L’Exil des fils de Dóel Dermait

Voici l’histoire de l’Exil des fils de Doel Dermait, de la branche rouge de la mythologie irlandaise.

Exil des fils de Doel Dermait

Exil des fils de Doel Dermait

1. Il fut un roi fameux qui domina sur l’Ulster, c’est Conchobar, fils de Ness. À son avènement, il fit une loi : chaque héros nourrira les Ulates une nuit dans l’année et le roi les traitera sept nuits plus quatre nuits, — à savoir la première nuit de chacune des quatre saisons, — quatre jeunes seigneurs chaque fois. Les femmes des Ulates, pour commencer, recevaient de la femme du guerrier qui donnait le festin : sept boeufs et sept porcs, sept tonneaux, sept barils; sept canettes, sept pots, sept coupes et sept verres de bière, sept services de poissons, d’oiseaux et de légumes variés.

2. Une nuit arriva le tour de Bricriu à la langue empoisonnée : ce fut à lui à donner la fête. On apporta tout l’appareil du banquet, on remplit le grand tonneau à échelles de Conchobar, — il avait une échelle à l’extérieur et une à l’intérieur, qui servaient à y aller puiser. — Les découpeurs de Conchobar se lèvent pour servir les mets, et les échansons pour verser la bière. Bricriu à la langue empoisonnée les voit de sa couche, dans la maison de bois, circuler à sa gauche dans la salle. « Ils seront célèbres dans l’avenir, » dit-il, « les exploits qu’on va faire dans l’espérance d’une bière pour rire et d’un repas pour rire. » Les jeunes guerriers restent immobiles, puis courent à leur place et tout le monde garde le silence. Conchobar, de la verge d’argent qu’il tenait à la main, frappa la colonne de bronze qui s’élevait à côté de son épaule, et qu’on entendit résonner aux quatre coins du palais du Rameau rouge. Il demande à Bricriu ce qui est arrivé : « Qu’as-tu, ô Bricriu, » dit Conchobar, « à susciter des difficultés au moment où les Ulates désirent commencer le repas. » — « mon cher » et vénéré Conchobar, » répondit Bricriu, « je ne manque de rien de ce qu’il faut pour boire et pour manger, mais il n’est pas juste que les Ulates jouissent de mon banquet sans avoir fait, pour le mériter, quelque action d’éclat. »

3. À ces mots, se lèvent les douze héros d’Ulster : Fergus, fils de Roeg ; Conall le Triomphateur, fils d’Amergin ; Loégairé le Vainqueur; Cûchulainn, fils de Sualdam; Eogan, fils de Durrthacht; Celtchar, fils d’Uthechar ; Blai l’Hôte; Dubthach Mauvaise-Langue d’Ulster; Ailill Langue-de-Miel ; Conall Anglonnach ; Munremar, fils de Gerrgend; Cethern, fils de Fintan. Chacun de ces braves héros s’élança sur-le-champ pour chercher mort d’homme dans chacune des cinq provinces. Cûchulainn alla avec cinquante combattants dans la province d’Olnecmacht, sur la Duff et la Drowes jusqu’à l’eau noire, dans le territoire de Ciarraige. Ils se divisèrent alors en deux troupes : vingt-cinq allèrent le long de la rivière vers l’est, et vingt-cinq le long de la rivière vers l’ouest. Ceux qui marchaient aux côtés de Cûchulainn, étaient Lugaid aux ceintures rouges, et Loeg son cocher, fils de Riangabair. Ils allèrent ainsi jusqu’à ce qu’ils arrivèrent en face du gué de Ferthan, au nord de Gorra-sur-Achad.

4. Là, se trouvèrent devant eux Mané, fils de Cét, fils de Maga, et trois cents compagnons qui jouaient autour de l’eau noire du gué de Ferthan. Avec eux était Findchoem, fille d’Eocho Rond ; celle-ci au levant. Ceux qui la rencontrèrent furent Lugaid aux ceintures rouges, et Loeg, fils de Riangabair. Les jeunes filles qui l’accompagnaient se réunirent autour d’elle sur le tertre de Duma Tétach. « Grâce ! » [s’écria-t-elle.] — « Pourquoi devons-nous te faire grâce? » demanda Lugaid. — « C’est que je suis la femme de quelqu’un, » répondit-elle. — « Nous allons la secourir, » dirent les jeunes compagnons de Mané. — « Quel est ce quelqu’un que tu cherches? » demanda Lugaid. » — « Cûchulainn, fils de Sualdam, » répliqua-t-elle ; « je l’ai aimé à cause des grandes choses qu’on m’a dites de lui. » — « C’est, » reprit Lugaid, « ce qui te vaut la bienveillance de Cûchulainn, qui est là, au couchant. » — « Grâce! » s’écria-t-elle. Alors Cûchulainn s’arrête et prend les jeunes compagnons de Mané sous sa protection, puis fait un saut de héros en se dirigeant du côté de l’est vers elle. Elle se lève au-devant de lui, lui jette ses deux mains autour du cou et lui donne un baiser. « Et maintenant? » demandèrent Lugaid et Loeg. — « Maintenant? » dit Cûchulainn. « nous avons assez de hauts faits : nous avons trois cents jeunes gens à protéger et la fille du roi des O’Mané à mener avec nous jusqu’à Emain-Macha. »

5. Là-dessus Cûchulainn, Lugaid et Loeg, emmenant avec eux Findchoem, s’élancèrent vers le nord, à travers la nuit sombre, jusqu’à ce qu’ils atteignirent le bois Manach, où ils virent trois feux devant eux dans la forêt et neuf guerriers autour de chaque feu. Cûchulainn attaqua ces guerriers; il tua trois hommes, près de chaque feu, et les trois chefs. Puis il traversa le gué de Mog et se dirigea vers le château de Cruachan en passant par la plaine d’Ae. Là ils poussèrent leurs cris de victoire, de sorte qu’on les entendit jusqu’au château de Cruachan. Alors le guetteur de Cruachan monta les examiner. Il décrivit la stature, l’aspect et la manière d’être de chacun. « Je ne les reconnais pas, » dit Medb, « à moins que ce ne soit ici Cûchulainn, fils de Sualdam, avec son élève Lugaid aux ceintures rouges, et avec Loeg, fils de Riangabair ; là Findchoem, fille d’Eocho Rond, roi des O’Mané. Heureux celui qui la possède, si c’est avec le consentement de son père et de sa mère ; malheur à lui s’il l’a prise malgré eux ! »

6. Là-dessus, Cûchulainn et ses compagnons vont jusqu’à la porte de la forteresse et poussent un cri de victoire. « Que quelqu’un sorte, » dit Medb, « pour savoir qui ces jeunes guerriers ont tué ! » On vint donc, de la part d’Ailill et de Medb, demander les têtes pour les reconnaître. Les têtes furent portées à l’intérieur de la forteresse. « Les reconnaissez-vous ? » demandèrent Ailill et Medb. — « Nous ne les reconnaissons pas, » répondirent les domestiques. — « Moi je les reconnais, » dit Medb; « ce sont les têtes des trois brigands qui nous pillaient sans cesse. Portez-les dehors, sur la palissade. » On va dehors raconter la chose à Cûchulainn. « Je le jure par le serment que jure ma nation : je ferai danser la palissade sur leurs têtes, si l’on ne me rapporte pas mes têtes. » On lui rapporta donc ses têtes, Cûchulainn et ses compagnons furent introduits dans la maison des hôtes.

7. Le matin, Cûchulainn se lève le premier, prend toutes ses armes avec lui et va s’adosser contre une haute pierre. Le guetteur, étant à son poste ce matin-là, entendit dans la campagne, vers le sud, un bruit sourd, semblable aux roulements du tonnerre. Il en informa Medb. « Qu’est-ce que c’est que ce bruit? » demanda Medb. — « Dis-le toi-même, » répliquèrent les jeunes gens; « tu le sais mieux que personne. » — « Je ne comprends pas ce que ça peut être, » dit Medb, « à moins que ce ne soient les 0’Mané qui viennent là-bas, au midi, sur les traces de leur fille. Regarde encore une fois. » Le guetteur regarde encore une fois. « En effet, » dit-il, « j’aperçois sur la plaine, au midi, un tel nuage, que les hommes ne se voient pas l’un l’autre. » — « Je reconnais cela, » dit Medb; c’est le souffle des chevaux et des hommes des 0’Mané qui viennent à la recherche de leur fille. Regarde encore! » dit Medb. — « Je vois, » répondit le guetteur, « des lueurs de feu depuis le gué de Mog jusqu’à la montagne de Badgné. À toi de l’expliquer, ô Medb! » — « Ce n’est pas difficile, » dit Medb; « c’est l’éclat des armes et des yeux des 0’Mané sur les traces de leur fille. »

8. À ce moment, ils virent une troupe dans la plaine, et, en tête, un héros : sur sa poitrine un manteau de pourpre, orné de quatre franges d’or et qui l’entourait quatre fois ; sur son dos un bouclier avec huit cercles de laiton; autour de lui une tunique avec une broderie d’argent, depuis les genoux jusqu’aux talons; de sa tête une chevelure, couleur de laiton, descendait jusque sur les flancs de son cheval; dans ses cheveux une chaîne d’or, pesant six onces, d’où son nom d’Eocho Rond; sous lui un cheval à taches jaunes, avec un frein d’or; dans sa main deux javelots ornés de clous de laiton; à sa ceinture une épée à poignée d’or; enfin, à son côté, une lance enchantée.

9. À peine a-t-il vu Cûchulainn qu’il jette sa lance. contre lui. Cûchulainn place un charme devant la lance : la lance se retourne contre Eocho et traverse le cou de son cheval. Le cheval se cabre et jette son cavalier à bas. Cûchulainn vient à lui, le saisit entre ses bras et l’emporte dans la place. C’était un déshonneur pour les O’Mané. Medb et Ailill ne laissèrent point partir Eocho et Cûchulainn avant qu’ils eussent fait la paix entre eux. Mais lorsque Cûchulainn fut sur le point de s’en aller, Eocho lui dit : « Puisses-tu n’avoir de repos ni assis ni couché, ô Cûchulainn, jusqu’à ce que tu saches quelle cause a fait sortir de leur pays les trois fils de Doel l’oublié ! »

10. Là-dessus Cûchulainn s’en va jusqu’à Emain Macha, portant avec lui les têtes des guerriers qu’il a tués, et ses compagnons racontent ses aventures. Puis il regagne son banc et se met à boire. Il lui sembla que ses vêtements brûlaient sur son corps, que la maison brûlait autour de lui, que le sol brûlait sous ses pieds. S’adressant à son entourage : « Je crois bien, » dit-il, « jeunes gens, que je ressens un effet de la malédiction prononcée contre moi par Eocho Rond. Je vais mourir si je ne sors d’ici. »

11. Cûchulainn gagne l’extérieur, après avoir pris ses armes. Loeg et Lugaid aux ceintures rouges le suivent. À la porte de la place, il se trouva devant une bande de neuf ouvriers en bronze. Ils n’avaient pas reçu leur portion de viande et de bière, on ne savait pas qu’ils étaient dehors. Lorsqu’ils virent Cûchulainn s’approcher d’eux, ils dirent : « Il est bien à propos qu’on vienne nous apporter à manger et à boire de la part du roi. » — « Est-ce que vous me prenez pour un intendant? » s’écria Cûchulainn. Il s’élance sur eux et coupe leurs neuf têtes.

12. Il s’éloigne d’Emain Macha vers le sud-est et s’avance jusqu’à l’endroit où s’élève aujourd’hui la montagne du cavalier, c’est-à-dire Armagh : c’était alors une forêt. Les forgerons de Conchobar étaient là occupés à un travail qu’ils exécutaient pour le roi. Ils comptaient passer la nuit sans boire ni manger. Lorsqu’ils virent s’avancer les trois guerriers vers eux : « Il est bien à propos, » dirent-ils, « qu’on vienne nous apporter à manger et à boire de la part du roi. » — « Est-ce que vous me prenez pour un intendant? » s’écria Cûchulainn. Il s’élance sur eux et coupe leurs neuf têtes. Puis il s’éloigne et, se dirigeant au levant vers le rivage, arrive en face de Dun Delca.

13. Le fils du roi d’Écosse venait précisément d’arriver là avec une troupe de matelots apportant du satin, de la soie et des cornes à boire pour Conchobar. Ce dernier envoya ses gens à leur rencontre, mais ils n’allèrent pas jusqu’au vaisseau. Lorsque les matelots virent Cûchulainn s’avancer vers eux : « Il est bien à propos, » dirent-ils, « qu’on vienne au-devant de nous. Les vagues et les écueils nous ont tant fatigués !» — « Est-ce que vous me prenez pour un intendant? » répondit Cûchulainn. Il se précipite sur eux dans le vaisseau et coupe toutes les têtes, jusqu’à ce qu’il arrive au fils du roi.- « Grâce, ô Cûchulainn, » s’écria-t-il ; « c’est que nous ne t’avions pas reconnu. » — « Sais-tu quelle cause a fait sortir de leur pays les trois fils de Doel l’oublié? » demanda Cûchulainn —. « Je l’ignore, » répondit le jeune guerrier ; « mais je possède un charme marin; je te le donnerai, tu auras mon navire, et tu ne te trouveras plus désormais dans l’ignorance. » Cûchulainn lui donna sa lance, y grava une inscription en caractères ogamiques, et lui dit : « Pars et va jusqu’à mon banc, à Emain Macha. » Le fils du roi d’Écosse emporta ses bagages et s’avança à travers le pays, jusqu’à ce qu’on vint à sa rencontre.

14. Cûchulainn s’installa sur le navire, déploya les voiles et partit. Il voyagea à la voile un jour et une nuit et jeta l’ancre près d’une grande île. Cette île était très belle et d’un aspect imposant : tout autour, un rempart d’argent et par-dessus une palissade d’airain ; à l’intérieur, des maisons dont le toit était soutenu par des poutres de laiton. Cûchulainn s’avance dans l’île et entre dans la forteresse. Il y voit une maison à colonnes de laiton et cent cinquante lits dans cette maison ; un échiquier, un damier et une harpe près de chaque lit. Il voit, en outre, dans cette demeure, un couple [royal] à cheveux blancs [Riangabair et Finnabair] vêtu de manteaux de pourpre avec de sombres épingles d’or rouge sur ces manteaux; enfin trois jeunes femmes, toutes trois du même âge, de la même beauté et une dentelle d’or à trame de laiton devant chacune d’elles.

15. Le roi accueillit amicalement Cûchulainn et ses compagnons : « Sois le bienvenu parmi nous, ô Cûchulainn, à cause de Lugaid ; sois le bienvenu, ô Loeg, à cause de ton père et de ta mère ! » Les femmes firent la même salutation. « Nous sommes ravis, » répondit Cûchulainn ; « jamais, jusqu’à présent, nous n’avions trouvé un accueil aimable. » — « Tu le trouveras aujourd’hui, » dit le roi. — « Sais-tu, » demanda Cûchulainn, « quelle cause a fait sortir de leur pays les fils de Doel l’Oublié? » — « Je le saurai, » dit le roi, « leur soeur et leur beau-frère sont dans l’île qui est là-bas au sud. » Il y avait trois morceaux de fer devant le feu ; on les y jeta, ils devinrent rouges, puis les trois jeunes femmes se levèrent et chacune d’elles en mit un dans la cuve. Cûchulainn, Lugaid et Loeg allèrent tous trois dans la cuve et s’y baignèrent, puis on leur apporta trois cornes à boire pleines d’hydromel, on leur donna un lit, sur le lit une couverture et un plaid bigarré.

16. À peine étaient-ils là qu’ils entendirent le bruit des armes, le son du cor et le tumulte des jongleurs. Puis ils virent s’avancer vers la maison cinquante guerriers amenant vingt-cinq cochons et vingt-cinq boeufs et portant chacun une coupe d’hydromel à la noisette. Ils regardèrent donc ces cinquante guerriers au dehors. Ils virent alors qu’il y avait un autre homme avec eux et que chacun portait sur son dos une charge de bois à brûler, à l’exception seulement de cet homme qui était à leur tête. Il portait un manteau de pourpre faisant cinq fois le tour de sa poitrine et retenu par une épingle d’or, une tunique à capuchon d’une blancheur éclatante et brodée de rouge; il avait une lance et un javelot, il tenait à la main une épée à poignée d’or. Il entra dans la maison devant ses gens et souhaita la bienvenue à Cûchulainn : « Sois le bienvenu parmi nous, ô Cûchulainn, à cause de Lugaid ; sois le bienvenu parmi nous, ô Loeg, à cause de ton père et de ta mère ! »

17. Les cinquante braves guerriers firent le même souhait à Cûchulainn, à Lugaid et à Loeg. Puis on amena les cochons et les boeufs et on les mit dans les chaudières jusqu’à ce qu’ils furent cuits. Un repas de cent personnes fut servi à Cûchulainn et à ses deux compagnons, et le reste fut distribué aux autres guerriers. On leur apporta de la bière jusqu’à ce qu’ils furent ivres. Il leur vint alors un désir : « Comment dormira Cûchulainn? » [dirent-il]. — « Ai-je le choix? » dit Cûchulainn. — « Tu l’as, » répondit le héros ; « il y a ici les trois filles de Riangabair : Eithné, Etan et Etain. Sont également ici leurs trois frères : Eochaid, Aed et Oengus ; leur père Riangabair et leur mère Finnabair, conteuse de Riangabair. » Les frères sont plus connus sous les noms de Loeg, Id et Sedlang.

18 Cûchulainn chanta deux vers ;

« Je ne sais pas auprès de qui dormira Etan,
Mais je sais bien que la blanche Etan ne dormira pas seule. »

Elle dormit auprès de lui, et le matin il lui donna une bague d’or qui pesait la moitié d’une once. Puis on alla l’accompagner jusqu’à ce qu’il aperçut au loin l’île où habitaient Condla le Mince, dit Corrbacc, et Achtland [sa femme], fille de Doel l’oublié. Il rame vers l’Ile, et, à chaque mouvement qu’il imprime à son embarcation, elle s’élève à la hauteur du sommet de l’île.

19. Condla le Mince se trouvait dans l’île, la tète appuyée contre une haute pierre à l’ouest de l’île, les pieds contre une autre haute pierre à l’est de l’île, et Achtland lui nettoyait la tête. Lorsqu’il entendit le bruit du navire qui venait vers la terre, il se leva et souffla devant lui avec tant de violence qu’une vague s’éleva sur la mer. Son souffle revint contre lui. Là-dessus Cûchulainn lui adressa la parole, et Condla le Mince lui répondit : « Si grande que puisse être ta colère, héros qui viens là-bas, nous ne te craignons pas; les devins n’ont pas annoncé que cette île dût être ravagée par toi. Viens donc dans l’île, et tu seras le bienvenu. »

20. Alors Cûchulainn aborda dans l’île. Achtland lui souhaita la bienvenue et lui fit signe de l’oeil. « Sais-tu, » demanda Cûchulainn, « quelle cause a fait sortir de leur pays les fils de Doel l’oublié? » – « Je le sais, » dit Achtland, « et j’irai avec toi, afin que tu les trouves, car il a été annoncé que le salut leur viendrait de toi. » Achtland se leva et alla dans le vaisseau, près d’eux.

21 Son mari chanta des vers :

« Que signifie ce voyage insensé, ô femme !
Que vas-tu faire sur les mer?
Car [il n’est pas certain]
Que le navire qui t’emporte te mène agréablement au port. »

22. Achtland répondit en chantant :

« Condla le Mince,
Mon but est au delà des mers;
Un ardent désir embrase mon coeur :
Je veux sauver [mes neveux] fils de Doel l’oublié;
Leur souvenir a été si vite perdu ! »

23. Achtland entra donc dans le vaisseau, fit un signe de l’oeil, puis mit Cûchulainn et ses compagnons au courant de ce qu’il leur importait de savoir. « Regarde ce rempart blanc, là-bas, » dit-elle, « c’est là que se trouve Coirpré le Beau. » — « Le frère de Doel l’oublié, » répondirent-ils. Ils virent alors le rempart blanc, et trouvèrent deux femmes qui étaient là occupées à couper des joncs. Cûchulainn s’adresse à ces femmes et leur demande : « Quel est le nom de ce pays où j’arrive? » Une des femmes se leva et chanta ce qui suit :

24. « Le pays que tu viens d’aborder en ces lieux,
Des troupes de coursiers y paissent dans la plaine;
Sept rois y sont à l’aise, occupant leur domaine ;
Sept victoires sont là planant sur chacun d’eux.

Sept souverains autour dominent le rivage.
Tu penses que c’est là que nos grandeurs finissent.
A chaque souverain sept femmes obéissent,
Aux pieds de chaque femme un roi lui rend hommage.

A nos rois, sept troupeaux de coursiers, sept armées,
Sept victoires près d’eux veillant sur leurs états;
Devant nos souverains parle droit des combats
Sept défaites fuyant sur la mer repoussées.

Pour chacun de nos rois, grand combat dans la plaine;
Pour chaque souverain, sept combats. Un voleur
Ne peut sortir d’ici ; quand telle est la grandeur
D’un pays, y venir, c’est prétention vaine.

Le pays que tu viens d’aborder en ces lieux,
Des troupes de coursiers y paissent dans la plaine;
Sept rois y sont à l’aise, occupant leur domaine ;
Sept victoires sont là planant sur chacun d’eux.

25. À ces mots, Cûchulainn s’élança sur elle et lui donna un tel coup de poing sur la tête que la cervelle jaillit au-dessus des oreilles. « C’est une mauvaise action que tu viens de faire, » lui dit l’autre femme, « mais il était prédit que tu viendrais ici pour y faire du mal. Malheur à moi de n’avoir pas été celle à qui tu adressas la parole. » — « Je te l’adresse maintenant, » dit Cûchulainn. » Quel est le nom des hommes qui sont ici? » — « C’est facile à dire : Dian, fils de Lugaid ; Leo, fils de Iachtan; Eogan au Blanc-Coursier, Fiachna Fuath, Coirpré le Beau, Cond Sidi, Senach Salderc. »

Ils cherchent le rouge combat;
Ils livrent de sanglantes batailles,
Avec vingt blessures au flanc,
Avec des troupes de héros,
Avec d’innombrables assauts. »

26. Là-dessus ils allèrent vers la forteresse, et Loeg prit le manteau de la femme sur son dos jusqu’à ce qu’ils arrivèrent devant l’enceinte. La femme les quitte alors, entre dans la forteresse et raconte ce qu’on leur a fait. « Ils n’ont pas mal agi, » dit Coirpré le Beau; « c’est exactement ce qu’ils feraient aux gens d’un fou. » Il se précipite au dehors. Cûchulainn l’attaque, et ils luttèrent depuis le matin jusqu’à la fin du jour, et aucun des deux n’obtint sur l’autre le moindre avantage. L’une après l’autre, leurs épées l’emportèrent; l’un après l’autre, leurs boucliers se brisèrent. « C’est vrai, » dit Cûchulainn. Et il prit son Gai bulge. « Grâce, ô Cûchulainn ! » dit Coirpré le Beau. Et il jette ses armes loin de lui ; il prend dans ses bras Cûchulainn, qu’il emporte dans la ville, auquel il prépare un bain, et près de qui la fille du roi dormit cette nuit-là. Cûchulainn lui demanda : « Quelle est la cause qui a fait sortir de leur pays [tes neveux], les fils de Doel l’oublié? » Coirpré le Beau lui raconta toute l’histoire, du commencement à la fin.

27. Le lendemain on prévient Coirpré le Beau qu’Eocho Glass vient lui livrer bataille. Coirpré et Cûchulainn vont vers la vallée à la rencontre d’Eocho Glass, le fort guerrier. « Quelqu’un est-il venu dans la vallée? ô pauvres guerriers, » dit Eocho Glass. — « Il y est venu quelqu’un, » répondit Cûchulainn. — « Ce n’est pas une voix agréable, » dit Eocho Glass, « que la voix du héros grimaçant d’Irlande. » Ils en viennent aux mains dans la vallée. Cûchulainn bondit et se trouve sur le bord du bouclier de son adversaire. Son adversaire, de son souffle puissant, le repousse jusque dans la mer. Cûchulainn bondit de nouveau et se trouve sur la bosse du bouclier d’Eocho. Le souffle d’Eocho le rejette dans la mer. Cûchulainn bondit et se trouve sur le corps d’Eocho. Le souffle d’Eocho le repousse, et Cûchulainn tombe dans la mer. « Malheur à moi ! » s’écria Cûchulainn. Il lance alors en haut son Gai bulge qui retombe sur le heaume à mailles d’Eocho, lui traverse la tête et se plante en terre. Eocho tourne sur lui-même et tombe étendu de son long.

28. Cûchulainn vient à lui, lui ôte le heaume à mailles qui descendait jusque sur ses épaules, et lui -coupe la tête avec son épée. De l’est et de l’ouest s’élancèrent dans la vallée les side qu’Eocho avait outragées, elles se baignèrent dans son sang, et toutes y lavèrent leur outrage. Puis les fils de Doel l’oublié partent pour leur pays. Cûchulainn va avec Coirpré dans la forteresse. Il y passe la nuit et part le matin, emportant de grands et magnifiques présents que lui avait faits Coirpré. Il retourne dans l’île, où se trouvaient Condla et sa femme, et leur raconte ses aventures. Puis il se dirigea vers le nord, jusqu’à ce qu’il atteignit l’île où se trouvait Riangabair; il y dormit auprès de la femme de Riangabair, et raconta son histoire à elle et à son mari. Il partit le matin pour aborder au pays des Ulates. Il alla à Emain-Macha. On lui avait gardé sa part de bière et de nourriture. Alors il fit le récit de ses aventures et de ses voyages à Conchobar et aux héros de bravoure d’Ulster dans le palais du Rameau-Rouge.

29. Puis il se rendit au château de Cruachan, auprès d’Ailill, de Medb et de Fergus, et il leur raconta ce qui lui était arrivé. On fit venir ensuite Eocho Rond, et Cûchulainn chanta :

« Prince Eocho Rond, Findchoem ta fille que voilà.
C’est elle qui causa mon hasardeux voyage.
Avec Eocho dit Glas, j’eus un rude combat.
Eh bien ! je me repens, j’aspire au mariage !

Je vois neuf artisans, je vois neuf forgerons;
Leur seule faute était que nous les rencontrons.
Puis je vois neuf marchands, — triste humeur inquiète !
Poussé par la fureur, je leur coupe la tête.

J’atteins l’île de Doel à la pointe du jour.
Du farouche Coirpré j’aborde le séjour.
Nous en venons aux mains; — c’est un nuage sombre,
Et mon glaive tranchant frappe des coups sans nombre.

Ma lutte avec Coirpré, c’est un combat de mort
Sur le bord de la mer, la vaste plaine grise.
Son glaive, puis le mien paraît trancher le sort;
Puis c’est son bouclier, puis le mien qui se brise.

Après cela, ma lutte avec le beau Coirpré,
Sans boucliers, n’est plus qu’un moment à durer.
Puis la paix, le sommeil ; ce fut un court instant.
Au matin, Eocho Glass au combat nous attend.

Il a frappé cent coups mon glaive tout sanglant.
Partout j’ai triomphé de périls insensés.
Puis je suis revenu vers cet astre brillant,
Qui me guidait partout au milieu des dangers.

Ce que tu demandais, maintenant je le sais;
Les fils de l’oublié me l’ont bien enseigné,
Et le méchant Coirpré que j’avais épargné.
Mais, songeant à Findchoem, j’éprouvais des regrets. »

Prince Eocho Rond, Findchoem ta fille que voilà,
C’est elle qui causa mon hasardeux voyage.
Avec Eocho dit Glas, j’eus un rude combat.
Eh bien ! je me repens, j’aspire au mariage!

Là-dessus Cûchulainn fit la paix avec Eocho Rond, et Findchoem, fille d’Eocho, resta auprès de Cûchulainn, qui se rendit à Emain-Macha avec une grande escorte triomphale.

Le lecteur comprend pourquoi cette histoire s’appelle : « Festin de Bricriu. » On lui donne aussi pour titre : « Exil des fils de Doel l’oublié. »