois aveugle, car chose que nous voyons tous
500 être pierre, ainsi qu’il est visible,
cette même pierre tu veux l’appeler Dieu.
Je te le conseille, que ta main s’y pose,
et tâte la bien, tu t’apercevras qu’elle est pierre,
puisque tu ne vois mie avec tes yeux aveugles.

C’est une honte que le peuple doive
te mépriser ainsi et rire de ta folie ;
car on sait bien communément et partout
que Dieu puissant est dans son ciel là-haut,
et ces images, tu peux bien le voir,
510 ni à toi ni à elles-mêmes ne peuvent en rien servir,
car en effet elles ne valent pas une miette. »

Elle dit ces paroles et d’autres pareilles,
et lui se courrouça et ordonna qu’on la conduisit
chez elle, « et en sa maison (dit-il),
brûlez-la dans un bain de flammes rouges ».
Et tout comme il avait ordonné ainsi fut fait ;
car dans un bain ils l’enfermèrent,
et nuit et jour grand feu dessous allumaient.

La longue nuit et un jour encore,
malgré tout le feu et l’ardeur du bain,
520 elle resta toute froide, ne sentit point de souffrance,
cela ne la fit pas suer une goutte.
Mais en ce bain elle devait perdre la vie ;
car lui, Almache, avec le très méchant dessein
de la meurtrir dans le bain envoya son messager.

De trois coups sur le col il la férit alors,
le tourmenteur, mais il eut beau faire,
il ne put mie trancher le col en deux ;

et pour ce qu’il y avait en ce temps une ordonnance
530 que nul homme ne devait à homme infliger la pénance
de férir le quart coup, doux ou grief,
ce bourreau n’osa en faire davantage.

Mais mi-morte, le col tranché,
il la laissa gisante et alla son chemin.
Les chrétiens qui étaient autour d’elle
avec des linges ont capté son beau sang.
Trois jours vécut-elle en ce tourment
et jamais ne cessa de leur enseigner la foi ;
à ceux qu’elle avait édifiés, elle se mit à prêcher.

Elle leur donna ses meubles et son bien
540 et au pape Urbain les confia alors
et dit : « J’ai demandé au roi du ciel
d’avoir répit trois jours et pas davantage,
pour vous recommander, avant que je parte,
ces âmes que voyez et pour que je puisse faire
de ma maison ici à jamais une église. »

Saint Urbain avec ses diacres privéement
emporta le corps et l’ensevelit la nuit
parmi ses autres saints dignement.
550 Sa maison fut appelée l’église de Sainte-Cécile ;
Saint Urbain la consacra comme bien il pouvait ;
et là, encore aujourd’hui, en noble guise,
on rend hommage au Christ et à sa sainte.

Ci finit le conte de la Seconde Nonne.